De la Génération et de la Corruption/Livre I/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

Détails nouveaux sur la théorie de la production des choses et de leurs propriétés actives et passives ; actions qui se produisent au contact et à distance ; explication insuffisante de Démocrite ; transformation des corps changeant d’état sans changer de place. Fin de la théorie de l’action et de la passion.


§ 1.[1] Quant à nous, remontant au principe que nous avons si souvent énoncé, reprenons l’explication de la manière dont la production, l’action et la souffrance ont lieu dans les choses. Si, en effet, une chose a telle propriété tantôt en simple puissance, tantôt en réalité, en entéléchie, et si naturellement elle peut souffrir dans telle de ses parties, et ne pas souffrir dans, telle autre, mais que, pour sa totalité, elle souffre dans la proportion même où elle a cette propriété, il est clair qu’elle souffrira plus ou moins selon que cette propriété sera plus ou moins forte en elle. C’est en ce sens surtout qu’on pourrait plus aisément admettre l’existence des pores ; ils seraient ainsi dans les corps, comme, dans les métaux, s’étendent quelquefois des veines continues de la matière susceptible d’une certaine affection.

§ 2.[2] Ainsi tant que la chose est homogène et qu’elle est une, elle est impassible. Il en est encore de même, quand les choses ne se touchent pas entr’elles, ou n’en touchent pas d’autres qui peuvent, parleur nature, agir ou souffrir ; je veux dire, par exemple, que non seulement le feu échauffe au contact, mais qu’il échauffe aussi à distance ; car le feu échauffe l’air, et l’air échauffe le corps, parce que l’air peut, par sa nature, à la fois agir et souffrir.

§ 3.[3] Mais quand on dit qu’une chose peut souffrir dans une de ses parties et peut ne pas souffrir dans une autre, on doit expliquer ce qu’on entend par là, après la définition donnée dans le principe. Si en effet, la grandeur n’est pas absolument divisible en tous sens, mais qu’il y ait quelque chose, corps ou surface, qui soit indivisible en elle, il s’ensuivrait qu’il n’y a plus de grandeur qui puisse être totalement passive. Mais il n’y aurait plus rien non plus qui pût être continu. Or, si c’est là une erreur et que tout corps soit toujours divisible, il n’importe plus que le corps soit divisé réellement, et comme tel susceptible de contacts, ou qu’il soit simplement divisible ; car du moment qu’il peut être divisé aux points de contact, ainsi qu’on le prétend, il peut être regardé comme divisé, même avant de l’être ; et il sera divisible, puisque rien de ce qui est impossible ne se produit jamais.

§ 4.[4] Ce qui rend tout à fait absurde de soutenir que l’action et la passion ont lieu de cette manière, par la scission des corps, c’est que cette théorie supprime et détruit l’altération. Ainsi, nous voyons qu’un même corps, sans cesser d’être continu, est tantôt liquide, tantôt coagulé, sans qu’il souffre cette modification, ni par la division de ses parties, ni par leur combinaison, ni par leur déplacement, ni par leur contact, comme le prétend Démocrite. Car le corps n’a eu ni à changer de position, : ni à changer de place, ni à changer de nature, pour devenir coagulé, de liquide qu’il était. On ne voit pas non plus que les choses durcies et coagulées soient actuellement indivisibles dans leur masse ; mais le corps tout entier est également liquide, et parfois il devient tout entier dur et il se coagule.

§ 5.[5] Enfin, dans ce système, il ne saurait plus y avoir ni accroissement des choses, ni dépérissement ; car, aucun corps n’aura pu devenir plus grand s’il n’y a qu’une simple addition, et s’il ne change pas tout entier lui-même, par suite du mélange d’une chose étrangère, ou par suite de quelque changement qui se passe en lui.

§ 6.[6] Nous nous bornerons à ce que nous venons de dire, en ce qui concerne la production des choses, leur action, leur génération et leurs modifications réciproques. Ceci suffit également pour comprendre dans quel sens ces phénomènes sont possibles, et comment ils ne le sont pas, d’après les explications qui en ont été quelquefois données.

  1. Ch. IX, § I. Le principe que nous avons si souvent énoncé, à savoir la distinction de la distinction de la puissance et de l’acte, qui est rappelée dans les lignes suivantes. — En simple puissance, j’ai ajouté le mot Simple. — En réalité, en entéléchie, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. La distinction de la puissance et de l’acte est un des principes fondamentaux du péripatétisme ; mais on peut trouver que l’application n’en est pas ici très claire, ni même très utile, pour expliquer la théorie des pores. — Et si naturellement…, j’ai laissé à la phrase grecque toute sa longueur, pour ne pas changer la tournure de l’original. — Qu’on pourrait plus aisément admettre, l’expression du texte n’est pas aussi précise, bien que celle dont je me sers moi-même ne soit pu encore aussi nette que je l’aurais voulu. — Ils seraient ainsi dans les corps, à vrai dire, ce ne seraient plus des pores ; ce seraient seulement certaines parties de la matière du corps, plus susceptibles que d’autres d’éprouver telle ou telle affection. — Comme dans les métaux, l’observation d’ailleurs est vraie ; et il n’y a personne qui ne l’ait faite. — Susceptible d’une certaine affection, le texte n’est pas aussi précis.
  2. § 2. Que la chose est homogène et qu’elle est une, en d’autres termes, qu’elle n’est pas dans les conditions voulues pour subir ou produire une action, la chose ne pouvant agir sur elle-même, et le semblable ne pouvant agir sur le semblable, ni souffrir par lui. — Elle est impassible, à l’abri de toute action et de toute souffrance venant d’elle-même. — Ne se touchent pas entr’elles, immédiatement. — Ou n’en touchent pas d’autres, qui servent alors comme d’intermédiaires pour arriver jusqu’à la chose sur laquelle doit s’exercer l’action. — Agir, en transmettant au corps la chaleur qu’il a reçue. — Et souffrir, en recevant directement la chaleur du feu, qu’il doit transmettre.
  3. § 3. Quand on dit, on pourrait traduire aussi : « quand je dis. » La nuance n’est pas très bien marquée dans le texte. — Après la définition donnée dans le principe, je me suis rapproché du texte autant que je l’ai pu ; mais la pensée reste toujours obscure. Le commentaire de Philopon n’a pu me servir à l’éclaircir. — Il s’ensuivrait, le texte n’est pas aussi précis ; mais ce sens semble résulter nécessairement de ce qui suit. — Qui puisse être totalement passive, voir le § précédent. — Qui pût être continu, parce que les atomes sont isolés les uns des autres, et qu’étant ainsi séparés, ils ne peuvent plus avoir la continuité nécessaire à former un corps. — Et que tout corps soit divisible, c’est la théorie d’Aristote, exposée bien des fois dans la Physique. — Et susceptible de contacts. — Divisé… divisible, c’est l’acte et la puissance. — Aux points de contact, le texte dit simplement : « selon les contacts. » - Rien de ce qui est impossible ne se produit jamais, ce principe est de toute évidence ; mais on ne voit pas bien comment il se rattache à ce qui précède. J’ai fait tous mes efforts pour éclaircir ce § ; mais je ne me flatte pas d’y avoir réussi, et je ne trouve pas que les commentateurs, y compris saint Thomas, y aient réussi non plus. Voici une paraphrase qui aidera du moins à suivre le fil des idées : « Pour bien s’expliquer ce que c’est que l’action et la passion dans les choses, il faut admettre qu’il est impossible qu’une chose souffre telle action dans une de ses parties et ne la souffre pas dans telle autre. La chose est ou tout entière passive, ou tout entière active. Si l’on admet les atomes, alors la chose peut n’être plus passive dans sa totalité ; mais elle cesse aussi d’être continue. Or, le système des atomes est faux, et toute grandeur est toujours absolument divisible, sans qu’on puisse arriver à de particules qui ne le soient plus. Il n’importe guère que la division soit matériellement réelle, ou qu’elle soit simplement possible d’une façon toute rationnelle ; il suffit qu’elle puisse avoir lieu pour que le corps qui en résultera ait toujours son unité, et qu’il soit, par conséquent, dans sa totalité ou actif ou passif. »
  4. § 4. L’action et la passion, le texte est tout à fait indéterminé ; mais je précise le sens, en m’appuyant sur le commentaire de Philopon. — De cette manière, c’est-à-dire, par l’intermédiaire des pores, qu’ont supposés quelques philosophes. — Par la scission, j’ai conservé l’expression du texte. Les corps sont en quelque sorte fendus par les pores, qui les traversent. — Supprime et détruit, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — L’altération, c’est-à-dire, que dans ce système, on ne peut rendre compte du phénomène de l’altération. — Sans cesser d’être continu, le texte n’est pas aussi formel. — Tantôt coagulé, Philopon cite, comme exemple, le lait, qui tantôt est liquide et tantôt coagulé. On pourrait croire, comme d’autres commentateurs, qu’il s’agit aussi de l’eau, tantôt liquide et tantôt gelée. — Par leur contact, sous-entendu : « avec d’autres corps. » - Comme le prétend Démocrite, ce sont en effet toutes les propriétés que Démocrite prêtait aux atomes. — Coagulées, ou « gelées. » - Actuellement, c’est-à-dire dans l’ordre actuel de la nature. — Indivisibles dans leur masse, saint Thomas comprend qu’il n’est pas besoin, pour que les choses se coagulent ou gèlent, qu’il entre en elles des corpuscules indivisibles ; elles subissent cette modification dans leur propre substance. — Également, c’est-à-dire, dans toutes ses parties, sans que les unes subissent le changement auquel les autres résistent.
  5. § 5. Dans ce système, j’ai ajouté ces mots pour éclaircir la pensée. — Il ne saurait plus y avoir, c’est-à-dire qu’on ne peut pas expliquer ce que c’est que l’accroissement ou le dépérissement des choses. — Qu’une simple addition, les atomes venant se joindre au corps pour l’accroître et l’augmenter, ou s’en retirant, pour le diminuer ou le faire dépérir. -D’une chose étrangère, j’ai ajouté ce dernier mot. — Qui se passe en lui, le texte n’est pas tout à fait aussi précis.
  6. § 6. Nous nous bornerons, résumé assez exact de tout ce chapitre et des précédents, depuis le septième. On peut peut trouver qu’Aristote, après avoir donné une large place à l’exposition des autres systèmes, n’en a peut-être pas donné une suffisante au sien propre, qui aurait demandé plus de développements.