De l’Homme/Section 2/Chapitre 7

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 205-223).
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CHAPITRE VII.

La sensibilité physique est la cause unique de nos actions, de nos pensées, de nos passions, et de notre sociabilité.


action.

C’est pour se vêtir, pour parer sa maîtresse ou sa femme, leur procurer des amusements, nourrir soi et sa famille, et jouir enfin du plaisir attaché à la satisfaction des besoins physiques, que l’artisan et le paysan pensent, imaginent, et travaillent. La sensibilité physique est donc l’unique moteur de l’homme[1]. Il n’est donc susceptible que de deux especes de plaisir et de peines ; l’une sont les peines et les plaisirs physiques ; l’autre sont les peines et les plaisirs de prévoyance ou de mémoire.

douleur.

Je ne connois que deux sortes de douleurs ; la douleur actuelle, et la douleur de prévoyance. Je meurs de faim, j’éprouve une douleur actuelle : je prévois que je mourrai bientôt de faim, j’éprouve une douleur de prévoyance dont l’impression est d’autant plus forte que cette douleur doit être plus prochaine et plus vive. Le criminel qui marche à l’échafaud n’éprouve encore aucun tourment ; mais la prévoyance qui lui rend son supplice présent le commence.

remords.

Le remords n’est que la prévoyance des peines physiques auxquelles le crime nous expose : le remords est par conséquent en nous l’effet de la sensibilité physique. Je frissonne à l’aspect des feux, des roues, des fouets, qu’allume, courbe et tresse au tartare l’imagination du peintre ou du poëte. Un homme est-il sans crainte ? est-il au-dessus des lois ? c’est sans repentir qu’il commet l’action mal-honnête qui lui est utile ; pourvu néanmoins qu’il n’ait point encore contracté d’habitude vertueuse. Cette habitude prise, on n’en change point sans éprouver un mal-aise et une inquiétude secrete à laquelle on donne encore le nom de remords. L’expérience nous apprend que toute action qui ne nous expose ni aux peines légales ni à celle du déshonneur[2] est en général une action toujours exécutée sans remords. Solon et Platon aimoient les femmes, et même les jeunes gens, et l’avouoient[3]. Le vol n’étoit point puni à Sparte, et les Lacédémoniens voloient sans remords. Les princes d’orient peuvent impunément charger leurs sujets d’impôts, et ils les en accablent. L’inquisiteur peut impunément brûler quiconque ne pense pas comme lui sur certains points métaphysiques, et c’est sans remords qu’il venge par des tourments affreux l’offense légere que fait à sa vanité la contradiction d’un juif ou d’un incrédule. Les remords doivent donc leur existence à la crainte du supplice ou de la honte, toujours réductible, comme je l’ai déjà dit, à une peine physique.

amitié.

C’est pareillement de la sensibilité physique que découlent les larmes dont j’arrose l’urne de mon ami. La mort me l’a-t-elle enlevé ? je regrette en lui l’homme dont la conversation m’arrachoit à l’ennui, à ce mal-aise de l’ame qui réellement est une peine physique ; je pleure celui qui eût exposé sa vie et sa fortune pour me soustraire à la mort et à la douleur, et qui, sans cesse occupé de ma félicité, vouloit, par des plaisirs de toute espece, donner sans cesse plus d’extensité à mon bonheur. Qu’on descende, qu’on fouille au fond de son ame, on n’apperçoit dans ces sentiments que les développements du plaisir et de la douleur physique. Que ne peut cette douleur ! Par elle le magistrat enchaîne le vice, et désarme l’assassin.

plaisir.

Il est deux sortes de plaisirs, comme il est deux sortes de douleurs ; l’un est le plaisir physique, l’autre le plaisir de prévoyance. Un homme aimeroit-il les belles esclaves et les beaux tableaux ? s’il découvre un trésor, il est transporté. Cependant il n’éprouve encore aucun plaisir physique, j’en conviens ; mais il acquiert en ce moment les moyens de se procurer les objets de ses desirs. Or, cette prévoyance d’un plaisir prochain est déja un plaisir. Sans amour pour les belles esclaves et les beaux tableaux, il eût été indifférent à la découverte de ce trésor.

Les plaisirs de prévoyance supposent donc toujours l’existence des plaisirs des sens. C’est l’espoir de jouir demain de ma maîtresse qui me rend heureux aujourd’hui. La prévoyance ou la mémoire convertit en jouissance réelle l’acquisition de tout moyen propre à me procurer des plaisirs. Par quel motif, en effet, éprouvé-je une sensation agréable chaque fois que j’obtiens un nouveau degré d’estime, de considération, de richesses, et sur-tout de pouvoir ? C’est que je regarde le pouvoir comme le plus sûr moyen d’accroître mon bonheur.

pouvoir.

Les hommes s’aiment eux-mêmes : tous desirent d’être heureux, et croient qu’ils le seroient parfaitement s’ils étoient revêtus du degré de puissance nécessaire pour leur procure toute espece de plaisir. Le desir du pouvoir prend donc sa source dans l’amour du plaisir.

Supposons un homme absolument insensible. Quel cas feroit-il du pouvoir et du sceptre des rois ? Aucun. En effet, quel degré de bonheur cet immense pouvoir ajouteroit-il à la félicité d’un homme impassible ?

Si la puissance est si desirée de l’ambitieux, c’est comme un moyen d’acquérir des plaisirs. Le pouvoir est, comme l’argent, une monnoie. L’effet du pouvoir et de la lettre de change est le même. Suis-je muni d’une telle lettre ? je touche à Londres ou à Paris cent mille francs ou cent mille écus, et par conséquent tous les plaisirs dont cette somme est représentative. Suis-je muni d’une lettre de commandement ou de pouvoir ? je tire pareillement à vue sur mes citoyens telle quantité de denrées ou de plaisirs. Les effets de la richesse et du pouvoir sont à-peu-près semblables, parceque la richesse est un pouvoir.

Dans un pays où l’argent seroit inconnu, de quelle maniere percevroit-on les impôts ? En nature, c’est-à-dire en bled, vin, bestiaux, fourrages, graine, gibier, etc. De quelle maniere y feroit-on le commerce ? Par échange. L’argent doit donc être regardé comme une marchandise portative avec laquelle on est convenu, pour la facilité du commerce, d’échanger toutes les autres marchandises. En seroit-il de même des dignités et des honneurs avec lesquels les peuples policés récompensent les services rendus à la patrie ? Pourquoi non ? Que sont les honneurs ? Une monnoie pareillement représentative de toute espece de denrées et de plaisirs. Supposons un pays où la monnoie des honneurs n’eût point cours ; supposons un peuple trop libre et trop fier pour supporter une trop grande inégalité dans les conditions des citoyens, et donner aux uns trop d’autorité sur les autres ; de quelle maniere ce peuple récompenseroit-il les actions grandes et utiles à la patrie ? Par des biens et des plaisirs en nature, c’est-à-dire par le transport de tant de grains, biere, foin, vin, etc., dans la cave ou le grenier d’un héros ; par le don de tant d’arpents de terre à défricher, ou de tant de belles esclaves. C’étoit par la possession de Briséis[4] que les Grecs récompensoient la valeur d’Achille. Quelle étoit chez les Scandinaves, les Saxons, les Scythes, les Celtes, les Samnites, les Arabes[5], la récompense du courage, des talents, et des vertus ? Tantôt le don d’une belle femme ; tantôt une invitation à des festins où, nourris de mets délicats, abreuvés de liqueurs agréables, les guerriers écoutoient avec transport les chansons des bardes.

Il est donc évident que, si l’argent et les honneurs sont, chez la plupart des peuples policés, les récompenses des actions vertueuses, c’est comme représentatifs des mêmes biens et des mêmes plaisirs que les peuples pauvres et libres accordoient en nature à leur héros, et pour l’acquisition desquels ces héros s’exposoient aux plus grands dangers. Aussi, dans la supposition où ces dignités et ces honneurs ne fussent plus représentatifs de ces denrées et de ces plaisirs, dans l’hypothese où ces honneurs ne seroient que de vains titres[6], ces titres, appréciés à leur juste valeur, cesseroient bientôt d’être un objet de desir. Il faut, pour aller à la sape, que l’écu donné au soldat soit représentatif d’une pinte d’eau-de-vie et de la nuit d’un vivandiere. Les soldats d’autrefois et les soldats d’aujourd’hui sont les mêmes[7]. L’homme n’a pas changé ; et, pour les mêmes récompenses, il fera en tous les temps à-peu-près les mêmes actions. Le suppose-t-on indifférent au plaisir et à la douleur ? il est sans action ; il n’est susceptible ni de remords, ni d’amitié, ni enfin de l’amour des richesses et du pouvoir ; parcequ’on est nécessairement insensible aux moyens d’acquérir du plaisir lorsqu’on l’est au plaisir même. Ce qu’on cherche dans la richesse et la puissance, c’est le moyen de se soustraire à des peines, et de se procurer des plaisirs physiques. Si l’acquisition de l’or et du pouvoir est toujours un plaisir, c’est que la prévoyance et la mémoire convertissent en plaisir réel tous les moyens d’en avoir. Dans l’homme tout est sentir ; sa sociabilité même n’est en lui qu’une conséquence de cette faculté.



  1. Ce qu’on appelle peine ou plaisir intellectuel peut toujours se rapporter à queque peine ou à quelque plaisir physique. Deux exemples seront la preuve de cette vérité.

    Qui nous fait aimer jusqu’au petit jeu ? seroient-ce les sensations agréables qu’il excite en nous ? Non. On l’aime parcequ’il nous délivre de la peine de l’ennui, et nous soustrait à cette absence d’impression toujours sentie comme un malaise et une douleur physique.

    Qui nous fait aimer le gros jeu ? L’amour de l’argent. Qui nous fait aimer l’argent ? Le goût des commodités, le besoin des amusements, le desir de s’arracher à des peines et de se procurer des plaisirs physiques.

    En est-il ainsi du plaisir intérieur éprouvé lorsqu’on secours un malheureux, lorsqu’on fait un acte de libéralité ?

    Ce plaisir, sans doute, est très vif : toute action de cette espece doit être louée de tous, parcqu’elle est utile à tous. Mais qu’est-ce qu’un homme humain ? Celui pour qui le spectacle de la misere d’autrui est un spectacle douloureux.

    Né sans idée, sans vices et sans vertu, tout, jusqu’à l’humanité, est dans l’homme une acquisition ; c’est à son éducation qu’il doit ce sentiment. Entre tous les divers moyens de l’inspirer, le plus efficace c’est, à l’aspect d’un malheureux, d’accoutumer l’enfant, pour ainsi dire dès le berceau, à se demander par quel hasard il n’est point exposé, comme cet infortuné, aux intempéries de l’air, à la soif, à la faim, à la douleur, etc. L’enfant a-t-il contracté l’habitude de s’identifier avec les malheureux ? cette habitude prise, il est d’autant plus touché de leur misere, qu’en déplorant leur sort, c’est sur l’humanité en général, et par conséquent sur lui-même en particulier, qu’il s’attendrit. Une infinité de sentiments divers se mêlent alors à ce premier sentiment, et de leur assemblage se compose ce sentiment total de plaisir dont jouit une ame noble en secourant un misérable ; sentiment qu’elle n’est pas toujours en état d’analyse.

    On soulage dont les malheureux,

    1°. Pour s’arracher à la douleur physique de les voir souffrir,

    2°. Pour jouir du spectacle d’une reconnoissance qui produit du moins en

    nous l’espoir confus d’une utilité éloignée ;

    3°. Pour faire un acte de puissance dont l’exercice nous est toujours agréable, parcequ’il rappelle à notre esprit l’image des plaisirs attachés à cette puissance ;

    4°. Parceque l’idée de bonheur s’associe toujours dans une bonne éducation avec l’idée de bienfaisance, en nous conciliant l’estime et l’affection des hommes, peut, ainsi que les richesses, être regardée comme un pouvoir ou un moyen de se soustraire à des peines et de se procurer des plaisirs. Voilà comme d’une infinité de sentiments divers se forme le sentiment total de plaisir qu’on éprouve dans l’exercice de la bienfaisance.

  2. Si le déshonneur ou le mépris des hommes nous est insupportable, c’est qu’il nous présage des malheurs ; c’est que le déshonoré est en partie privé des avantages attachés à la réunion des hommes en société ; c’est que le mépris annonce peu d’empressement de leur part à nous obliger ; c’est qu’il nous présente l’avenir comme vuide de plaisirs, et rempli de peines, qui toutes sont déductibles à des peines physiques.
  3. Les Gaulois étoient autrefois divisés en une infinité de clubs ou sociétés particulieres d’une douzaine de ménages dont les femmes étoient en commun. L’on vivoit avec elles sans remords ; mais on n’eût osé aimer une femme d’un autre club ; la loi le défendoit, et le remords commence où l’impunité cesse.
  4. Dans l’île de Rimini, nul ne peut se marier qu’il n’ait tué un ennemi et n’en ait apporté la tête. Le vainqueur de deux ennemis a droit d’épouser deux femmes, ainsi de suite jusqu’à cinquante. À quelle cause attribuer l’établissement d’une pareille coutume ? À la position de ces insulaires, qui, par-tout environnés de nations ennemies, ne pourroient leur résister si, pour exciter perpétuellement la valeur de leurs citoyens, ils n’attachoient les plus grandes récompenses au courage.
  5. Entre les présents que les caravanes font encore aujourd’hui aux Arabes du désert, les plus agréables sont des filles nubiles. C’étoit le tribut que les Sarrasins vainqueurs exigeoient jadis des vaincus. Abdérame, après la conquête des Espagnes, exigea du petit prince des Asturies un tribut annuel de cent belles filles.
  6. Si dans les pays despotiques le ressort de la gloire est communément très foible, c’est que la gloire n’y donne aucune espece de pouvoir ; c’est que tout pouvoir est absorbé dans le despote ; c’est qu’en ces pays un héros couvert de gloire n’est point à l’abri de l’intrigue du plus vil courtisant. Pourquoi l’Anglais ne voit-il dans la plupart des seigneurs étrangers que des valets décorés, et des victimes parées de guirlandes ? C’est qu’un paysans est plus vraiment grand en Angleterre que ne l’est ailleurs un homme en place. Ce paysan est libre ; il peut être impunément vertueux ; il ne voit rien au-dessus de lui que la loi. C’est le desir de la gloire qui, dans les républiques pauvres, doit être le plus puissant principe de leur activité ; et c’est le desir de l’argent, fondé sur l’amour du luxe, qui, dans les pays despotiques, est le principe d’action et la forme motrice des nations soumises à ce gouvernement.
  7. On sait que l’irruption de Brennus en Italie ne fut pas la premiere, mais la cinquieme qu’y firent les Gaulois. Avant lui, Bellovesus y étoit descendu. Mais comment ce cheg engageoit-il ses compatriotes à le suivre au-delà des Alpes ? En leur envoyant du vin d’Italie. « Goûtez ce vin, leur écrivoit-il ; et, si vous le trouvez bon, venez avec moi faire la conquête du pays qui le produit. »