De l’Imitation de Jésus-Christ (Brignon)/Livre 3/31

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Traduction par Jean Brignon.
Bruyset (p. 201-205).


CHAPITRE XXXI.
Qu’il faut mépriser les créatures, pour jouir du Créateur.
Le Disciple.

SEigneur, j’ai extrêmement besoin d’un secours extraordinaire, s’il faut que j’arrive à un état où je sois libre de toute attache aux créatures.

Car tandis que quelque chose m’arrête & me retient ici-bas, il m’est impossible de voler jusques à vous.

Vôtre saint Prophéte desiroit avec ardeur de pouvoir s’élever de terre, quand il s’écrioit : Qui me donnera les aîles de la colombe, afin que je trouve où me reposer ?[1]

Qu’y a-t-il de plus tranquille qu’un homme dont l’œil est simple & l’intention pure ? & peut-on être plus libre que celui qui ne desire rien sur la terre ?

Il faut donc se mettre audessus de toutes les créatures ; il faut avoir une entiere abnégation de soi-même, & un parfait dégagement des choses sensibles ; il faut croire que vous êtes, ô mon Dieu, le Créateur de l’Univers, & qu’il n’y a rien de semblable à vous dans tous vos ouvrages.

Ainsi quiconque n’est pas tout-à-fait détaché du monde, ne peut contempler les choses divines.

De-là vient que comme il est rare de trouver des gens parfaitement morts à tout ce qu’il y a de perissable & de créé : il se trouve aussi très-peu de contemplatifs.

Pour arriver à un haut degré de contemplation, il faut une grace puissante, qui éleve l’ame fort au dessus d’elle-même.

Si donc un homme n’a pas encore rompu toutes ses attaches : s’il n’est pas encore fort spirituel, ni en état de s’unir intimement avec Dieu, tout ce qu’il sçait, & tout ce qu’il a acquis de vertu, est tres peu de chose.

C’est une marque de petitesse d’esprit, & qu’on n’a que des idées basses, d’estimer fort un grand bien, qui n’est pas le bien souverain, le bien immense & éternel.

Tout ce qui est hors de Dieu, n’est rien, & il faut le compter pour rien.

Il y a bien de la difference entre la sagesse toute divine d’un Saint, éclairé d’en haut, & la science d’un Docteur, qui doit ses lumieres à son étude & à son esprit.

Les connoissances qui viennent immédiatement de Dieu, sont incomparablement plus nobles que toutes celles qu’on peut acquerir par son travail.

Plusieurs aspirent à la contemplation : mais il y en a très-peu qui veüillent faire ce qu’il faut pour y parvenir.

Un des grands obstacles qu’ils y trouvent, & qu’ils y mettent eux mêmes, c’est qu’accoûtumez à s’arrêter aux choses sensibles, ils travaillent peu à la parfaite mortification du cœur.

Je ne sçai ce que c’est que de nous, ni quel est l’esprit qui nous fait agir, ni ce que nous prétendons : nous sommes en réputation de gens dévots & spirituel, & neanmoins nous avons peu de recueillemenr : nous ne pensons presque point à nôtre interieur ; toutes nos pensées, tous nos soins, tous nos travaux sont pour des choses viles & passageres.

Helas ! à peine nous sommes-nous recüeillis un moment, qu’aussi-tôt nous nous répandons au dehors, & dans cette dissipation d’esprit, nous ne faisons nulle réflexion sur notre conduite.

Nous ne voyons pas combien les choses que nous aimons sont méprisables ; & quoi qu’il n’y ait rien dans nous que d’impur, nous n’en sommes point toucheż.

Tous les hommes autrefois étant tombez dans la corruption[2], un grand déluge qui survint, les fit tous perir.

Comme donc le fond de notre cœur est fort corrompu, il faut que les œuvres qui en viennent, & qui se ressentent de sa mauvaise disposition le soient aussi.

C’est dans un cœur pur, qu’est la racine qui produit les fruits d’une bonne vie.

On demande assez si un homme a fait de grandes actions : mais on ne demande pas s’il est porté à les faire par un grand motif de vertu.

On veut sçavoir s’il est vaillant, s’il est riche, s’il est bienfait, s’il a la voix bonne, s’il écrit avec politesse, s’il travaille délicatement : mais s’il est vraiment pauvre d’esprit, s’il a bien de la douceur & de la patience, s’il est fort devot & fort interieur, c’est dequoi on ne parle point.

La nature & la grace ont des manieres d’agir toutes differentes : l’une s’arreste au dehors, l’autre penetre au dedans.

L’une est sujette à se tromper : l’autre pour n’être point trompée, met toute la confiance & tout son appui en Dieu.

  1. Psal. 36. 4.
  2. Gen. 6. 12.