De l’Homme/Section 9/Chapitre 20

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 7-9).
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CHAPITRE XX.

L’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur.

Un homme attend-il sa fortune et sa considération d’un grand sans mérite ? il devient son panégyriste. L’homme jusqu’alors honnête cesse de l’être : il change de mœurs et pour ainsi dire d’état ; il descend de la condition de citoyen libre à celle d’esclave : son intérêt se sépare en cet instant de l’intérêt public. Uniquement occupé de son maître et de la fortune de ce protecteur, tout moyen de l’accroître lui paroît légitime. Ce maître commet-il des injustices, opprime-t-il ses concitoyens, s’en plaignent-ils ? ils ont tort. Les prêtres de Jupiter ne faisoient-ils pas adorer en lui le parricide qui les faisoit vivre ?

Qu’est-ce que le protégé exige du protecteur ? puissance, et non mérite. Qu’est-ce qu’à son tour le protecteur exige du protégé ? bassesse, dévouement, et non vertu. C’est en qualité de dévoué que le protégé est élevé aux premiers postes. S’il est des instants où le mérite seul y monte, c’est dans les temps orageux où la nécessité l’y appelle : si, dans les guerres civiles, tous les emplois importants sont confiés aux talents, c’est que le puissant de chaque parti, fortement intéressé à la destruction du parti contraire, est forcé de sacrifier à sa sûreté et son envie et ses autres passions. Cet intérêt pressant l’éclaire alors sur le mérite de ceux qu’il emploie : mais le danger passé, la paix et la tranquillité rétablies, ce même puissant, indifférent au vice ou à la vertu, aux talents ou à la sottise, ne les distingue plus. Le mérite tombe dans l’avilissement, la vérité dans le mépris.