De l’Homme/Section 6/Chapitre 18

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 95-98).
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CHAPITRE XVIII.

Ce n’est point dans le luxe, mais dans sa cause productrice, qu’est le principe destructeur des empire.

Que conclure de l’examen rapide de la question que je traite ? Que presque toutes les accusations intentées contre le luxe sont sans fondement ; que, des deux especes de luxe citées au chapitre V, il en est une qui, toujours l’effet de la trop grande multiplication des hommes, et de la forme despotiques de leurs gouvernements, suppose une très inégale répartition des richesses nationales ; que cette répartition est sans doute un grand mal ; mais qu’une fois établie le luxe devient, sinon un remede efficace, du moins un palliatif à ce mal (29). C’est la magnificence des grands qui reporte journellement l’argent et la vie dans la classe inférieure des citoyens.

L’emportement des moralistes contre le luxe est l’effet de leur ignorance. Que cet emportement trouve place dans un sermon : un sermon n’exige aucune précision dans les idées.

Ce que le bon sens examine, la sottise du prédicateur le décide. Malheur au prince qui, sans des changements préalables dans la forme du gouvernement, tenteroit de bannir tout luxe d’une nation dont l’amour de l’argent est le principe d’activité ! Il auroit bientôt dépeuplé son pays, énervé l’industrie de ses sujets, et jeté les esprits dans une langueur fatale à sa puissance.

On peut regarder ces idées premieres, et peut-être encore superficielles, qu’occasionne la question du luxe, comme un exemple des points de vue divers sous lesquels on doit considérer tout problême important et compliqué de la morale. Si l’on sent toute l’influence que doit avoir sur le bonheur public la solution plus ou moins exacte de pareils problêmes, et la scrupuleuse attention qu’on doit à leur examen, on sentira que qui se montre protecteur de l’ignorance se déclare l’ennemi de l’état, et, sans le savoir, commet le crime de lese-humanité.

Chez tous les peuples, il est une dépéndance réciproque entre la perfection de la législation et les progrès de l’esprit humain. Plus les citoyens seront éclairés, plus leurs lois seront parfaites. C’est de leur seule bonté, comme je vais le prouver, que dépend la félicité publique.

(29) Une trop inégale répartition des richesses nationales précede et produit toujours le goût du luxe. Un particulier a-t-il plus d’argent qu’il n’en faut pour subvenir à ses besoins ? il se livre à l’amour des superfluités. L’ennemi du luxe doit donc chercher dans la cause même du partage trop inégal des richesses, et dans la destruction du despotisme, le remede aux maux dont il accuse le luxe, et que réellement le luxe soulage. Toute espece de superfluité a sa cause productrice. Le luxe des chevaux, préférable à celui des bijoux, et particulier aux Anglais, est en partie l’effet du long séjour qu’ils sont dans leurs campagnes. Si tous les habitent, c’est qu’ils y sont, pour ainsi dire, nécessités par la constitution de leur état. C’est la forme des gouvernements qui dirige d’une maniere invisible jusqu’aux goûts des particuliers. C’est toujours à leurs lois que les peuples doivent leurs mœurs et leurs habitudes.