De l’Homme/Section 8/Chapitre 10

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 11-14).
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CHAPITRE X.

Quelle maîtresse convient à l’oisif.

On fait maintenant peu de cas de l’amour platonique : on lui préfere l’amour physique ; et celui-ci n’est pas réellement le moins vif. Le cerf est-il enflammé de ce dernier amour ? de timide il devient brave. Le chien fidele quitte son maître, et court après la lice en chaleur. En est-il séparé ? il ne mange point, tout son corps frissonne, il pousse de longs hurlements. L’amour platonique fait-il plus ? Non. Je m’en tiens donc à l’amour physique. C’est pour ce dernier que M. de Buffon se déclare ; et je pense, comme lui, que de tous les amours c’est le plus agréable, excepté cependant pour les désœuvrés.

Une coquette est pour ces derniers une maîtresse délicieuse. Entre-t-elle dans une assemblée, vêtue de cette maniere galante qui permet à tous d’espérer ce qu’elle n’accordera qu’à très peu ? l’oisif s’éveille, sa jalousie s’irrite, il est arraché à l’ennui[1]. Il faut donc des coquettes aux oisifs, et de jolies filles aux occupés.

La chasse des femmes, comme celle du gibier, doit être différente, selon le temps qu’on veut y mettre. N’y peut-on donner qu’une heure ou deux ? on va au tiré. Ne sait-on que faire de son temps, veut-on prolonger son mouvement ? il faut des chiens courants, et forcer le gibier. La femme adroite se fait long-temps courir par le désœuvré.

Au Canada, le roman du sauvage est court. Il n’a pas le temps de faire l’amour : il faut qu’il pêche et qu’il chasse. Il offre donc l’allumette à sa maîtresse ; l’a-t-elle soufflée ? il est heureux. Si l’on avoit à peindre les amours de Marius et de César lorsqu’ils avoient en tête Sylla et Pompée, ou le roman ne seroit pas vraisemblable, ou, comme celui du sauvage, il seroit très court. Il faudroit que César y répétât, Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.

Si l’on décrivoit, au contraire, les amours champêtres des bergers oisifs, il faudroit leur donner des maîtresses délicates, cruelles, et sur-tout fort pudibondes. Sans de telles maîtresses, Céladon périroit d’ennui.



  1. La plus forte passion de la coquette est d’être adorée. Que faire à cet effet ? Toujours irriter les desirs des hommes, et ne les satisfaire presque jamais. « Une femme, dit le proverbe, est une table bien servie, qu’on voit d’un œil différent avant ou après le repas. »