De l’Homme/Section 9/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 218-227).
Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

L’intérêt fait des saints.

Je prends Charlemagne pour exemple. C’étoit un grand homme : il étoit doué de grandes vertus, mais d’aucune de celles qui font des saints. Ses mains étoient dégouttantes du sang des Saxons injustement égorgés. Il avoit dépouillé ses neveux de leur patrimoine, il avoit épousé quatre femmes, il étoit accusé d’inceste : sa conduite n’étoit pas celle d’un saint ; mais il avoit accru le domaine de l’église, et l’église en a fait un saint. Elle en usa de même avec Hermenigilde, fils du roi visigoth l’Eurigilde. Ce jeune prince, ligué avec un prince sueve contre son propre pere, lui livre bataille, la perd, est pris près de Cordoue, tué par un officier de l’Eurigilde ; mais il croyoit à la consubstantialité, et l’église le sanctifie. Mille scélérat ont eu la même bonne fortune. S. Cyrille, évêque d’Alexandrie, est l’assassin de la belle et sublime Hypacie ; il est pareillement canonisé.

Philippe de Commines rapporte à ce sujet qu’entré à Pavie dans le couvent des carmes on lui montra le corps du comte d’Yvertu, de ce comte qui, parvenu à la principauté de Milan par le meurtre de Bernabo son oncle, fut le premier qui porta le titre du duc. « Eh quoi ! dit Commines au moine qui l’accompagnoit, vous avez canonisé un tel monstre ! — Il nous faut des bienfaiteurs, répliqua le carme. Pour les multiplier, nous sommes dans l’usage de leur accorder les honneurs de la sainteté. C’est par nous que les sots et les frippons deviennent saints, et par eux que nous devenons riches ». Que de successions volées par les moines ! mais ils voloient pour l’église, et l’église en a fait des saints.

L’histoire du papisme n’est qu’un recueil immense de faits pareils. Ouvre-t-on ses légendes ? on y lit les noms de mille scélérats canonisés ; et l’on y cherche en vain et le nom d’un Alfred le grand qui fit long-temps le bonheur de l’Angleterre, et celui d’un Henri IV qui vouloit faire celui de la France, et enfin le nom de ces hommes de génie qui, par leurs découvertes dans les arts et les sciences, ont à-la-fois honoré leur siecle et leur pays.

L’église, toujours avide de richesses, disposa toujours des dignités du paradis en faveur de ceux qui lui donnoient de grands biens sur la terre. L’intérêt peupla le ciel. Si Dieu, comme on le dit, a tout fait pour lui, Omnia propter semetipsum operatus est Dominus, l’homme, créé à son image et ressemblance, a fait de même. C’est toujours d’après son intérêt bien ou mal entendu qu’il juge[1]. Pourquoi ? C’est qu’il n’est pas assez éclairé.

La paresse, un avantage momentané, et sur-tout une soumission honteuse aux opinions reçues, sont autant d’écueils semés sur la route de notre bonheur. Pour les éviter, il faut penser ; et l’on n’en prend pas la peine : on aime mieux croire qu’examiner. Combien de fois notre crédulité ne nous a-t-elle pas aveuglés sur nos vrais intérêts ! L’homme a été défini un animal raisonnable ; je le définis un animal crédule[2]. Que ne lui fait-on pas accroire !

Un hypocrite se donne-t-il pour vertueux, il est réputé tel ; il est en conséquence plus honoré que l’homme honnête.

Le clergé se dit-il sans ambition ? il est reconnu pour tel au moment même où il se déclare le premier corps de l’état.

Les évêques et les cardinaux se disent-ils humbles ? ils en sont crus sur leur parole, en se faisant donner les titres de monseigneur, d’éminence et de grandeur ; alors même que les derniers veulent marcher de pair avec les rois, (Cardinales regibus aequiparantur.)

Le moine se dit-il pauvre ? on le répute indigent, lors même qu’il envahit la plus grande partie des domaines d’un état ; et ce moine, en conséquence, est aumôné par une infinité de dupes.

Qu’on ne s’étonne point de l’imbécillité humaine. Les hommes, en général mal élevés, doivent être ce qu’ils sont. Leur extrême crédulité leur laisse rarement l’exercice libre de leur raison. Dans les jugements qu’on porte, ou l’on est indifférent à la chose qu’on juge[3], et dès lors on est sans attention et sans esprit pour la bien juger ; où l’on est vivement affecté de cette même chose, et c’est alors l’intérêt du moment qui presque toujours prononce nos jugements.

Une décision juste suppose indifférence pour la chose qu’on juge[4], et le desir de la bien juger. Or, dans l’état actuel des sociétés, peu d’hommes éprouvent ce double sentiment de desir et d’indifférence, et se trouvent dans l’heureuse position qui le produit. Trop servilement attaché à l’intérêt du moment, l’on y sacrifie presque toujours l’intérêt à venir, et l’on juge contre l’évidence même.



  1. Notre croyance, selon quelques philosophes, est indépendante de notre intérêt. Ces philosophes ont tort ou raison, selon l’idée qu’ils attachent au mot croire. S’ils entendent par ce mot avoir une idée nette de la chose crue, et, comme les géometres, pouvoir s’en démontrer la vérité, il est certain qu’aucune erreur n’est crue, qu’aucune ne soutient le regard de l’examen, qu’on ne s’en forme point d’idée claire, et qu’en ce sens il est peu de croyants. Mais si l’on prend ce mot dans l’acception commune, si l’on entend par le mot de croyant l’adorateur du bœuf Apis, l’homme qui, sans avoir des idées nettes de ce qu’il croit, croit par imitation, qui, si l’on veut, croit croire, et qui soutiendroit la vérité de sa croyance au péril de sa vie ; en ce sens il est beaucoup de croyants.
  2. Les mœurs et les actions des animaux prouvent qu’ils comparent, portent des jugements. Ils sont à cet égard plus ou moins raisonnables, plus ou moins ressemblants à l’homme. Mais quel rapport entre leur crédulité et la sienne ? Aucun. C’est principalement en étendue de crédulité qu’ils different, et c’est peut-être ce qui distingue le plus spécialement l’homme de l’animal.
  3. Une opinion m’est-elle indifférente ? c’est à la balance de ma raison que j’en pese les avantages. Mais que cette opinions excite en moi haine, amour, ou crainte, ce n’estplus la raison, ce sont mes passions qui jugent de sa vérité ou de sa fausseté. Or, plus mes passions sont vives, moins la raison a de part à mon jugement. Pour triompher du préjugé le plus grossier, ce n’est point assez d’en sentir l’absurdité. Me suis-je démontré le matin la non-existence des spectres ? si le soir je me trouve seul, ou dans une chambre, ou dans un bois, les fantômes et les spectres perceront de nouveau la terre ou mon plancher, la frayeur me saisira. Les raisonnements les plus solides ne pourront rien contre ma peur. Pour étouffer en moi la crainte des revenants, il ne suffit pas de m’en être prouvé la non-existence, il faut de plus que le raisonnement par lequel j’ai détruit ce préjugé se présente aussi habituellement et aussi rapidement à ma mémoire que le préjugé lui-même. Or c’est l’œuvre du temps, et quelquefois d’un très long temps. Jusqu’à ce temps, je tremble la nuit au seul nom de spectre et de sorcier. C’est un fait prouvé par l’expérience.
  4. Pourquoi l’étranger est-il meilleur juge des beautés d’un nouvel ouvrage que les nationaux ? C’est que l’indifférence dicte le jugement du premier, et qu’au moins dans le premier moment l’envie et le préjugé dictent celui des seconds. Ce n’est pas que parmi ces derniers il ne s’en trouve qui mettent de l’orgueil à bien juger ; mais il sont en trop petit nombre pour que leur jugement ait d’abord aucune influence sur celui du public.