De l’Homme/Section 4/Chapitre 22

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 64-67).


CHAPITRE XXII.

Généalogie des passions.

Un principe de vie anime l’homme : ce principe est la sensibilité physique ; principe qui produit en lui un sentiment d’amour pour le plaisir et de haine pour la douleur. C’est de ces deux sentiments réunis dans l’homme, et toujours présents à son esprit, que se forme ce qu’on appelle en lui le sentiment de l’amour de soi. Cet amour de soi engendre le desir du bonheur ; le desir du bonheur, celui du pouvoir ; et c’est ce dernier qui donne à son tour naissance à l’envie, à l’avarice, à l’ambition, et généralement à toutes les passions factices, qui, sous des noms divers, ne sont en nous qu’un amour du pouvoir, déguisé et appliqué aux divers moyens de se le procurer.

Ces moyens ne sont pas toujours les mêmes. Aussi voit-on les hommes, selon les positions où ils se trouvent et le gouvernement sous lequel ils vivent, marcher au pouvoir par la voie ou des richesses, ou de l’intrigue, ou de l’ambition, ou de la gloire, ou des talents, etc., mais y marcher constamment.

Si l’on se rappelle maintenant ce que j’ai dit aux sections ii, iii et iv de cet ouvrage :

1°. Que tous les hommes ont une égale aptitude à l’esprit ;

2°. Que cette égale aptitude est en eux une puissance morte, si elle n’est vivifiée par les passions ;

3°. Que la passion de la gloire est celle qui met le plus communément cette puissance en action ;

4°. Que tous en sont susceptibles dans les pays où la gloire conduit au pouvoir ;

La conclusion générale que j’en tirerai, c’est que tous les hommes organisés comme le commun d’entre eux peuvent être animés de l’espece de passion propre à les élever aux plus hautes vérités.

La seule objection à laquelle il me reste à répondre est celle-ci : Tous les hommes, dira-t-on, peuvent aimer la gloire (78) ; mais cette passion peut-elle être portée dans chacun d’eux au degré de force suffisant pour mettre en action l’égale aptitude qu’ils ont à l’esprit ?

Pour résoudre cette question, je suppose que j’ai concentré tout mon bonheur dans la possession de la gloire : alors cette passion, aussi vive que l’amour de moi-même, se confondra nécessairement en moi avec ce sentiment. Il s’agit donc de prouver que le sentiment de l’amour de soi, commun à tous les hommes, est le même dans tous, et qu’il peut du moins les douer tous de l’énergie et de la force d’attention qu’exige l’acquisition des plus grandes idées.


(78) L’amour de la gloire éleve l’homme au-dessus de lui-même ; elle étend les facultés de son ame et de son esprit. Mais qui regarderoit cet amour comme l’effet d’une organisation particuliere se tromperoit. Le desir de la gloire est une passion tellement factice et dépendante de la forme du gouvernement, que le législateur peut toujours à son gré l’éteindre ou l’allumer dans une nation.