De l’Homme/Section 4/Chapitre 9

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 259-265).
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CHAPITRE IX.

De la justice considérée dans l’homme et les peuples policés.

Quel amour l’homme a-t-il pour la justice ? Pour le savoir, qu’on éleve un citoyen au-dessus de tout espoir et de toute crainte, qu’on le place sur un trône d’orient.

Assis sur ce trône, il peut lever d’immenses taxes sur ses peuples. Que va-t-il faire ? Toute taxe a les besoins de l’état pour objet et pour mesure. Tout impôt perçu au-delà de ses besoins est un vol, une injustice ; point de vérité plus avouée. Cependant, malgré le prétendu amour de l’homme pour l’équité, point de despote asiatique qui ne commette cette injustice et ne la commette sans remords. Que conclure ? Que l’amour de l’homme pour la justice est fondé ou sur la crainte des maux compagnons de l’iniquité, ou sur l’espoir des biens compagnons de l’estime, de la considération, et enfin du pouvoir attaché à la pratique de la justice.

La nécessité où l’on est, pour former des hommes vertueux, de punir, de récompenser, d’instituer des lois sages, d’établir une excellente forme de gouvernement, sont autant de preuves évidentes de cette vérité.

Qu’on applique aux peuples ce que je dis de l’homme. Deux peuples sont voisins ; ils sont à certains égards dans une dépendance réciproque ; ils sont en conséquence forcés de faire entre eux des conventions, et de créer un droit des gens. Le respectent-ils ? Oui, tant qu’ils se craignent réciproquement, tant qu’une certaine balance de pouvoir subsiste entre eux. Cette balance est-elle rompue ? la nation la plus puissante viole sans pudeur ces conventions (26). Elle devient injuste, parcequ’elle peut l’être impunément. Le respect tant vanté des hommes pour la justice n’est jamais en eux qu’un respect pour la force.

Cependant point de peuple qui, dans la guerre, ne réclame la justice en sa faveur. Mais dans quel moment, dans quelle position ? Lorsque ce peuple est entouré de nations puissantes qui peuvent prendre par à ses querelles. Quel est alors l’objet de sa réclamation ? de montrer dans son ennemi un voisin injuste, ambitieux, redoutable ; d’exciter contre lui la jalousie des autres peuples, de s’en faire des alliés, et de se fortifier de leurs forces. L’objet d’une nation dans tant d’appels à la justice, c’est d’accroître sa puissance, et d’assurer sa supériorité sur une nation rivale. L’amour prétendu des peuples pour la justice n’est donc en eux qu’un amour réel du pouvoir.

Supposons qu’uniquement occupés de leurs affaires domestiques, les voisins de deux nations rivales ne puissent prendre part à leurs querelles et leur prêter secours ; qu’arrivera-t-il ? C’est que, sans appel à la justice et sans égard à l’équité, la nation la plus puissante portera le fer et le feu chez la nation ennemie. Son droit sera la force. Malheur, dira-t-elle, au foible et au vaincu.

Lorsqu’à la tête des Gaulois, Brennus attaqua les Clusiens : « Quelles offenses, lui dirent les ambassadeurs romains, les Clusiens vous ont-ils faites » ? Brennus à cette demande se prit à rire : « Leur offense, répondit-il, c’est le refus qu’ils font de partager leurs terres avec moi ; c’est la même que vous ont faite jadis et ceux d’Albe, et les Fidénates, et les Ardénates ; que vous faisoient naguere les Véiens, les Carpénates, une partie des Falisques et des Volsques. Pour vous en venger vous avez pris les armes, vous avez lavé cette injure dans leur sang, vous avez asservi leurs personnes, pillé leurs biens, ruiné leurs villes et leurs campagnes ; et en ceci vous ne leur avez fait ni tort ni injustice, vous avez obéi à la plus ancienne des lois, qui donne au fort le bien du foible, loi souveraine dans la nature, qui commence aux dieux et finit aux animaux. Étouffez donc, ô Romains, votre pitié pour les Clusiens : la compassions est encore inconnue aux Gaulois ; ne leur en inspirez pas le sentiment, ou craignez qu’ils n’aient aussi pitié de ceux que vous opprimez ». Peu de chefs de nations ont l’audace et la franchise de Brennus ; leurs discours seront différents, leurs actions sont les mêmes ; et dans le fait tous ont le même mépris pour la justice (27).

L’histoire du monde n’est que le vaste recueil des preuves multipliées de cette vérité (28). Les invasions des Huns, des Goths, des Vandales, des Sueves, des Romains, les conquêtes et des Espagnols et des Portugais dans l’une et l’autre Inde, enfin nos croisades ; tout prouve que, dans leurs entreprises, c’est leur force et non la justice que les nations consultent. Tel est le tableau que nous présente l’histoire. Or, le même principe qui meut les nations doit et nécessairement et pareillement mouvoir les individus qui les composent.

(26) Dans quel moment les peuples violent-ils le droit des gens ? Lorsqu’ils le peuvent impunément. Rome foible fut équitable et vertueuse : eut-elle conquis la Macédoine ? aucune nation ne put lui résister. Rome devenue plus forte cessa d’être juste ; ses habitants furent dès lors sans honneur et sans foi. Le puissant est toujours injuste. La justice entre les nations est toujours fondée sur une crainte réciproque ; et de là cet axiome politique,

« Si vis pacem, para bellum. »

« Veux-tu la paix, soit prêt à la guerre. »

(27) Aristote met le brigandage au nombre des différentes especes de chasse. Solon, entre les diverses professions, compte celle de voleur ; il observe seulement qu’il ne faut voler ni ses concitoyens ni les alliés de la république. Rome fut, sous le premier de ses rois, un repaire de brigands. « Les Germains, dit César, regardent la dévastation et le pillage comme le seul exercice convenable à la jeunesse, le seul qui puisse l’arracher à la paresse, et former des hommes. »

(28) Il est, dit-on, un droit des gens entre les Anglais, les Français, les Allemands, les Italiens, etc. Je le crois. La crainte des représailles l’établit chez des nations qu’une puissance à-peu-près égale force à se respecter. Sont-elles affranchies de cette crainte ? ont-elles affaire à des peuples sauvages ? dès ce moment le droit des gens est nul et chimérique à leurs yeux.