De l’Homme/Section 8/Chapitre 1

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 209-211).
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SECTION VIII.

De ce qui constitue le bonheur des individus. De la base sur laquelle on doit édifier la félicité nationale, nécessairement composée de toutes les félicités particulieres.




CHAPITRE I.

Tous les hommes, dans l’état de société, peuvent-ils être également heureux ?

Nulle société où tous les citoyens puissent être égaux en richesses et en puissance (1). En est-il où tous puissent être égaux en bonheur ? C’est ce que j’examine.

Des lois sages pourroient sans doute opérer le prodige d’une félicité universelle. Tous les citoyens ont-ils quelque propriété, tous sont-ils dans un certain état d’aisance, et peuvent-ils, par un travail de sept ou huit heures, subvenir abondamment à leurs besoins et à ceux de leur famille ? ils sont aussi heureux qu’ils peuvent l’être.

Pour le prouver, sachons en quoi consiste le bonheur du particulier. Cette connoissance préliminaire est la seule base sur laquelle on puisse édifier la félicité nationale.

Une nation est le composé de tous ses citoyens, et le bonheur public le composé de tous les bonheurs particuliers. Or, qu’est-ce qui constitue le bonheur de l’individu ?

Qu’on interroge la plupart des hommes. Pour être également heureux, diront-ils, il faudroit que tous fussent également riches et puissants. Rien de plus faux que cette assertion. En effet, si la vie n’est que le composé d’une infinité d’instants divers, tous les hommes seroient également heureux si tous pouvoient remplir ces instants d’une maniere également agréable. Le peut-on dans les différentes conditions ? Est-il possible d’y colorier de la même nuance de félicité tous les moments de la vie humaine ? Sachons auparavant dans quelles occupations différentes se consomment nécessairement les diverses parties de la journée.

(1) Point de calomnie dont en France le clergé n’ait noirci les philosophes. Il les accusoit de ne reconnoître aucune supériorité de rang, de naissance et de dignité. Il croyoit par ce moyen irriter le puissant contre eux. Cette accusation étoit heureusement trop vague et trop ridicule. En effet, sous quel point de vue un philosophe s’égaleroit-il au grand seigneur ? Ou ce seroit en qualité de chrétien, parcequ’à ce titre tous les hommes sont freres ; ou ce seroit en qualité de sujet d’un despote, parceque tout sujet n’est devant lui qu’un esclave, et que tous les esclaves sont essentiellement de même condition. Or, les philosophes ne sont apôtres ni du papisme ni du despotisme ; et d’ailleurs il ne doit point y avoir en France de despote. Mais les titres dont on y décore les grands seigneurs sont-ils autre chose que les joujous d’une vanité puérile ?