De la Vertu (trad. Souilhé)

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De la Vertu
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 33-45).

DE LA VERTU



SOCRATE, L’ÉLEVEUR DE CHEVAUX

376La vertu peut-elle s’enseigner, oui ou non ? Et dans ce dernier cas, les hommes de bien sont-ils tels par nature ou de quelque autre manière ?

bJe ne sais pour le moment que répondre, Socrate.

Eh bien ! examinons ainsi la question. Voyons, si quelqu’un voulait acquérir cette vertu[1] qui fait les habiles cuisiniers, comment l’acquerrait-il ?

Il est évident que ce serait en se mettant à l’école des bons cuisiniers.

Et encore, s’il voulait devenir un bon médecin, à qui s’adresserait-il pour devenir bon médecin ?

Évidemment à quelque bon médecin.

Et s’il voulait acquérir cette vertu qui fait les habiles ccharpentiers ?

Aux charpentiers.

Et s’il voulait acquérir cette vertu qui fait les gens honnêtes et sages, où devrait-il aller pour l’apprendre ?

Cette vertu, si toutefois elle peut s’apprendre, je suppose qu’on la trouvera auprès des gens de bien, car où serait-elle ailleurs ?

Voyons donc quels ont été chez nous les gens de bien, pour examiner si ce sont ceux-là qui rendent les hommes bons ?

Thucydide[2], Thémistocle, Aristide, Périclès.

dEh bien ! pouvons-nous dire qui fut le maître des uns ou des autres ?

Nous ne le pouvons : on ne dit point son nom.

Mais quoi, quelqu’un de leurs disciples alors, étranger ou concitoyen, ou quelque autre, libre ou esclave, qui grâce à leur société, soit devenu sage et bon[3] ?

On n’en cite aucun, non plus.

Serait-ce donc que l’envie les empêchait de communiquer la vertu aux autres ?

Peut-être.

Pour ne pas avoir de rivaux, comme les cuisiniers, les médecins, les charpentiers[4] ? Cela, en effet, leur porte tort à eux, d’avoir de nombreux rivaux et de vivre avec beaucoup de gens semblables à eux. Est-ce le cas des hommes de bien, cela leur porte-t-il tort de vivre au milieu de leurs semblables ?

C’est possible.

Les hommes de bien, ne sont-ils pas en même temps justes ?

Oui.

Y a-t-il quelqu’un à qui il soit avantageux de vivre non parmi les hommes de bien, mais parmi les mauvais ?

Je ne sais que répondre.

Ne peux-tu non plus répondre à ceci : est-ce le propre des gens de bien de nuire et celui des mauvais d’être utiles, ou bien est-ce le contraire ?

Le contraire.

377Donc les gens de bien sont utiles et les mauvais nuisibles ?

Oui.

Y a-t-il quelqu’un qui préfère recevoir un dommage qu’une aide ?

Personne.

Donc personne ne préfère vivre parmi les mauvais plutôt que parmi les gens de bien[5].

Parfaitement.

Donc aucun homme de bien ne refusera par envie de rendre un autre homme bon et semblable à lui.

Il ne le semble pas, du moins d’après ce discours.

Tu as entendu dire, n’est-ce pas, que Thémistocle avait un fils, Cléophante.

Je l’ai entendu dire.

Il est donc clair que Thémistocle n’a pas évité par envie de rendre son fils le meilleur possible, blui qui n’aurait refusé ce service à personne, si vraiment il était bon ? Or, il l’était, nous l’avons dit.

Oui.

Tu sais aussi que Thémistocle apprit à son fils à être un bon et habile cavalier : il restait ferme et droit à cheval et lançait ainsi le javelot ; il faisait encore toutes sortes de prouesses étonnantes. Thémistocle lui a également appris bien d’autres choses et l’a fait instruire en toutes les sciences que pouvaient enseigner de bons maîtres. N’as-tu pas entendu là-dessus les anciens ?

Je les ai entendus,

cCe n’est donc pas la nature de ce fils qu’il faudrait incriminer comme mauvaise.

Ce ne serait pas juste, d’après ce que tu dis.

Et encore ceci : que Cléophante, fils de Thémistocle, ait hérité de la bonté et de la sagesse de son père, l’as-tu jamais entendu dire par qui que ce soit, jeune ou vieux[6] ?

Je ne l’ai pas entendu dire.

Pourrons-nous croire pourtant que ce père ait voulu faire l’éducation de son fils, mais qu’il n’ait pas cherché, dans la science propre où lui-même excellait, à le rendre meilleur que le dernier de ses voisins, dsi la vertu peut s’enseigner ?

Ce n’est pas vraisemblable.

Voilà donc ce que fut le maître de vertu dont tu parlais. Mais passons à un autre : Aristide, qui a élevé Lysimaque[7], et lui a fait donner la plus brillante éducation par tout ce qu’il pouvait y avoir de maîtres à Athènes, ne l’a cependant pas rendu meilleur que n’importe qui, car celui-là, toi et moi, l’avons connu et fréquenté.

Oui.

Tu sais que Périclès également a élevé ses fils Paralos et Xantippe, et je crois bien que tu étais épris du second. Or, de ces jeunes gens, comme tu le sais, eil fit des cavaliers qui ne le cédaient à aucun Athénien ; il leur fit apprendre la musique et tous les autres exercices, en un mot tous les arts qui peuvent s’enseigner, de sorte qu’ils n’étaient inférieurs à personne. Ne voulut-il donc pas en faire des hommes de bien[8] ?

Ils le seraient peut-être devenus, Socrate, s’ils n’étaient morts jeunes.

Comme il est juste, tu viens au secours de ton bien-aimé, mais si la vertu pouvait s’enseigner et s’il eût été capable de faire de ses fils des hommes de bien, Périclès aurait commencé par leur apprendre sa propre vertu, plutôt que la musique ou les autres exercices. Mais il paraît qu’elle n’est pas de nature à être enseignée, 378puisque Thucydide, de son côté, a élevé deux fils, Mélèsias et Stéphanos[9], et tu ne pourrais dire en leur faveur ce que tu disais des fils de Périclès : l’un des deux, tu le sais, est arrivé au seuil de la vieillesse et l’autre l’a dépassé. Or, sans aucun doute, leur père les a fait instruire parfaitement en toutes choses, et en particulier pour la lutte, de tous les Athéniens ils ont été les mieux formés : Xanthias fut le maître d’un des deux ; Eudore, celui de l’autre : ceux-ci passaient pour les plus habiles lutteurs de ce temps-là.

Oui.

bEst-il donc croyable que cet homme ait fait apprendre à ses enfants ces connaissances pour lesquelles il faut tant dépenser, quand, sans le moindre frais, il eût pu faire d’eux des hommes de bien ? Ne leur eût-il point enseigné cet art, s’il y avait moyen de l’apprendre ?

Évidemment.

Peut-être alors Thucydide était-il un homme de rien et comptait-il peu d’amis à Athènes ou chez les alliés. Peut-être nierons-nous qu’il fut d’une maison illustre et que son crédit fût grand dans la ville et dans toute la Grèce. C’est pourquoi, si cet art eût pu s’enseigner, il aurait bien trouvé quelqu’un parmi ses concitoyens cou parmi les étrangers pour faire de ses fils des hommes de bien, au cas où lui-même n’eût pas eu le loisir de s’en occuper à cause des affaires de la ville. Mais, mon cher, je crains fort, en effet, que la vertu ne puisse s’enseigner.

Peut-être que non.

Si donc on ne peut l’enseigner, est-ce que l’on naît naturellement vertueux ? Examinons la chose de la manière suivante, peut-être ainsi trouverons-nous. Voyons : il y a des chevaux naturellement bons ?

Il y en a.

Il y a aussi des hommes dont le métier est de reconnaître les chevaux d’un bon naturel, dceux dont le corps est bien constitué pour la course et, quant au caractère, ceux qui sont vifs ou sans ardeur[10] ?

Oui.

Quel est cet art ? Comment le nomme-t-on ?

L’art hippique.

Pour les chiens de même, il y a un art qui permet de discerner ceux dont le naturel est bon ou mauvais ?

Oui.

Quel est-il ?

La cynégétique[11].

Pour l’or également et pour l’argent, il y a des contrôleurs qui inspectent eet jugent s’il est bon ou mauvais ?

Oui, il y en a.

Comment les appelles-tu ?

Les essayeurs[12].

Et les maîtres de gymnastique reconnaissent, après examen, les dispositions naturelles des corps humains, jugent quels sont ceux qui sont propres ou non aux divers exercices, et, qu’il s’agisse de vieux ou de jeunes, quels sont les corps qui ont quelque valeur et dont on peut espérer qu’ils exécuteront bien tous les travaux pour lesquels ils sont faits.

C’est vrai.

Or, qu’est-ce qui importe le plus aux États, les bons chevaux, les bons chiens et autres choses semblables, ou les hommes de bien ?

Les hommes de bien.

379Eh quoi ! penses-tu que, s’il y avait des natures bien douées pour la vertu humaine, les hommes n’emploieraient pas tous leurs efforts à les discerner ?

C’est probable.

Peux-tu donc m’indiquer un art qui ait été constitué en vue de ces natures mêmes des hommes vertueux et qui permette de les distinguer ?

Je ne puis.

Et cependant cet art serait du plus haut prix, ainsi que ceux qui le posséderaient. Ces derniers, en effet, nous signaleraient parmi les jeunes gens ceux qui, encore enfants, promettent de devenir des hommes de bien. bNous nous en chargerions et les garderions dans l’acropole au nom de l’État, aussi précieusement que l’or et plus encore, pour qu’ils ne subissent aucun mal dans les combats et n’encourent aucun autre danger, mais que, mis en réserve pour la ville, ils soient gardiens et bienfaiteurs quand l’âge sera venu. Mais je crains fort que ni la nature ni l’enseignement ne communiquent aux hommes la vertu.

Comment donc Socrate, à ton avis, l’obtiendront-ils, si ce n’est ni par la nature, ni par l’enseignement ? Quel autre moyen aurait-on cde devenir bon ?

Ce n’est pas facile, je crois, de le montrer ; je soupçonne toutefois que c’est surtout une sorte de don divin et qu’il en est des gens de bien comme des plus remarquables parmi les devins et les diseurs d’oracles. Ce n’est point la nature qui rend tels ces derniers, ni l’art non plus, mais par une inspiration des dieux ils deviennent ce qu’ils sont. Ainsi de même, les hommes de bien prédisent aux cités, par une inspiration divine, tout ce qui doit se produire, dtout ce qui doit arriver, et cela bien mieux et plus clairement que les diseurs d’oracles. Les femmes emploient cette expression : un tel est un homme divin, et les Lacédémoniens, pour louer magnifiquement quelqu’un, l’appellent un homme divin. Homère emploie souvent ce terme, ainsi que les autres poètes. Quand Dieu veut le bonheur d’une cité, il y suscite des hommes de bien ; si cette ville doit, au contraire, être malheureuse, Dieu lui supprime ces hommes-là. Ainsi, semble-t-il, ni l’enseignement, ni la nature ne donnent la vertu, mais c’est par une grâce divine qu’elle survient à ceux qui la possèdent.
  1. τὴν ἀρετὴν… ἢν ἀγαθοί εἰσιν. La conjecture de Fischer (ἢν au lieu de donné par les manuscrits) nous paraît devoir être retenue, car elle s’accorde mieux avec le style de l’auteur et avec celui de Platon, dans le dialogue qui a servi de modèle. Cf. 376 c 1 : ἥνπερ οἱ σοφοὶ τέκτονες ; c 4 : ἥνπερ οἱ ἄνδρες οἱ ἀγαθοί ; 377 c 9 : ἣν δὲ αὐτὸς σοφίαν ἦν σοφός… et Ménon 93 b, d
  2. Il ne s’agit pas de l’historien, mais de l’homme politique, rival de Périclès. Cf. Lachès, 179 a, Ménon, 94 c et Théagès, 130 a.
  3. Cf. Alcibiade I, 119 a : Ἀλλὰ τῶν ἄλλων Ἀθηναίων ἢ τῶν ξένων δοῦλον ἢ ἐλεύθερον εἰπὲ ὅστις αἰτίαν ἔχει διὰ τὴν Περικλέους συνουσίαν σοφώτερος γεγονέναι…
  4. Peut-être l’auteur du dialogue fait-il allusion aux vers d’Hésiode :

    Καὶ κεραμεὺς κεραμεῖ κοτέει καὶ τέκτονι τέκτων
    καὶ πτωχὸς πτωχῷ φθονέει καὶ ἀοιδὸς ἀοιδῷ.

    (Op. et dies, 25).
  5. Cette question est traitée par Platon dans l’Apologie, 25, c, d et suiv. et résolue de la même façon : il est évident que personne ne préfère vivre avec des malfaiteurs plutôt qu’avec des gens de bien, car il n’est pas un homme qui aime mieux être maltraité que bien traité par ceux qu’il fréquente : Ἔστιν οὖν ὅστις βούλεται ὑπὸ τῶν συνόντων βλάπτεσθαι μᾶλλον ἢ ὠφελεῖσθαι ; … Οὐ δῆτα.
  6. Sur Cléophante, cf. Ménon, 93 d.
  7. Lysimaque est un des personnages du Lachès. Il se plaint de ce que son père ne s’est pas personnellement occupé de son éducation (179 c).
  8. Sur les fils de Périclès, cf. Protagoras, 319 e, 320 a ; Alcibiade I, 118 e.
  9. Les deux fils de Thucydide sont également mentionnés dans Ménon, 94 c, et Mélèsias est, avec Lysimaque, un des interlocuteurs du Lachès. Le passage est presque textuellement transcrit du Ménon, de même que tout ce qui suit, jusqu’à c 4.
  10. On pourra comparer ce texte avec celui des Rivaux, 137 c et suiv. qui est assez semblable à celui-ci, bien que le but de la discussion soit différent. Il s’agit aussi de savoir s’il y a un art qui permette de discerner parmi les hommes les bons et les mauvais. On conclut affirmativement par analogie avec l’art hippique et l’art cynégétique.
  11. Ἡ κυνηγετική ne désigne pas seulement l’art de la chasse, mais encore celui de soigner les chiens (κυνῶν θεραπεία). Cf. Euthyphron, 13 a.
  12. Fonctionnaires chargés de s’assurer que le métal des monnaies est vraiment pur et se trouve dans les proportions voulues. Ces fonctionnaires étaient généralement en Grèce les banquiers (Cf. Ch. Lécrivain, Trapézitai, in Dictionnaire d’Aremberg et Saglio, V, 408 a). Aristote, dans la Rhétorique, leur compare les juges qui ont pour fonction de discerner la justice et la vérité : Καὶ ὅτι ὥσπερ ἀργυρογνώμων ὁ κριτής ἐστιν, ὅπως διακρίνῃ τὸ κίβδηλον δίκαιον καὶ τὸ ἀληθές (Α, 15, 1375 b, 5).