De l’Homme/Section 1/Chapitre 3

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SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 27-33).
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CHAPITRE III.

Des instituteurs de l’enfance.


Une courte histoire de l’enfance de l’homme nous le fera connoître. Voit-il le jour ? mille sons frappent ses oreilles, et il n’entend que des bruits confus. Mille corps s’offrent à ses yeux, et ils ne lui présentent que des objets mal terminés. C’est insensiblement que l’enfant apprend à entendre, à voir, à sentir, et à rectifier les erreurs d’un sens par un autre sens[1].

Toujours frappé des mêmes sensations à la présence des mêmes objets, il en acquiert un souvenir d’autant plus net que la même action des objets sur lui est plus répétée. On doit regarder leur action comme la partie de son éducation la plus considérable.

Cependant l’enfant grandit : il marche, et marche seul. Alors une infinité de chûtes lui apprennent à conserver son corps dans l’équilibre et à s’assurer sur ses jambes. Plus les chûtes sont douloureuses, plus elles sont instructives, et plus, en marchant, il devient adroit, attentif et précautionné.

L’enfant s’est-il fortifié ? court-il ? et est-il déjà en état de sauter les petits canaux qui traversent et arrosent les bosquets d’un jardin ? c’est alors que par des essais et des chûtes répétées il apprend à proportionner sa secousse à la largeur de ces canaux. Une pierre se détache-t-elle de leur pourtour ? la voit-il se précipiter au fond des eaux, lorsqu’un bois surnage sur leur surface ? il acquiert en cet instant la premiere idée de la pesanteur. Que dans ces canaux il repêche cette pierre et ce bois léger, et que, par hasard ou par mal-adresse, l’un et l’autre tombent sur son pied, l’inégal degré de douleur occasionnée par la chûte de ces deux corps gravera encore plus profondément dans sa mémoire l’idée de leur pesanteur et de leur dureté inégale. Lance-t-il cette même pierre contre un des pots de fleurs ou une des caisses d’orangers placés le long de ces mêmes canaux ? il apprend que certains corps sont brisés du coup auquel d’autres résistent.

Il n’est donc point d’homme éclairé qui ne voie dans tous les objets autant d’instituteurs chargés de l’éducation de notre enfance.

Mais ces instituteurs ne sont-ils pas les mêmes pour tous ? non : le hasard n’est exactement le même pour personne ; et, dans la supposition que ce soit à leur chûte que deux enfant doivent leur adresse à marcher, courir et sauter, je dis qu’il est impossible que, leur faisant faire précisément le même nombre de chûtes et de chûtes aussi douloureuses, le hasard fournisse à tous les mêmes instructions.

Transportez deux enfants dans une plaine, un bois, un spectacle, une assemblée, enfin dans une boutique ; ces enfants, par leur seule position physique, ne seront ni précisément frappés des mêmes objets, ni par conséquent affectés des mêmes sensations. D’ailleurs, que de spectacles différents seront, par des accidents journaliers, sans cesse offerts aux yeux de ces mêmes enfans !

Deux freres voyagent avec leurs parents, et, pour arriver chez eux, ils ont à traverser de longues chaînes de montagnes. L’aîné suit le pere par des chemins escarpés et courts. Que voit-il ? la nature sous toutes les formes de l’horreur ; des montagnes de glaces qui s’enfoncent dans les nues, des masses de rochers suspendues sur la tête du voyageur, des abymes sans fond, enfin les cimes de rocs arides d’où les torrents se précipitent avec un bruit effrayant. Le plus jeune a suivi sa mere dans des routes plus fréquentées, où la nature se montre sous les formes les plus agréables. Quels objets se sont offerts à lui ? par-tout des côteaux plantés de vignes et d’arbres fruitiers, par-tout des vallons où serpentent des ruisseaux dont les rameaux entrelacés partagent des prairies peuplées de bestiaux.

Ces deux freres auront dans le même voyage vu des tableaux, reçu des impressions très différentes. Or mille hasards de cette espece peuvent produit les mêmes effets. Notre vie n’est pour ainsi dire qu’un long tissu d’accidents pareils. Qu’on ne se flatte donc jamais de pouvoir donner précisément les mêmes instructions à deux enfants.

Mais quelle influence peut avoir sur les esprits une différence d’instruction occasionnée par quelque légere différence dans les objets environnants Eh quoi ! ignoroit-on encore ce qu’un petit nombre d’idées différentes, et combinées avec celles que deux hommes ont déjà en commun, peut produire de différence dans leur maniere totale de voir et de juger ?

Au reste je veux que le hasard présente toujours les mêmes objets à deux hommes ; les leur offrira-t-il dans le moment où leur ame est précisément dans la même situation, et où ces objets en conséquence doivent faire sur eux la même impression ?


  1. Les sens ne nous trompent jamais. Les objets font toujours sur nous l’impression qu’il doivent faire. Une tour quarrée me paroît-elle ronde à une certaine distance ? c’est qu’à cette distance les rayons réfléchis de la tour doivent se confondre et me la faire paroître telle ; c’est qu’il est des cas où la forme réelle des objets ne peut être constatée que par le témoignage de plusieurs sens.