De l’Homme/Section 8/Chapitre 25

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 93-97).

CHAPITRE XXV.

De l’association des idées de bonheur et de richesses dans notre mémoire.

En tout pays où l’on n’est assuré de la propriété ni de ses biens, ni de sa vie, ni de sa liberté, les idées de bonheur et de richesses doivent souvent se confondre. On y a besoin de protecteurs ; et richesses fait protection. Dans tout autre, on peut s’en former des idées distinctes.

Si des fakirs, à l’aide d’un catéchisme religieux, persuadent aux hommes les absurdités les plus grossieres, par quelle raison, à l’aide d’un catéchisme moral, ne peur persuaderoit-on pas qu’il sont heureux, lorsque pour l’être il ne leur manque que de se croire tels[1] ? Cette croyance fait partie de notre félicité. Qui se croit infortuné le devient. Mais peut-on s’aveugler sur ce point important ? Quels sont donc les plus grands ennemis de notre bonheur ? L’ignorance et l’envie.

L’envie, louable dans la premiere jeunesse, tant qu’elle porte le nom d’émulation, devient une passion funeste, lorsque, dans l’âge avancé, elle a repris celui d’envie.

Qui l’engendre ? L’opinion fausse et exagérée qu’on se forme du bonheur de certaines conditions. Quel moyen de détruire cette opinion ? C’est d’éclairer les hommes. C’est à la connoissance du vrai qu’il est réservé de les rendre meilleurs. Elle seule peut étouffer cette guerre intestine qui, sourdement et éternellement allumée entre les citoyens de professions et de talents différents, divise presque tous les membres des sociétés policées.

L’ignorance et l’envie, en les abreuvant du fiel d’une haine injuste et réciproque, leur a trop long-temps caché une vérité importante. C’est que peu de fortune, comme je l’ai prouvé, suffit à leur félicité[2]. Qu’on ne regarde point cet axiôme comme un lieu commun de chaire ou de college : plus on l’approfondira, plus on en sentira la vérité.

Si la méditation de cet axiöme peut persuader de leur bonheur une infinité de gens auxquels, pour être heureux, il ne manque que de se croire tels, cette vérité n’est donc point une de ces maximes spéculatives inapplicables à la pratique.


    escabeau, on n’est jamais assis que sur son cul » ; que, si le pouvoir et les richesses sont des moyens de se rendre heureux, il ne faut pas confondre les moyens avec la chose même ; qu’il ne faut pas acheter par trop de soins, de travaux et de dangers, ce qu’on peut avoir à meilleur compte ; et qu’enfin, dans la recherche du bonheur, on ne doit point oublier que c’est le bonheur qu’on cherche ?

  1. Deux causes habituelles du malheur des hommes : d’une part, ignorance du peu qu’il faut pour être heureux ; de l’autre, besoins imaginaires, et desirs sans bornes. Un négociant est-il riche ? il veut être le plus riche de sa ville. Un homme est-il roi ? il veut être le plus puissant des rois. Ne faudroit-il pas se rappeler quelquefois avec Montaigne « qu’assis soit sur le trône soit sur un
  2. Des hommes qui de l’état d’opulence passent à celui de la médiocrité sont sans doute malheureux. Ils ont, dans leur premier état, contracté des goûts qu’ils ne peuvent satisfaire dans le second. Aussi ne parlerai-je ici que des hommes qui, nés sans fortune, n’ont point d’habitudes à vaincre. Peu de richesses suffisent au bonheur de ces derniers, du moins dans les pays où l’opulence n’est point un titre à l’estime publique.