De la Vertu (trad. Souilhé)/Notice

La bibliothèque libre.
Notice sur De la Vertu
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 29-32).
◄  Du Juste

NOTICE


I

LE SUJET ET L’AUTEUR

Pas plus que le dialogue précédent, celui qui a pour titre de la Vertu n’est signalé par Diogène-Laërce dans son catalogue des apocryphes platoniciens. Du reste, par son étendue, par la méthode de composition et aussi par la pauvreté d’expressions ou d’idées, cet écrit est apparenté au dialogue du Juste et donne également l’impression d’un exercice d’élève composé dans quelque école de rhétorique.

1. Le sujet. — Socrate propose un thème de discussion à son interlocuteur désigné sous le nom (ἱπποτρόφος, l’éleveur de chevaux, par un de nos manuscrits (O), appelé par d’autres ἑταῖρος : la vertu peut-elle s’enseigner ou est-elle naturelle ?

1er thème. — Lorsqu’on veut acquérir la perfection d’un métier quel qu’il soit, on s’adresse à ceux qui sont de la partie. Pour acquérir la vertu, on devrait donc se mettre à l’école des gens vertueux. Or, l’expérience nous apprend que nul homme vertueux n’a pu communiquer son bien à ses disciples, pas même un père à ses fils. Donc la vertu n’est point œuvre d’éducation. On ne l’enseigne pas (376 a-378 c).

2e thème. — La vertu est-elle une perfection innée ? Nous savons que pour tous les métiers, tous les arts, il existe des gens capables de distinguer les natures aptes à exercer cet art ou ce métier et possédant, pour opérer ce discernement, les qualités nécessaires. Or, personne n’arrive à découvrir les âmes naturellement vertueuses, ce qui serait cependant d’une souveraine importance pour la bonne marche de l’État. Donc, la vertu n’est pas apparemment une perfection que l’on possède par nature (378 c-379 c).

3e thème. — Si l’on ne naît pas naturellement vertueux et si, d’autre part, la vertu ne s’acquiert pas par l’éducation, qu’est-elle ? Sans doute, un don divin communiqué par les dieux suivant leur bon plaisir, un don du même genre que la divination ou l’inspiration prophétique (339 c-fin).


2. L’auteur. — Dans la littérature ancienne, c’était un lieu commun que de se demander si la vertu peut ou non s’enseigner. Diogène-Laërce ne cite pas moins de quatre ou cinq titres de dialogues ou de dissertations traitant ce sujet. Il attribue au cordonnier Simon un περὶ ἀρετῆς ὅτι οὐ διδακτόν (II, 122) ; à Criton, un dialogue ainsi désigné : ὅτι οὐκ ἐκ τοῦ μαθεῖν οἱ ἀγαθοί (II, 121), à Xénocrate, un écrit analogue : ὅτι παραδοτὴ ἡ ἀρετή (IV, 12). D’ailleurs, à toutes les époques et dans toutes les écoles, la vertu fut un thème de prédilection et il n’est guère de rhéteur ou de philosophe qui n’ait composé son περὶ ἀρετῆς[1]. Presque toutes ces œuvres ont disparu et nous ne possédons guère que le Ménon de Platon et notre petit dialogue pseudo-platonicien. Il nous est cependant assez facile de deviner le genre de développements que devaient comporter la plupart de ces dissertations. Un des chapitres des δισσοὶ λόγοι est consacré précisément à cette thèse : la sagesse et la vertu peuvent-elles s’enseigner ? (Diels, Vorsok. II, 83, 6). Or, ce chapitre semble être un catalogue des différents arguments utilisés par les rhéteurs : « On fait un raisonnement, écrit le sophiste, qui n’est ni vrai, ni persuasif. On prétend que la sagesse et la vertu ne peuvent ni s’enseigner, ni s’apprendre. Et ceux qui soutiennent cette proposition se prévalent des preuves suivantes : la première : si quelqu’un communique quoi que ce soit à un autre, il ne l’aura plus pour lui-même ; la seconde : si sagesse et vertu pouvaient s’enseigner, on en pourrait indiquer les maîtres, comme on fait pour la musique ; la troisième : les hommes sages qu’a possédés la Grèce auraient pu enseigner la sagesse à leurs amis ; la quatrième : ceux qui ont fréquenté les sophistes n’y ont rien gagné ; la cinquième : beaucoup, sans fréquenter les sophistes, ont acquis du renom… » L’orateur discute ensuite ces preuves, reproduisant encore très probablement les réponses de ceux qui développaient la thèse contraire. On voit par l’exemple du Ménon et de notre περὶ ἀρετῆς que ce devaient être les arguments ordinaires des traités de rhétorique sur la vertu. On retrouve, en effet, dans la seconde et la troisième preuve, le motif des amplifications contenues dans les deux dialogues platoniciens.

Si l’on compare d’ailleurs le Ménon et le περὶ ἀρετῆς, on remarquera sans peine une telle ressemblance d’idées, de composition, de style, qu’il est impossible de nier le rapport très étroit des deux dialogues. Mais l’art, la liberté d’allure, l’aisance charmante du Ménon sont absents dans le περὶ ἀρετῆς et ce dernier ne paraît être qu’une sèche et inhabile imitation. Non seulement la division des thèmes, mais encore les procédés de développements sont identiques. Les exemples apportés à l’appui de la thèse sont les mêmes des deux côtés. Bien plus, des phrases entières sont transcrites, parfois littéralement, souvent avec de très légères modifications incapables de dissimuler le plagiat. Il est inutile de multiplier les références. Mais que le lecteur se reporte aux passages suivants : Ménon, 93 c-94 e, de la Vertu, 377 a-378 e. Le simple rapprochement de ces textes le convaincra. Il n’y a aucun doute que le περὶ ἀρετῆς ne soit un démarquage maladroit du Ménon. L’auteur emprunte à son modèle non seulement la substance du dialogue, mais jusqu’aux expressions les plus personnelles de Platon[2]. Faut-il, comme le pense Pavlu[3], l’identifier à celui qui composa le περὶ δικαίου ? Cela ne paraît pas évident, et l’imitation beaucoup plus servile du second dialogue porterait à penser que l’auteur est différent. Il n’est du reste pas surprenant que l’on découvre un certain air de parenté entre les deux : tous ces exercices d’école étaient sans doute construits d’après un même patron et devaient se ressembler comme se ressemblent aujourd’hui deux dissertations d’élèves moyens. L’élève rhéteur dont le devoir eut la bonne fortune de passer à la postérité avait probablement reçu de son maître le sujet classique à développer : ἆρα διδακτόν ἐστιν ἡ ἀρετή… ; il avait sous la main le Ménon, et, sans se donner la peine d’innover, il a consciencieusement pillé son modèle. Son travail s’est peut-être égaré dans le corpus platonicum à cause des ressemblances matérielles du texte. Mais aucun renseignement ne nous permet de déterminer l’époque de la composition.

II

LE TEXTE

Notre édition est basée sur les mêmes manuscrits que le dialogue précédent.

Nous possédons, en outre, deux très courts fragments écrits sur papyrus au iie siècle après Jésus-Christ et qui ont été découverts à Hawara par le professeur Petrie en 1889. Ce sont les textes 376 b, e. Ces textes, revisés, ont été reproduits dans l’ouvrage de Petrie Hawara Biahmu and Arsinoe, et plus récemment imprimés par Milne dans Archiv für Papyrus-forschung und Verwandte Gebiete, 1911, t. V, p. 379. Ces fragments nous sont malheureusement d’aucune utilité pour la revision du texte et les rares divergences qu’ils manifestent d’avec les manuscrits sont certainement fautives.


  1. On en signale, par exemple, un d’Eschine (cf. Suidas, mais sur l’attribution à Eschine, voir l’Introduction, 2e partie, p. vi), un d’Aristippe (Diog. Laërce, II, 85), un d’Aristote (Œuvres, édit. Berlin, V, 1468), un de Théophraste (D. L., V, 46), un d’Héraclide de Pont (D. L., V, 87).
  2. Comparer περὶ ἀρετῆς, 379 b et Ménon, 89 b ; π. α., 379 c, d et Ménon, 99 c, d.
  3. Die pseudoplatonischen Gespräche über Gerechtigkeit und Tugend, Wien, 1913.