De l’Homme/Section 6/Chapitre 9

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 64-68).
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CHAPITRE IX.

Du partage trop inégal des richesses nationales.

Point de forme de gouvernement où maintenant les richesses nationales soient et puissent être également réparties. Se flatter de cet égal partage chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire, c’est folie.

Dans les gouvernements despotiques, si les richesses de tout un peuple s’absorbent dans un petit nombre de familles, la cause en est simple. Le peuples reconnoissent-ils un maître ? peut-il arbitrairement leur imposer des taxes, transporter à son gré les biens d’une certaine classe de citoyens à une autre ? il faut qu’en peu de temps les richesses de l’empire se rassemblent dans les mains des favoris[1]. Mais quel bien ce mal de l’état fait-il au prince ? Le voici :

Un despote, en qualité d’homme, s’aime de préférence aux autres. Il veut être heureux, et sent, comme le particulier, qu’il participe à la joie et à la tristesse de tout ce qui l’environne. Son intérêt, c’est que ses gens, c’est-à-dire ses courtisans, soient contents. Leur soif pour l’or est insatiable. S’ils sont à cet égard sans pudeur, comment leur refuser sans cesse ce qu’ils lui demandent toujours ? Voudra-t-il constamment mécontenter ses familiers, et s’exposer au chagrin communicatif de tout ce qui l’entoure ? Peu d’hommes ont ce courage. Il vuidera donc perpétuellement la bourse de ses peuples dans celle de ses courtisans ; et c’est entre ses favoris qu’il partagera presque toutes les richesses de l’état. Ce partage fait, quelles bornes mettre à leur luxe ? Plus il est grand, et plus, dans la situation où se trouve alors un empire, ce luxe est utile. Le mal n’es que dans sa cause productrice, c’est-à-dire dans le partage trop inégal des richesses nationales, et dans la puissance excessive du prince, qui, peu instruit de ses devoirs, et prodigue par foiblesse, se croit généreux lorsqu’il est injuste (12).

Mais le cri de la misere ne peut-il l’avertir de sa méprise ? Le trône où s’assied un sultan est inaccessible aux plaintes de ses sujets ; elles ne parviennent point jusqu’à lui. D’ailleurs que lui importe leur félicité, si leur mécontentement n’a nulle influence immédiate sur son bonheur actuel ?

Le luxe, comme je le prouve, est, dans la plupart des pays, l’effet rapide et nécessaire du despotisme. C’est donc contre le despotisme que doivent s’élever les ennemis du luxe (13). Pour supprimer un effet il faut en détruire la cause. Le seul moyen d’opérer en ce genre quelque changement heureux, c’est par un changement insensible dans les lois et l’administration (14).

Il faudroit, pour le bonheur même du prince et de sa postérité, fixer, en fait d’impôts, les limites immuables qu’on ne doit jamais reculer. Du moment où la loi, comme un obstacle insurmontable, s’opposera à la prodigalité du monarque, les courtisans mettront des bornes à leurs desirs et à leurs demandes ; ils n’exigeront point ce qu’ils ne pourront obtenir.

Le prince en sera-t-il moins heureux ? Il aura sans doute près de lui moins de courtisans, et des courtisans moins bas ; mais leur bassesse n’est peut-être pas si nécessaire qu’on le croit à sa félicité. Les favoris d’un roi sont-ils libres et vertueux ? le souverain s’accoutume insensiblement à leur vertu : il ne s’en trouve pas plus mal, et ses peuples en sont beaucoup mieux.

(12) De la somme des impôts mis sur les peuples, une partie est destinée à l’entretien et à l’amusement particulier du souverain ; mais l’autre doit être en entier appliquée aux besoins de l’état. Si le prince est propriétaire de la premiere partie, il n’est qu’administrateur de la seconde : il peut être libéral de l’une, il doit être économe de l’autre. Le trésor public est un dépôt entre les mains du souverain. « Je me croirois indigne du trône, disoit un grand prince, si, dépositaire de la recette des impôts, j’en distrayois une seule pension pour enrichir un favori ou un délateur ». Tibere lui-même répétoit souvent à ses favoris : « Je me garderai bien de toucher au trésor public. Si je l’épuisois en folles dépenses, il faudroit le remplir, et pour cet effet avoir recours à des moyens injustes ; le trône en seroit ébranlé. »

(13) À quel signe reconnoît-on le luxe vraiment nuisible ? À l’espece de marchandises étalées sur les boutiques. Plus ces marchandises sont riches, moins il y a de proportion dans la fortune des citoyens. Or, cette grande disproportion, toujours un mal en elle-même, devient encore un plus grand mal par la multiplicité des goûts qu’elle engendre. Ces goûts contractés, on veut les satisfaire. Il faut à cet effet d’immenses trésors. Point de bornes alors au desir des richesses. Vertu, honneur, patrie, tout est sacrifié à l’amour de l’argent.

Dans les pays, au contraire, où l’on se contente du nécessaire, l’on est heureux, et l’on peut être vertueux. Le luxe excessif, qui presque par-tout accompagne le despotisme, suppose une nation déja partagée en oppresseurs et en opprimés, en voleurs et en volés. Mais, si les voleurs forment le plus petit nombre, pourquoi ne succombent-ils pas sous les efforts du plus grand ? À quoi doivent-ils leur salut ? À l’impossibilité où se trouvent les volés de se donner le mot et de se rassembler le même jour. D’ailleurs, l’oppresseur, avec l’argent déja pillé, peut toujours soudoyer une armée pour combattre les opprimés, et les vaincre en détail. Aussi le pillage d’une nation soumise au despotisme continue-t-il jusqu’à ce qu’enfin le dépeuplement, la misere des peuples, aient également soumis et le voleur et le volé au joug d’un voisin puissant. Une nation n’est plus, en cet état, composée que d’indigents sans courage, et de brigands sans justice ; elle est avilie et sans vertu.

Il n’en est pas ainsi dans un pays où les richesses sont à-peu-près également réparties entre les citoyens ; où tous sont aisés par rapport aux citoyens des autres nations. Dans ce pays, nul homme assez riche pour se soumettre ses compatriotes. Chacun, contenu par son voisin, est plus occupé de conserver que d’envahir. Le desir de la conservation y devient donc le vœu général et dominant de la plus grande et de la plus riche partie de la nation. C’est et ce desir, et l’état d’aisance des citoyens, et le respect de la propriété d’autrui, qui chez tous les peuples féconde les germes de la vertu, de la justice, et du bonheur. C’est donc la cause productrice d’un certain luxe qu’il faut rapporter presque toutes les calamités qu’on lui impute.

(14) Les courtisans, dit-on, se modelent sur le prince. Méprise-t-il le luxe et la mollesse ? l’un et l’autre disparoissent. Oui, pour le moment. Mais, pour opérer un changement durable dans les mœurs d’un peuple, ce n’est pas assez de l’exemple ou de l’ordre du souverain : cet ordre ne transforme pas un peuple de Sybarites en un peuple robuste, laborieux, et vaillant. C’est l’œuvre des lois.


  1. Plus le prince croît en pouvoir, moins il est accessible. Sous le vain prétexte de rendre la personne royale plus respectable, les favoris la voilent à tous les yeux ; l’approche en est interdite aux sujets ; le monarque devient un dieu invisible. Quel est dans cette apothéose l’objet des favoris ? Celui d’abrutir le prince pour le gouverner. Ils le relguent dont à cet effet dans un serrail, ou le renferment dans leur petite société ; et toutes les richesses nationales s’absorbent alors dans un très petit nombre de familles.