De l’Homme/Section 4/Chapitre 20

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 50-55).
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CHAPITRE XX.

L’intolérance est le fondement de la grandeur du clergé.

La doctrine, la conduite du prêtre, tout prouve son amour pour le pouvoir. Que protege-t-il ? l’ignorance. L’ignorant est crédule ; il fait peu d’usage de sa raison, pense d’après les autres, est facile à tromper, et dupe du plus grossier sophisme (70).

Qu’est-ce que le prêtre persécute ? la science. Le savant ne croit pas sans examen, veut voir par ses yeux, est plus difficile à tromper. En Europe, les prêtres se sont élevés contre Galilée ; ils ont excommunié dans Virgile et Scheiner les découvertes que l’un avoit faites des antipodes, et l’autre des taches dans le soleil ; ils ont proscrit dans Bayle la saine logique ; dans Descartes l’unique méthode d’apprendre ; ils ont forcé ce philosophe à s’expatrier (71) ; ils ont jadis accusé tous les grands hommes de magie (72) ; et maintenant que la magie a passé de mode, ils accusent encore d’athéisme et de matérialisme (73) ceux qu’en qualité de sorciers ils eussent jadis fait brûler.

Le soin du prêtre fut toujours d’éloigner la vérité du regard des hommes ; toute lecture instructive leur est interdite : le prêtre s’enferme avec eux dans une chambre obscure, et ne s’y occupe qu’à boucher les crevasses par lesquelles la lumiere pourroit entrer : il hait et haïra toujours le philosophe ; il craindra toujours que des hommes éclairés ne renversent un empire fondé sur l’erreur et l’aveuglement.

Un despote d’Asie veut que ses sujets concourent de tout leur pouvoir à ses plaisirs, qu’ils apportent à ses pieds leur hommage et leurs richesses. Les prêtres papistes exigent pareillement l’hommage et les richesses des catholiques. A-t-il fallu pour accroître leur puissance et leurs trésors recourir à la barbarie et à la cruauté ? ils ont été cruels et barbares.

Du moment qu’instruits par l’expérience qu’on rendoit plus à la crainte qu’à l’amour, qu’on présentoit plus d’offrandes à Ariman qu’à Oromaze, au cruel Moloch qu’au doux Jésus, c’est sur la terreur qu’ils ont fondé leur empire : ils ont voulu pouvoir à leur gré brûler le Juif et l’hérétique (74), emprisonner le janséniste et le déiste ; et, malgré l’horreur qu’inspire à toute ame humaine et sensible le tribunal de l’inquisition, ils ont conçu le projet de l’établir. À force d’intrigues ils y parvinrent en Espagne, en Italie, en Portugal, etc.

Plus la maniere de procéder de ce tribunal fut arbitraire, plus il fut redouté. Alors la puissance sacerdotale s’accrut de toutes les frayeurs dont elle frappoit l’imagination des hommes. Le moine, impunément sourd au cri de la compassion, aux larmes de la misere et aux gémissements de la douleur, n’épargna ni la vertu ni les talents. Ce fut par la confiscation des biens, ce fut à l’aide des tortures et des bûchers, qu’il usurpa enfin sur les peuples une autorité supérieure à celle des magistrats, et souvent même à celle des rois.

Un esprit éclairé sait que la violence fait les hypocrites, et la persuasion des chrétiens ; qu’un hérétique est un frere qui ne pense pas comme lui sur certains dogmes métaphysiques ; que ce frere privé du don de la foi est à plaindre, non à punir ; et que si nul ne peut croire vrai ce qu’il voit faux, nul pouvoir humain ne peut commander à la croyance. Cependant l’intolérance religieuse fait encore le malheur des nations : l’excessif amour du moine pour le pouvoir produisit son excessive barbarie : cruel par systême, le moine l’est encore par son éducation ; foible, hypocrite et poltron par état, tout prêtre catholique doit en général être atroce. Quel corps n’a pas légitimé les actions les plus abominables lorsqu’elles tendoient à l’accroissement de son pouvoir ?

J’ai considéré les diverses religions, et j’ai vu leurs divers sectateurs s’entr’arracher les flambeaux avec lesquels ils vouloient brûler leurs semblables J’ai vu les diverses superstitions servir de marche-pied à l’orgueil ecclésiastique. Quel est donc, me suis-je dit, le vrai impie ? Est-ce l’incrédule ? non, mais le fanatique (75) ambitieux ; c’est celui qui, persécuteur, assassin de ses freres, enviant à l’exécuteur des vengeances célestes le plaisir de tourmenter les hommes dans les enfers, se présente pour remplir ses abominables fonctions sur la terre ; qui, ne voyant qu’un damné dans un incrédule, voudroit par une mort prompte hâter encore sa damnation, et, par une gradation inouie de cruauté, que cet homme, son semblable, fût au même instant arrêté, emprisonné, jugé, maudit, brûlé, et damné.

(70) Rien de plus absurdement subtil, disent les Anglais, que les arguments des théologiens pour prouver aux ignorants catholiques la vérité du papisme. Ces arguments démontreroient également la vérité du Koran, celle des Mille et une Nuits, et du conte de Ma mere l’Oie.

(71) Descartes persécuté quitte la France, emportant, comme Énée, ses pénates avec lui, c’est-à-dire l’estime et les regrets des gens éclairés. Le parlement, alors aristotélicien, rend arrêt contre les cartésiens ; leur doctrine y est condamnée comme l’a depuis été celle de l’Encyclopédie, de l’Esprit, et d’Émile ; rien de différent dans ces divers arrêts que leur date. Or, les parlements actuels se moquent du premier ; les parlements futurs riront pareillement des derniers.

(72) Voyez l’Apologie des grands hommes accusés de magie, par Naudé. L’auteur s’y croit obligé de prouver qu’Homere, Virgile, Zoroastre, Orphée, Démocrite, Salomon, le pape Silvestre, Empédocle, Apollonius, Agrippa, Albert le grand, Paracelse, etc., n’ont jamais été sorciers.

(73) Les théologiens ont tant abusé du mot matérialiste, dont ils n’ont jamais pu donner d’idées nettes, qu’enfin ce mot est devenu synonyme d’esprit éclairé. On désigne maintenant par ce nom les écrivains célebres dont les ouvrages sont avidement lus.

(74) De quelles imputations odieuses les catholiques n’ont-ils pas chargé les réformés ! Que de ruses employées par les moines pour irriter les princes contre des sujets fideles ! Que d’art pour ne faire voir en eux que des rebelles qui, la rage dans le cœur et les armes à la main, sont toujours prêts d’escalader le trône ! Toutes les différentes sectes du christianisme sont aujourd’hui tolérées en Hollande, en Angleterre, et en Allemagne. Quels troubles y excitent-elles ? La paix dans cet empire s’est établie à la suite de la tolérance, et s’y maintiendra sans doute tant que le magistrat y saura contenir l’ambition ecclésiastique.

(75) Rien de moins déterminé que la signification de ce mot impie, auquel on attache si souvent une idée vague et confuse de scélératesse. Entend-on par ce mot un athée ? donne-t-on ce nom à celui qui n’a que des idées obscures de la divinité ? en ce sens tout le monde est athée ; car personne ne comprend l’incompréhensible. Applique-t-on ce nom aux soi-disant matérialistes ? mais, si l’on n’a point encore d’idées nettes et completes de la matiere, on n’a point en ce sens d’idées nettes et completes de l’impie matérialiste. Traitera-t-on d’athées ceux qui n’ont pas de Dieu la même idée que les catholiques ? il faudra donc appeler de ce nom les païens, les hérétiques, et les infideles. En ce dernier sens, athée n’est plus synonyme de scélérat ; il désigne un homme qui, sur certains points de métaphysique ou de théologie, ne pense pas comme le moine et la Sorbonne. Pour que ce mot d’athée ou d’impie rappelle à l’esprit quelque idée de scélératesse, à qui l’appliquer ? Aux persécuteurs.