De l’Homme/Section 8/Chapitre 22

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 82-88).


CHAPITRE XXII.

C’est aux riches que se fait le plus vivement sentir le besoin des richesses.

Si l’opulent oisif ne se croit jamais assez riche, c’est que les richesses qu’il possede ne suffisent point encore à son bonheur. A-t-il des musiciens à ses gages ? leurs concerts ne remplissent point le vuide de son ame ; il lui faut de plus des architectes, un vaste palais, une cage immense pour renfermer un triste oiseau. Il desire en outre des équipages de chasses, des bals, des fêtes, etc. L’ennui est un gouffre sans fond que ne peuvent combler les richesses d’un empire, et peut-être celles de l’univers entier. Le travail seul le remplit. Peu de fortune suffit à la félicité d’un citoyen laborieux. Sa vie, uniforme et simple, s’écoule sans orage. Ce n’est point sur la tombe de Crésus[1], mais sur celle de Baucis, qu’on grava cette épitaphe :

Sa mort fut le soir d’un beau jour.

De grands trésors sont l’apparence du bonheur, et non sa réalité. Il est plus de vraie joie dans la maison de l’aisance que dans celle de l’opulence ; et l’on soupe plus gaiement au cabaret que chez les président Hainault.

Qui s’occupe se soustrait à l’ennui. Aussi l’ouvrier dans sa boutique, le marchand à son comptoir, est souvent plus heureux que son monarque. Une fortune médiocre nous nécessite à un travail journalier. Si ce travail n’est point excessif, si l’habitude en est contractée, il nous devient dès lors agréable[2]. Tout homme qui, par cette espece de travail, peut pourvoir à ses besoins physiques et à celui de ses amusements, est à-peu-près aussi heureux qu’il le peut être[3]. Mais doit-on compter l’amusement parmi les besoins ? Il faut à l’homme, comme à l’enfant, des moments de récréation ou de changement d’occupation. Avec quel plaisir l’ouvrier et l’avocat quittent-ils, l’un son attelier, et l’autre son cabinet, pour la comédie ! S’ils sont plus sensibles à ce spectacle que l’homme du monde, c’est que les sensations qu’ils y éprouvent, moins émoussées par l’habitude, sont pour eux plus nouvelles.

A-t-on d’ailleurs contracté l’habitude d’un certain travail de corps et d’esprit ? ce besoin satisfait, l’on devient sensible aux amusements mêmes où l’on est passif. Si ces amusements sont insipides au riche oisif, c’est qu’il fait du plaisir son affaire, et non son délassement. Le travail, auquel jadis l’homme fut, dit-on, condamné, ne fut point une punition céleste, mais un bienfait de la nature. Travail suppose desir. Est-on sans desir ? on végete sans principes d’activité. Le corps et l’ame restent, si je l’ose dire, dans la même attitude[4]. L’occupation est le bonheur de l’homme[5]. Mais, pour s’occuper et de mouvoir, que faut-il ? Un motif. Quel est le plus puissant et le plus général ? La faim. C’est elle qui, dans les campagnes, commande le labour au cultivateur, et qui, dans les forêts, commande la pêche et la chasse au sauvage. Un besoin d’une autre espece anime l’artiste et l’homme de lettres ; c’est le besoin de la gloire, de l’estime publique, et des plaisirs dont elle est représentative.

Tout besoin, tout desir, nécessite au travail. En a-t-on de bonne heure contracté l’habitude ? il est agréable. Faute de cette habitude, la paresse le rend odieux, et c’est à regret qu’on seme, qu’on cultive, et qu’on pense.



  1. Si la félicité étoit toujours compagne du pouvoir, quel homme eût été plus heureux que le calife Abdoulrahman ? Cepentant telle fut l’inscription qu’il fit graver sur sa tombe : « Honneurs, richesses, puissance souveraine, j’ai joui de tout. Estimé et craint des princes mes contemporains, ils ont envié mon bonheur, ils ont été jaloux de ma gloire, ils ont recherché mon amitié. J’ai, dans le cours de ma vie, exactement marqué tous les jours où j’ai goûté un plaisir pur et véritable; et, dans un regne de cinquante année, je n’en ai compté que quatorze. »
  2. On ignore encore ce que peut sur nous l’habitude. On est, dit-on, bien nourri, bien couché à la Bastille, et l’on y meurt de chagrin. Pourquoi ? C’est qu’on y est privé de sa liberté, c’est-à-dire qu’on n’y vaque point à ses occupations ordinaires.
  3. La condition de l’ouvrier qui, par un travail modéré, pourvoit à ses besoins et à ceux de sa famille est de toutes les conditions peut-être la plus heureuse. Le besoin, qui nécessite son esprit à l’application, son corps à l’exercice, est un préservatif contre l’ennui et les maladies. Or, l’ennui et les maladies sont des maux, la joie et la santé des biens.
  4. Une des principales causes de l’ignorance et de l’inertie des Africains est la fertilité de cette partie du monde : elle fournit presque sans culture à tous les besoins. L’Africain n’a donc point intérêt de penser. Aussi pense-t-il peu. On en peut dire autant du Caraïbe. S’il est moins industrieux que les sauvages du nord de l’Amérique, c’est que, pour se nourrir, ce dernier a besoin de plus d’industrie.
  5. Pour le bonheur de l’homme, il faut que le plaisir soit le prix du travail, mais d’un travail modéré. Si la nature eût d’elle-même pourvu à tous ses besoins, elle lui eût fait le plus funeste des dons. Les hommes eusent croupu dans la langueur ; la riche oisiveté eût été sans ressource contre l’ennui. Quel palliatif à ce mal ? Aucun. Que tous les citoyens soient sans besoins, ils seront également opulents. Où le riche oisif trouveroit-il alors des hommes qui l’amusent ?