De l’Homme/Section 5/Chapitre 10

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 203-214).
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CHAPITRE X.

Des causes de la décadence d’un empire.

L’introduction et la perfection des arts et des sciences dans un empire n’en occasionnent pas la décadence. Mais les mêmes causes qui y accélerent le progrès des sciences y produisent quelquefois les effets les plus funestes.

Il est des nations où, par un singulier enchaînement de circonstances, le germe productif des arts et des sciences ne se développe qu’au moment même où les mœurs se corrompent. Un certain nombre d’hommes se rassemblent pour former une société ; ces hommes fondent une nouvelle ville ; leurs voisins la voient s’élever d’un œil jaloux : les habitants de cette ville, forcés d’être à-la-fois laboureurs et soldats, se servent tour-à-tour de la bêche et de l’épée. Quelles sont dans ce pays la science et la vertu de nécessité ? La science militaire et la valeur ; elles y sont les seules honorées ; toute autre science, toute autre vertu, y est inconnue. Tel fut l’état de Rome naissante, lorsque foible, lorsqu’environnée de peuples belliqueux, elle ne soutenoit qu’à peine leurs efforts.

Sa gloire, sa puissance, s’étendirent par toute la terre. Mais Rome acquit l’une et l’autre avec lenteur ; il lui fallut des siecles de triomphes pour s’asservir ses voisins. Or, ces voisins asservis, si les guerres civiles dûrent, par la forme de son gouvernement, succéder aux guerres étrangeres, comment imaginer que des citoyens engagés alors dans des partis différents en qualité de chefs ou de soldats, que des citoyens sans cesse agités de craintes ou d’espérances vives, pussent jouir du loisir et de la tranquillité qu’exige l’étude des sciences ?

En tout pays où ces évènements s’enchaînent et se succedent, le seul instant favorable aux lettres est malheureusement celui où les guerres civiles, les troubles, les factions, s’éteignent ; où la liberté expirante succombe, comme du temps d’Auguste, sous les efforts du despotisme[1]. Cette époque précede de peu celle de la décadence d’un empire. Cependant les arts et les sciences y fleurissent. Il est deux causes de cet effet.

La premiere est la force des passions. Dans les premiers moments de l’esclavage, les esprits, encore vivifiés par le souvenir de leur liberté perdue, sont dans une agitation assez semblable à celle des eaux après la tourmente. Le citoyen brûle encore du desir de s’illustrer, mais sa position a changé : il ne peut élever son buste à côté de celui des Timoléon, des Pélopidas et des Brutus. Ce n’est plus à titre de destructeur des tyrans, de vengeur de la liberté, que son nom peut parvenir à la postérité : sa statue ne peut être placée qu’entre celles des Homere, des Épicure, des Archimede, etc. Il le sent ; et s’il n’est plus qu’une sorte de gloire à laquelle il puisse prétendre, si les lauriers des muses sont les seuls dont il puisse se couronner, c’est dans l’arene des arts et des sciences qu’il descend pour les disputer, et c’est alors qu’il s’éleve des hommes illustres en tous les genres.

La seconde de ces causes est l’intérêt qu’ont alors les souverains d’encourager les progrès de ces mêmes sciences. Au moment où le despotisme s’établit, que desire le monarque ? d’inspirer l’amour des arts et des sciences à ses sujets. Que craint-il ? qu’ils ne portent les yeux sur leurs fers ; qu’ils ne rougissent de leur servitude, et ne tournent encore leurs regards vers la liberté. Il veut donc leur cacher leur avilissement ; il veut occuper leur esprit ; il leur présente à cet effet de nouveaux objets de gloire. Hypocrite amateur des sciences, il marque d’autant plus de considération à l’homme de génie qu’il a plus besoin de ses éloges.

Les mœurs d’une nation ne changent point au moment même de l’établissement du despotisme. L’esprit des citoyens est libre quelque temps après que leurs mains sont liées. Dans ces premiers instants, les hommes célebres conservent encore quelque crédit sur une nation. Le despote les comble donc de faveurs pour qu’ils le comblent de louanges ; et les grands talents se sont trop souvent prêtés à cet échange ; ils ont trop souvent été panégyristes de l’usurpation et de la tyrannie.

Quels motifs les y déterminent ? Quelquefois la bassesse, et souvent la reconnoissance. Il en faut convenir, toute grande révolution dans un empire en impose à l’imagination, et suppose dans celui qui l’opere quelque grande qualité, ou du moins quelque vice brillant que l’étonnement ou la reconnoissance peut métamorphoser en vertu (31).

Telle est, au moment de l’établissement du despotisme, la cause productrice des grands talents dans les sciences et les arts. Ce premier moment passé, si ce même pays devient stérile en hommes de cette espece (32), c’est que le despote, plus assuré sur son trône, n’a plus intérêt de les protéger. Aussi dans les états le regne des arts et des sciences ne s’étend guere au-delà d’un siecle ou deux. L’aloès est chez tous les peuples l’emblême de la production des sciences. Il emploie cent ans à fortifier ses racines, il se prépare cent ans à pousser sa tige ; le siecle écoulé, il s’éleve, s’épanouit en fleurs, et meurt.

Si dans chaque empire les sciences pareillement ne poussent, si je l’ose dire, qu’un jet, et disparoissent ensuite, c’est que les causes propres à produire des hommes de génie ne s’y développent communément qu’une fois. C’est au plus haut période de sa grandeur qu’une nation porte ordinairement les fruits de la science et des arts. Trois ou quatre générations d’hommes illustres se sont-elles écoulées ? les peuples dans cet intervalle ont changé de mœurs ; ils se sont façonnés à la servitude ; leur ame a perdu son énergie ; nulle passion forte ne la met en action ; le despote n’excite plus le citoyen à la poursuite d’aucune espece de gloire : ce n’est plus le talent qu’il honore, c’est la bassesse ; et le génie, s’il en est encore en ces pays, vit et meurt inconnu à sa propre partie. C’est l’oranger qui fleurit, parfume l’air, et meurt dans un désert.

Le despotisme qui s’établit laisse tout dire, pourvu qu’on le laisse tout faire. Mais le despotisme affermi défend de parler, de penser et d’écrire. Alors les esprits tombent dans l’apathie. Le génie enchaîné y traîne pesamment ses fers ; il ne vole plus, il rampe ; les sciences sont négligées ; l’ignorance en est honneur (33), et tout homme de sens déclaré ennemi de l’état. Dans un royaume d’aveugles quel citoyen seroit le plus odieux ? Le clairvoyant. Dans l’empire de l’ignorance le même sort attent le citoyen éclairé. La presse en est d’autant plus gênée que les vues du ministre sont plus courtes. Sous le regne d’un Antonin on ose tout dire, tout penser, tout écrire, et l’on se tait sous les autres regnes.

L’esprit du prince s’annonce toujours par l’estime et la considération qu’il marque aux talents[2]. Les arts et les sciences sont la gloire d’une nation ; ils ajoutent à son bonheur. C’est donc au seul despotisme, intéressé d’abord à les protéger, et non aux sciences mêmes, qu’il faut attribuer la décadence des empires. Le souverain d’une nation puissante a-t-il ceint la couronne du pouvoir arbitraire ? cette nation s’affoiblit de jour en jour.

La pompe d’une cour orientale peut sans doute en imposer au vulgaire ; il peut croire la force de l’empire égale à la magnificence des ses palais : le sage en juge autrement. C’est sur cette même magnificence qu’il en mesure la foiblesse. Il ne voit dans le luxe imposant au milieu duquel est assis le despote, que la superbe, la riche et la funebre décoration de la mort ; qu’un catafalque fastueux, au centre duquel est un cadavre froid et sans vie, une cendre inanimée, enfin un fantôme de puissance prêt à disparoître devant l’ennemi qui la méprise. Une grande nation où s’est enfin établi le pouvoir despotique est comparable au chêne que les siecles couronnent. Son tronc majestueux, la grosseur de ses branches, annoncent encore quelle fut sa force et sa grandeur premiere ; il semble être encore le monarque des forêts : mais son véritable état est celui de dépérissement ; ses branches dépouillées de feuilles, privées de l’esprit de vie, et demi-pourries, sont chaque année brisées par les vents.


(31) Les gens de lettres sont hommes comme les courtisans : ils ont donc souvent flatté le puissant injuste. Cependant il est entre eux une différence remarquable. Les gens de lettre ayant toujours été protégés par les princes de quelque mérite, ils n’ont pu qu’en exagérer les vertus. Ils ont trop loué Auguste. Mais les courtisans ont loué Néron et Caracalla.

(32) Le mérite ne conduit-il plus aux honneurs ? il est méprisé. Et, pour comparer les petites choses aux grandes, il en est d’un empire comme d’un college. Les prix et les premieres places sont-ils pour les favoris du régent ? plus d’émulation parmi les éleves ; les études tombent. Or, ce qui se fait en petit dans les écoles s’opere en grand dans les empires ; et lorsque la faveur seule y dispose des places, la nation est alors sans énergie, les grands hommes en disparoissent.

(33) En orient, les meilleurs titres à la grande fortune sont la bassesse et l’ignorance. Une place importante vient-elle à vaquer ? le despote passe dans l’antichambre. N’ai-je pas ici, dit-il, quelque valet dont je puisse faire un visir ? Tous les esclaves se présentent. Le plus vil obtient la place. Faut-il ensuite s’étonner si les actions du visir répondent à la maniere dont il est choisi ?


  1. Il en fut de même en France lorsque le cardinal de Richelieu eut désarmé le peuple, les grands, et se les fut asservis. Ce fut alors que les arts et les sciences y fleurirent.
  2. De trois choses, disoit Matthias, roi de Hongrie, que doit se proposer un prince, la premiere est d’être juste ; la seconde, de vaincre ses ennemis ; la troisieme, de récompenser les lettres, et d’honorer les hommes célebres.