De l’Homme/Section 5/Chapitre 8

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 187-197).
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CHAPITRE VIII.

Des éloges donnés par M. Rousseau à l’ignorance.

Celui qui par fois regarde la diversité des esprits et des caracteres comme l’effet de la diversité des tempéraments[1], et qui, persuadé que l’éducation ne subsiste que de petites qualités aux grandes données par la nature, croit en conséquence l’éducation nuisible (19), doit aussi par fois se faire l’apologiste de l’ignorance. Aussi, dit M. Rousseau, p. 163, t. V de l’Héloïse : « Ce n’est point des livres que les enfants doivent tirer leurs connoissances. Les connoissances, ajoute-t-il, ne s’y trouvent pas ». Mais sans livre les sciences et les arts eussent-il jamais atteint un certain degré de perfection ? Pourquoi n’apprendroit-on pas la géométrie dans les Euclide et les Clairaut ; la médecine dans les Hippocrate et les Boerhaave ; la guerre dans les César, les Feuquiere et les Montecuculi ; le droit civil dans les Domat ; enfin la politique et la morale dans des historiens tels que les Tacite, les Hume, les Polybe, les Machiavel ? Pourquoi, non content de mépriser les lettres, M. Rousseau semble-t-il insinuer que l’homme, vertueux de sa nature, doit ses vices à ses connoissances ? « Peu m’importe, dit Julier, p. 158 et 159, t. V, ibid., que mon fils soit savant ; il me suffit qu’il soit sage et bon ». Mais les sciences rendent-elles le citoyen vicieux ? L’ignorant est-il le meilleur (20) et le plus sage des hommes ? Si l’espece de probité nécessaire pour n’être pas pendu exige peu de lumieres, en est-il ainsi d’une probité fine et délicate ? Quelle connoissance des devoirs patriotique cette probité ne suppose-t-elle pas ! Parmi les stupides j’ai vu des hommes bons, mais en petit nombre ; j’ai vu beaucoup d’huîtres, et peu qui renferment des perles. On n’a point observé que les peuples les plus ignorants fussent toujours les plus heureux, les plus doux et les plus vertueux (21).

Au nord de l’Amérique, une guerre inhumaine arme perpétuellement les ignorants sauvages les uns contre les autres : ces sauvages, cruels dans leurs combats, sont plus cruels encore dans leurs triomphes. Quel traitement attendent leurs prisonniers ? la mort dans des supplices abominables. La paix, le calumet en main, a-t-elle suspendu la fureur de deux peuples sauvages ? quelles violences n’exercent-ils pas souvent dans leurs propres peuplades ! Combien de fois a-t-on vu le meurtre, la cruauté, la perfidie encouragée par l’impunité (22), y marcher le front levé !

Par quelle raison en effet l’homme stupide des bois seroit-il plus vertueux que l’homme éclairé des villes ? Par-tout les hommes naissent avec les mêmes besoins et le même desir de les satisfaire : ils sont les mêmes au berceau ; et s’ils different entre eux, c’est lorsqu’ils entrent plus avant dans la carriere de la vie.

Les besoins, dira-t-on, d’un peuple sauvage se réduisent aux seuls besoins physiques ; ils sont en petit nombre : ceux d’une nation policée, au contraire, sont immenses. Peu d’hommes y sont exposés aux rigueurs de la faim ; mais que de goûts et de desirs n’ont-ils pas à satisfaire ! et, dans cette multiplicité de goûts, que de germes de querelles, de discussions, et de vices ! Oui ; mais aussi que de lois et de police pour les réprimer !

Au reste, les grands crimes ne sont pas toujours l’effet de la multitude de nos desirs. Ce ne sont pas les passions multipliées, mais les passions fortes, qui sont fécondes en forfaits. Plus j’ai de desirs et de goûts, moins ils sont ardents. Ce sont des torrents d’autant moins gonflés et dangereux dans leur cours, qu’ils se partagent en plus de rameaux. Une passion forte est une passion solitaire qui concentre tous nos desirs en un seul point. Telles sont souvent en nous les passions produites par des besoins physiques.

Deux nations sans arts et sans agriculture sont-elles quelquefois exposées au tourment de la faim ? dans cette faim quel principe d’activité ! Point de la poissonneux, point de forêt giboyeuse, qui ne deviennent entre elles un germe de discussion et de guerre. Le poisson et le gibier cessent-ils d’être abondants ? chacune défend le lac ou le bois qu’elle s’approprie, comme le laboureur l’entrée du champ prêt à moissonner.

La faim se renouvelle plusieurs fois le jour, et, par cette raison, devient dans le sauvage un principe plus actif que ne l’est chez un peuple policé la variété de ses goûts et de ses desirs. Or, l’activité dans le sauvage est toujours cruelle, parcequ’elle n’est pas contenu par la loi. Aussi, proportionnément au nombre de ses habitants, se commet-il au nord de l’Amérique plus de cruautés et de crimes que dans l’Europe entiere. Sur quoi donc fonder l’opinion de la vertu et du bonheur des sauvages ?

Le dépeuplement des contrées septentrionales, si souvent ravagées par la famine, prouveroit-il que les Samoïedes soient plus heureux que les Hollandais ? Depuis l’invention des armes à feu et le progrès de l’art militaire (23) quel état que celui de l’Eskimau ! À quoi doit-il son existence ? À la pitié des nations européennes. Qu’il s’éleve quelque démêlé entre elles et lui, le peuple sauvage est détruit. Est-ce un peuple heureux que celui dont l’existence est aussi incertaine ?

Quand le Huron ou l’Iroquois seroit aussi ignorant que M. Rousseau le desire, je ne l’en croirois pas plus fortuné. C’est à ses lumieres, c’est à la sagesse de sa législation, qu’un peuple doit ses vertus, sa prospérité, sa population, et sa puissance. Dans quel moment les Russes devinrent-ils redoutables à l’Europe ? Lorsque le czar les eut forcés de s’éclairer (24). M. Rousseau, tome III, page 30 de l’Émile, veut absolument « que les arts, les sciences, la philosophie, et les habitudes qu’elle engendre, changent bientôt l’Europe en désert (25), et qu’enfin les connoissances corrompent les mœurs ». Mais sur quoi fonde-t-il cette opinion ? Pour soutenir de bonne foi ce paradoxe, il faut n’avoir jamais porté ses regards sur les empires de Constantinople, d’Ispahan, de Dehli, de Méquinès, enfin sur aucun de ces pays où l’ignorance est également encensée et dans les mosquées et dans les palais.

Que voit-on sur le trône ottoman ? Un souverain dont le vaste empire n’est qu’une vaste lande, dont toutes les richesses et tous les sujets, rassemblés, pour ainsi dire, dans une capitale immense, ne présentent qu’un vain simulacre de puissance, et qui, maintenant sans force pour résister à l’attaque d’un seul des princes des chrétiens, échoueroit devant le rocher de Malte, et ne jouera peut-être plus de rôle en Europe.

Quel spectacle offre la Perse ? Des habitants épars dans de vastes régions infestées de brigands, et vingt tyrans qui, le fer en main, se disputent des villes en cendres et des champs ravagés.

Qu’apperçoit-on dans l’Inde, dans ce climat le plus favorisé de la nature ? Des peuples paresseux, avilis par l’esclavage, et qui, sans amour du bien public, sans élévation d’ame, sans discipline, sans courage, végetent sous le plus beau ciel du monde (26) ; des peuples enfin dont toute la puissance ne soutient pas l’effort d’une poignée d’Européens. Tel est, dans une grande partie de l’orient, l’état des peuples soumis à cette ignorance si vantée.

M. Rousseau croit-il réellement que les empires que je viens de citer soient plus peuplés que la France, l’Allemagne, l’Italie, la Hollande, etc. ? Croit-il les peuples ignorants de ces contrées plus vertueux et plus fortunés que la nation éclairée et libre de l’Angleterre ? Non, sans doute. Il ne peut ignorer des faits connus du petit-maître le plus superficiel, et de la caillette la plus dissipée.

(19) L’instruction, toujours utile, nous fait ce que nous sommes. Les savants sont nos instituteurs. Notre mépris pour les livres est donc toujours un mépris de mauvaise foi. Sans livres nous serions encore ce que sont les sauvages.

Pourquoi la femme du serrail n’a-t-elle pas l’esprit des femmes de Paris ? C’est qu’il en est des idées comme des langues : on parle celle de ceux qui nous entourent. L’esclave de l’orient ne soupçonne par la fierté du caractere romain. Il n’a point lu Tite-Live ; il n’a d’idées ni de la liberté, ni d’un gouvernement républicain. Tout est en nous acquisition et éducation.

(20) La connoissance et la méfiance des hommes sont, dit-on, inséparables. L’homme n’est donc pas aussi bon que le prétend Julie.

(21) Moins on a de lumieres, plus on devient personnel. J’entends une petite-maîtresse pousser les hauts cris. Quelle en est la cause ? Est-ce le mauvais choix d’un général, ou l’enregistrement d’un édit onéreux au peuple ? Non ; c’est la mort de son chat ou de son oiseau. Plus on est ignorant, moins on apperçoit de rapport entre le bonheur national et le sien.

(22) Chez certains sauvages, l’ivresse attire le respect. Qui se dit ivre est déclaré prophete ; et, comme ceux des Juifs, il peut impunément assassiner.

(23) Un peuple est-il heureux ? pour continuer de l’être que faut-il ? Que les nations voisines ne puissent l’asservir. Pour cet effet, ce peuple doit être exercé aux armes ; il doit être bien gouverné, avoir d’habiles généraux, d’excellent amiraux, de sages administrateurs de ses finances, enfin une excellente législation. Ce n’est donc jamais de bonne foi qu’on se fait l’apologiste de l’ignorance. M. Rousseau sent bien que c’est à l’imbécillité commune à tous les sultans qu’il faut rapporter presque tous les malheurs du despotisme.

(24) Quelques officiers adoptent en France l’opinion de M. Rousseau ; ils veulent des soldats automates. Cependant jamais Turenne ni Condé ne se sont plaints du trop d’esprit des leurs. Des soldats grecs et romains, citoyens au retour de la campagne, étoient nécessairement plus instruits, plus éclairés, que les soldats de nos jours ; et les armées grecques et romaines valoient bien les nôtres.

(25) De toutes les parties de l’Asie, la plus savante est la Chine, et c’est aussi la mieux cultivée et la plus habitée. Quelques érudits veulent que l’ignorante et barbare Europe ait été jadis plus peuplée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ma réponse à leurs nombreuses citations, c’est que dix arpents en froment nourrissent plus d’hommes que cent arpents en bruyeres, pâtures, etc. ; c’est que l’Europe étoit autrefois couverte d’immenses forêts, et que les Germains se nourrissoient du produit de leurs bestiaux. César et Tacite l’assurent, et leur témoignage décide la question. Un peuple pasteur ne peut être nombreux. L’Europe civilisée est donc nécessairement plus peuplée que ne l’étoit l’Europe barbare et sauvage. S’en rapporter là-dessus à des historiens, souvent menteurs ou mal instruits, lorsqu’on a en main des preuves évidentes de leur mensonge, c’est folie. Un pays sans agriculture ne peut sans un miracle nourrir un grand nombre d’habitants : or les miracles sont plus rares que les mensonges.

(26) Les Indiens n’ont nulle force de caractere ; ils n’ont que l’esprit de commerce. Il est vrai que la nature a tout fait pour eux. C’est elle qui couvre leur sol de ces denrées précieuses que l’Europe y vient acheter. Les Indiens, en conséquence, sont riches et paresseux. Ils aiment l’argent, et n’ont pas le courage de le défendre. Leur ignorance dans l’art militaire et dans la science du gouvernement les rendra long-temps vils et méprisables.


  1. Si les caracteres étoient l’effet de l’organisation, il y auroit en tout pays un certain nombre d’hommes de caractere. Pourquoi n’en voit-on communément que dans les pays libres ? C’est que ces pays sont les seuls où les caracteres puissent se développer. Mais le moral pourroit-il s’opposer au développement d’une cause physique ? Est-il quelque maxime morale qui fasse fondre une loupe ?