De l’Homme/Section 6/Chapitre 1

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 7-19).
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SECTION VI.

Des maux produits par l’ignorance ; que l’ignorance n’est point destructive de la mollesse ; qu’elle n’assure point la fidélité des sujets ; qu’elle juge sans examen les questions les plus importantes. Celles du luxe citées en exemple. Des malheurs où ces jugements peuvent quelquefois précipiter une nation. Dumépris et de la haine qu’on doit aux protecteurs de l’ignorance.


CHAPITRE I.

De l’ignorance et de la mollesse des peuples.

L’ignorance n’arrache point les peuples à la mollesse ; elle les y plonge, les dégrade, et les avilit. Les nations les plus stupides ne sont pas les plus recommandables pour leur magnanimité, leur courage, et la sévérité de leurs mœurs. Les Portugais et les Romains modernes sont ignorants : ils n’en sont pas moins pusillanimes, voluptueux, et mous. Il en est ainsi de la plupart des peuples de l’orient. En général, dans tout pays où le despotisme et la superstition engendrent l’ignorance, à son tour, y enfant la mollesse et l’oisiveté.

Le gouvernement défend-il de penser ? je me livre à la paresse. L’inhabitude de réfléchir me rend l’application pénible et l’attention fatigante (1). Quels charmes pour moi auroit alors l’étude ? Indifférent à toute espece de connoissances, aucune ne m’intéresse assez pour m’en occuper ; et ce n’est plus que dans des sensations agréables que je puis chercher mon bonheur.

Qui ne pense pas veut sentir, et sentir délicieusement. On veut même croître, si je l’ose dire, en sensations à mesure qu’on diminue en pensées. Mais peut-on être à chaque instant affecté de sensations voluptueuses ? Non ; c’est de loin en loin qu’on en éprouve de telles.

L’intervalle qui sépare chacune de ces sensations est, chez l’ignorant et le désœuvré, rempli par l’ennui. Pour en abréger la durée il se provoque au plaisir, s’épuise, et se blase. Entre tous les peuples, quels sont les plus généralement livrés à la débauche ? Les peuples esclaves et superstitieux.

Il n’est point de nation plus corrompue que la vénitienne[1], et sa corruption, dit M. Burck, est l’effet de l’ignorance qu’entretient à Venise le despotisme aristocratique. « Nul citoyen n’ose y penser : y faire usage de sa raison est un crime ; et c’est le plus puni. Or, qui n’ose penser veut du moins sentir, et doit par ennui se livrer à la mollesse. Qui supporteroit le joug d’un despotisme aristocratique, si ce n’est un peuple ignorant et voluptueux ? Le gouvernement le sait, et le gouvernement encourage ses sujets à la débauche. Il leur offre à-la-fois des fers et des plaisirs : ils acceptent les uns pour les autres ; et, dans leurs ames avilies, l’amour des voluptés l’emporte toujours sur celui de la liberté. Le Vénitien n’est qu’un pourceau qui, nourri par le maître et pour son usage, est gardé dans une étable, où on le laisse se veautrer dans la fange et la boue.

« À Venise, grand, petit, homme, femme, clergé, laïque, tout est également plongé dans la mollesse. Les nobles, toujours en crainte du peuple, et toujours redoutables les uns aux autres, s’avilissent, s’énervent eux-mêmes par politique, et se corrompent par les mêmes moyens qu’ils corrompent leurs sujets. Ils veulent que les plaisirs et les voluptés engourdissent en eux le sentiment d’horreur qu’exciteroit dans un esprit élevé et fier le tribunal d’inquisition de l’état. »

Ce que M. Burck dit ici des Vénitiens est également applicable aux Romains modernes, et généralement à tous les peuples ignorants et policés. Si le catholicisme, disent les réformés, énerve les ames, et ruine à la longue l’empire où il s’établit, c’est qu’il y propage l’ignorance et l’oisiveté, et que l’oisiveté est mere de tous les vices politiques et moraux.

L’amour du plaisir seroit-il donc un vice ? Non. La nature porte l’homme à sa recherche, et tout homme obéit à cette impulsion de la nature. Mais le plaisir est le délassement du citoyen instruit, actif, et industrieux ; et c’est l’unique occupation de l’oisif et du stupide. Le Spartiate, comme le Perse, étoit sensible à l’amour ; mais l’amour, différent en chacun d’eux, faisoit de l’un un peuple vertueux, et de l’autre un peuple efféminé. Le ciel a fait les femmes dispensatrices de nos plaisirs les plus vifs : mais le ciel a-t-il voulu qu’uniquement occupés d’elles, les hommes, à l’exemple des fades bergers de l’Astrée, n’eussent d’autre emploi que celui d’amants ? Ce n’est point dans les petits soins d’une passion langoureuse, mais dans l’activité de son esprit, dans l’acquisition des connoissances, dans ses travaux et son industrie, que l’homme peut trouver un remede à l’ennui. L’amour est toujours un péché théologique, et devient un péché moral lorsqu’on en fait sa principale occupation. Alors il énerve l’esprit, et dégrade l’ame.

Qu’à l’exemple des Grecs et des Romains les nations fassent de l’amour un dieu, mais qu’elles ne s’en rendent point les esclaves. L’Hercule qui combat Achéloüs et lui enleve Déjanire est fils de Jupiter ; mais l’Hercule qui file aux pieds d’Omphale n’est qu’un Sybarite. Tout peuple actif et éclairé est le premier des ces Hercules ; il aime le plaisir, le conquiert, et ne s’en excede point ; il pense souvent, jouit quelquefois.

Quant au peuple esclave et superstitieux, il pense peu, s’ennuie beaucoup, voudroit toujours jouir, s’excite, et s’énerve. Le seul antidote à son ennui seroit le trail, l’industrie, et les lumieres. Mais, dit à ce sujet Sidney, les lumieres d’un peuple sont toujours proportionnées à sa liberté, comme son bonheur et sa puissance sont toujours proportionnés à ses lumieres. Aussi l’Anglais, plus libre, est communément plus éclairé que le Français, le Français que l’Espagnol, l’Espagnol que le Portugais, le Portugais que le Maure. L’Angleterre, en conséquence, est, relativement à sont étendue, plus puissante que la France[2], la France que l’Espagne, l’Espagne que le Portugal, et le Portugal que Maroc. Plus les peuples sont éclairés, plus ils sont vertueux, puissants, et heureux. C’est à l’ignorance seule qu’il faut imputer les effets contraires. Il n’est qu’un cas où l’ignorance puisse être desirable ; c’est lorsque tout est désespéré dans un état, et qu’à travers les maux présents on apperçoit encore de plus grands maux à venir. Alors la stupidité est un bien[3] ; la science et la prévoyance sont un mal. C’est alors que, fermant les yeux à la lumiere, on voudroit se cacher des maux sans remede. La position du citoyen est semblable à celle du marchand naufragé : l’instant pour lui le plus cruel n’est pas celui où, porté sur les débris du vaisseau, la nuit couvre la surface des mers, où l’amour de la vie et l’espérance lui dont, dans l’obscurité, entrevoir une terre prochaine. Le moment terrible est le lever de l’aurore, lorsque, repliant les voiles de la nuit, elle éloigne la terre de ses yeux, et lui découvre à-la-fois l’immensité des mers et de ses malheurs : c’est alors que l’espérance, portée avec lui sur les débris du vaisseau, fuit, et cede sa place au désespoit.

S’il est quelque royaume en Europe où les malheurs des citoyens soient sans remede, qu’on y détruise l’ignorance, et l’on y aura détruit tous les germes du mal moral.

L’ignorance plonge non seulement les peuples dans la mollesse, mais éteint en eux jusqu’au sentiment de l’humanité : les plus ignorants sont les plus barbares. Lequel se montra dans la derniere guerre le plus inhumain des peuples ? L’ignorant Portugais. Il coupoit le nez et les oreilles des prisonniers faits sur les Espagnols. Pourquoi les Français se montrerent-ils plus généreux ? C’est qu’ils étoient moins stupides.

Nul citoyen de la Grande-Bretagne qui ne soit plus ou moins instruit (2). Point d’Anglais que la forme de son gouvernement ne nécessite à l’étude (3). Aucun ministre que le cri national avertisse plus promptement de ses fautes. Or, si, dans la science du gouvernement comme dans toute autre ; c’est du choc des opinions contraires que doit jaillir la lumiere, point de pays où l’administration puisse être plus éclairée, puisqu’il n’en est aucun où la presse soit plus libre.

Il n’en est pas de même à Lisbonne. Où le citoyen étudieroit-il la science du gouvernement ? seroit-ce dans les livres ? La superstition souffre à peine qu’on y lise la Bible. Seroit-ce dans la conversation ? Il est dangereux d’y parler des affaires publiques, et personne en conséquence ne s’y intéresse. Seroit-ce enfin au moment qu’un grand entre en place ? Mais alors, comme je l’ai déja dit, le moment de se faire des principes est passé ; c’est le temps de les appliquer, d’exécuter, et non de méditer. D’où faut-il donc qu’une pareille nation tire ses généraux et ses ministres ? De l’étranger.

(1) La haine d’un peuple ignorant pour l’application s’étend jusqu’à ses amusements. Aime-t-il le jeu ? il ne joue que les jeux de hasard. Aime-t-il les opéra ? c’est, pour ainsi dire, des poëmes sans paroles qu’il demande. Peu lui importe que son esprit soit occupé ; il suffit que ses oreilles soient frappées de sons agréables. Entre tous les plaisirs, ceux qu’il préfere sont ceux qui ne supposont ni esprit ni connoissances.

(2) En Angleterre, pourquoi les grands sont-ils en général plus éclairés qu’en tout autre pays ? C’est qu’ils ont intérêt de l’être. En Portugal, au contraire, pourquoi sont-ils si souvent ignorants et stupides ? C’est que nul intérêt ne les nécessite à s’instruire. La science des premiers est celle de l’homme et du gouvernement ; celle des seconds est la science du lever, du coucher, et des voyages des princes.

Mais les Anglais ont-ils porté dans la morale et la politique toutes les lumieres qu’on devoit attendre d’un peuple aussi libre ? J’en doute. Enivrés de leur gloire, les Anglais ne soupçonnent point de défaut dans leur gouvernement actuel. Peut-être les écrivains français ont-ils eu sur cet objet des vues plus profondes et plus étendues. Il est deux causes de cet effet.

La premiere est l’état de la France. Le malheur n’est-il pas encore excessif en un pays ? n’a-t-il pas entièrement abattu les esprits ? il les éclaire, et devient dans l’homme un principe d’activité. Souffre-t-on ? l’on veut s’arracher à la douleur, et ce desir est inventif.

La seconde est peut-être le peu de liberté dont jouissent en France les écrivains. L’homme en place fait-il une injustice, une bévue ? il faut la respecter. La plainte est en ce royaume le crime le plus puni. Y veut-on écrire sur les matières d’administration ? il faut pour cet effet remonter en morale et en politique jusqu’à ces principes simples et généraux dont le développement indique d’une manière éloignée la route que le gouvernement doit tenir pour faire le bien. Les écrivains français ont présenté en ce genre les idées les plus grandes et les plus étendues. Ils se sont par cette raison rendus plus universellement utiles que les écrivains anglais. Ces derniers, n’ayant pas les mêmes motifs pour s’élever à des principes généraux et premiers, font de bons ouvrages, mais presque uniquement applicables à la forme particulière de leur gouvernement, aux circonstances présentes, et enfin à l’affaire du jour.

(3) Il n’est point à Londres d’ouvrier, de porteur de chaise, qui ne lise les gazettes, qui ne soupçonne la vénalité de ses représentants, et ne croie en conséquence devoir s’instruire de ses droits en qualité de citoyen. Aussi nul membre du parlement n’oseront y proposer une loi directement contraire à la liberté nationale. S’il le faisoit, ce membre, cité par le parti de l’opposition et les papiers publics devant le peuple, seroit exposé à sa vengeance. Le corps du parlement est donc contenu par la nation. Nul bras maintenant assez fort pour enchaîner un pareil peuple. Son asservissement est donc éloigné. Est-il impossible ? Je ne l’assurerai point. Peut-être ses immenses richesses présagent-elles déjà cet évènement futur.


  1. Voyez Traité du Sublime, de M. Burck. Je le traduis, et ne prétends point juger d’un peuple que je ne connois que sur des relations.
  2. Pour prouver l’avantage du moral sur le physique, le ciel, disent les Anglais, a voulu que la Grande-Bretagne proprement dire n’eût que le quart d’étendue de l’Espagne, que le tiers de la France, et que, moins peuplée peut-être que ce dernier royaume, elle lui commandât par la supériorité de son gouvernement.
  3. Dans les empires d’orient, le plus funeste et le plus dangeraux don du ciel seroit une ame noble, un esprit élevé. Ils seroient un crime dont le sultan les puniroit. Peu d’orientaux sont exposés à ce danger.