Aller au contenu

De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 7

La bibliothèque libre.
De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres3 (p. 133_Ch01-220).
◄  LIVRE VI
LIVRE VIII  ►

LIVRE VII.
CHAPITRE PREMIER.
Division de la morale en doctrine du modèle, et géorgique de l’âme. Division du modèle, c’est-à-dire du bien en bien absolu et bien comparé. Division du bien absolu en bien individuel et bien de communauté.

Nous voici arrivés, roi plein de bonté, à la morale qui envisage la volonté humaine, et qui en fait son objet. Or, la volonté est conduite par la droite raison, et séduite par le bien apparent. Les aiguillons de la volonté sont les affections, et ses ministres sont les organes et les mouvemens volontaires. C’est d’elle que Salomon a dit : avant tout, ô mon fils ! garde ton cœur ; car c’est de là que procèdent toutes les actions de la vie. Lorsqu’il s’est agi d’écrire sur cette science, ceux qui l’ont traitée, nous paroissent avoir suivi une méthode fort semblable à celle d’un homme qui, ayant promis d’enseigner l’art d’écrire, se contenteroit de présenter de beaux exemples, tant des lettres simples que des lettres combinées, et qui ne diroit rien de la manière de conduire la plume et de former les caractères. C’est ainsi que ces moralistes nous ont proposé des modèles fort beaux et fort magnifiques sans contredit, et donné des descriptions fort exactes, de fidèles images du bien, de la vertu, des devoirs, de la félicité, comme étant les vrais objets et les véritables buts de la volonté et des affections humaines. Mais ces buts, excellens à la vérité et très bien déterminés par eux, comment peut-on y adresser juste ; je veux dire d’après quelles règles peut-on travailler les âmes et leur donner les dispositions nécessaires pour y atteindre ? Voilà ce qu’ils ne disent pas ; ou s’ils en parlent, ce n’est qu’en passant, et avec bien peu d’utilité. Discourons tant que nous voudrons sur ce sujet, et disons que les vertus morales sont, dans l’âme humaine, un produit de l’habitude, et non de la nature : faisons une pompeuse distinction entre les âmes généreuses et l’ignoble vulgaire, en observant que les premières sont déterminées par le poids des raisons ; tandis que le dernier l’est par l’espoir de la récompense ou par la crainte du châtiment ; ajoutez à cela cet ingénieux précepte : il en est de l’âme humaine comme d’un bâton, et pour la redresser, il faut la plier en sens contraire de celui où elle est déjà fléchie. Enfin, à ces observations et à ces comparaisons ajoutez-en mille autres semblables, vous aurez beau faire, il s’en faudra de beaucoup que tous ces accessoires suffisent pour rendre excusable l’omission dont nous nous plaignons ici.

Or, la vraie cause de cette négligence ne me paroît autre que cet écueil où ont donné tant de barques scientifiques, et sur lequel elles ont fait naufrage ; je veux dire que les écrivains dédaignent d’abaisser leur esprit à ces sujets populaires et rebattus, où ils ne trouvent point assez de subtilité pour en faire le sujet de leurs disputes, ou assez d’éclat pour se prêter à l’ornement. Il est difficile, à l’aide du seul discours de faire suffisamment sentir le préjudice qu’a porté aux sciences cela même que nous disons : que les hommes, en vertu d’un orgueil inné et séduits par la vaine gloire dans le choix des matières qu’ils traitent, et des manières de les traiter, préfèrent les sujets et les formes qui peuvent faire briller leur esprit, au lieu d’envisager l’utilité des lecteurs. C’est avec raison que Sénèque a dit que l’éloquence nuit à ceux qu’elle rend amoureux, non des choses mais d’eux mêmes. En effet les écrits doivent être de nature à rendre plutôt les lecteurs amoureux de la doctrine que des docteurs. Ainsi ceux-là seuls tiennent la droite route, qui peuvent dire hautement de leurs conseils ce que Démosthènes disoit des siens, et les terminer par une telle conclusion. Ces conseils, ô Athéniens ! si vous les suivez, non-seulement vous ferez pour le présent l’éloge de l’orateur par cette déférence ; mais de plus vous aurez dans quelque temps sujet de vous louer vous-mêmes, pour avoir, en les suivant, amélioré l’état de vos affaires. Quant à moi, excellent prince (pour parler de moi-même, comme l’occasion m’y invite), je puis dire que dans ce que je publie actuellement, et dans ce que je me propose de publier par la suite, j’abjure la dignité de mon esprit et de mon nom (si toutefois je jouis de quelque réputation), et que je la sacrifie, de dessein prémédité, à l’utilité du genre humain. Car moi, qui devrois, selon toute apparence, faire les fonctions d’architecte dans les sciences et la philosophie, je m’abaisse jusqu’au rôle de manœuvre et de porte-faix, à tout ce qu’on veut. Et une infinité de choses telles qu’il faut absolument qu’elles se fassent, voyant que d’autres les dédaignent par cet orgueil qui fait le fonds de leur caractère, je m’en charge et je les exécute. Mais pour revenir à notre sujet, et suivre ce que nous avons commencé à dire, je dis donc que les philosophes se sont choisis, dans la morale, une certaine masse de matière pompeuse, éclatante, et qui leur paroissoit la plus propre pour faire ressortir la pénétration de leur esprit et la vigueur de leur éloquence. Mais tout ce qui pouvoit enrichir la pratique, comme ils n’auroient pu le brillanter aussi aisément, ils l’ont en grande partie supprimé.

Cependant, ces écrivains si superbes n’auroient pas dû désespérer d’obtenir ce succès que le poëte Virgile avoit osé se promettre, et qu’il a en effet obtenu : poëte qui n’a pas fait avec moins de gloire briller son éloquence, son génie et son érudition, en entrant dans les détails de l’agriculture, qu’enchantant les exploits héroïques d’Énée.

Je sais, dit-il, combien il est grand et difficile de surmonter la sécheresse d’un tel sujet, et de donner de l’éclat à ces minces détails.

Certes, si les hommes avoient eu à cœur, non de composer des ouvrages oiseux pour des lecteurs oisifs, mais d’enrichir réellement la vie active et de la pourvoir de moyens, ils n’auroient pas une moins haute idée de cette géorgique de l’âme, que de cette héroïque effigie de la vertu, du bien et de la félicité, dont ils se sont si laborieusement occupés.

Ainsi nous diviserons la morale en deux doctrines principales : l’une, qui traite du modèle ou de l’image du bien ; l’autre, du régime et de la culture de l’âme ; partie que nous désignons aussi par le nom de géorgique de l’âme. La première analyse la nature du bien : la dernière prescrit les règles à suivre pour rendre l’âme capable d’atteindre à ce but.

La doctrine du modèle, c’est-à-dire, celle qui envisage la nature du bien et qui en fait l’analyse, le considère, ou comme absolu, ou comme comparable ; je veux dire qu’elle considère ou ses divers genres, ou ses différens degrés. Quant à cette dernière partie, qui a donné lieu à ces disputes sans fin et à ces éternelles spéculations sur le suprême degré du bien, qu’ils qualifioient de félicité, de béatitude, de souverain bien, et qui tenoient lieu de théologie aux païens, le christianisme les a enfin terminées et nous en a débarrassés. Car de même qu’Aristote dit qu’à la vérité les jeunes-gens peuvent être heureux, mais seulement par l’espérance ; de même aussi, éclairés par la foi, et devant tous nous considérer comme autant d’adolescens et de mineurs, nous ne devons aspirer qu’à ce seul genre de félicité qui consiste dans l’espérance.

Nous voilà donc, sous d’heureux auspices, débarrassés de cette doctrine qui étoit comme le ciel des païens ; en quoi certainement ils attribuoient à la nature humaine une élévation à laquelle elle ne peut atteindre. Car voyez sur quel ton tout-à-fait tragique, Sénèque nous dit : quoi de plus grand, que de voir un être aussi fragile que l’homme, atteindre à la sécurité d’un Dieu ! Quant à ces autres écrits qu’ils nous ont laissés sur la doctrine du modèle ; écrits où l’on trouve plus de vérité et de modestie, nous ne risquons rien de les adopter en grande partie. En effet, quant à ce qui regarde la nature du bien simple et positif, ils en ont fait les plus belles descriptions, et en ont, pour ainsi dire, donné des portraits pleins de vie, comme dans d’excellens tableaux ; mettant sous nos yeux dans le plus grand détail les diverses formes des vertus et des devoirs, leurs attitudes, leurs genres, leurs affinités, leurs parties, leurs sujets, leurs départemens, leurs actions, leurs dispensations. Et ce n’est pas tout : ces connoissances si détaillées, ils se sont efforcés d’en faire sentir le prix et d’en inspirer le goût par des raisonnemens aussi vifs que profonds, et par la douceur de leur éloquence. De plus, autant qu’on le peut faire par de simples discours, toutes ces vérités, ils les ont, pour ainsi dire, fortifiées contre les attaques et les insultes des opinions erronées et populaires. Quant à la nature du bien comparé, ils n’ont rien épargné non plus pour bien traiter ce sujet, en constituant ces trois ordres de devoirs dont on a tant parlé, en faisant un parallèle de la vie contemplative et de la vie active ; en distinguant la vertu accompagnée de résistance et de combat, de la vertu déjà affermie et dans un état de sécurité ; en traitant des cas où l’utile et l’honnête sont en conflit ; en balançant l’une avec l’autre les différentes vertus, pour déterminer celle qui l’emporte sur les autres, et par d’autres semblables distinctions. En sorte que cette partie qui traite du modèle, nous paroît avoir été fort bien cultivée, et que les anciens, en traitant ce sujet, ont fait preuve de talens admirables ; de manière pourtant que le christianisme a laissé bien loin derrière lui les philosophes, vu que la diligence et l’activité des théologiens s’est singulièrement occupée d’examiner et de déterminer les devoirs, les vertus morales et les limites des différentes sortes de péchés.

Néanmoins, pour revenir aux philosophes, si, avant de s’attacher aux notions populaires et reçues, ils eussent fait une courte pause, pour chercher les racines mêmes du bien et du mal et analyser fibre à fibre ces racines, ils eussent, à mon avis, répandu le plus grand jour sur ce qui eût pu ensuite être l’objet de leurs recherches. Si, avant tout, ils n’eussent pas moins consulté la nature même des choses, que les principes de la morale, ils eussent donné à leurs doctrines plus de précision et de profondeur. Or, comme c’est un point qu’ils ont tout-à-fait omis, ou traité fort confusément, nous le remanierons en peu de mots, tâchant de découvrir et de nettoyer les sources mêmes des vérités morales, avant de passer à la doctrine de la culture de l’âme, que nous regardons comme étant à suppléer. Et le fruit de ces observations que nous allons faire, devra être, si nous ne nous trompons, de donner de nouvelles forces à la doctrine du modèle.

Il est dans chaque chose un appétit naturel, inné, en vertu duquel elle tend à deux espèces de bien ; l’un par lequel elle est en elle-même un tout ; l’autre, par lequel elle fait partie de quelqu’autre tout plus grand. Or, ce dernier est plus noble et plus puissant, vu qu’il tend à la conservation de la forme la plus vaste. Appelons le premier, bien individuel ou personnel ; et le dernier, bien de communauté. Le fer, en vertu d’une sympathie particulière, se porte vers l’aimant ; mais pour peu qu’il ait plus de poids, il abandonne ces amours-là, et, en bon citoyen, en bon patriote, il se porte vers la terre, qui est la région de ses congénères. Disons quelque chose de plus. Les corps denses et graves se portent vers la terre, qui est la grande assemblée des corps denses ; mais, plutôt que de souffrir que la nature éprouve une solution de continuité, et pour user de l’expression commune, par horreur pour le vuide, les corps de cette espèce se porteront vers la région supérieure, et ils abandonneront leur devoir envers la terre, pour rendre au monde entier, ce qui lui est dû[1]. Ainsi c’est une loi presque perpétuelle, que la conservation de la forme la plus commune maitrise les tendances moins générales. Mais où cette prérogative du bien de communauté déploie le plus sensiblement son caractère, c’est dans l’homme pour peu qu’il n’ait point dégénéré ; et c’est ce que l’on voit dans cette parole mémorable du grand Pompée. Dans un temps où Rome étoit affamée, on l’avoit préposé au soin de faire venir des vivres. Comme ses amis le conjuroient instamment de ne point s’exposer en mer durant une tempête affreuse, ce grand homme répondit : il est nécessaire que j’aille, et non que je vive. En sorte que, dans cette âme élevée, l’amour de la vie, qui est ce qu’il y a de plus fort dans l’individu, le cédoit à l’amour et à la fidélité envers la république. Mais à quoi bon nous arrêter à de pareils traita ? Dans toute l’étendue des siècles, on ne trouve point de philosophie ou de secte, point de religion, point de loi ou de discipline qui ait, autant que notre sainte religion, exalté le bien commun et ravalé le bien individuel. Par où nous voyons clairement que c’est un seul et même Dieu qui établit dans la nature ces loix auxquelles toute créature est soumise, et qui donna aux hommes la loi chrétienne. Aussi lisons-nous que quelques-uns des élus et des saints personnages souhaitoient se voir plutôt rayés eux-mêmes du livre de vie, que d’apprendre que leurs frères n’eussent pu parvenir au salut ; élevés à ce généreux désir par une sorte d’extase de charité et de soif immodérée pour le bien universel.

Ce principe une fois posé et tenu pour inébranlable, termine les plus importantes controverses dans la philosophie morale. Car, 1°. il décide cette question : savoir : si la vie contemplative doit dire préférée à la vie active ; et cela contre le sentiment d’Aristote : car toutes les raisons qu’il allègue en faveur de la vie contemplative, ne militent que pour le bien privé, et ne regardent que le plaisir ou la dignité de l’individu ; en quoi certainement la vie contemplative remporte la palme : en effet, c’est une comparaison assez juste que celle dont usoit Pythagore, pour donner de l’éclat et du relief à la contemplation et à la philosophie. Hiéron lui demandant qui il étoit, il fit cette réponse : pour peu que vous ayez assisté aux jeux olympiques, vous n’ignorez pas qu’il y vient une infinité de personnes dans différentes vues ; les uns, pour éprouver la fortune dans les combats ; les autres, à titre de négocians, pour débiter leurs marchandises ; d’autres seulement pour voir leurs amis qui arrivent de toutes parts, et pour passer le temps avec eux dans la joie et les festins ; d’autres enfin, pour être simplement spectateurs du tout ; je suis un de ceux qui se contentent de ce rôle de spectateur. Voilà ce qu’il disoit : mais les hommes doivent savoir qu’il n’appartient qu’à Dieu même ou aux anges d’être simples spectateurs ; et il ne se peut que dans l’église on ait jamais mis cela en question, quoiqu’il s’y soit trouvé beaucoup de gens qui avoient continuellement à la bouche ce mot : qu’aux yeux de Dieu, la mort de ses saints est précieuse : passage dont ils se prévalaient pour donner une haute idée de cette mort civile des religieux et des institutions de la vie monastique et régulière ; si ce n’est peut-être qu’on doit observer que cette vie monastique n’étoit pas purement contemplative, mais toute occupée des fonctions ecclésiastiques, telles que la prière perpétuelle, le soin d’offrir à Dieu en sacrifice les vœux des fidèles ; la composition des livres de théologie, dans le grand loisir dont ils jouissoient et en vue de propager la doctrine de la loi divine, à l’exemple de Moyse qui passa tant de jours en retraite sur la montagne. De plus, Hénoch, le septième personnage depuis Adam, lequel paroît avoir été le premier qui ait mené une vie contemplative (car il est dit de lui qu’il marchoit avec Dieu), n’a pas laissé de faire présent à l’église de ce livre de prophéties, qui est cité par St. Jude[2] ; Quant à une vie purement contemplative, qui n’ait d’autre but qu’elle-même et qui ne jette aucun rayon de chaleur ou de lumière sur la société, celle-là certainement la théologie ne daigne pas l’avouer.

Notre principe décide aussi cette question si contentieusement agitée entre les écoles de l’antiquité, qui formoient comme deux grands partis : d’un côté étoient l’école de Zenon et celle de Socrate, qui plaçoient la félicité dans la vertu ou seule, ou pourvue de ses accessoires. De l’autre étoient un grand nombre d’écoles ou de sectes ; d’abord celles des cyrénaïques et des épicuriens, qui plaçoient le souverain bien dans la volupté, et qui (à l’imitation de ce qu’on voit dans certaines comédies où la maîtresse change d’habit avec la servante) ne faisoient de la vertu qu’une sorte de domestique, sans laquelle, disoient-ils, la volupté ne pouvoit être bien servie[3]. Puis cette autre école d’Épicure, qui se donnoit pour réformée, et qui prétendoit que la félicité n’étoit autre chose que la tranquillité et la sérénité d’une âme dégagée de tous soins et exempte de toute espèce de troubles ; comme s’ils eussent voulu détrôner Jupiter et ramener Saturne avec le siècle d’or ; ce temps, dis-je, où il n’y avoit ni été, ni hiver, ni printemps, ni automne ; mais où une seule température uniforme et toujours la même régnoit durant toute l’année. Enfin, cette école d'Heryllus et de Pyrrhon, dont les opinions, furent aussi-tôt rejetées, et qui prétendoient que la félicité consistait à débarrasser son âme de toute espèce de scrupules, n’établissant aucune nature fixe et constante de bien et de mal ; mais tenant les actions pour bonnes ou pour mauvaises, selon qu’elles procédoient d’un mouvement de l’âme pure et libre, ou au contraire, d’un mouvement accompagné d’aversion et de résistance : opinion qui n’a pas laissé de revivre dans l’hérésie des anabaptistes, qui mesuraient tout d’après l’instinct et les mouvemens de l’esprit la constance ou la vacillation de la foi.

Enfin, notre principe réfute aussi la philosophie d’Épictète, qui s’appuie sur cette supposition : qu’il faut placer son bonheur dans ces choses qui ne dépendent pas des hommes, afin de n’être point exposé aux caprices de la fortune ; comme si, avec des intentions et des fins généreuses qui embrassent l’utilité commune, on n’étoit pas cent fois plus heureux, même en voyant son attente trompée et en échouant dans ses desseins, qu’en réussissant perpétuellement dans tout ce qui ne tend qu’à notre agrandissement particulier, et en voyant de tels desseins toujours couronnés par le succès. Et c’est dans cet esprit que Gonsalve de Cordoue, montrant du doigt à ses soldats la ville de Naples, éleva sa voix généreuse et leur dit : oui, il seroit beaucoup plus à souhaiter pour moi de marcher en avançant un seul pied, à une mort certaine, que de prolonger ma vie pour un grand nombre d’années, en reculant d’un seul pas. Un autre personnage qui chantoit, pour ainsi dire, à l’unisson, c’est ce général, cet empereur vraiment céleste, qui a prononcé qu’une bonne conscience est un festin perpétuel ; paroles, par lesquelles il fait entendre clairement qu’une âme qui a le sentiment de ses bonnes intentions, ne laisse pas, lors même que l’on échoue dans ses desseins, de faire goûter une joie plus vraie, plus pure et plus conforme à sa nature, que tout cet appareil dont tel homme peut s’environner, pour satisfaire tous ses désirs ou assurer son repos.

Notre principe relève également cet abus de la philosophie qui commença à s’introduire vers le temps d’Épictète ; je veux dire que la philosophie, étoit regardée comme une sorte de métier, et, pour ainsi dire, réduite en art. Comme si le véritable but de la philosophie n’étoit pas de réprimer et d’amortir les passions, mais d’éviter avec soin jusqu’aux plus petites causes ou occasions qui peuvent les exciter, et qu’il fallût pour cela embrasser un certain genre de vie particulier : ils vouloient sans doute procurer à l’âme un genre de santé tout semblable à celui qu’Hérodicus s’étoit procuré par rapport au corps : cet Hérodicus dont Aristote a parlé, et dont il dit qu’il ne fit, durant toute sa vie, autre chose qu’avoir soin de sa santé ; s’abstenant d’une infinité de choses, et se privant ainsi presque entièrement de l’usage de son corps. Au lieu que, si les hommes avoient à cœur de remplir leurs devoirs envers la société, le genre de santé qui leur paroîtroit le plus à désirer, seroit celui qui les mettroit en état de supporter toutes sortes de changemens et de soutenir toutes espèces de chocs. C’est ainsi que la seule âme qui doive être réputée saine et vigoureuse, est celle qui peut se faire jour à travers toute espèce de tentations et de violentes émotions. En sorte que c’étoit avec beaucoup de sagesse que Diogènes avoit coutume de dire qu’il estimoit cette force de l’âme qui servoit, non à s’abstenir timidement, mais à résister avec courage : force dont l’effet est d’arrêter sa course sur le bord des précipices, et à laquelle elle doit cette qualité si estimée dans un cheval bien dressé, de pouvoir faire un arrêt et changer de main dans le moindre espace possible.

Enfin notre principe relève cette excessive susceptibilité, cette inaptitude à se plier aux usages, observée dans quelques-uns des plus anciens philosophes, sur-tout dans ceux qui jouissoient de la plus grande vénération ; philosophes qui se déroboient trop aisément aux affaires, afin de se garantir des indignités et des troubles de toute espèce, et de vivre, pour ainsi dire, intacts et comme inviolables, du moins à ce qu’ils croyoient. Au lieu que la constance d’un homme vraiment moral, devroit être semblable à celle que ce même Consalve dont nous parlions, exigeoit dans un guerrier. Je veux, disoit-il, que l’honneur d’un soldat soit comme une toile forte et capable de résistance ; non comme une toile mince qu’un rien peut égratigner ou déchirer.

CHAPITRE II.
Division du bien individuel ou personnel, en bien actif et bien passif. Division du bien passif en bien conservatif et bien perfectif. Division du bien de communauté en offices généraux et offices respectifs.

Revenons donc au bien individuel ou personnel, et suivons ses divisions. Nous le diviserons en bien actif et bien passif. En effet, cette différence de bien fort analogue, cette distinction que faisoient les Romains dans leurs affaires domestiques (je veux parler de ce qu’ils appelloient promus et condus (le maître d’hôtel et l’intendant) ; cette différence, dis-je, se trouve empreinte dans toute la nature des choses ; mais où elle se manifeste le plus sensiblement, c’est dans ce double appétit des choses créées ; l’un, en vertu duquel elles tendent à se conserver et à se garantir ; l’autre, par lequel elles tendent à se propager et à se multiplier. Or, ce dernier, qui est l’actif, et qui répond au promus, paroît le plus noble et le plus puissant ; et le premier, qui est le passif, et qui répond au pondus, doit être regardé comme inférieur. En effet, dans l’immensité des choses, c’est la nature céleste qui est l’agent, et la nature terrestre qui est le patient. Nous voyons aussi que dans les voluptés des animaux, le plaisir de la génération est plus vif que celui de la nutrition. De plus, les oracles divins prononcent qu’il est plus doux de donner que de recevoir. Ajoutez que dans la vie ordinaire il n’est point d’homme d’un caractère si mou et si efféminé, qui ne soit infiniment plus charmé d’achever une entreprise qu’il avoit à cœur, et de la conduire à sa fin, que de goûter quelque plaisir sensuel, ou quelque volupté que ce puisse être. Or, on aura une bien plus haute idée de la prééminence du bien actif, pour peu qu’envisageant la condition humaine, l’on considère qu’elle est mortelle et exposée aux coups de la fortune. Car, si les voluptés humaines étoient susceptibles de certitude et de perpétuité nul doute que cet avantage n’y ajoutât beaucoup de prix, à cause de la durée et de la sécurité des jouissances qui en seroit l’effet. Mais il n’en est rien ; et comme ce qui en est, paroît revenir à ceci, nous croyons que mourir plus tard, c’est gagner beaucoup. Ne te vante pas par rapport au lendemain ; car tu ne sais pas ce qu’enfantera la journée. Il n’est nullement étonnant que nous nous portions de toutes nos forces vers ces objets qui n’ont rien à craindre des ravages du temps. Or, quelles choses peuvent avoir cet avantage, sinon nos propres œuvres, comme il est dit : leurs œuvres leur survivent. Il est une autre prééminence du bien actif, qui n’est pas de petite considération, prééminence qui est produite et appuyée par cette affection inhérente à la nature humaine, et qui en est comme la compagne inséparable : je veux dire, l’amour de la nouveauté et de la variété. Cet amour, dans les voluptés sensuelles (lesquelles font la plus grande partie du bien passif), n’a pas une fort grande latitude, et se trouve renfermé dans des limites fort étroites. Considère combien il y a de temps que tu fais et refais les mêmes choses ; repas, sommeil, jeu, voilà le cercle où tu roules : vouloir mourir, il n’est pas besoin de courage, de grands malheurs ni de sagesse, pour avoir cette volonté ; c’est assez du dégoût. Mais dans les actions de notre vie, dans nos projets, dans nos prétentions, règne une étonnante variété ; et cette variété, l’on y trouve un plaisir infini, tandis qu’on va ébauchant son ouvrage, le continuant, se reposant de temps à autres, reculant, pour ainsi dire, pour mieux prendre son élan, approchant du terme ; enfin, touchant au but, et autres choses semblables. En sorte qu’on a grande raison de dire que la vie d’un homme sans but est livré à la langueur et à l’incertitude ; et c’est ce qui s’applique tout à-la-fois aux sages et aux fous, comme le dit Salomon : l’écervelé tâche de se donner des désirs, et se mêle de tout. De plus, nous voyons que les monarques les plus puissans, qui n’avoient besoin que d’un signe pour appeler tout ce qui flatte les sens, avoient soin pourtant de se ménager de temps en temps certaines petites jouissances frivoles, et au-dessous d’eux. C’étoit ainsi que Néron se plaisoit à jouer de la guitare Commode, à faire le gladiateur ; Antonin, à conduire un char ; et que d’autres avoient d’autres goûts semblables : jouissances pourtant qu’ils préféraient à toute l’affluence des voluptés sensuelles qui étoient à leurs ordres, tant il est vrai que l’action procure des plaisirs plus vifs qu’une jouissance purement passive.

Au reste, ce qu’il faut observer avec un peu plus d’attention c’est que le bien actif individuel diffère totalement du bien de communauté ; car, quoique ce bien actif individuel enfante quelquefois des œuvres de bienfaisance, lesquelles tiennent des vertus de communauté ; néanmoins il y a entre l’un et l’autre cette différence, que, si les hommes attachent tant de prix aux œuvres qui sont le produit du premier, ce n’est pas en tant qu’elles peuvent aider les autres, et les rendre plus heureux ; mais seulement en vue d’eux-mêmes, et en tant qu’elles peuvent servir à leur propre aggrandissement et à augmenter leur propre puissance. C’est ce qu’on voit clairement, lorsque ce bien actif vient donner dans quelque dessein contraire au bien de communauté ; et cette disposition gigantesque de l’ame qui entraîne ces grands perturbateurs du globe, tels que Sylla et une infinité d’autres (quoique dans de moindres proportions), dont le vœu perpétuel est que tous les hommes soient heureux ou malheureux, selon qu’ils leur sont amis ou ennemis, et que le monde entier porte leur image, ce qui est une sorte de théomachie ; cette disposition, dis-je les fait tous aspirer au bien actif individuel, du moins apparent quoique dans la vérité ils s’éloignent fort du bien de communauté.

Mais nous diviserons le bien passif en bien conservatif et bien perfectif. En effet, il est dans chaque être, par rapport au bien individuel ou personnel, un triple appétit, appétit inné. Par le premier, il tend à se conserver ; par le second, à se perfectionner ; par le troisième, à se multiplier et à se propager. Or, ce dernier appétit se rapporte au bien actif dont nous venons de parler. Restent donc les deux autres espèces de biens que nous avons ainsi qualifiés. Le bien perfectif doit être regardé comme le premier, vu que laisser une chose dans l’état où elle est, c’est moins faire que de l’élever à une nature plus sublime ; car il est, dans l’immensité des choses, certaines natures plus nobles, à la dignité et à la hauteur desquelles aspirent les natures inférieures comme à leurs sources et à leurs origines ; et c’est ainsi que certain poëte, parlant des hommes, a rendu cette pensée :

Ils ont une activité toute de feu, qui retrace leur céleste origine.
Car la véritable assomption de l’homme, ce qui le fait approcher de la nature divine ou angélique, c’est la perfection de sa forme. Or, la fausse et mensongère imitation de ce bien actif est le vrai fléau de la vie humaine. C’est un tourbillon rapide qui entraîne et renverse tout. Je veux parler de ces hommes qui, au lieu d’une exaltation formelle et essentielle, prenant l’essor d’une aveugle ambition, n’aspirent plus qu’à une élévation purement locale. Et, de même que les malades, lorsqu’ils ne trouvent point de remède à leur mal, changent continuellement d’attitude et s’agitent sans cesse, se tournant et se retournant d’un côté sur l’autre ; comme s’ils pouvoient, en changeant de lieu, se fuir eux-mêmes et échapper au mal intérieur ; c’est ainsi que les ambitieux, attirés par je ne sais quel fantôme d’exaltation de leur nature, ne parviennent qu’à une élévation purement locale, à une certaine hauteur physique.

Or, le bien conservatif n’est autre chose que l’acquisition et la jouissance des choses conformes à notre nature ; et quoique ce bien-là soit simple et naturel, il paroît que, de tous les biens, c’est le plus flasque et le moins noble. De plus, ce bien-là même est susceptible d’une certaine différence sur laquelle tantôt le jugement humain a vacillé, tantôt on a omis toute recherche. Car toute la dignité et tout le prix de la jouissance, ou de ce qu’on nomme l’agréable, consiste ou dans la pureté de cette jouissance, ou dans son intensité ; deux choses dont l’une est l’effet de l’uniformité ; et l’autre, celui de la variété de la vicissitude. L’une est moins mélangée de mal ; l’autre a une teinte plus forte et plus vive de bien. Mais laquelle est préférable ? c’est ce qu’on n’a point décidé. Enfin, la nature humaine peut-elle retenir l’un et l’autre à la fois ? c’est ce qu’on n’a pas même pris la peine de chercher.

Or, quant à ce point, qui n’est pas décidé, c’est une question qu’ont commencé à discuter Socrate et certain sophiste ; Socrate soutenant que la félicité consiste dans la paix de l’ame et dans une inaltérable tranquillité ; et le sophiste prétendant que la félicité consiste à désirer beaucoup et à jouir d’autant. Puis des argumens ils passèrent aux injures ; le sophiste disant que la félicité de Socrate ressembloit à celle d’une souche ou d’une pierre ; et Socrate répliquant que la félicité du sophiste étoit celle d’un galeux éprouvant de perpétuelles démangeaisons et prenant plaisir à se gratter sans cesse. Cependant l’un et l’autre sentiment ne manquent pas de raisons qui les appuient. Un sentiment qui s’accorde avec celui de Socrate, c’est celui de l’école même d’Épicure, qui regardoit la vertu comme contribuant beaucoup au bonheur. Que, s’il en est ainsi, il est trop certain que la vertu est d’un plus grand usage pour apaiser les passions, que pour obtenir les choses désirées. Et ce qui appuie le sentiment du sophiste, c’est cette assertion dont nous parlions il n’y a qu’un moment ; savoir que le bien perfectif a la prééminence sur le bien conservatif ; parce que l’accomplissement de nos désirs semble perfectionner peu-à-peu notre nature. Et quoiqu’il n’ait rien moins qu’un tel effet, néanmoins ce mouvement en cercle a quelque apparence de mouvement progressif.

Quant à la seconde question ; savoir : si la nature humaine ne peut pas retenir à la fois la tranquillité d’âme et l’intensité de la jouissance : une fois bien décidée, elle rendroit la première oiseuse et superflue. Car ne voit-on pas assez souvent des hommes constitués et organisés de manière à goûter même vivement les plaisirs lorsqu’ils s’offrent à eux, et à en supporter la perte assez patiemment ? En sorte que cette gradation philosophique : garde-toi de jouir, de peur de désirer : garde-toi de désirer, de peur de craindre, a je ne sais quoi de timide et de pusillanime. Certes, la plupart des doctrines des philosophes nous paroissent trop timides, et prendre, en faveur des hommes, plus de précautions que la nature ne le veut : par exemple, lorsque, voulant remédier à la crainte de la mort, ils ne font que l’augmenter. Comme ils ne font de la vie humaine qu’une aorte de préparation à sa fin, d’apprentissage de la mort, il est force qu’un ennemi contre lequel on fait tant de préparatifs, paroisse bien terrible et bien redoutable. J’aime mieux ce poëte païen qui appelle la fin de la vie, la dernière des fonctions de la nature. C’est ainsi qu’en toutes choses les philosophes se sont efforcés de rendre l’âme humaine trop uniforme et trop harmonique, en ne faisant rien pour l’accoutumer aux mouvemens contraires et aux extrêmes[4]. Et la cause de cette méprise nous paroît être qu’ils s’étoient consacrés à une vie privée, à une vie exempte de toute espèce d’affaires et d’assujettissement. Que n’imitoient-ils la prudence du lapidaire, qui, lorsqu’il trouve dans un diamant quelque petit nuage, quelque petite bulle qu’il peut enlever sans trop diminuer le volume de la pierre, a soin de l’ôter, et qui, dans le cas opposé, prend le parti de n’y pas toucher ? C’est ainsi qu’il faut pourvoir à la sécurité des âmes, de manière cependant à ne point détruire la magnanimité. Mais en voilà assez sur le bien individuel.

Ainsi, après avoir parlé du bien personnel (que nous qualifions aussi ordinairement de bien particulier, privé, individuel), revenons au bien de communauté, qui envisage la société. On le désigne ordinairement par le nom de devoir. Car ce nom de devoir se rapporte plus proprement à l’état d’une âme bien disposée à l’égard des autres ; et ce nom de vertu, à une âme bien constituée, bien disposée par rapport à elle-même. Mais il semble, au premier coup d’œil, que cette partie doive être assignée à la science civile. Cependant, pour peu qu’on y fasse d’attention, l’on verra qu’il en doit être tout autrement. Car elle traite de l’empire et du commandement que chacun peut exercer sur lui-même, non de celui qu’il peut exercer sur les autres. Et de même que, dans l’architecture, autre chose est de figurer les piliers, les poutres et les autres parties de l’édifice, et de les préparer pour bâtir ensuite ; autre chose, de les ajuster les unes aux autres et de les assembler. De même encore que, dans la méchanique, fabriquer un instrument, ou construire une machine, n’est point du tout la même chose que la mettre sur pied, la mouvoir et la mettre en œuvre : c’est ainsi que la doctrine qui a pour objet la réunion même des hommes en cité ou en société, diffère de celle qui les figure, les façonne, et en fait des instrumens commodes pour cette société.

Cette partie des offices se divise aussi en deux portions, dont l’une traite des devoirs communs à tous les hommes ; l’autre, des devoirs particuliers et respectifs ; eu égard à la profession, à la vocation, à l’état, à la personne, au rang. Nous avons déjà dit que cette première partie étoit suffisamment cultivée, et que les anciens, ainsi que des écrivains modernes, l’avoient développée avec le plus grand soin. Quant à l’autre, nous trouvons qu’à la vérité on l’a traitée par parties, mais qu’on ne l’a pas digérée et réunie en un seul corps complet. Et ce que nous trouvons ici à reprendre, ce n’est pas qu’on l’ait ainsi morcelée ; nous pensons au contraire que ce sujet-là, il vaudroit beaucoup mieux le traiter par parties. Car où est l’homme qui ait assez de pénétration et de confiance en ses propres lumières, pour vouloir et pouvoir discuter et déterminer, avec autant de justesse que de sagacité, les devoirs particuliers et respectifs de chaque ordre et de chaque condition ? Or, les traités qui ne sentent pas l’expérience, et qui ne sont tirés que d’une connoissance générale et purement scholastique sur un tel sujet, manquent de suc et deviennent inutiles. Et quoiqu’assez souvent celui qui regarde le jeu, voie bien des choses qui échappent aux joueurs mêmes, et qu’on rebatte certain proverbe tant soit peu plus impertinent que solide, au sujet de cette censure qu’exerce le vulgaire sur les actions des princes ; savoir : que celui qui est dans la vallée découvre fort bien ce qui se passe sur la montagne ; néanmoins ce qui seroit le plus à souhaiter, ce seroit qu’il n’y eût que des gens très versés et très consommés qui se mêlassent de pareils sujets. Car toutes ces laborieuses productions des écrivains spéculatifs sur les matières de pratique, ne sont guère plus estimées des praticiens, que les dissertations de Phormion sur la guerre, ne le furent à Annibal, qui les regardoit comme autant de rêves et de produits du délire. Il n’est qu’un seul défaut inhérent à ceux qui traitent des sujets qui ont trait à leur emploi ou à leur art, c’est qu’ils ne tarissent point sur les éloges qu’ils font de leurs occupations ; ce sont pour eux comme autant de petites Spartes auxquelles ils s’efforcent sans cesse de donner du relief.

Mais en parlant des livres de ce genre ce seroit une sorte de sacrilège que de ne point se rappeler cet excellent ouvrage, fruit des veilles de Votre Majesté, sur les devoirs d’un roi. Cet écrit renferme en lui-même une infinité de trésors, soit visibles soit cachés, de la théologie, de la morale et de la politique, avec une forte teinte des autres arts. C’est, à mon sentiment, de tous les écrits que j’ai pu lire, un des plus sains et des plus solides. En aucun endroit il ne se sent trop de l’effervescence de l’invention, ni de cette espèce de sommeil ou d’engourdissement où jette une froide exactitude. On n’y voit point l’auteur, saisi d’une sorte de vertige, perdre de vue le plan qu’il s’étoit fait et s’en écarter. Il n’est point coupé par ces digressions, à l’aide desquelles un écrivain, par une sorte d’écarts tortueux, s’efforce de faire entrer dans son plan ce qui ne s’y encadre pas ; il n’est point non plus brillanté par des ornemens recherchés, et tels que ceux dont fait usage un écrivain plus jaloux de donner du plaisir au lecteur, que de s’attacher à l’esprit de son sujet. Or, avant tout, je puis dire que cet ouvrage a autant d’ame que de corps vu qu’il est tout-à-la-fois conforme à la vérité, et très bien approprié à la pratique. Il y a plus : il est tout-à-fait exempt de ce défaut dont nous parlions il n’y a qu’un moment ; défaut qui seroit, plus que dans tout autre, supportable dans un roi et dans un écrit sur la majesté royale ; je veux dire qu’il n’exalte point excessivement, et d’une manière qui puisse éveiller l’envie, l’autorité et la prérogative royale. Car, ce roi que Votre Majesté a si bien peint, ce n’est point un roi d’Assyrie ou un roi de Perse, tout éclatant d’un luxe et d’un faste étranger à sa personne ; mais c’est véritablement un Moyse, un David, un de ces rois pasteurs de leurs peuples ; et ce que je n’oublierai jamais, c’est cette parole vraiment royale que prononça Votre Majesté dans un procès très grave, qu’il s’agissoit de terminer : Votre Majesté, inspirée par cet esprit sacré dont elle est douée pour le gouvernement des peuples, parla ainsi : les rois doivent gouverner les peuples conformément aux loix de leurs états, comme Dieu gouverne les créatures conformément aux loix de la nature ; et ils doivent user aussi rarement de cette prérogative qui les met au-dessus des loix que Dieu use de ce pouvoir qu’il a d’opérer des miracles. Néanmoins par cet autre livre que Votre Majesté a composé sur la monarchie libre, il n’est personne qui ne voie clairement que Votre Majesté ne connoit pas moins bien toute la plénitude de la puissance royale, et, pour employer une expression familière aux scholastiques, les ultimités des droits régaliens, que les limites et les bornes de l’office et des fonctions d’un roi. Je n’ai donc pas balancé à citer ce livre sorti de la plume de Votre Majesté, à titre d’exemple du premier ordre et des plus éclatans des traités sur les devoirs particuliers et respectifs ; et ce livre, ce que j’en ai déjà dit certes, je l’eusse dit également, s’il eût été l’ouvrage d’un roi qui eût vécu il y a mille ans ; et je n’ai point été arrêté par les loix de ce décorum, qui défend ordinairement de louer en face ; car c’est après tout ce qui est quelque fois permis, pourvu toutefois que ces éloges n’excèdent point la mesure, et ne viennent point mal-à-propos, et aient trait au sujet. Certes, Cicéron, dans ce magnifique plaidoyer pour Marcellus, ne fait : autre chose que tracer un tableau peint avec un talent admirable, dont le sujet est l’éloge de César ; harangue qu’il ne laissa pas de prononcer devant lui : et c’est ainsi que Pline second en usa également à l’égard de Trajan. Revenons donc à notre sujet.

De plus, une matière qui se rapporte certainement à cette partie des devoirs respectifs de chaque vocation et de chaque profession, c’est cette autre doctrine qui est opposée à la première, et qui en est comme le pendant ; je veux dire celle qui a pour objet leurs fraudes, leurs rubriques, leurs impostures, leurs vices en un mot ; car les dépravations et les vices sont opposés aux devoirs et aux vertus. Ce n’est pas que ce sujet dont nous parlons, on l’ait omis dans une infinité d’écrits et de traités ; mais si l’on en parle, ce n’est qu’en passant et en faisant de petites excursions, pour faire des remarques de cette espèce ; mais de quelle manière le fait on ? c’est sur le ton de la satyre, sur un ton cynique, à l’exemple de Lucien. L’on prendra plutôt plaisir à lancer quelque trait malin même contre ce qu’il peut y avoir de plus sain et de plus solide dans les arts, et à le tourner en ridicule, qu’on ne prendra de peine à en séparer ce qui s’y trouve de corrompu et de vicieux, d’avec ce qui s’y trouve de pur et de salutaire ; mais comme Salomon l’a si bien dit : la science se cache au railleur qui la cherche ; mais elle va au devant de l’homme studieux : en effet, quiconque ne s’approche de la science que pour la tourner en ridicule et la mépriser, y trouvera sans peine des sujets de plaisanterie ; mais il n’y trouvera presque rien qui le rende plus savant. Mais un traité grave et judicieux sur ce sujet dont nous parlons, un traité qui respirât une certaine intégrité, une certaine franchise, seroit une des plus fortes et des plus sûres défenses pour la vertu et la probité. Car, comme la fable, parlant du basilic, nous dit que, si le premier il regarde l’homme, il le tue ; et qu’au contraire si c’est l’homme qui le premier regarde le basilic, cet animal périt : il en est de même des ruses des rubriques, et de tous les moyens condamnables ; si on les découvre avant coup, ils perdent la faculté de nuire ; mais au contraires s’ils agissent avant qu’on les ait aperçus c’est alors seulement qu’ils sont dangereux.

Ainsi nous avons bien des grâces à rendre à Machiavel et aux écrivains de cette espèce, qui disent ouvertement, et sans détour, ce que les hommes font ordinairement, et non ce qu’ils devroient faire ; car il ne se peut qu’on réunisse en soi, suivant le langage de l’écriture, la prudence du serpent et l’innocence de la colombe, si l’on ne connoît à fond la nature du mal même, sans quoi la vertu n’aura plus de défense et de sauve-garde suffisante. Je dirai plus : un homme bon et honnête ne pourra jamais corriger et amender les malhonnêtes gens, les méchans, s’il n’a pénétré dans tous les recoins et dans toutes les profondeurs de la méchanceté. En effet, ceux dont le jugement est corrompu et dépravé, partent de cette supposition, de ce préjugé, que cette honnêteté qu’ils dédaignent procède d’une certaine ignorance, d’une certaine simplicité de caractère ; de ce que les gens honnêtes ajoutent foi trop aisément aux harangueurs, aux pédagogues, ainsi qu’aux livres et aux préceptes de morale, à toutes ces maximes qu’on vante et qu’on rebat dans les entretiens ordinaires. En sorte que s’ils ne voient clairement que leurs opinions dépravées et leurs principes pervers sont aussi bien connus de ceux qui les exhortent et les reprennent, que d’eux-mêmes, ils dédaigneront toute probité dans les mœurs, et toute honnêteté dans les conseils conformément à cet oracle admirable de Salomon : L’insensé ne reçoit point les paroles de la prudence, si vous ne commencez par révéler ce qu’il recèle au fond de son cœur[5]. Or, cette partie qui a pour objet les ruses et les vices respectifs, nous la classons parmi les choses à suppléer, et nous la désignons sous le nom de satyre sérieuse, ou de traité sur l’intérieur des choses. À cette doctrine sur les devoirs respectifs, appartiennent aussi les devoirs mutuels entre le mari et la femme, les parens et les enfans, le maître et le domestique il en faut dire autant des loix de l’amitié et de la reconnoissance, ainsi que des obligations civiles qui lient les uns aux autres les membres des confraternités et des sociétés de toute espèce, et même des devoirs qu’impose le voisinage ; et d’autres semblables. Mais, pour bien entendre ce que nous disons ici, il ne faut pas croire qu’on traite en ce lieu de ces choses-là, en tant qu’elles se rapportent à la science civile (considération qui n’appartient qu’à la politique) ; mais en tant que l’âme de chaque individu doit être formée et disposée d’avance pour garantir ces liens de la société.

Mais la doctrine qui a pour objet le bien de communauté, ainsi que celle qui traite du bien individuel, ne se contentent pas de considérer leur objet absolument ; elles le considèrent aussi comparativement, et c’est à quoi se rapporte le soin de discuter les devoirs d’homme à homme, de cas à cas, de chose privée à chose publique, du temps présent à l’avenir. C’est ce qu’on peut voir par l’exemple de ce châtiment sévère et atroce que Junius Brutus infligea à ses enfans, action que les uns élèvent jusqu’aux cieux mais qui a fait dire à je ne sais quel poëte :

L’infortuné, quelque idée que nos descendant puissent se faire d’une telle destinée.

C’est ce qu’on peut voir aussi par ce qui fut dit à ce souper auquel furent invités Brutus, Cassius, et quelques autres. Car, à ce repas, comme quelqu’un, pour sonder les esprits au sujet de la conspiration formée contre César, eût adroitement proposé cette question : Est-il permis de tuer un tyran ? Les sentimens des convives se partagèrent ; les uns disant que cela étoit permis, vu que la servitude étoit le plus grand de tous les maux ; d’autres étoient pour la négative, prenant pour principe que la tyrannie étoit moins funeste que la guerre civile. Une troisième classe, dont l’opinion sentoit un peu l’école d’Épicure, prétendoit qu’il étoit au dessous des sages de s’exposer pour des fous. Au reste, il est une infinité de questions relatives aux devoirs comparatifs, entre autres, celle-ci, qui survient fréquemment faut-il s’écarter de la justice pour sauver sa patrie, ou en vue de quelque bien notable qui en peut résulter dans l’avenir ? Jason, thessalien, disoit ordinairement à ce sujet : il faut commettre quelques injustices, pour pouvoir ensuite observer plus souvent la justice. Mais cette réplique se présente aussi-tôt : Quant à la justice présente, il ne tient qu’à vous de l’observer ; mais vous n’avez point de garant de la justice future. Que les hommes suivent, dans le présent, le parti le meilleur et le plus juste abandonnant l’événement à la divine providence[6]. Voilà donc ce que nous avions à dire sur le modèle, ou sur le bien.

CHAPITRE III.
Division de la doctrine de la culture de l’âme en doctrine des différences caractéristiques des âmes, doctrine des affections et doctrine des remèdes ou des cures. Appendice de cette même doctrine, lequel a pour objet l’analogie du bien de l’âme avec le bien du corps.

Actuellement donc ayant parlé du fruit de vie (et ce mot, nous le prenons dans le sens philosophique), reste à traiter de cette culture qu’on doit à l’âme, partie sans laquelle la première n’est plus qu’une sorte d’image, de statue destituée de mouvement et de vie ; sentiment qu’Aristote appuie élégamment de son suffrage, lorsqu’il dit : il faut donc parler de la vertu, dire ce qu’elle est et de quoi elle se compose. En effet, il seroit inutile de la connoître si d’ailleurs on ignoroit par quelles voies, par quels moyens on peut l’acquérir. Car ce n’est pas assez de connoître, pour ainsi dire le signalement de la vertu, il faut savoir de plus comment on peut l’approcher, attendu qu’ici nous avons un double but : d’abord celui de connaître la chose même ; puis celui de nous en mettre en possession. Et c’est à quoi nous ne réussirons pas, si nous ne savons et de quoi et comment elle se compose. Or, cette vérité, qu’il inculque en termes si formels et en y revenant à plusieurs fois, lui-même ensuite il la perd de vue. Ce que nous disons ici, nous rappelle ce mot de Cicéron au sujet de Caton d’Utique ; mot qu’il regardoit comme un éloge peu commun, disoit il, ce personnage a embrassé la philosophie, non pour disputer comme tant d’autres, mais pour vivre conformément à ses préceptes. Et, quoique, vu la mollesse de ce temps où nous vivons, il y ait peu de gens qui soient jaloux de cultiver leur âme, de la former, et de régler leur vie entière sur quelque principe fixe ; conduite qui, dans un autre temps, a fait dire à Sénèque : chacun délibère assez sur les parties de la vie ; mais personne n’envisage la somme : et qui pourroit porter à penser que cette partie est superflue ; néanmoins cette négligence des autres ne nous engagera point du tout à la laisser intacte, et nous conclurons plutôt par cet aphorisme d’Hippocrate : lorsqu’un homme, atteint d’une maladie grave, ne sent point de douleurs, sachez que chez lui l’âme même est malade. Ces gens dont nous parlons auraient besoin de remèdes, non-seulement pour guérir leur maladie, mais même pour éveiller en eux le sentiment. Que si l’on nous objectoit que la cure des âmes est l’office de la théologie sacrée, c’est ce dont nous n’avons garde de disconvenir. Cependant qui empêche la théologie de recevoir à son service la philosophie morale, à titre de prudente domestique, de suivante fidèle, et toujours prête à lui obéir au moindre signe ? En effet le psaume dit que l’œil de la servante regarde continuellement aux mains de la maîtresse ; quoiqu’il soit hors de doute qu’il est une infinité de choses qu’on abandonne à la prudence et aux soins de la servante. C’est ainsi que la morale doit obéir à la théologie, et être docile à ses préceptes ; de manière pourtant que, sans sortir de ses propres limites, elle peut renfermer en elle-même bien des documens sains et utiles.

Or, cette partie, quand son importance étant bien présente à notre esprit, nous voyons qu’on n’a pas encore pris la peine de la rédiger en un corps de doctrine, cette négligence excite en nous le plus grand étonnement. Ainsi, comme nous la classons parmi les choses à suppléer, nous allons, suivant notre coutume, en donner quelque légère esquisse.

Avant tout, en ceci comme en tout ce qui regarde la pratique, il est bon de nous faire une idée juste et précise de nos moyens, et de bien distinguer ce qui est en notre pouvoir de ce qui ne dépend pas de nous ; car, dans l’un, on peut faire des changemens ; mais dans l’autre, on ne peut que faire des applications. Le cultivateur ne peut rien sur la nature du sol, ni sur la température de l’air. Il en est de même du médecin ; il ne peut rien sur le tempérament ou la constitution du malade, ni sur les divers accidens. Or s’il s’agit de la culture de l’âme et de la cure de ses maladies, trois considérations se présentent à l’esprit ; savoir : les différences caractéristiques des dispositions, les affections et les remèdes. De même que, dans le traitement des maladies du corps, on envisage trois points ; savoir : la complexion ou la constitution du malade, la maladie et le traitement. De ces trois choses, la dernière seulement est en notre puissance, les deux autres ne dépendent pas de nous. Mais ces causes-là même qui ne dépendent pas de nous, ne doivent pas moins être le sujet de nos recherches, que ces autres causes qui sont en notre puissance ; car c’est la connoissance exacte et profonde des unes et des autres qui doit servir de base à la doctrine des remèdes. Elle sert à les appliquer avec plus de facilité et de succès. Un habit ne peut se bien mouler sur le corps, si l’on ne commence par prendre la mesure de celui à qui il est destiné.

Ainsi ta première partie de la doctrine de la culture de l’âme, aura pour objet les différences caractéristiques des naturels ou des dispositions. Cependant nous ne parlons pas ici de ces propensions si communes aux vertus et aux vices, ou même aux émotions et aux affections ; mais de penchans plus intimes et plus radicaux : or, au sujet de cette partie, ce qui est encore bien fait pour exciter notre étonnement, c’est que les écrivains, tant moralistes que politiques, l’aient si souvent traitée négligemment, ou tout-à-fait omise. Cependant rien n’est plus capable de répandre un grand jour sur ces deux sciences. Dans les traditions astrologiques, on a distingué avec assez de justesse les naturels et les dispositions des hommes, considérées comme effets de la prédominance des planètes ; en observant que les uns sont naturellement faits pour la contemplation ; les autres, pour les affaires ; d’autres, pour la guerre ; ceux-ci, pour briguer les emplois ; ceux-là, pour l’amour ; d’autres encore, pour les arts ; d’autres enfin, pour un genre de vie très varié. De même chez les poëtes (héroïques, satyriques, tragiques, comiques) l’on rencontre çà et là des simulacres de caractères, mais le plus souvent exagérés et excédant de beaucoup la réalité. Disons plus : ce sujet-là même des divers caractères des âmes, est un de ceux sur lesquels les entretiens ordinaires (ce qui est fort rare et arrive pourtant quelquefois) sont plus savans que les livres mêmes. Mais les meilleurs matériaux d’un pareil traité doivent être tirés des plus sages historiens ; et je ne dis pas seulement de ces panégyriques qu’on est dans l’usage de prononcer au décès de tel ou tel personnage illustre, mais bien plutôt du corps même de l’histoire, dans tous les cas où un personnage de cette sorte monte sur la scène. Car ces portraits ainsi entrelacés avec les faits, nous paroissent être des descriptions préférables à celles qu’on peut tirer d’un éloge ou d’une critique formelle. C’est ainsi qu’on trouve dans Tite-Live, les portraits de Scipion l’africain et de Caton l’ancien ; dans Tacite, ceux de Tibère, de Claude et de Néron ; dans Hérodien, celui de Septime Sévère ; dans Philippe de Comines, celui de Louis XI, roi de France ; dans François Guichardin, ceux de Ferdinand, roi d’Espagne, de l’empereur Maximilien et des papes Léon et Clément, Ces écrivains ayant, pour ainsi dire, les yeux perpétuellement fixés sur l’effigie des personnages qu’ils se proposent de peindre, ne font presque jamais mention de leurs actions publiques, sans y mêler quelque trait sur leur naturel. On trouve aussi, dans certaines relations des conclaves, qui nous sont tombées dans les mains, des traits qui peignent assez bien les caractères des cardinaux. Il en faut dire autant des observations qu’on trouve dans les lettres des ambassadeurs, sur les conseillers des princes. Ainsi, de tous ces matériaux dont nous tenons de parler, matériaux féconds sans contredit et très abondans, faites un traité bien plein et bien soigné. Or, nous ne voulons pas que ces caractères qui doivent faire partie de la morale, soient des portraits achevés, comme ceux que l’on trouve dans les historiens ou les poëtes, ou dans les entretiens ordinaires ; mais qu’on donne seulement les lignes de ces portraits, leurs contours les plus simples ; lignes qui, mêlées et combinées ensemble, constituent la totalité de chaque effigie : qu’on nous dise d’abord quelles sont ces lignes, en déterminant aussi leur nombre, puis comment elles sont liées et subordonnées les unes aux autres ; afin qu’on puisse faire une savante et exacte anatomie des naturels et des âmes ; que ce qu’il y a de plus secret et de plus caché dans les dispositions des hommes, soit mis dans le plus grand jour, et que de cette connoissance l’on puisse tirer de meilleurs préceptes pour la cure des âmes.

Or, ce ne sont pas seulement ces caractères que la nature a empreints, qui doivent trouver place dans un traité de cette espèce ; mais de plus ceux qu’ont tracés dans l’âme différentes causes, telles que le sexe, l’âge, la patrie, la société, la forme, et autres semblables ; et de plus ceux qu’y a gravés la fortune ; par exemple celle des princes, des nobles et des roturiers, des riches et des pauvres, des magistrats et des hommes privés, des gens heureux ou malheureux, et autres semblables. Car nous voyons que Plaute regarde comme un prodige un vieillard capable de bienfaisance : ce vieillard, dit-il, a toute la bienfaisance d’un jeune homme. Saint Paul recommande de soumettre les Crétois à une discipline sévère. Réprimandez-les durement, dit-il, accusant le génie de cette nation, d’après ces paroles du poëte : Crétois, menteurs perpétuels, méchantes bêtes, ventres paresseux. Salluste observe aussi, par rapport au naturel des rois, que chez eux rien n’est plus ordinaire que de souhaiter les contradictoires. Le plus souvent, dit-il, les volontés des rois ne sont pas moins variables que violentes, et souvent elles sont contraires à elles-mêmes. Tacite observe aussi que l’effet des honneurs et des dignités est plus souvent de détériorer les caractères, que de les améliorer. Vespasien, dit-il, fut le seul qui changea en mieux. Pindare fait aussi cette remarque qu’une fortune trop favorahle et une prospérité soudaine énerve la plupart des âmes et les dissout[7]. Il est, dit-il, des hommes qui ne peuvent digérer une grande prospérité. Le Psalmiste nous fait entendre qu’il est plus facile de se modérer et de se régler dans l’état permanent, que dans l’accroissement de sa fortune : si les richesses affluent, garde-toi d’y attacher ton cœur. Je ne disconviendrai pas qu’Aristote n’ait fait, en passant quelques observations semblables, et qu’on n’en trouve aussi çà et là de telles dans quelques autres écrivains. Mais elles n’ont pas encore été incorporées dans la philosophie morale, à laquelle elles sont propres, et n’appartiennent pas moins, que des observations sur les différentes espèces de sols et de glèbes n’appartiennent à l’agriculture, et que n’appartient à la médecine un traité sur les différentes complexions et habitudes des corps. Or, ce qu’on n’a pas encore fait en ce genre, il faut enfin se résoudre à le faire, si nous ne voulons prendre pour exemple la témérité des empyriques, qui usent des mêmes remèdes pour toutes sortes de malades, de quelque constitution qu’ils puissent être.

Après la doctrine des caractères, suit celle des affections et des émotions, qui sont comme les maladies de l’âme, ainsi que nous l’avons déjà dit. En effet de même que les politiques anciens avoient coutume de dire, au sujet des démocraties, que le peuple étoit semblable à la mer, et les orateurs aux vents : car, de même que la mer seroit tranquille et paisible par elle-même, si les vents ne l’agitoient et n’en bouleversoient la surface ; de même aussi le peuple de lui-même seroit paisible et maniable, si des orateurs séditieux ne lui donnoient l’impulsion et ne soulevaient ses passions. C’est dans le même esprit qu’on peut assurer que l’âme humaine seroit calme et d’accord avec elle-même, si les affections, semblables aux vents, n’y excitoient des tempêtes et n’y bouleversoient tout. C’est encore ici que nous avons lieu d’être étonnés qu’Aristote, qui a écrit tant de livres sur la morale, n’y ait pas traité des affections, qui en sont le principal membre, et leur ait donné place dans sa rhétorique, où elles n’interviennent qu’à titre d’accessoires, c’est-à-dire, en tant qu’on peut, à l’aide du discours, les ex « citer et les émouvoir. Ses dissertations sur la volupté et la douleur, ne remplissent point du tout l’objet d’un pareil traité ; pas plus qu’un homme qui écriroit sur la lumière et la substance lumineuse, ne seroit censé avoir écrit sur la nature des couleurs particulières. Car le plaisir et la douleur sont aux affections particulières, ce que la lumière est aux couleurs. J’aime mieux le travail des Stoïciens sur ce sujet, autant du moins qu’on en peut juger par ce qui nous reste d’eux ; travail pourtant qui consiste plutôt dans certaines définitions subtiles, que dans un traité bien complet et avec des développemens suffisans. Je trouve aussi quelques petits ouvrages assez élégans sur telle ou telle affection, comme la colère, la mauvaise honte et un très petit nombre d’autres. Mais s’il faut dire ce que nous pensons sur ce point, les véritables maîtres en cette science, ce sont les historiens et les poëtes ; eux seuls, en nous donnant une sorte de peinture vive et d’anatomie, nous enseignent comment on peut d’abord exciter et allumer les passions, puis les modérer et les assoupir comment aussi l’on peut les contenir, les réprimer, empêcher qu’elles ne se produisent au dehors par des actes ; comment encore, malgré les efforts qu’on fait pour les comprimer et les tenir cachées, elles se décèlent et se trahissent : quels actes elles enfantent : à quelles variations elles sont sujettes : comment elles se mêlent et se compliquent : comment elles ferraillent, pour ainsi dire, les unes contre les autres et se combattent, et une infinité d’autres choses de cette espèce. Mais de toutes les questions qui se rapportent à ce sujet, celle dont la solution est du plus grand usage en morale et en politique, c’est celle-ci : comment l’on peut régler une affection par une autre affection et employer l’une pour subjuguer l’autre ? à peu près comme les chasseurs se servent de certains animaux terrestres pour en prendre d’autres ; et les oiseleurs, de certains oiseaux pour prendre d’autres ciseaux : ce que l’homme par lui-même et sans le secours des brutes, seroit peut-être hors d’état de faire. De plus, c’est sur ce fondement que s’appuie ce double et excellent moyen, qui est d’un continuel usage en politique. Je veux parler de la récompense et de la peine, qui sont comme les deux colonnes des républiques ; ces deux affections prédominantes, l’espérance et la crainte, qui s’y rapportent, ayant le pouvoir de réprimer et d’étouffer toutes celles d’entre les autres affections qui pourroient être nuisibles. C’est ainsi que, dans le gouvernement des états, une faction peut servir à maintenir dans le devoir une autre faction ; et il en est de même du régime intérieur de l’âme.

Nous voici arrivés à ces causes qui sont en notre pouvoir, et qui agissent sur l’âme, qui affectent l’appétit et la volonté, et qui la tournent à leur fantaisie. Sur quoi les philosophes auroient dû ne négliger aucune recherche, pour connoître les forces et l’énergie de la coutume, de l’exercice, de l’habitude, de l’éducation, de l’imitation, de l’émulation, de la fréquentation, de l’amitié, de la louange, du blâme, de l’exhortation, de la réputation, des loix, des livres et des études, et d’autres causes semblables, si toutefois il en est d’autres. Car voilà ce qui règne en morale : ce sont ces agens-là qui travaillent l’âme et lui donnent toutes sortes de dispositions. C’est de ces mêmes ingrédiens que se composent les remèdes qui contribuent à conserver ou à rétablir la santé de l’âme, autant qu’on peut obtenir cet effet par les remèdes humains. Dans le nombre, nous en choisirons un ou deux sur lesquels nous nous arrêterons un peu, et qui serviront d’exemples pour les autres. Nous dirons donc un mot de la coutume et de l’habitude.

Aristote a avancé une opinion qui nous paroît avoir je ne sais quoi d’étroit et de superficiel : il prétend que l’habitude ne peut rien sur cette sorte d’actions que l’on qualifie de naturelles ; et pour en donner des exemples, il ajoute qu’on a beau jeter une pierre en haut mille fois suite, elle n’en acquiert pas plus de tendance à monter d’elle même ; que nous avons beau voir et entendre à chaque instant, nous n’en voyons et n’en entendons pas mieux[8]. Car quoique cette loi soit en effet observée dans quelques sujets où la nature est plus limitée (exception dont ce n’est pas ici le lieu de rendre raison), il en est tout autrement de ceux où la nature est dans une certaine latitude, susceptible d’augmentation et de diminution.

Il a pu s’assurer, par sa propre expérience, qu’un gand un peu trop étroit, à force d’être mis, devient plus aisé ; qu’un bâton long-temps fléchi en sens contraire de son pli naturel, demeure peu après dans l’état où on l’a mis ; que, par l’exercice, la voix devient plus forte et plus sonore ; que l’habitude rend capable d’endurer le froid et le chaud ; et il est une infinité d’exemples de cette espèce. Mais les deux derniers reviennent mieux à la question, que ceux qu’il a allégués. Quoi qu’il en soit, plus il eût été vrai que les vices, ainsi que les vertus, ne consistent que dans l’habitude, plus il eût dû prendre à tâche de prescrire les règles à suivre pour acquérir ou perdre de telles habitudes ; car on pourroit composer de très bons préceptes pour régler les exercices tant de l’âme que du corps. Nous allons en exposer quelques-uns.

Le premier est de se garder, en commençant, des tâches trop difficiles, ou trop mesquines. Car, si vous imposez à un esprit médiocre un fardeau trop pesant, vous éteindrez en lui l’espérance et l’ardeur qu’elle inspire. Que, s’il s’agit d’un esprit plein de confiance en ses propres forces, vous ferez aussi qu’il présumera trop de lui même et qu’il se promettra de soi plus qu’il ne peut faire[9] ce qui entraîne avec soi la négligence. L’effet de cette méthode sur ces deux sortes d’esprit, sera de tromper leur attente ; ce qui humilie et décourage. Que si la tâche est trop légère, alors vous aurez un grand déchet dans la somme de la progression.

Le second sera que, lorsqu’il s’agit d’exercer quelque faculté dont on veut acquérir l’habitude, il faut observer deux espèces de temps ; savoir : celui où l’on est le mieux disposé pour le genre dont on veut s’occuper, et celui où on l’est le plus mal possible, afin de profiter du premier pour faire beaucoup de chemin, et de l’autre, pour employer toute la vigueur de son esprit à lever les obstacles et les difficultés ; et afin que les temps moyens coulent plus aisément et plus paisiblement.

Nous poserons pour troisième précepte, celui dont Aristote dit un mot en passant ; savoir qu’il faut, de toutes ses forces, en-deçà toutefois de ce degré extrême qui est vicieux, se porter du côté opposé à celui vers lequel la nature nous pousse le plus, à peu près comme l’on fait en ramant en sens contraire du courant, ou en pliant un bâton du côté opposé à celui où il est fléchi, afin de le redresser.

Le quatrième précepte dépend de cet axiome incontestable : que l’âme humaine se porte, avec plus de plaisir et de succès, vers quelque but que ce soit, lorsque ce à quoi nous tendons n’étant pas notre objet principal, mais seulement accessoire, nous nous en occupons comme en faisant autre chose ; vu que l’âme humaine hait toute nécessité trop impérieuse, tout commandement trop absolu. Il est une infinité d’autres choses qu’on pourroit prescrire utilement sur l’art de gouverner l’habitude ; car si l’on use d’une certaine prudence et d’une certaine adresse en contractant une habitude, c’est alors véritablement que (comme on le dit communément), elle devient une seconde nature. Mais, si l’on s’y prend gauchement, et si l’on marche au hazard, l’habitude ne sera plus que le singe de la nature ; et au lieu d’en être la fidèle imitation, elle n’en sera qu’une copie mal-adroite et grimaçante.

De même, si nous voulions parler des livres et des études, de leur influence et de leur pouvoir sur les mœurs, n’aurions-nous pas sous notre main une infinité de préceptes et de conseils utiles tendant ce but ? Un des saints personnages, dans son indignation, n’appelloit-il pas la poésie, le vin des démons ; vu qu’en effet elle excite une infinité de tentations, de désirs désordonnés et de vaines opinions ? N’est-ce pas encore un mot bien judicieux et bien digne d’attention, que cette sentence d’Aristote ? Les jeunes-gens n’ont point d’aptitude pour la morale et sont de mauvais disciples en ce genre ; parce que, chez eux, l’effervescence des passions n’est pas encore calmée et assoupie par l’âge et l’expérience ; et, s’il faut dire ce que nous pensons sur ce sujet, ne seroit-ce pas par cette raison même que les plus excellons livres et les plus éloquens discours des anciens, qui invitent si puissamment les hommes à la vertu, en présentant aux yeux de tous sa majestueuse et auguste image, et en livrant au ridicule ces opinions populaires qui insultent à la vertu sous le personnage de parasites ; que ces livres, dis-je, et ces discours sont de si peu d’effet pour multiplier les gens de bien et réformer les mauvaises mœurs[10] ; par cette même raison que s’il est quelqu’un qui prenne la peine de les lire et de les méditer, ce ne sont point du tout des hommes dont le jugement soit mûri par l’âge, mais des enfans et des novices auxquels on les abandonne. N’est-il pas également vrai que les jeunes-gens ont encore moins d’aptitude pour la politique que pour la morale, avant d’être parfaitement imbus de la religion et de la doctrine des mœurs et des devoirs ? car, sans ces études préliminaires, leur jugement étant dépravé et corrompu d’avance, ils pourroient tomber dans cette opinion : qu’il n’est point de vraie moralité dans les choses humaines, et qu’il faut tout mesurer d’après l’utilité ou la succès, comme le dit certain poëte :

Et c’est le crime heureux qu’on appelle vertu ;

et il ajoute :

Et pour prix d’un forfait qui fût au fond le même,
L’un obtint une croix, et l’autre un diadème.

Il est vrai que les poëtes ne parlent ainsi que par indignation et sur le ton de la satyre. Mais il est tel livre de politique où l’on a avancé cela sérieusement, positivement. Car c’est ainsi qu’il plaît à Machiavel de s’exprimer : si César eût été vaincu, il eût été plus adieux que Catilina. Sans doute, comme s’il n’y eût eu d’autre différence que le succès entre je ne sais quelle furie pétrie de sang et de libertinage, et une âme élevée, un personnage qui, de tous les hommes formés par la nature, eût, sans contredit (s’il eût été un peu moins ambitieux), le plus justement mérité notre admiration. Nous voyons, par cet exemple même, combien il importe que les hommes s’abreuvent à longs traits de doctrines morales et religieuses, avant de goûter de la politique ; car nous voyons que ceux qui ont été nourris dans les cours des princes, et formés aux affaires dès leur plus tendre enfance, n’acquièrent jamais une probité bien sincère et bien intime, et beaucoup moins encore l’acquerroient-ils, si les maximes des livres s’accordoient avec les principes reçus dam une telle éducation. De plus, n’y auroit-il pas quelques précautions à prendre par rapporta ces maximes mêmes, ou du moins relativement à quelques-unes ? de peur qu’elles ne rendissent les hommes opiniâtres, arrogans et insociables : ce qui nous rappelle à ce que Cicéron dlsoit de Caton d’Utique : ces grandes qualités que nous voyons en lui, ces qualités vraiment divines qui le distinguent, sachez qu’elles lui appartiennent, qu’elles lui sont propres : quant à ces légers défauts que nous y apercevons, ce n’est pas de la nature qu’il les tient, mais de ses maîtres. Il est une infinité d’autres principes relatifs à l’influence des livres et des études sur les mœurs ; car rien de plus vrai que ce mot d’un certain auteur : les études passent dans les mœurs ; ce qu’il faut dire aussi de beaucoup d’autres causes, telles que les sociétés, la réputation, les loix de la patrie, causes dont nous venons de faire l’énumération.

Au reste, il est une certaine culture de l’âme qui exige encore plus de soins et de peines. Elle s’appuie sur ce fondement : que les âmes des mortels se trouvent, en certains temps, dans un état de plus grande perfection ; et en d’autres temps, dans un état de plus grande dépravation. Ainsi l’objet et la règle de cette culture est de tâcher d’entretenir ces bons momens et d’effacer les mauvais, de les rayer, pour ainsi dire, du calendrier. Or, la fixation des bons momens peut être opérée de deux manières : par des vœux durables, ou du moins par de constantes résolutions, et par des observances, des exercices, qui n’ont pas tant de valeur en eux-mêmes, qu’en ce qu’ils maintiennent l’âme perpétuellement dans le devoir et l’obéissance. On peut aussi effacer les mauvais momens par deux espèces de moyens ; savoir : en rachetant ou expiant le passé, et en se faisant un nouveau plan de vie, et recommençant, pour ainsi dire, à vivre. Mais cette partie semble appartenir proprement à la religion ; et c’est ce qui ne doit nullement étonner, vu que la philosophie morale, pure et véritable, comme nous l’avons déjà dit, ne fait, à l’égard de la théologie, que le simple office de servante.

Ainsi nous terminerons cette partie de la culture de l’âme par ce remède, qui non-seulement est le plus sommaire et le plus abrégé mais qui est aussi le plus noble et le plus puissant pour former l’âme à la vertu, et la placer dans l’état le plus voisin de la perfection ; ce remède est que les fins que nous choisissons et nous proposons pour diriger nos actions et notre vie entière, soient droites, honnêtes et conformes à la vertu : fins qui pourtant doivent être de telle nature, que nous trouvions en nous-mêmes, à certaine mesure, la faculté d’y atteindre. Car si nous supposons une fois ces deux clauses : l’une, que les fins de nos actions soient bonnes et honnêtes ; l’autre, que le décret de l’âme, pour y atteindre et s’en saisir, soit fixe et immuable ; dès-lors c’est une conséquence nécessaire, que l’âme aille se perfectionnant de plus en plus, et se façonne, d’un seul coup, à toutes les vertus. Et telle est véritablement l’opération qui retrace les œuvres de la nature ; au lieu que ces autres dont nous parlions, semblent n’être que des œuvres de la main humaine. Car de même qu’un sculpteur, lorsqu’il fait une statue, ne figure que la partie dont il est actuellement occupé, et non les autres : par exemple s’il figure la face, le reste du corps demeure informe et grossier, jusqu’à ce qu’il en soit là : au contraire, la nature, lorsqu’elle forme une fleur, ou un animal, figure toutes les parties à la fois ; et, d’un seul coup, ébauche le tout[11]. C’est ainsi que, lorsqu’on s’efforce d’acquérir la vertu par la seule habitude, tandis qu’on s’occupe de la tempérance, on fait peu de progrès dans la force ; mais, si une fois l’on s’est consacré, dévoué à des fins droites et honnêtes, quelle que soit la vertu que ces fins imposent, commandent à notre âme, nous nous trouverons déjà tout imbus et disposés d’avance, par une certaine aptitude et un commencement d’inclination, à l’acquérir et à la produire au dehors. Et c’est peut-être là cet état de l’âme dont Aristote nous donne une si haute idée ; car telles sont ses expressions :

Or, à l’inhumanité il convient d’opposer cette vertu qui est au-dessus de l’humanité, et qu’on peut qualifier d’héroïque, ou plutôt de divine ; et peu après : car la brute n’est susceptible ni de vice ni de vertu, et il en faut dire autant de la divinité. Mais ce dernier état est quelque chose de plus élevé que la vertu ; l’autre n’est tout au plus que l’absence des vices : certes, Pline second, en usant de cette licence propre à la pompeuse éloquence des païens, présente la vertu de Trajan, non comme une imitation, mais comme un modèle de la vertu divine, lorsqu’il dit : que les mortels ne dévoient plus adresser aux Dieux d’autre prière que celle-ci : qu’ils daignassent se montrer aussi propices et aussi favorables aux mortels que Trajan l’avoit été. De telles expressions se sentent trop de cette profane jactance des païens, qui, trompés par de certaines ombres plus grandes que les corps, s’efforçoient vainement de les embrasser. Mais ce qui leur échappoit, la vraie religion, la sainte foi du christianisme le saisit, en imprimant dans les âmes la charité ; et c’est qu’on la qualifie de lien de perfection car c’est elle qui lie entre elles toutes les vertus et n’en forme qu’un seul corps. Rien de plus élégant que ce que dit Ménandre de l’amour sensuel, qui n’est qu’une mauvaise imitation de l’amour divin. L’amour, dit-il est un bien plus grand maître, dans la vie humaine que le sophiste Gauche : paroles par lesquelles il fait entendre que l’amour sait bien mieux donner aux mœurs et aux manières une certaine élégance qu’un sophiste, qu’un précepteur inepte, qu’il désigne par ce nom de Gauche ; car, avec tout l’appareil de ses lourds préceptes et de ses règles laborieuses[12], il ne saura jamais façonner un homme avec autant de facilité et de dextérité, et le mettre en état de connoître son propre prix et de se porter, en toute occasion, avet autant de grâce que de décence ; je dis que ce sophiste ne donnera jamais de telles leçons, aussi bien que l’amour le saura faire. C’est ainsi, sans contredit, que l’âme de tel homme que ce puisse être, dès qu’elle brûle du feu de la vraie charité, s’élève à un plus haut degré de perfection que par tout l’appareil de la morale, qui comparée à cet autre maître, n’est qu’une sorte de sophiste. Disons plus : de même que Xénophon a si judicieusement observé que les autres affections, bien qu’elles élèvent l’âme, ne laissent pas de la fatiguer et de la désaccorder par leur ivresse et leurs excès ; mais que le seul amour peut tout a la fois la dilater et la mettre d’accord : c’est ainsi que toutes ces autres facultés humaines qui font l’objet de notre admiration, tout en nous donnant une certaine élévation, 31e laissent pas d’être sujettes à l’excès ; mais la charité n’est point susceptible d’excès. Les anges, en aspirant à une puissance égale à celle de la divinité, prévariquèrent et déchurent : je m’élèverai et serai semblable au Très-Haut. L’homme, en aspirant à une science égale à celle de Dieu, prévariqua et déchut aussi : vous serez semblables à des Dieux, connaissant le bien et le mal : mais en aspirant à devenir semblable à Dieu par la bonté et la charité, jamais ange ni homme ne fut ni ne sera en danger. Je dirai plus : c’est à cette imitation-là même qu’on nous invite : aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin d’être vraiment enfans de ce père qui est dans les cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchans : et qui pleut indistinctement sur le juste et l’injuste : disons encore plus, dans l’archétype même de la nature divine, le paganisme plaçoit ainsi les mots suivans (optimus, maximus) très bon, très grand) ; or, l’écriture sainte prononce que sa miséricorde est au-dessus de toutes ses œuvres.

Nous voici donc arrivés à la fin de cette partie de la morale qui traite de la géorgique de l’âme. En quoi, si, à la vue des différentes parties de cette science que nous avons touchées, quelqu’un s’imaginoit que tout notre travail consiste à réunir en un corps de doctrine et à réduire en art ce que d’autres ont omis, le regardant comme trop connu, trop familier, comme assez clair et assez évident par soi-même, il peut librement user de son jugement. Cependant qu’il se souvienne de cet avertissement que nous avons donné au commencement, que ce que nous cherchons en tout, ce n’est pas le beau, mais l’utile et le vrai. Qu’il se rappelle aussi un moment cette antique parabole des deux portes du sommeil. Le sommeil a deux portes, dont l’une, dit-on, est de corne : c’est par celle-ci que les songes véritables s’ouvrent un facile passage ; l’autre est toute éclatante d’ivoire, et c’est par celle-là que les mânes envoient vers les cieux des songes trompeurs. La porte d’ivoire est sans doute d’une magnificence très propre pour fixer les regards ; mais c’est par la porte de corne que passent les songes véritables[13].

Par forme de supplément à cette doctrine morale, nous pouvons ajouter cette observation : qu’il est une certaine relation, une certaine analogie entre le bien de l’âme et le bien du corps. Car, de même que le bien du corps, comme nous l’avons dit, consiste dan$ la santé, la beauté, la vigueur et la volupté ; de même, si nous envisageons le bien de l’âme d’après les principes de la morale, nous verrons clairement qu’il tend à ce quadruple but ; à rendre l’âme saine et exempte de troubles ; belle et parée de véritables grâces ; forte et agile, pour exécuter toutes les fonctions de la vie ; enfin sensible et non stupide ; en un mot, conservant un vif sentiment de la vraie volupté et capable de jouissances honnêtes. Or, ces quatre sortes d’avantages, qui se trouvent si rarement réunis dans le corps, se trouvent tout aussi rarement ensemble dans l’âme. Car vous verrez assez de gens distingués par la vigueur de leur génie et par la force de leur âme, qui ne laissent pas d’être infestés par des agitations, et dont les mœurs manquent jusqu’à un certain point de grâce et d’élégance : d’autres qui n’ont que trop de cette grâce et de cette élégance, mais qui n’ont point assez de probité pour vouloir bien faire, ou assez de force pour le pouvoir : d’autres encore doués d’une âme honnête et purifiée de toute souillure de vice, mais qui ne savent ni se faire honneur à eux-mêmes, ni être utiles à la république : d’autres enfin qui sont peut-être en possession de ces trois espèces d’avantages ; mais qui par une certaine austérité stoïque, ou par une sorte de stupidité, font assez d’actes de vertus, niais ne savent point goûter ces douces jouissances qui en doivent être le fruit. Que si parfois, de ces quatre avantages, deux ou trois concourent dans un seul et même individu, rarement, très rarement, comme nous l’avons dit, ils s’y trouvent tous ensemble. Nous avons désormais traité ce principal membre de la philosophie humaine, qui envisage l’homme en tant qu’il est composé de corps et d’âme, mais cependant comme isolé et non encore réuni en société.

  1. Un pareil style sans doute ne vaudroit rien en physique mais il faut observer qu’ici il s’agit de comparer les tendances morales aux tendances physiques et que ces expressions figurées le mènent à son but mais nous verrons qu’il emploie le même style dans la physique du novum organum, et alors nous relèverons ce défaut.
  2. Ce livre est regardé comme apocryphe.
  3. Il semble que le véritable but de l’homme soit le bonheur, dont le plaisir des sens, de l’imagination, de la raison et du cœur est la matière première. Si ce principe est vrai, la vertu ne seroit pas la fin mais seulement le premier moyen. Maia comme il seroit commode d’être entouré d’hommes qui plaçassent leur félicité dans la vertu, et qui voulussent bien, en procurant le bonheur aux autres, s’en passer quant à eux, les honnêtes gens et les fripons se sont entendus pour prêcher ou approuver la doctrine opposée ; parfaitement d’accord en cela, parce qu’en cela leur intérêt est le même.
  4. La plupart des systèmes philosophiques, soit anciens soit modernes, portent sur un faux principe ; savoir : que l’homme n’a en chaque genre, qu’une seule espèce de besoins, et qu’il y peut pourvoir par une seule espèce de moyens. Lu fait est qu’en chaque genre il a deux espèces opposées de besoins par exemple : il a besoin de chaud et de froid, de sécheresse et d’humidité, d’action et de repos, de tranquillité et d’agitation, de douceur et de fermeté, d’imagination et de raison, de calcul et de sentiment, etc. et il peut, en chaque genre, pécher par excès ou par défaut. Ainsi en chaque genre il doit employer deux espèces opposées de moyens, et les faire succéder alternativement. Tel étoit le principal texte de la balance naturelle. Ce livre tendoit à prouver que chacune des sectes opposées a tort, et que toutes ensemble ont raison.
  5. Cette méthode n’est pas toujours la plus sûre les fripons n’aiment point qu’on lise ainsi au fond de leur cœur, et c’est presque toujours une imprudence que de leur laisser voir qu’on y a lu ; car les voleurs tâchent de briser toutes les lanternes. Le plus sûr moyen pour donner aux hommes sinon la réalité du moins l’apparence des vertus qu’ils n’ont pas, c’est de leur supposer publiquement ces vertus qui leur manquent. Ces éloges publics ils n’oseront les refuser, de peur d’en paroître indignes ; et en les acceptant ils s’ensageront à les mériter.
  6. S’il faut observer les loix de la justice dans tous les cas sans exception, alors on a une règle fixe : mais s’il est des cas où l’on ait droit de la violer, il n’y a plus de règle ; car, quels sont ces cas, quelle sera la règle pour en juger, et quel sera le juge ?
  7. Elle augmente la présomption et diminue d’autant la prudence.
  8. On apprend à voir, à entendre, à penser, comme à manger, à marcher, à danser, à faire des armes, etc. tout s’apprend.
  9. Il y a ici quelque lacune ; car c’est en donnant à un esprit présomptueux une tâche facile, qu’on augmente sa présomption ; au lieu qu’en lui imposant une tâche au dessus de ses forces, on lui apprend qu’il ne peut pas tout.
  10. L’effet des bons livres paroît douteux ; d’abord parce qu’il est lent, graduel et paisible ; puis, parce que, comparant toujours les hommes réels à ces modèles plus parfaits, dont les romanciers, les poëtes et nos propres désirs nous donnent l’idée, nous ne sommes jamais assez indulgens pour les hommes avec lesquels nous vivons, ni assez contens de ce que nous avons : mais ces hommes dont nous nous plaignons, seroient bien pires si on leur ôtoit ces livres ; par exemple ceux de Rousseau, dont l’effet sera toujours de faire aimer la vertu et de la faire pratiquer, du moins en certaines occasions.
  11. C’est ce que nie un des plus grands anatomistes qui aient existé, l’immortel Harvey : il prétend que les parties de l’animal sont formées les unes après les autres.
  12. C’est un âne chargé de maximes qui ne sait que ruer coutre son siècle.
  13. S’il faut de l’art dans un écrit, c’est surtout pour mentir.