De l’Homme/Section 4/Chapitre 17

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 31-39).


CHAPITRE XVII.

La flatterie n’est pas moins agréable aux peuples qu’aux souverains.

Les peuples veulent, comme les rois, être courtisés et flattés. La plupart des orateurs d’Athenes n’étoient que de vils adulateurs de la populace. Prince, nation, particulier (59) ; tout est avide d’éloges. À quoi rapporter ce desir universel ? à l’amour du pouvoir. Qui me loue réveille en moi l’idée de puissance, à laquelle se joint toujours l’idée du bonheur. Qui me contredit rappelle au contraire à mon souvenir l’idée de foiblesse, à laquelle se joint toujours l’idée du malheur. Le desir de la louange est commun à tous : mais trop sensibles à cette louange, les peuples ont quelquefois donné le nom de bons patriotes à leurs plus vils flatteurs. Qu’on vante avec transport les vertus de sa nation, mais qu’on ne soit pas aveugle sur ses vices. L’éleve le plus vraiment aimé n’est pas le plus loué. Le véritable ami n’est point adulateur.

Les particuliers ne sont que trop portés à vanter les vertus de leurs concitoyens ; ils font cause commune avec eux. Notre adulation pour nos compatriotes n’est point la mesure de notre amour pour la patrie ; en général point d’homme qui n’aime sa nation. L’amour des Français est naturel aux Français. Pour devenir mauvais citoyen il faut que, détachant mon intérêt de l’intérêt public, les lois me rendent tel.

L’homme vertueux se reconnoît au desir qu’il a de rendre encore, s’il est possible, ses concitoyens et plus illustres et plus heureux. En Angleterre, les vrais patriotes sont ceux qui s’élevent avec le plus de force contre les abus du gouvernement. En Portugal, à qui donne-t-on ce même titre ? à celui qui loue le plus bassement l’homme en place. Et cependant quel citoyen ! quel patriote !

C’est à cette connoissance approfondie des motifs de notre amour pour la flatterie et de notre haine pour la contradiction qu’on doit la solution d’une infinité de problêmes moraux inexplicables sans cette connoissance. Pourquoi toute vérité nouvelle est-elle d’abord si mal accueillie ? c’est qu’une vérité de cette espece contredit toujours quelque opinion généralement accréditée, prouve la foiblesse ou la fausseté d’une infinité d’esprits, et qu’une infinité de gens par conséquent ont intérêt d’en haïr et d’en persécuter l’auteur.

Le frere Côme perfectionne l’instrument de la taille ; il opere d’une maniere nouvelle ; cette maniere est à-la-fois moins dangereuse et moins douloureuse. Qu’importe ? L’orgueil des chirurgiens fameux en est humilié ; ils le persécutent, veulent le bannir de France ; ils sollicitent une lettre de cachet, et le hasard veut qu’on la refuse.

L’homme de génie est presque par-tout plus vivement poursuivi que l’assassin : c’est que l’un n’a que les parents de l’assassiné, et l’autre tous ses concitoyens, pour ennemis.

J’ai vu une dévote demander à-la-fois au ministre la grace d’un voleur et l’emprisonnement d’un janséniste et d’un déiste. Quel motif la déterminoit ? son orgueil. Que m’importe, eût-elle dit volontiers, qu’on vole et qu’on assassine, pourvu que ce ne soit ni moi ni mon confesseur ? ce que je veux ; c’est qu’on ait de la religion ; c’est que le déiste par ses raisonnements ne blesse plus ma vanité.

Nous éclaire-t-on ? on nous humilie. Porte-t-on la lumiere au nid des petits hiboux ? son éclat les importune ; ils crient. Les hommes médiocres sont ces petits hibous : qu’on leur présente quelques idées claires et lumineuses, ils crieront qu’elles sont dangereuses, fausses (60) et punissables.

Les idées fortes et grandes sont presque par-tout proscrites ; les auteurs qu’on lit sont ceux qui rendent d’une maniere neuve et saillante les idées communes : ils sont loués parcequ’ils sont peu louables, parcequ’ils ne contredisent personne : la contradiction insupportable à tous l’est sur-tout aux grands. On connoît la fureur de Charles-Quint contre les luthériens ; cependant lorsqu’après avoir abdiqué l’empire il vivoit dans la retraite : « J’ai, disoit-il alors, trente montres sur ma table, et pas deux qui marquent au même instant précisément la même heure[1]. Comment donc imaginer qu’en fait de religion je ferois penser tous les hommes de la même maniere ? Quels étoient ma folie et mon orgueil » ! Que Charles-Quint n’a-t-il fait plutôt cette réflexion ! que de semences de guerre il eût étouffées ! que de sang humain il eût épargné !

Ce n’est point assez de régner sur un peuple, de commander aux idées de ses concitoyens, on veut encore commander à leurs goûts. M. Rousseau n’aime point la musique française ; son sentiment est d’accord avec celui de toutes les nations de l’Europe : il le déclare dans un ouvrage. Mille voix s’élevent contre lui ; il faut le faire pourrir dans un cachot ; on sollicite une lettre de cachet ; et le ministre, heureusement trop sage pour l’accorder, ne veut point exposer la nation française à ce ridicule.

Point d’attentats auxquels ne se porte l’intolérance humaine. Qui peut l’enchaîner ? une crainte réciproque. Que deux hommes égaux en force different d’opinions, aucun d’eux ne s’insulte, parcequ’on offense rarement celui qu’on croit ne pouvoir impunément offenser.

À quelles causes attribuer entre militaires la politesse des disputes ? à la crainte du duel ; entre les gens de lettres ? à la crainte du ridicule. Nul ne veut être confondu avec les pédants de college.

Des lois séveres peuvent réprimer l’intolérance comme le vol. Que, libre dans mes goûts et mes opinions, la loi me défende d’insulter à ceux d’autrui, mon intolérance enchaînée par les édits du magistrat ne se portera point à des violences ; mais que le gouvernement m’affranchisse de la crainte du duel, du ridicule et des lois, mon intolérance non contenue me rendra de nouveau cruel et barbare.

La fureur atroce avec laquelle les différentes sectes religieuses se sont persécutées en est la preuve.


(59) Est-on riche ? on veut être loué comme riche. A-t-on de la naissance ? on veut être loué comme gentilhomme. Est-on bien fait ? on veut être loué pour sa taille. En fait de louange, on n’est point difficile, on s’accommode de tout.

(60) L’homme de génie pense d’après lui ; ses opinions sont quelquefois contraires aux opinions reçues : il blesse donc la vanité du grand nombre. Pour n’offenser personne, il ne faut avoir que les idées de tout le monde. On est alors sans génie et sans ennemi.


  1. Un domestique de Charles-Quint entre étourdiment dans sa cellule, renverse une table, et brise les trente montres posées dessus. Charles se prend à rire : « Plus heureux que moi, dit-il au domestique, tu trouves enfin le seul moyen de les mettre d’accord. »