De l’Homme/Section 10/Chapitre 6

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SECTION X
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 94-100).
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CHAPITRE VI.

De l’éducation relative aux diverses professions.

Desire-t-on d’instruire un jeune homme dans telle ou telle science ? les mêmes moyens d’instruction se présentent à tous les esprits. Je veux faire de mon fils un Tartini[1], je lui fais apprendre la musique, je tâche de l’y rendre sensible, je place dès sa premiere jeunesse sa main sur le manche du violon. Voilà ce qu’on fait, et c’est à-peu-près ce qu’on peut faire. Les progrès plus ou moins rapides de l’enfant dépendent ensuite de l’habileté du maître, de sa méthode meilleure ou moins bonne d’enseigner, enfin du goût plus ou moins vif que l’éleve prend pour son instrument.

Qu’un danseur de corde destine ses fils à son métier : si dès leur plus tendre enfance il exerce la souplesse de leurs corps, il leur a donné la meilleure éducation possible.

S’agit-il d’un art plus difficile ? veut-on former un peintre ? du moment qu’il peut tenir le crayon, on le lui met à la main. On le fait d’abord dessiner d’après les estampes les plus correctes, puis d’après la bosse, enfin d’après les plus beaux modeles. On charge de plus sa mémoire des grandes et sublimes images répandues dans les poëmes des Virgile, des Homere, des Milton, etc. ; l’on met sous ses yeux les tableaux des Raphaël, des Guide, des Correge ; on lui en fait remarquer les beautés diverses. Il étudie successivement dans ces tableaux la magie du dessin, de la composition, du coloris, etc. ; l’on excite enfin son émulation par le récit des honneurs rendus aux peintres célebres. C’est tout ce qu’une excellente éducation peut en faveur d’un jeune peintre. C’est au desir plus ou moins vif de s’illustrer qu’il doit ensuite ses progrès. Or, le hasard influe beaucoup sur la force de ce desir. Une louange donnée au moment que l’éleve crayonne un trait hardi suffit quelquefois pour éveiller en lui l’amour de la gloire, et le douer de cette opiniâtreté d’attention qui produit les grands talents.

Point d’homme qui ne soit sensible au plaisir physique. Tous peuvent donc aimer la gloire, du moins dans les pays où cette gloire est représentative de quelque plaisir réel. Mais la force plus ou moins grande de cette passion est toujours dépendante de certaines circonstances, de certaines positions, enfin de ce même hasard qui préside, comme je l’ai prouvé section II, à toutes nos découvertes. Le hasard a donc toujours part à la formation des hommes illustres.

Ce que peut une excellente éducation, c’est de multiplier le nombre des gens de génie dans une nation ; c’est d’inoculer, si je l’ose dire, le bon sens au reste des citoyens. Voilà ce qu’elle peut, et c’est assez. Cette inoculation en vaut bien une autre.

Le résultat de ce que je viens de dire, c’est que la partie de l’instruction spécialement applicable aux états et professions différentes est en général assez bonne ; c’est que, pour la porter à la perfection, il ne s’agit, d’une part, que de simplifier les méthodes d’enseigner, et c’est l’affaire des maîtres ; et de l’autre, d’augmenter le ressort de l’émulation, et c’est l’affaire du gouvernement.

Quant à la partie morale de l’éducation, c’est sans contredit la partie la plus importante et la plus négligée. Point d’écoles publiques où l’on enseigne la science de la morale. Qu’apprend-on au college depuis la troisieme jusqu’en rhétorique ? À faire des ver latins. Quel temps y consacre-t-on à l’étude de ce qu’on appelle l’éthique ou la morale ? À peine un mois. Faut-il s’étonner ensuite si l’on rencontre si peu d’hommes vertueux, si peu d’hommes instruits de leurs devoirs envers la société[2] ?

Au reste, je suppose que dans une maison d’instruction publique on se propose de donner aux éleves un cours de morale, que faut-il à cet effet ? Que les maximes de cette science, toujours fixes et déterminées, se rapportent à un principe simple, et duquel on puisse, comme en géométrie, déduire une infinité de principes secondaires. Ce principe n’est point encore connu. La morale n’est donc point encore une science ; car on n’honorera pas de ce nom un ramas de préceptes incohérents et contradictoires entre eux[3]. En eût-on enfin découvert le principe fondamental, on doit sentir que l’intérêt du prêtre s’opposera toujours à sa publication, et qu’en tout pays on pourra toujours dire : Point de docteurs, ou point de vraie morale. En Italie, en Portugal, ce n’est ni de religion ni de superstition que l’on manque.




  1. Célebre violon d’Italie.
  2. Pourquoi, en donnant une nouvelle forme au gouvernement civil de M. Locke, ne pas expliquer aux jeunes gens ce livre où sont contenus une partie des bons principes de la morale ?
  3. La sorbonne, comme l’église, se prétend infaillible et immuable. À quoi reconnoît-on son immuabilité . À sa constance à contredire toute idée nouvelle.