De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 8

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 22-36).
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CHAPITRE VIII

On devient stupide dès qu’on cesse d’être passionné.


Cette proposition est une conséquence nécessaire de la précédente. En effet, si l’homme épris du desir le plus vif de l’estime, et capable, en ce genre, de la plus forte passion, n’est point à portée de satisfaire ce desir, ce desir cessera bientôt de l’animer, parce qu’il est de la nature de tout desir de s’éteindre s’il n’est point nourri par l’espérance. Or la même cause qui éteindra en lui la passion de l’estime y doit nécessairement étouffer le germe de l’esprit.

Qu’on nomme à la recette d’un péage, où à quelque emploi pareil, des hommes aussi passionnés pour l’estime publique que devoient l’être les Turenne, les Condé, les Descartes, les Corneille et les Richelieu ; privés, par leur position, de tout espoir de gloire, ils seront à l’instant dépourvus de l’esprit nécessaire pour remplir de pareils emplois. Peu propres à l’étude des ordonnances ou des tarifs, ils seront sans talents pour un emploi qui peut les rendre odieux au public ; ils n’auront que du dégoût pour une science dans laquelle l’homme qui s’est le plus profondément instruit et qui s’est en conséquence couché très savant et très respectable à ses propres yeux, peut se réveiller très ignorant et très inutile si le magistrat a cru devoir supprimer ou simplifier ces droits. Entièrement livrés à la force d’inertie, de pareils hommes seront bientôt incapables de toute espece d’application.

Voilà pourquoi, dans la gestion d’une place subalterne, les hommes nés pour le grand sont souvent inférieurs aux esprits les plus communs. Vespasien, qui sur le trône fut l’admiration des Romains, avoit été l’objet de leur mépris dans la charge de préteur[1]. L’aigle, qui perce les nues d’un vol audacieux, rase la terre d’une aile moins rapide que l’hirondelle. Détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes ses lumieres. Il semble que la chevelure de Samson soit à cet égard l’emblême des passions : cette chevelure est-elle coupée ? Samson n’est plus qu’un homme ordinaire.

Pour confirmer cette vérité par un second exemple, qu’on jette les yeux sur ces usurpateurs d’Orient qui à beaucoup d’audace et de prudence joignoient nécessairement de grandes lumieres ; qu’on se demande pourquoi la plupart d’entre eux n’ont montré que peu d’esprit sur le trône ; pourquoi, fort inférieurs en général aux usurpateurs d’Occident, il n’en est presque aucun, comme le prouve la forme des gouvernements asiatiques, qu’on puisse mettre au nombre des législateurs. Ce n’est pas qu’ils fussent toujours avides du malheur de leurs sujets ; mais c’est qu’en prenant la couronne l’objet de leur desir étoit rempli ; c’est qu’assurés de sa possession par la bassesse, la soumission et l’obéissance d’un peuple esclave, la passion qui les avoit portés à l’empire cessoit alors de les animer ; c’est que, n’ayant plus de motifs assez puissants pour les déterminer à supporter la fatigue d’attention que suppose la découverte et l’établissement des bonnes lois, ils étoient, comme je l’ai dit plus haut, dans le cas de ces hommes sensés qui, n’étant animés d’aucun desir vif, n’ont jamais le courage de s’arracher aux délices de la paresse.

Si dans l’Occident, au contraire, plusieurs usurpateurs ont sur le trône fait éclater de grands talents ; si les Auguste et les Cromwel peuvent être mis au rang des législateurs ; c’est qu’ayant à faire à des peuples impatients du frein, et dont l’ame étoit plus hardie et plus élevée, la crainte de perdre l’objet de leurs desirs attisoit toujours en eux, si je l’ose dire, toujours en eux la passion de l’ambition. Élevés sur des trônes sur lesquels ils ne pouvoient impunément s’endormir, ils sentoient qu’il falloit se rendre agréables à des peuples fiers, établir des lois utiles[2] pour le moment, tromper ces peuples, et du moins leur en imposer par le fantôme d’un bonheur passager qui les dédommageât des malheurs réels que l’usurpation entraîne après elle.

C’est donc aux dangers auxquels ces derniers ont sans cesse été exposés sur le trône qu’ils ont dû cette supériorité de talents qui les place au-dessus de la plupart des usurpateurs d’Orient : ils étoient dans le cas de l’homme de génie en d’autres genres, qui, toujours en butte à la critique, et perpétuellement inquiet dans la jouissance d’une réputation toujours prête à lui échapper, sent qu’il n’est pas seul échauffé de la passion de la vanité, et que, si la sienne lui fait desirer l’estime d’autrui, celle d’autrui doit constamment la lui refuser, si, par des ouvrages utiles et agréables, et par de continuels efforts d’esprit, il ne les console de la douleur de le louer. C’est sur le trône, en tous les genres, que cette crainte entretient l’esprit dans l’état de fécondité : cette crainte est-elle anéantie ? le ressort de l’esprit est détruit.

Qui doute qu’un physicien ne porte infiniment plus d’attention à l’examen d’un fait de physique, souvent peu important pour l’humanité, qu’un sultan à l’examen d’une loi d’où dépend le bonheur ou le malheur de plusieurs milliers d’hommes ? Si ce dernier emploie moins de temps à méditer, à rédiger ses ordonnances et ses édits, qu’un homme d’esprit à composer un madrigal ou une épigramme, c’est que la méditation, toujours fatigante, est, pour ainsi dire, contraire à notre nature[3] ; et qu’à l’abri sur le trône, et de la punition, et des traits de la satyre, un sultan n’a point de motif pour triompher d’une paresse dont la jouissance est si agréable à tous les hommes.

Il paroît donc que l’activité de l’esprit dépend de l’activité des passions. C’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq et quarante ans, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie. À cet âge les hommes nés pour le grand ont acquis une certaine quantité de connoissances, sans que leurs passions aient encore presque rien perdu de leur activité. Cet âge passé, les passions s’affoiblissent en nous ; et voilà le terme de la croissance de l’esprit : on n’acquiert plus alors d’idées nouvelles ; et, quelque supérieurs que soient dans la suite les ouvrages que l’on compose, on ne fait plus qu’appliquer et développer les idées conçues dans le temps de l’effervescence des passions, et dont on n’avoit point encore fait usage.

Au reste ce n’est point uniquement à l’âge qu’on doit toujours attribuer l’affoiblissement des passions. On cesse d’être passionné pour un objet lorsque le plaisir qu’on se promet de sa possession n’est point égal à la peine nécessaire pour l’acquérir : l’homme amoureux de la gloire n’y sacrifie ses goûts qu’autant qu’il se croit dédommagé de ce sacrifice par l’estime qui en est le prix. C’est pourquoi tant de héros ne pouvoient que dans le tumulte des camps et parmi les chants de victoire échapper aux filets de la volupté ; c’est pourquoi le grand Condé ne maîtrisoit son humeur qu’un jour de bataille, où, dit-on, il étoit du plus grand sang-froid ; c’est pourquoi, si l’on peut comparer aux grandes choses celles auxquelles on donne le nom de petites, Dupré, trop négligé dans sa marche ordinaire, ne triomphoit de cette habitude qu’au théâtre, où les applaudissements et l’admiration des spectateurs le dédommageoient de la peine qu’il prenoit pour leur plaire. On ne triomphe point de ses habitudes et de sa paresse si l’on n’est amoureux de la gloire ; et les hommes illustres ne sont quelquefois sensibles qu’à la plus grande. S’ils ne peuvent envahir presque en entier l’empire de l’estime, la plupart s’abandonnent à une honteuse paresse. L’extrême orgueil et l’extrême ambition produisent souvent en eux l’effet de l’indifférence et de la modération. Une petite gloire, en effet, n’est jamais desirée que par une petite ame. Si les gens si attentifs dans la maniere de s’habiller, de se présenter et de parler dans les compagnies, sont en général incapables de grandes choses, c’est non seulement parce qu’ils perdent à l’acquisition d’une infinité de petits talents et de petites perfections un temps qu’ils pourroient employer à la découverte de grandes idées et à la culture de grands talents, mais encore parce que la recherche d’une petite gloire suppose en eux des desirs trop foibles et trop modérés. Aussi les grands hommes sont-ils presque tous incapables des petits soins et des petites attentions nécessaires pour s’attirer de la considération : ils dédaignent de pareils moyens. Méfiez-vous, disoit Sylla en parlant de César, de ce jeune homme qui marche si immodestement dans les rues ; je vois en lui plusieurs Marius.

J’ai fait, je crois, suffisamment sentir que l’absence totale de passions, s’il pouvoit en exister, produiroit en nous le parfait abrutissement, et qu’on approche d’autant plus de ce terme qu’on est moins passionné[4]. Les passions sont en effet le feu céleste qui vivifie le monde moral : c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’ame son élévation. Si l’humanité leur doit aussi ses vices et la plupart de ses malheurs, ces malheurs ne donnent point aux moralistes le droit de condamner les passions, et de les traiter de folie. La sublime vertu et la sagesse éclairée sont deux assez belles productions de cette folie pour la rendre respectable à leurs yeux.

La conclusion générale de ce que j’ai dit sur les passions, c’est que leur force peut seule contrebalancer en nous la force de la paresse et de l’inertie, nous arracher au repos et à la stupidité vers laquelle nous gravitons sans cesse, et nous douer enfin de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité de talent.

Mais, dira-t-on, la nature n’auroit-elle pas donné aux divers hommes d’inégales dispositions à l’esprit en allumant dans les uns des passions plus fortes que dans les autres ? Je répondrai à cette question que, si, pour exceller dans un genre, il n’est pas nécessaire, comme je l’ai prouvé plus haut, d’y donner toute l’application dont on est capable ; il n’est pas nécessaire non plus pour s’illustrer dans ce même genre d’être animé de la plus vive passion, mais seulement du degré de passion suffisant pour nous rendre attentifs. D’ailleurs il est bon d’observer qu’en fait de passions les hommes ne different peut-être pas entre eux autant qu’on l’imagine. Pour savoir si la nature à cet égard a si inégalement partagé ses dons, il faut examiner si tous les hommes sont susceptibles de passions, et pour cet effet remonter jusqu’à leur origine.


  1. Caligula fit remplir de boue la robe de Vespasien, pour n’avoir pas eu soin de faire nettoyer les rues.
  2. C’est ce qui a mérité à Cromwel cette épitaphe :

    Ci gît le destructeur d’un pouvoir légitime,
    Jusqu’à son dernier jour favorisé des cieux,
    Dont les vertus méritaient mieux
    Que le sceptre acquis par un crime.
    Par quel destin faut-il, par quelle étrange loi,
    Qu’à tous ceux qui sont nés pour porter la couronne
    Ce soit l’usurpateur qui donne
    L’exemple des vertus que doit avoir un roi !

  3. Quelques philosophes ont à ce sujet avancé ce paradoxe, que les esclaves, exposés aux plus rudes travaux du corps, trouvoient peut-être dans le repos de l’esprit dont ils jouissoient une compensation à leurs peines, et que ce repos de l’esprit rendoit souvent la condition de l’esclave égale en bonheur à celle du maître.
  4. C’est le défaut de passions qui produit souvent l’entêtement qu’on reproche aux gens bornés. Leur peu d’intelligence suppose qu’ils n’ont jamais eu le desir de s’instruire, ou qu’au moins ce desir a toujours été très foible et très subordonné à leur goût pour la paresse. Or quiconque ne desire point de s’éclairer n’a jamais de motifs suffisants pour changer d’avis : il doit, pour s’épargner la fatigue de l’examen, toujours fermer l’oreille aux représentations de la raison ; et l’opiniâtreté est dans ce cas l’effet nécessaire de la paresse.