De l’Homme/Section 6/Chapitre 6

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 38-44).
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CHAPITRE VI.

De la formation des peuplades.

Quelques familles ont passé dans une île. Je veux que le sol en soit bon, mais inculte et désert. Quel est au moment du débarquement le premier soin de ces familles ? Celui de construire des huttes, et de défricher l’étendue de terrain nécessaire à leur subsistance. Dans ce premier moment quelles sont les richesses de l’île ? Les récoltes, et le travail qui les produit. Cette île contient-elle plus de terres à cultiver que de cultivateurs ? quels sont les vrais opulents ? Ceux dont les bras sont les plus forts et les plus actifs.

Les intérêts de cette société naissante seront d’abord peu compliqués ; et peu de lois, en conséquence, lui suffiront. C’est à la défense du vol et du meurtre que presque toutes se réduiront. De telles lois seront toujours justes, parcequ’elles seront faites du consentement de tous ; parcequ’une loi généralement adoptée dans un état naissant est toujours conforme à l’intérêt du plus grand nombre, et par conséquent toujours sage et bien-faisante.

Je suppose que cette société élise un chef : ce ne sera qu’un chef de guerre, sous les ordres duquel elle combattra les pirates et les nouvelles colonies qui voudront s’établir dans son île. Ce chef, comme tout autre colon, ne sera possesseur que de la terre qu’il aura défrichée. L’unique faveur qu’on pourra lui faire, c’est de lui laisser le choix du terrain. Il sera d’ailleurs sans pouvoir.

Mais les chefs successeurs du premier resteront-ils long-temps dans cet état d’impuissance ? Par quel moyen en sortiront-ils, et parviendront-ils enfin au pouvoir arbitraire ?

L’objet de la plupart d’entre eux sera de se soumettre l’île qu’ils habitent. Mais leurs efforts seront vains tant que la nation sera peu nombreuse. Le despotisme s’établit difficilement dans un pays qui, nouvellement habité, est encore peu peuplé. Dans toutes les monarchies, les progrès du pouvoir sont lents ; le temps employé par les souverains de l’Europe pour s’aservir leurs grands vassaux en est le preuve. Le prince qui de trop bonne heure attenteroit à la propriété des biens, de la vie, et de la liberté des puissants propriétaires, et voudroit accabler le peuple d’impôts, se perdroit lui-même ; grand et petit, tout se révolteroit ; le monarque n’auroit ni argent pour lever une armée, ni armée pour combattre ses sujets.

Le moment où la puissance du prince ou du chef s’accroît est celui où la nation est devenue riche et nombreuse, où chaque citoyen cesse d’être soldat, où, pour repousser l’ennemi, le peuple consent de soudoyer des troupes, et de les tenir toujours sur pied. Si le chef s’en conserve le commandement dans la paix et dans la guerre, son crédit insensiblement augmente ; il en profite pour grossir l’armée. Est-elle assez forte ? alors le chef ambitieux leve le masque, opprime les peuples, anéantit toute propriété, pille la nation ; parcequ’en général l’homme s’approprie tout ce qu’il peut ravis ; parceque le vol ne peut être contenu que par des lois séveres, et que les lois sont impuissantes contre le chef et son armée.

C’est ainsi qu’un premier impôt fournit souvent à l’usurpateur les moyens d’en lever de nouveaux, jusqu’à ce qu’enfin, armé d’une puissance irrésistible, il puisse, comme à Constantinople, engloutir dans sa cour et son armée toutes les richesses nationales. Alors, indigent et foible, un peuple est attaqué d’une maladie incurable. Nulle loi ne garantit aux citoyens la propriété de leur vie, de leurs biens, et de leur liberté. Faute de cette garantie, tous rentrent en état de guerre, et toute société est dissoute.

Ces citoyens vivent-ils encore dans les mêmes cités ? ce n’est plus dans une union mais dans une servitude commune. Il ne faut alors qu’une poignée d’hommes libres pour renverser les empires en apparence formidables.

Qu’on batte trois ou quatre fois l’armée avec laquelle l’usurpateur tient la nation aux fers, point de ressource pour lui dans l’amour et la valeur de ses peuples ; lui et sa milice sont craints et haïs. Le bourgeois de Constantinople ne voit dans les janissaires que les complices du sultan, et les brigands à l’aide desquels il pille et ravage l’empire. Le vainqueur a-t-il affranchi les peuples de la crainte de l’armée ? ils favorisent ses entreprises, et ne voient en lui qu’un vengeur.

Les Romains font cent ans la guerre aux Volsques ; ils en emploient cinq cents à la conquête de l’Italie : ils paroissent en Asie, elle leur est asservie ; la puissance d’Antiochus et de Tigrane s’anéantit à leur aspect, comme celle de Darius à l’aspect d’Alexandre.

Les despotisme est la vieillesse et la derniere maladie d’un empire ; cette maladie n’attaque point sa jeunesse. L’existence du despotisme suppose ordinairement celle d’un peuple déja riche et nombreux. Mais comment se peut-il que la grandeur, la richesse, et l’extrême population d’un état, ait quelquefois des suites aussi funestes ?