De l’Homme/Section 8/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 228-233).
◄  Chap. IV.
Chap. VI.  ►


CHAPITRE V.

Du desir excessif des richesses.

Je n’examine point dans ce chapitre si le desir de l’or est le principe d’activité de la plupart des nations, et si, dans les gouvernements actuels, cette passion n’est point un mal nécessaire. Je ne la considere que relativement à son influence sur le bonheur des particuliers.

Ce que j’observe, c’est qu’il est des pays où le desir d’immenses richesses devient raisonnable : ce sont ceux où les taxes sont arbitraires, par conséquent les possessions incertaines ; où les renversements des fortunes sont fréquents ; où, comme en orient, le prince peut impunément s’emparer des propriétés de ses sujets.

Dans ce pays, si l’on desire les trésors d’Ambulcasem, c’est que, toujours exposé à les perdre, on espere au moins tirer des débris d’une grande fortune de quoi subsister soi et sa famille. Par-tout où la loi sans force ne peut protéger le foible contre le puissant, on peut regarder l’opulence comme un moyen de se soustraire aux injustices, aux vexations du fort, au mépris enfin, compagnon de la foiblesse. On desire donc une grande fortune comme un protectrice et un bouclier contre les oppresseurs.

Mais, dans un gouvernement où l’on seroit assuré de la propriété de ses biens, de sa vie et de sa liberté, où le peuple vivroit dans une certaine aisance, le seul homme qui pût raisonnablement desirer d’immenses richesses seroit le riche oisif : lui seul, s’il en étoit dans un tel pays, pourroit les croire nécessaires à son bonheur, parceque ses besoins sont en fantaisies[1], et que les fantaisies n’ont point de bornes. Vouloir les satisfaire, c’est vouloir remplir le tonneau des Danaïdes.

Par-tout où les citoyens n’ont point de part au gouvernement, où toute émulation est éteinte, quiconque est au-dessus du besoin est sans motif pour étudier et s’instruire ; son ame est vuide d’idées ; il est absorbé dans l’ennui ; il voudroit y échapper, il ne le peut. Sans ressource au dedans de lui-même, c’est du dehors qu’il attend sa félicité. Trop paresseux pour aller au devant du plaisir, il voudroit que le plaisir vînt au-devant de lui. Mais le plaisir se fait souvent attendre ; et le riche, par cette raison, est souvent et nécessairement infortuné.

Ma félicité dépend-elle d’autrui ? suis-je passif dans mes amusements ? ne puis-je m’arracher moi-même à l’ennui ? quel moyen de m’y soustraire ? C’est peu d’une table splendide, il me faut encore des chevaux, des chiens, des équipages, des concerts, des musiciens, des peintres, des spectacles pompeux. Point de trésor qui puisse fournir à ma dépense.

Peu de fortune suffit au bonheur de l’homme occupé (2) ; la plus grande ne suffit pas au bonheur d’un désœuvré. Il faut ruiner cent villages pour amuser un oisif. Les plus grands princes n’ont point assez de richesses et de bénéfices pour satisfaire l’avidité d’une femme, d’un courtisan, ou d’un prélat. Ce n’est point au pauvre, c’est au riche oisif, que se fait le plus vivement sentir le besoin d’immenses richesses. Aussi, que de nations ruinées et surchargées d’impôts, que de citoyens privés du nécessaire, uniquement pour subvenir aux dépenses de quelques ennuyés ! La richesse a-t-elle engourdi dans un homme la faculté de penser ? il s’abandonne à la paresse ; il sent à-la-fois de la douleur à se mouvoir, et de l’ennui à n’être point mû ; il voudroit être remué sans se donner la peine de se remuer. Que de richesses pour se procurer ce mouvement étranger !

Ô indigents, vous n’êtes pas sans doute les seuls misérables. Pour adoucir vos maux, considérez cet opulent oisif, qui, passif dans presque tous ses amusements, ne peut s’arracher à l’ennui que par des sensations trop vives pour être fréquentes.

Si l’on me soupçonnoit d’exagérer ici le malheur du riche oisif, qu’on examine en détail ce que la plupart des grands et des riches font pour l’éviter ; on sera convaincu que cette maladie est du moins aussi commune que cruelle.

(2) L’homme occupé s’ennuie peu, et desire peu. Souhaite-t-on d’immenses richesses ? c’est comme moyen ou d’éviter l’ennui, ou de se procurer des plaisirs. Qui n’a point de besoins est indifférent aux richesses. Il en est de l’amour de l’argent comme de l’amour du luxe. Qu’un jeune homme soit avide de femmes ; s’il regarde le luxe dans les ameublements, les fêtes et les équipages, comme un moyen de les séduire, il est passionné pour le luxe. Vieillit-il ? devient-il insensible aux plaisirs de l’amour ? il dédore son carrosse, y attele de vieux chevaux, et dégalonne ses habits. Cet homme aimoit le luxe comme moyen de se procurer certains plaisirs. Y devient-il indifférent ? il est sans amour pour le luxe.


  1. Il est des pays où le faste et les fantaisies sont non seulement le besoin des grands, mais encore celui du financier. Rien de plus ridicule que ce qu’il appelle chez lui le luxe de décence. Encore n’est-ce pas ce luxe qui le ruine. Qu’on ouvre ses livres de comptes, on voit que les dépenses de sa maison ne sont pas les plus considérables ; que les plus grandes sont en fantaisies, bijoux, etc., et que ses besoins en ce genre sont illimités, comme son amour pour les richesses.