De l’Homme/Section 2/Chapitre 10

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 1-9).
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CHAPITRE X.

Que les plaisirs des sens sont, à l’insu même des nations, leurs plus puissants moteurs.

Les moteurs de l’homme sont le plaisir et la douleur physique. Pourquoi la faim est-elle le principe le plus habituel de son activité ? C’est qu’entre tous les besoins ce dernier est celui qui se renouvelle le plus souvent, et qui commande le plus impérieusement. C’est la faim et la difficulté de pourvoir à ce besoin qui dans les forêts donne aux animaux carnassiers tant de supériorité d’esprit sur l’animal pâturant ; c’est la faim qui fournit aux premiers cent moyens ingénieux d’attaquer, de surprendre le gibier ; c’est la faim qui, retenant six mois entiers le sauvage sur les lacs et dans les bois, lui apprend à courber son arc, à tresser ses filets, à tendre des pieges à sa proie ; c’est encore la faim qui, chez les peuples policés, met tous les citoyens en action, leur fait cultiver la terre, apprendre un métier, et remplir une charge. Mais, dans les fonctions de cette charge, chacun oublie le motif qui la lui fait exercer ; c’est que notre esprit s’occupe, non du besoin, mais des moyens de le satisfaire. Le difficile n’est pas de manger, mais d’apprêter le repas[1]. Si le ciel eut pourvu à tous les besoins de l’homme ; si la nourriture convenable à son corps eût été, comme l’air et l’eau, un élément de la nature, l’homme eût à jamais croupi dans les paresse.

La faim, par conséquent la douleur, est le principe d’activité du pauvre, c’est-à-dire du plus grand nombre ; et le plaisir est le principe d’activité de l’homme au-dessus de l’indigence, c’est-à-dire du riche. Or, entre tous les plaisirs, celui qui sans contredit agit le plus fortement sur nous, et communique à notre ame le plus d’énergie, est le plaisir des femmes. La nature, en attachant la plus grande ivresse à leur jouissance, a voulu en faire un des plus puissants principes de notre activité[2].

Nulle passion n’opere de plus grand changement dans l’homme. Son empire s’étend jusques sur les brutes. L’animal timide et tremblant à l’approche de l’animal même le plus foible est enhardi par l’amour. À l’ordre de l’amour, l’animal s’arrête, dépouille toute crainte, attaque et combat des animaux ses égaux ou même ses supérieurs en force. Point de dangers, point de travaux dont l’amour s’étonne. Il est la source de la vie. À mesure que ces desirs s’éteignent, l’homme perd son activité ; et par degrés la mort s’empare de lui.

Plaisirs et douleur physique, voilà les seuls et vrais ressorts de tout gouvernement. On n’aime point proprement la gloire, les richesses, et les honneurs, mais les plaisirs seuls dont cette gloire, ces richesses et ces honneurs sont représentatifs. Et, quoi qu’on dise, tant qu’on donnera pour boire à l’ouvrier pour l’exciter au travail, il faudra convenir du pouvoir qu’ont sur nous les plaisirs des sens.

Que s’ensuit-il ? Que ce n’est point dans la jouissance de ces mêmes plaisirs que peut consister la dépravation politique des mœurs. Qu’est-ce en effet qu’un peuple efféminé et corrompu ? Celui qui s’approprie par des moyens vicieux les mêmes plaisirs que les nations illustres acquierent par des moyens vertueux.

L’homme est une machine qui, mise en mouvement par la sensibilité physique, doit faire tout ce qu’elle exécute. C’est la roue qui, mue par un torrent, éleve les pistons, et après eux les eaux destinées à se dégorger dans les bassins préparés à la recevoir.

Après avoir ainsi montré qu’en nous tout se réduit à sentir, à se ressouvenir, et qu’on ne sent que par les cinq sens ; pour découvrir ensuite si le plus ou moins grand esprit est l’effet de la plus ou moins grande perfection des organes, il s’agit d’examiner si dans le fait la supériorité de l’esprit est toujours proportionnée à la finesse des sens et à l’étendue de la mémoire.


  1. Si les besoins sont nos moteurs uniques, c’est donc à nos divers besoins qu’il faut rapporter l’invention des arts et des sciences. C’est à celui de la faim qu’on doit l’art de défricher, de labourer la terre, de forger le soc, etc. ; c’est au besoin de se défendre contre les rigueurs des saisons qu’on doit l’art de bâtir, se vêtir, etc.

    Quant à la magnificence dans les équipages, les étoffes, les ameublements ;

    quant à la musique, aux spectacles, enfin à tous les arts du luxe ; c’est à l’amour, au desir de plaire, et à la crainte de l’ennui, qu’il faut pareillement en rapporter l’invention. Sans l’amour, que d’arts encore ignorés ! quel assoupissement dans la nature ! L’homme sans besoins seroit sans principe d’action. C’est au besoin du plaisir que la jeunesse doit en partie son activité et la supériorité qu’à cet égard elle a sur l’âge avancé.
  2. Parmi les savants, il en est, dit-on, qui, loin du monde, se condament à vivre dans la retraite. Or, comment se persuader que dans ceux-ci l’amour des talents ait été fondé sur l’amour des plaisirs physiques, et sur-tout des femmes ? Comment concilier ces inconciliables ? Pour cet effet, supposons qu’il en soit d’un homme à talents comme d’un avare : si ce dernier se prive aujourd’hui du nécessaire, c’est dans l’espoir de jouir demain du superflu. L’avare desire-t-il un beau château, et l’homme à talents une belle femme ? si pour acheter l’un et l’autre il faut de grandes richesses et une grande réputation, ces deux hommes travaillent, chacun de leur côté, à l’accroissement, l’un de son trésor, l’autre de sa renommée. Or, dans l’espace de temps employé à l’acquisition de cet argent et de cette renommée, s’ils ont vieilli, s’ils ont contracté des habitudes qu’ils ne puissent rompre sans des efforts dont l’âge les ait rendus incapables, l’avare et l’homme à talents mourront, l’un sans château, l’autre sans maîtresse. Ce n’est pas uniquement entre ces deux hommes, mais entre la coquette et ce même avare, qu’on rencontre encore une infinité de ressemblances. Tous deux, plus heureux qu’on ne le pense, le sont de la même maniere. L’avare, en comptant son or, jouit de la possession prochaine de tous les objets dont l’or peut être l’échange ; et la coquette, se mirant dans sa glace, jouit pareillement d’avance de tous les hommages que lui procureront ses graces et sa beauté. L’état de désir est un état de plaisir. Les châteaux, les amants et les femmes, que les richesses, la beauté et les talents peuvent leur procurer, sont un plaisir de prévoyance, sans doute moins vif, mais plus durable, que le plaisir réel et physique. Le corps s’épuise, l’imagination jamais. Aussi, de tous les plaisirs, ces derniers sont-ils en général ceux qui, dans le total de notre vie, nous donnent la plus grande somme de bonheur.