De l’Homme/Conclusion

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CONCLUSION
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 147-157).
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CONCLUSION GÉNÉRALE.

L’esprit n’est que l’assemblage de nos idées. Nos idées, dit Locke, nous viennent par les sens ; et de ce principe, comme des miens, on peut conclure que l’esprit n’est en nous qu’une acquisition. Le regarder comme un pur don de la nature, comme l’effet d’une organisation singuliere, sans pouvoir nommer l’organe qui le produit, c’est rappeler en philosophie les qualités occultes, c’est croire sans preuve, c’est un jugement hasardé.

L’expérience et l’histoire nous apprennent également que l’esprit est indépendant de la plus ou moins grande finesse des sens ; que les hommes de constitution différente sont susceptibles des mêmes passions et des mêmes idées. Les principes de Locke, loin de contredire cette opinion, la confirment ; ils prouvent que l’éducation nous fait ce que nous sommes ; que les hommes ont entre eux d’autant plus de ressemblance que leurs instructions sont plus les mêmes ; qu’en conséquence l’Allemand ressemble plus au Français qu’à l’Asiatique, et plus à l’Allemand qu’au Français ; qu’enfin si l’esprit des hommes est très différent, c’est que l’éducation n’est la même pour aucun.

Tels sont les faits d’après lesquels j’ai composé cet ouvrage. Je le présente avec d’autant plus de confiance au public, que l’analogie de mes principes avec ceux de Locke m’assure de leur vérité. Si je voulois me ménager la protection des théologiens, j’ajouterois que ces mêmes principes sont les plus conformes aux idées qu’un chrétien doit se former de la justice de Dieu.

En effet, si l’esprit, le caractere et les passions des hommes dépendoient de l’inégale perfection de leurs organes, et que chaque individu fût une machine différente, comment la justice du ciel, ou même celle de la terre, exigeroit-elle les mêmes effets de machines dissemblables ? Dieu peut-il donner à tous la même loi sans leur accorder à tous les mêmes moyens de la pratiquer ? Si la probité fine et délicate est de précepte, et si cette espece de probité suppose souvent de grandes lumieres, il faut fonc que tous les hommes communément bien organisés soient doués par la Divinité d’une égale aptitude à l’esprit.

Qu’on n’imagine cependant pas que je veuille soutenir par des arguments théologiques la vérité de mes principes. Je ne dénonce point aux fanatiques ceux dont les opinions sur cet objet sont différentes des miennes. Les combattre avec d’autres armes que celles du raisonnement, c’est blesser par derriere l’ennemi qu’on n’ose regarder en face. L’expérience et la raison sont les seuls juges de mes principes. La vérité en fût-elle démontrée, je n’en conclurois pas que ces principes dussent être immédiatement et universellement adoptés. C’est toujours avec lenteur que la vérité se propage. Le Hongrois croit aux vampires long-temps après qu’on lui en a démontré la non-existence. L’ancienneté d’une erreur la rend long-temps respectable. Je ne me flatte donc pas de voir les hommes ordinaires abandonner pour mes opinions celles dans lesquelles ils ont été élevés et nourris.

Que de gens, intérieurement convaincus de la fausseté d’un principe, le soutiennent parcequ’il est généralement cru, parcequ’ils ne veulent point lutter contre l’opinion publique ! Il est peu d’amateurs sinceres de la vérité, peu de gens qui s’occupent vivement de sa recherche, et la saisissent lorsqu’on la leur présente. Pour oser s’en déclarer l’apôtre, il faut avoir concentré tout son bonheur dans sa possession.

D’ailleurs à quels hommes est-il réservé de sentir d’abord la vérité d’une opinion nouvelle ? Au petit nombre de jeunes gens qui, n’ayant à leur entrée dans le monde aucune idée arrêtée, choisissent la plus raisonnable. C’est pour eux et la postérité que le philosophe écrit. Le philosophe seul apperçoit dans la perspective de l’avenir le moment où l’opinion vraie, mais singuliere et peu connue, doit devenir l’opinion générale et commune. Qui ne sait pas jouir d’avance des éloges de la postérité, et desire impatiemment la gloire du moment, doit s’abstenir de la recherche de la vérité ; elle ne s’offrira point à ses yeux.

Importance et étendue du principe de la sensibilité physique.

Qu’est-ce qu’une science ? Un enchaînement de propositions qui toutes se rapportent à un principe général et premier. La morale est-elle une science ? Oui, si dans la sensibilité physique j’ai découvert le principe unique dont tous les préceptes de la morale soient des conséquences nécessaires. Une preuve évidente de la vérité de ce principe, c’est qu’il explique toutes les manieres d’être des hommes, qu’il dévoile les causes de leur esprit, de leur sottise, de leur haine, de leur amour, de leurs erreurs, et de leurs contradictions. Ce principe doit être d’autant plus facilement et universellement adopté, que l’existence de la sensibilité physique est un fait avoué de tous, que l’idée en est claire, la notion distincte, l’expression nette, et qu’enfin nulle erreur ne peut se mêler à la simplicité d’un tel axiôme.

La sensibilité physique semble être donnée aux hommes comme un ange tutélaire chargé de veiller sans cesse à leur conservation. Qu’ils soient heureux, voilà peut-être le seul vœu de la nature, et le seul vrai principe de la morale. Les lois sont-elles bonnes ? l’intérêt particulier ne sera jamais destructif de l’intérêt général. Chacun s’occupera de sa félicité, chacun sera fortuné et juste, parceque chacun sentira que son bonheur dépend de celui de son voisin.

Dans les sociétés nombreuses où les lois sont encore imparfaites, si le scélérat, le fanatique et le tyran, l’oublient, que la mort frappe le scélérat, le fanatique et le tyran, et tout ennemi du bien public !

Douleur et plaisir sont les liens par lesquels on peut toujours unir l’intérêt personnel à l’intérêt national. L’un et l’autre prennent leur source dans la sensibilité physique. Les sciences de la morale et de la législation ne peuvent donc être que les déductions de ce principe simple. Je puis même ajouter que son développement s’étend jusqu’aux diverses regles des arts d’agrément, dont l’objet, comme je l’ai déja dit, est d’exciter en nous des sensations. Plus elles sont vives, plus l’ouvrage qui les produit paroît beau et sublime (11).

La sensibilité physique est l’homme lui-même, et le principe de tout ce qu’il est. Aussi ses connoissances n’atteignent-elles jamais au-delà de ses sens. Tout ce qui ne leur est pas soumis est inaccessible à son esprit.

À quoi se réduit la science de l’homme ? À deux sortes de connoissances.

L’une est celle des rapports que les objets ont avec lui.

L’autre est celle des rapports des objets entre eux.

Or, qu’est-ce que ces deux sortes de connoissances, sinon deux développements divers de la sensibilité physique ?

Mes concitoyens pourront, d’après cet ouvrage, voir mieux et plus loin que moi. Je leur ai montré le principe duquel ils peuvent déduire les lois propres à faire leur bonheur. Si sa nouveauté les étonne, et s’ils doutent de sa vérité, qu’ils essaient de lui en substituer un dont l’existence soit aussi universellement reconnue, dont ils aient une idée aussi claire, dont ils puissent tirer un aussi grand nombre de conséquences.

Qu’on découvre quelques erreurs dans cet ouvrage, je me rendrai toujours ce témoignage, que je n’ai pas du moins erré dans l’intention, que j’ai dit ce que j’ai cru vrai et utile aux particuliers et aux nations. Quel sera donc mon ennemi, et qui s’élevera contre moi ? Celui-là seul qui hait la vérité, et veut le malheur de sa patrie.

Un homme fait un livre : ce livre est plein de vérités ou d’erreurs. Dans le premier cas, pourquoi, sous le nom de cet auteur, persécuter la vérité elle-même ? Dans le second cas, pourquoi punir dans un écrivain des erreurs à coup sûr involontaires ? Quiconque n’est ni gagé ni homme de parti ne se propose que la gloire pour récompense de ses travaux. Or, la gloire est toujours attachés à la vérité. Qu’en la cherchant je tombe dans l’erreur ; l’oubli où s’ensevelit mon nom et mon ouvrage est mon supplice, et le seul que je mérite.

(11) Dans la poésie, pourquoi le beau de sentiment et celui des images frappent-ils plus généralement que le beau des idées ? C’est que les hommes sont sensibles avant d’être spirituels ; c’est qu’ils reçoivent des sensations avant de les comparer entre elles.