De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 8

La bibliothèque libre.
De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres3 (p. 221_Ch01-470).
◄  LIVRE VII
LIVRE IX  ►

LIVRE VIII.
CHAPITRE PREMIER.
Division de la science civile en doctrine sur l’art de traiter avec les autres ; science des affaires et science du gouvernement, ou de la République.

Une ancienne histoire, roi plein de bonté, rapporte qu’une multitude de philosophes s’étant assemblés en grand appareil, en présence de l’envoyé d’un roi étranger, chacun d’eux prenoit peine à étaler sa sagesse, afin que cet envoyé, en prenant la plus haute idée, eût un beau rapport à faire sur la merveilleuse sagesse des Grecs. Cependant un d’entre eua ne disoit mot, et ne fournissoit point sa part, l’envoyé se tourna de son côté et lui dit : et vous, n’avez-vous rien à me dire, dont je puisse faire mon rapport. Rapportez à votre maître, lui répondit ce philosophe, que vous avez trouvé parmi les Grecs un homme qui savoit se taire. Quant à moi, en faisant cette espèce d’inventaire des sciences, j’avois oublié d’y insérer l’art de se taire. Néanmoins cet art-là ; puisque le plus souvent il nous manque, je l’enseignerai du moins par mon propre exemple ; mais comme l’ordre des choses mêmes m’a enfin conduit à parler peu après de l’art de gouverner, ayant à le faire devant un si grand prince, qui est un maître consommé dans cet art, et qui l’a, pour ainsi dire, sucé dès le berceau ; ne pouvant non plus oublier tout-à-fait le rang que j’ai occupé près de votre personne, j’ai cru devoir plutôt, en me taisant sur ce sujet qu’en le traitant devant Votre Majesté, lui prouver ce que je sais faire en ce genre. Or, Cicéron observe qu’il est dans le silence, non-seulement un certain art, mais même une sorte d’éloquence. Aussi, dans une de ses lettres à Atticus, où il lui rend compte de certains entretiens qu’il avoit eus avec un autre, et de ce qui s’y étoit dit, il ajoute : ici j’empruntai quelque peu de votre éloquence, et je me tus. Quant à Pindare, qui a cela de particulier, que de temps en temps il frappe tout-à-coup les esprits par quelque petite sentence, les frappe, dis-je, comme avec une verge divine, il lance je ne sais quel trait semblable à ce qui suit. Quelquefois ce qu’on ne dit pas, fait plus d’impression que ce qu’on dit.

Ainsi, sur cet art du silence, j’ai pris le parti de me taire, ou ce qui approche beaucoup du silence, celui d’être fort succinct. Mais avant de passer aux arts du commandement, il est un assez grand nombre d’observations à faire sur les autres parties de la science civile.

La science civile roule sur un sujet si vaste et si varié qu’il est fort difficile de le ramener à des principes. Il est pourtant des moyens qui diminuent cette difficulté ; car, en premier lieu comme ce premier Caton, surnommé le censeur, avoit coutume de dire des Romains, ses concitoyens : ils ressemblent aux brebis, animaux tels qu’il est moins facile d’en mener un seul que le troupeau tout entier ; car si vous pouvez venir à bout de pousser une seule brebis dans le droit chemin, à l’instant toutes les autres vont suivre celle-là. On peut dire aussi qu’à cet égard le rôle de la morale est plus difficile que celui de la politique. En second lieu, la morale se propose de pénétrer, de remplir l’âme d’une bonté intime ; mais la science civile n’exige rien de plus qu’une bonté extérieure[1], qui suffit pour la société ; aussi n’est-il pas rare que le régime soit bon et le temps mauvais. C’est une remarque qu’on rencontre à chaque pas dans l’écriture, lorsqu’il y est question des rois bons et religieux ; il y est dit : mais le peuple n’avoit pas encore tourné son cœur vers le seigneur Dieu de ses pères. Ainsi le rôle de la morale est aussi à cet égard plus difficile que celui de la politique. En troisième lieu, les états ont cela de propre, que, semblables à de grandes machines, ils se meuvent fort lentement, et ce n’est pas sans un grand appareil ; mais aussi, par cette même raison sont-ils plus difficiles à ébranler[2] ; car de même qu’en Égypte, les sept années fertiles nourrirent les sept années stériles, de même aussi dans les républiques, les bonnes institutions des premiers temps font que les erreurs des siècles suivans ne sont pas si promptement funestes ; mais la volonté et les mœurs de chaque individu se dépravent plus rapidement. Ainsi cette circonstance, qui charge la morale, allège d’autant la politique[3].

La science civile a trois parties, qui répondent aux trois actions sommaires de la société ; savoir : l’usage du monde, la science des affaires, et la science du commandement ou de la république ; car il est trois espèces d’avantages que les hommes tâchent de se procurer par la société civile ; savoir : remède contre la solitude, assistance dans les affaires, et protection contre les injures. Or, ces trois espèces de prudences sont tout-à-fait différentes l’une de l’autre et rarement réunies : prudence dans la société, prudence dans les affaires, et prudence dans le gouvernement.

Quant aux manières, il ne faut certainement pas y mettre d’affectation, beaucoup moins encore de la négligence ; car cette prudence qui sait les régler, annonce une certaine dignité dans le caractère, et donne de grandes facilités pour toutes les affaires, tant publiques que privées. En effet, de même que l’action est d’un si grand prix pour l’orateur (quoique ce soit quelque chose d’extérieur), qu’on la préfère à ces autres parties au fond plus importantes, et qui tiennent davantage à l’intérieur : c’est ainsi que, dans un homme du monde, les manières et la méthode qui le gouverne (bien qu’elle ne roule que sur des choses toutes extérieures), ne laisse pas d’occuper, sinon le premier rang, du moins une place distinguée. En effet, quelle influence n’a pas l’air même du visage, et la manière de le composer ? c’est avec raison qu’un poëte a dit :

Gardez-vous de détruire l’effet de votre discours par l’air de votre visage.

Car l’on peut, par l’air de son visage, détruire toute la force d’un discours, et en détruire tout l’effet ; et l’on peut effacer, par l’air de son visage, les faits tout aussi bien que les discours ; si nous en croyons Cicéron, qui, en recommandant à son frère de témoigner beaucoup d’affabilité au peuple de son gouvernement, observe que cette affabilité ne consiste pas seulement à se rendre accessible, mais de plus à montrer un visage gracieux à ceux par qui on se laisse approcher. Que sert, dit-il, de tenir sa porte ouverte, si l’on tient son visage fermé ? Nous voyons aussi qu’Atticus, vers le temps de la première entrevue de Cicéron avec César, la guerre étant encore allumée, l’exhorte par lettres, très sérieusement, à composer avec soin son geste et l’air de son visage, à lui donner de la gravité et de la dignité. Que si telle est la puissance d’une physiognomie et d’un visage composé avec soin, quelle sera donc celle des entretiens familiers, et de toutes ces autres parties qui se rapportent à l’art de traiter avec les autres ? Or l’on peut dire que le sommaire, l’abrégé de ce décorum, de cette dignité dont nous parlons, consiste presque en ce seul point, à garantir tellement et la dignité des autres, et sa propre dignité, qu’on tienne entr’euxvet soi la balance presque égale[4] ; et c’est ce que Tite-Live n’a pas mal exprimé dans ce passage, où il donne l’idée de son propre caractère, afin, dit-il, de ne paroitre ni arrogant, ni servile ; car, dans le premier cas, ce seroit perdre de vue la liberté d’autrui ; et dans le dernier, sa propre liberté ; d’un autre côté, si l’on se pique trop de cette urbanité et de cette élégance de mœurs, ces petites attentions portées à l’excès, dégénèrent en une affectation ridicule et repoussante ; car, quoi de plus ridicule que de transporter le théâtre dans la vie ordinaire ! Je dirai plus : en supposant même qu’on ne donne pas dans cet excès vicieux, ces minuties consument trop de temps, et une âme qui s’abaisse à de pareils soins, ne peut que se dégrader. Aussi, de même que, dans les collèges, les jeunes-gens studieux, mais qui se prêtent trop au commerce de leurs égaux, reçoivent de leurs maîtres cet avertissement : les amis sont des voleurs de temps ; on peut dire de même que cette vigilance si pointilleuse à observer le décorum, dérobe beaucoup de temps à des méditations plus importantes. De plus, ceux qui se distinguent par cette urbanité, et qui semblent nés pour cela seulement, se complaisent dans ce frêle avantage, et aspirent rarement à des vertus plus solides et plus élevées ; au lieu que ceux qui sentent ce qui leur manque à cet égard, tâchent d’y suppléer par une bonne réputation ; car, dès qu’un homme jouit d’une bonne réputation, tout lui sied ; mais lorsque cet avantage manque, c’est alors seulement qu’il faut tâcher d’y suppléer par cette facilité de mœurs et cette urbanité ; mais dans les affaires il n’est point d’obstacle aussi puissant et aussi fréquent que cette vigilance pointilleuse à observer le décorum, et que cet autre défaut qui est subordonné au premier, je veux dire cette sollicitude minutieuse à choisir les momens et les occasions ; car, comme l’a si bien dit Salomon : celui qui regarde aux vents, ne sème point ; et celui qui regarde aux nuages, ne moissonne point. Le plus souvent il faut plutôt créer les occasions que les attendre[5]. En un mot, cette urbanité de mœurs est comme l’habit de l’âme ; elle doit donc avoir tous les avantages et toutes les commodités d’un habit. 1°. Elle doit être de nature à servir en toute occasion. En second lieu, elle ne doit être ni trop somptueuse, ni trop recherchée. De plus, si notre âme est douée de quelque perfection, elle doit être de nature à la faire ressortir, et si nous avons quelque défaut, à y suppléer, ou tout au moins le voiler. Enfin, cet habit ne doit pas être trop juste, et mettre l’âme tellement à l’étroit, que, dans l’action, ses mouvemens en soient gênés, et qu’elle ne puisse plus se remuer. Mais cette partie de la science civile, qui regarde la manière de traiter avec les autres, ayant été élégamment cultivée par quelques écrivains, elle ne doit en aucune manière être classée parmi les choses à suppléer.

CHAPITRE II.
Division de la science des affaires en doctrine sur les occasions éparses, et art de s’avancer dans le monde. Exemple de la doctrine sur les occasions éparses, tiré de quelques paraboles de Salomon. Préceptes sur l’art de s’avancer.

Nous diviserons la science des affaires en doctrine, sur les occasions éparses, et art de s’avancer dans le monde : deux parties, dont l’une embrasse toute la variété des affaires, et est comme le secrétaire de la vie humaine ; et dont l’autre ne se rapporte qu’à l’agrandissement particulier de chaque individu. Elle recueille et suggère une infinité de petits moyens, dont l’ensemble peut servir à chacun de tablettes et de codicille secret. Mais avant de descendre aux espèces, nous ferons quelques observations préliminaires sur la science des affaires en général. Cette doctrine des affaires est un sujet que personne jusqu’ici n’a traité d’une manière qui répondît à son importance ; et c’est sans contredît au grand préjudice de la réputation, tant des lettrés mêmes que des lettres ; car c’est de là qu’est né cet inconvénient, qui est pour les savans une vraie tache. Cet inconvénient est l’opinion où l’on est, que l’érudition et l’habileté dans les affaires sont rarement réunies. En effet, si l’on y fait bien attention, de ces trois sortes de prudence qui, comme nous l’avons dit, se rapportent à la science civile, celle qui regarde les manières, est presque méprisée des savans, qui la regardent comme je ne sais quoi de servile, et de tout-à-fait incompatible avec la vie contemplative. Quant à celle qui se rapporte à l’administration de la république, lorsque quelques-uns d’entr’eux sont placés au gouvernail, on peut dire qu’ils s’acquittent assez mal de leur emploi, mais rarement sont-ils placés si haut. Quant à la prudence dans les affaires (et c’est celle dont nous parlons ici), partie sur laquelle roule toute la vie humaine, nous n’avons pas un seul livre sur ce sujet, à moins qu’on ne donne ce nom à quelques avis sur la manière de se conduire ; ce qui forme tout au plus un ou deux petits recueils, qui ne répondent en aucune manière à l’étendue d’un si vaste sujet. En effet, si nous avions des livres sur ce sujet comme sur tant d’autres, je ne doute nullement que des savans, à l’aide de ces livres, et d’un petit nombre d’expériences, ne l’emportassent de beaucoup sur les hommes sans lettres, même instruits par une longue expérience, et qu’en tournant contre eux leurs propres armes, ils ne les frappassent de plus loin.

Et nous n’avons pas lieu de craindre qu’une telle matière soit trop diversifiée pour pouvoir être ramenée à des préceptes ; elle a beaucoup moins d’étendue que celle qui a pour objet l’administration de la république, science qui pourtant, comme nous le voyons, est très bien cultivée. Or, ce genre de prudence, il paroit que chez les Romains et dans les meilleurs temps, certains personnages en faisoient profession ; car Cicéron atteste qu’il étoit passé en usage quelque peu avant son siècle, que les sénateurs distingués par leur prudence et une longue expérience, tels que les Coruncanius, les Curius, les Laelius et autres, se promenassent à certaines heures fixes sur la place publique, et que là, se rendant accessibles à tous les citoyens, ils donnassent des consultations, non pas seulement sur le droit, mais sur des affaires de toute espèce, telle qu’une fille à marier, un fils à éduquer, une terre à acheter, un contrat à passer, une accusation à intenter, une défense à entreprendre ; enfin, sur tout ce qui peut survenir dans la vie ordinaire ; par où l’on voit qu’il est un certain art de donner des conseils, même dans les affaires privées, résultant d’une expérience très diversifiée, et d’une connoissance générale des choses, connoissance qui, à la vérité, s’applique aux cas particuliers, mats qui se tire de l’observation générale des cas semblables. C’est ainsi, comme nous le voyons, que, dans ce livre que Cicéron composa pour son frère Quintus, sur la manière de briguer le consulat, le seul, parmi les ouvrages qui nous restent des anciens, qui traite de telle affaire particulière ; livre qui, bien que les conseils qu’il renferme, ne se rapportent qu’à l’affaire qu’il avoit en vue, ne laisse pas de renfermer aussi bien des principes de politique, qui ne sont pas seulement d’un usage momentané ; mais de plus une sorte de modèle perpétuel de la manière de se conduire dans les élections populaires ; mais je ne trouve en ce genre rien de comparable à ces aphorismes qu’a publiés Salomon ; prince dont l’écriture a dit : qu’il eût un esprit comparable au sable de la mer ; car de même que le sable de la mer environne toutes les côtes de l’univers, de même aussi la sagesse de Salomon embrassoit tout, les choses divines, aussi bien que les choses humaines. Or, dans ces aphorismes, outre certains préceptes qui tiennent davantage de la théologie, vous trouverez un assez bon nombre de préceptes et d’avis moraux, fort utiles ; préceptes qui jaillissent des profondeurs de la sagesse, et de là vont se répandant sur le champ immense de la variété. Or, comme nous rangeons parmi les choses à suppléer cette doctrine qui envisage les occasions éparses, et qui a pour objet la première partie de la science des affaires, nous nous y arrêterons un peu, suivant notre coutume, et nous en proposerons un exemple tiré des aphorismes ou paraboles de Salomon. Nous ne pensons pas qu’on doive nous faire un sujet de reproche de cette liberté que nous prenons de donner un sens politique à certains passages de l’écriture sainte ; car si nous avions encore les commentaires de ce même Salomon sur la nature des choses, commentaires où il traitoit de tous les végétaux, depuis la mousse qui croît sur la muraille, jusqu’au cèdre du Liban, il ne seroit pas défendu de les interpréter dans le sens physique, ce qui doit nous être également permis en politique.

Exemple de cette portion de la doctrine des occasions éparses, tiré de quelques paraboles de Salomon.
Parabole.

1. Une douce réponse rompt la colère.

Explication.

Si la colère du prince ou de quelqu’autre supérieur s’allume contre vous et que votre tour de parler soit venu ; vous avez, suivant le conseil de Salomon deux choses à faire : 1°. il recommande de faire une réponse, puis il veut qu’elle soit douce. Ce premier avis renferme trois préceptes : 1°°. de se garder d’un silence qui sente la mauvaise humeur et l’opiniâtreté ; car tout l’effet d’un tel silence est de rejeter la faute sur vous ; il semble que vous n’ayez rien à répondre, ou qu’en secret vous taxiez votre maître d’injustice, comme si ses oreilles étoient fermées, même à une juste défense. En second lieu, veut-il dire, gardez-vous de remettre cette réponse, et de demander un autre temps pour votre défense ; cette demande feroit naître contre vous le même préjugé que le premier parti, et vous sembleriez croire que votre maître ne se possède pas assez en ce moment ; elle signifieroit clairement que vous méditez quelque défense artificieuse, et n’avez rien à alléguer sur-le-champ. En sorte que le mieux est de faire d’abord un peu de réponse, et de hazarder un commencement de justification qui naisse de la chose même. 3°. C’est une réponse, une vraie réponse qu’il faut faire ; une réponse, dis-je, et non un simple aveu, ou un pur acte de soumission, mais une réplique qui tienne de l’apologie et de l’excuse. Toute autre conduite en pareil cas, n’est rien moins que pure ; à moins qu’on n’ait affaire à certaines âmes tout-à-fait généreuses et magnanimes, lesquelles, sont fort rares ; il faut enfin que cette réponse soit douce, et non rude ou choquante.

Parabole.

2. Le serviteur prudent commandera au fils insensé, et il partagera l’héritage entre les frères.

Explication.

Dans toute famille où règne le trouble et la discorde, s’élève toujours quelque serviteur, ou autre ami, d’une condition inférieure, qui, se portant pour arbitre, accommode les différends de la famille, et pour lequel, à ce titre, et la famille toute entière, et le maître lui-même, ont beaucoup de déférence. Si cet homme n’a en vue que son propre intérêt, il fomente et aggrave les maux de la famille. Mais, s’il est vraiment fidèle et intègre, on lui a de grandes obligations : et cela au point qu’il peut, à juste titre, être regardé comme un frère, ou du moins avoir la procuration fiduciaire de l’héritage.

Parabole.

3. L’homme sage, s’il s’amuse à quereller avec l’insensé, soit qu’il s’irrite, ou qu’il badine, ne trouvera point de repos.

Explication.

On nous recommande souvent d’éviter tout combat inégal ; en ce sens, qu’il ne faut point lutter avec des gens au-dessus de soi. Mais un avertissement non moins utile, c’est celui que nous donne ici Salomon, de ne point quereller avec des gens au-dessous de soi ; on y trouve toujours beaucoup de désavantage ; car, si on l’emporte, il n’en résulte aucune victoire ; et si l’on a le dessous, il n’en résulte qu’un grand affront : et cette querelle, on auroit beau vouloir n’en faire qu’un badinage, en y mêlant des airs de dédain et des termes méprisans, on n’en seroit pas plus avancé, De quelque manière que nous nous y prenions, nous perdrons de notre considération, et nous aurons peine à nous tirer d’affaire. Ce sera bien pis, si cet homme avec lequel nous contestons, a quelque teinte de folie ; je veux dire, s’il est quelque peu téméraire et insolent.

Parabole.

4. Garde-toi de prêter l’oreille à tous les propos qu’on peut tenir, de peur d’entendre ton serviteur disant du mal de toi.

Explication.

Il est incroyable combien cette inutile curiosité et cette excessive envie de savoir ce qu’on pense de nous, répand d’amertume sur notre vie ; je veux dire, quand nous allons épiant tous ces secrets, dont la découverte ne fait que nous affliger, et n’avance point du tout nos affaires. Car, 1°. tout ce que nous y gagnons, c’est de l’inquiétude et du chagrin, tout en ce monde n’étant qu’ingratitude et perfidie. En sorte que si l’on pouvoit faire acquisition d’une sorte de miroir magique, où l’on vît nettement toutes les haines dont on est l’objet, et tout ce qu’on machine contre nous, le mieux seroit de le jeter ou de le briser car il en est de tous ces propos comme du murmure des feuilles, ils s’évanouissent bientôt. En second lieu, cette curiosité nous rend excessivement soupçonneux. Or, rien n’est plus préjudiciable à nos desseins ; cette défiance les compliquant excessivement, et y jetant de l’irrésolution. En troisième lieu, cette curiosité fixe le mal même, gui, sans cela, n’eût fait que passer ; car il est dangereux d’exciter le dépit des hommes qui se sentent coupables ; tant qu’ils s’imaginent qu’on ne les voit pas, il est aisé de les ramener ; mais une fois qu’ils se voient démasqués, ils s’en vengent en faisant encore pis. Ainsi, c’est avec raison qu’on a regardé comme un trait de souveraine prudence le parti que prit Pompée de jeter au feu tous les papiers de Sertorius, sans les avoir lus lui-même, et sans avoir permis à qui que ce soit de les lire.

Parabole.

5. La pauvreté arrive comme un voyageur, et l’indigence comme un homme armé.

Explication.

Cette parabole décrit élégamment la manière dont se ruinent les prodigues et les gens trop insoucians sur leurs affaires domestiques. Car d’abord ces causes qui nous obèrent, et qui entament notre fortune, viennent, pour ainsi dire, à pied et à pas lents, comme un voyageur ; d’abord on ne les sent presque pas. Mais bientôt arrive en force l’indigence, semblable à un homme armé, avec une main si forte et si puissante, qu’il est impossible de lui résister ; et les anciens ont eu grande raison de dire, que ce qu’il y a de plus fort en ce monde, c’est la nécessité. C’est pourquoi il faut aller au-devant du voyageur, et se fortifier contre l’homme armé.

Parabole.

6. Celui qui instruit un railleur, se fait tort à lui-même et celui qui reprend un impie, se fait une tache.

Explication.

Cette parabole s’accorde avec ce précepte du Sauveur, par lequel il nous recommande de ne point semer nos perles devant des pourceaux. On y distingue l’acte du conseil positif de celui de la réprimande. On y distingue aussi la personne du railleur de celle de l’impie. On y distingue enfin les deux espèces de retours différens qu’on trouve avec eux. En effet, dans le premier, le seul retour est de perdre sa peine ; et dans le dernier, on y gagne de plus une tache ; car lorsqu’on s’amuse à instruire et à endoctriner un railleur, d’abord on perd son temps avec lui, puis les autres se moquent de vos efforts, regardant vos tentatives comme inutiles, et comme de la peine mal placée. Enfin le railleur lui-même dédaigne la science qu’on lui a apprise : mais on court plus de risque encore en reprenant un impie ; cet impie, qui non seulement n’écoute pas, mais qui de plus tournant, pour ainsi dire, ses cornes contre celui qui le redresse, et qui lui est déjà devenu odieux, ne manque pas de l’accabler d’invectives, ou du moins de l’accuser devant les autres.

Parabole.

7. Le fils sage est pour son père un sujet de joie et le fils insensé, un sujet d’affliction pour sa mère.

Explication.

Cette parabole distingue parmi les joies et les afflictions domestiques, celles qui sont propres au père et à la mère, au sujet de leurs enfans. En effet, le fils sage et rangé, est un sujet de joie, surtout pour le père, qui connoit mieux le prix de la vertu, et qui par cette raison, est plus charmé de le voir enclin au bien. Il trouve de plus, dans l’éducation qu’il lui a donnée, un nouveau sujet de se féliciter ; il se sait bon gré de l’avoir si bien élevé par ses préceptes et son exemple. Au contraire, la mère compatit davantage aux disgrâces du fils, parce que l’affection maternelle est plus tendre et plus molle, puis parce qu’elle se dit que c’est peut-être son excessive indulgence qui l’a ainsi corrompu et dépravé.

Parabole.

8. La mémoire du juste sera accompagnée d’éloges, mais le nom de l’impie tombera en pourriture avec lui.

Explication.

Cette parabole fait une distinction entre la réputation des gens de bien et celle des méchans, en montrant ce que doivent être l’une et l’autre après la mort. En effet, quant aux gens de bien, cette envie qui attaquoit leur réputation tant qu’ils vivoient, s’éteignant alors, leur nom va fleurissant et leur gloire croissant de jour en jour. Quant aux méchans, si quelquefois leur réputation se soutient pendant quelque temps, par la faveur de leurs amis et de leur faction, bientôt à cette réputation d’un jour succède une longue infamie, et leur nom exhale, en quelque manière, une odeur fétide et repoussante.

Parabole.

9. Celui qui met le trouble dans sa maison, ne possédera que des vents.

Explication.

Très-utile avertissement par rapport aux dissensions et aux troubles domestiques ; il est bien des gens qui, en faisant divorce avec leurs épouses ou en déshéritant leurs enfans, ou en changeant fréquemment de domestiques, s’imaginent gagner beaucoup par ces changemens, et se flattent qu’ils pourront par là se mettre l’esprit en repos, et que leurs affaires en iront mieux. Mais le plus souvent toutes ces espérances ne produisent que du vent ; car ou après ces bouleversemens les affaires n’en vont pas mieux, ou encore ces perturbateurs de leurs familles se jettent dans des embarras de toute espèce, ou n’éprouvent que de l’ingratitude de la part de ceux qu’ils ont adoptés et choisis, après avoir chassé les autres. De plus, cette conduite donne lieu à de mauvais bruits sur leur compte, et leur fait une réputation assez équivoque ; et Cicéron n’a pas eu tort de dire, que toute réputation vient de notre maison. Or, ces deux espèces d’inconvéniens, Salomon les désigne élégamment par cette expression, posséder des vents. Et c’est avec raison qu’il compare aux vents ce que gagne celui dont l’attente est trompée, ou qui donne prise au caquet.

Parabole.

10. La fin du discours importe plus que le commencement.

Explication.

Cette parabole relève une erreur très familière, non-seulement à ceux qui font du discours leur principale étude, mais même aux hommes les plus sages. Voici en quoi elle consiste. La plupart des hommes s’occupent beaucoup plus du préambule et de l’entrée de leurs discours, que de l’issue. Ils méditent avec plus de soin leurs exordes et leurs avant-propos, que leurs péroraisons. Cependant ils devroient et ne pas négliger les premiers, et, portant encore plus leur attention sur les derniers, comme étant d’une toute autre importance, les tenir tout prêts et tout digérés, en considérant mûrement et prévoyant, autant qu’il est possible de quelle conclusion ils pourront user, et comment cette fin pourra servir à mûrir et à avancer leurs affaires ; et ce n’est pas tout : non-seulement il faut méditer avec soin ces épilogues et ces fins de discours, qui se rapportent aux affaires mêmes ; mais il faut de plus prendre peine à imaginer quelque propos, qu’on puisse jeter avec autant de dextérité que d’urbanité, au moment ou l’on prend congé. Deux conseillers que j’ai connus, deux hommes sans contredit du plus grand talent et d’une souveraine prudence, sur lesquels principalement portoit le poids des affaires, avoient cela de propre et de familier, que chaque fois qu’ils conféroient avec leurs princes sur les affaires de ces derniers, ils ne terminoient pas l’entretien par ce qui tenoit à l’affaire même en question ; mais ils tâchoient de les distraire en jetant quelque plaisanterie, ou quelque autre trait agréable. En un mot, comme dit le proverbe, ils dessalent les saumons de mer dans de l’eau de rivière, et ce n’étoit pas le moins ingénieux de leurs expédiens.

Parabole.

11. De même qu’une mouche morte donne une mauvaise odeur au parfum le plus suave, la moindre sottise a le même effet par rapport à un homme distingué par sa sagesse et par sa réputation.

Explication.

C’est une injustice et un malheur attaché à la condition des hommes d’une éminente vertu, comme l’observe fort bien la parabole, qu’on ne leur pardonne pas la plus petite faute. Mais de même que, dans un diamant très éclatant, le plus petit grain, le plus petit nuage frappe la vue et fait une sorte de peine ; quoique ce même défaut, s’il se fût trouvé dans une pierre de moindre prix, à peine y eût-on fait attention : de même, dans des hommes distingués par leur vertu, les plus petits défauts frappent la vue, et sont sévèrement critiqués ; défauts que, dans des hommes médiocres on n’apercevroit pas, ou que du moins on leur pardonneroit aisément. Ainsi, dans un homme très prudent, le plus petit trait d’imprudence ; dans un homme très vertueux, le plus petit délit ; et dans un homme très poli et de mœurs élégantes, le plus petit ridicule leur fait perdre beaucoup de leur considération : en sorte que ces personnages distingués ne feroient pas trop mal de mêler à dessein quelques petites sottises à leurs actions (non pas des vices toutefois), afin de conserver une sorte de liberté, et de confondre par ce moyen, les marques de leurs petits défauts.

Parabole.

12. Les railleurs sont le fléau de la cité ; mais les sages détournent les calamités.

Explication.

Il pourra paroître étonnant que, voulant désigner les hommes que la nature semble avoir faits tout exprès pour renverser et perdre les républiques, Salomon aille choisir le caractère, non de l’homme superbe et insolent, non de l’homme tyrannique et cruel, non de l’homme téméraire et violent, non de l’impie et du scélérat, non de l’homme injuste et oppresseur, non du séditieux et du brouillon, non du libertin et du voluptueux, non enfin le caractère du sot et de l’homme sans talens ; mais bien celui du railleur. Ce choix néanmoins est vraiment digne de ce prince, qui connoissoit si bien les vraies causes de la conservation et de la ruine des républiques ; car il n’est peut-être pas de fléau égal à celui dont les royaumes ou les républiques sont affligés, lorsque les conseillers des rois, ou les sénateurs, ou et en général ceux qui sont au gouvernail, sont d’esprit railleur. Les hommes de cette trempe vont toujours exténuant la grandeur des inconvéniens, afin de paroître des sénateurs courageux, insultant à ceux qui pèsent ces inconvéniens comme ils le doivent, et les taxant de timidité. Ils se moquent de ces délibérations si lentes, de ces discussions si approfondies, prétendant que ce n’est qu’un bavardage d’orateur ; que rien n’est plus fastidieux, et qu’elles ne contribuent en rien au succès. Ils méprisent l’opinion publique, sur laquelle pourtant les princes doivent régler leurs desseins ; la regardant comme le caquet de la populace, comme le bruit d’un jour. La force et l’autorité des loix qui, selon eux, ne sont qu’une sorte de filets peu faits pour faire obstacle aux grands desseins, n’a pas plus le pouvoir de les arrêter. Ces dispositions et ces précautions, qui regardent un avenir éloigné, leur paroissent comme autant de rêves et d’imaginations mélancoliques. Par leurs bons mots et leurs sarcasmes, ils se jouent des personnages prudens et recommandables tout à la fois par l’élévation de leur âme et leur capacité. En un mot, ils ruinent, d’un seul coup, tous les fondemens du régime politique. Et c’est à quoi il faut faire d’autant plus d’attention, qu’ils n’attaquent pas ouvertement, mais qu’ils minent sourdement l’édifice : or, ce talent si dangereux, on ne s’en défie pas autant qu’il le faudroit.

Parabole.

13. Le prince qui prête une oreille facile aux paroles du mensonge, n’aura que de méchans serviteurs.

Explication.

Lorsque le prince est de caractère à prêter sans jugement une oreille facile et crédule aux médisans et aux sycophantes, il souffle, de la région où il est, une sorte de vent contagieux qui infecte et corrompt tous ses serviteurs. Les uns épient les terreurs du prince, et les augmentent par de fausses relations ; les autres réveillent dans son cœur les furies de l’envie, sur-tout contre les personnages les plus estimables ; d’autres lavent leurs propres souillures et les crimes dont ils se sentent coupables, en accusant les autres ; d’autres encore, ne favorisant que leurs amis, font tout pour la gloire de ceux-ci et semblent ne faire voile qu’à leur ordre, calomniant et dénigrant leurs compétiteurs ; d’autres composent, contre leurs ennemis, des espèces de pièces de théâtre, et les débitent en vrais comédiens. Cette facilité du maître a une infinité d’autres semblables inconvéniens. Tels sont du moins ses effets sur les plus méchans de ses serviteurs. Mais aussi ceux qui ont plus de mœurs et de probité, voyant qu’ils trouvent peu d’appui dans leur seule innocence, attendu que le prince ne sait pas démêler le vrai d’avec le faux, se dépouillent de cette probité si incommode ; ils sont à l’affût des vents de cour, qui les font tournoyer d’une manière tout-à-fait servile ; et c’est ce qu’observe Tacite au sujet de Claude. Il n’est point de sûreté, dit-il, auprès d’un prince qui ajoute foi à tout ce qu’on lui dit, et qui prend, pour ainsi dire, l’ordre de tout le monde. Et Comines a fort bien remarqué aussi, qu’il vaut encore mieux servir un prince dont les soupçons n’ont point de fin, qu’un prince dont la crédulité est sans mesure.

Parabole.

14. Le Juste a pitié de l’animal qui le sert, mais la pitié pour les méchans cet cruauté.

Explication.

C’est la nature même qui a planté dans le cœur humain le noble et généreux sentiment de la commisération ; sentiment qui s’étend aux brutes mêmes, lesquelles en vertu de la loi divine, sont soumises à son empire. Ainsi ce dernier genre de compassion a quelqu’analogie avec celle d’un prince pour ses sujets. Disons plus : il est hors de doute que plus une âme a d’élévation et de dignité, plus elle embrasse d’êtres sensibles dans sa compassion. En effet, les âmes étroites et dégradées s’imaginent que ce qui regarde les animaux, n’est point du tout leur affaire ; mais celle qui est vraiment la plus noble portion de l’univers, est sensible dans le tout. Aussi voyons-nous que l’ancienne loi renfermoit un bon nombre de préceptes qui n’étoient pas purement cérémoniels mais plutôt destinés à inspirer la commisération : tel étoit celui qui défendoit de manger la chair avec le sang, et autres semblables. De plus, les sectes des Esséniens et des Pythagoriciens s’abstenoient entièrement de la chair des animaux et c’est une observance qui a lieu même aujourd’hui chez quelques habitans de l’empire du Mogol, par une superstition à laquelle rien n’a pu donner atteinte. Il y a plus : les Turcs, nation qui, par son origine et ses institutions, ne peut être que cruelle et sanguinaire, sont dans l’usage de faire l’aumône aux animaux mêmes[6], et ne trouvent pas bon qu’on les vexe, qu’on les fasse souffrir. Mais, de peur qu’on ne pense que ce que nous venons de dire justifie toute espèce de compassion, Salomon ajoute que la compassion pour les méchans est cruauté ; et c’est ce qui a lieu lorsqu’on épargne les méchans et les scélérats que le glaive de la justice eût dû frapper ; et une compassion de cette nature est plus cruelle que la cruauté même. Car la cruauté proprement dite ne s’exerce que sur tel ou tel individu ; mais cette pitié dont nous parlons, accordant l’impunité à la tourbe entière des méchans, les arme et les lance contre les gens de bien[7].

Parabole.

15. L’insensé lâche toute son haleine mais le sage réserve quelque chose pour l’avenir.

Explication.

Cette parabole semble destinée à relever, non la futilité de certains hommes qui disent étourdiment et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire ; non cette intempérance de langue qui les porte à se donner carrière sans choix et sans jugement sur toutes sortes de personnes et do sujets ; non ce babil intarissable qui étourdit l’oreille et fait mal au cœur ; mais un autre défaut plus caché, une certaine manière de gouverner ses discours dans les entretiens particuliers, qui manque tout-à-fait de prudence et de politique, il s’agit de la faute que commettent ceux qui lâchent, tout d’un trait et comme d’une haleine, tout ce qu’ils ont dans l’esprit par rapport au sujet en question : car rien n’est plus préjudiciable aux affaires. En effet, 1°. un discours morcelé et qui se développe par parties, pénètre beaucoup plus avant, qu’un discours continu ; car un discours continu ne met pas l’auditeur à portée de bien peser chaque chose distinctement une une, et ne laisse pas le temps à chaque raison de prendre pied ; mais une raison chasse l’autre avant que la première se soit bien établie. En second lieu il n’est point d’homme d’une éloquence si heureuse et si puissante, qu’il puisse, du premier choc de son discours, rendre son interlocuteur tout-à-fait muet, et, pour ainsi dire, lui couper la langue : cet autre, selon toute apparence, fera quelque réponse, quelqu’objection. Mais alors qu’arrivera-t-il ? Que ce qu’il eût fallu réserver pour le réfuter ou lui répliquer, ayant déjà été touché et dit avant coup, perd ainsi toute sa force et toute sa grâce. En troisième lieu, si ce qu’on a à dire, on ne le répand pas tout d’un coup, mais qu’on le présente par parties, en jetant tantôt une chose et tantôt une autre, on est à même de découvrir, par l’air du visage et les réponses de l’interlocuteur, quelle impression chaque chose fait sur lui, ou en quelle part il la prend : de manière que ce qui reste à dire, on peut, redoublant de précautions, ou le supprimer tout-à-fait, ou y mettre plus de choix.

Parabole.

16. Si l’esprit de celui qui a la puissance s’élève contre toi, n’abandonne pas ton poste ; car le traitement remédiera aux grandes erreurs de régime.

Explication.

La parabole enseigne comment on doit se conduire lorsqu’on a encouru l’indignation et la colère du prince : précepte qui renferme deux parties. 1°. Il recommande de ne pas abandonner son poste ; 2°. de penser à la cure, comme dans une maladie grave, et de n’épargner pour cela ni soin ni précautions. Car la plupart des hommes, lorsqu’ils voient leur prince irrité contre eux, disparoissent ; et, soit par l’impuissance de supporter la perte de leur considération, soit pour ne pas frotter la plaie en se montrant, soit enfin pour rendre le prince témoin de leur affliction et de leur humiliation, ils se dérobent à leurs emplois et à leurs fonctions ils vont quelquefois jusqu’à abdiquer leurs magistratures et leurs dignités, et à les remettre entre les mains du prince. Mais Salomon improuve ce genre de traitement, le regardant comme préjudiciable ; et cela par les raisons les plus fortes. 1°. Cela même rend votre déshonneur trop public, vos ennemis et vos envieux en deviennent plus hardis pour vous attaquer ; et vos amis, plus timides pour vous servir. Il en résulte aussi que la colère du prince, qui, si elle n’étoit pas rendue publique, tomberoit d’elle-même, se fixe davantage, et qu’ayant déjà ébranlé son homme, elle le pousse dans le précipice. De plus cette retraite donne un certain air de malveillance et de mécontentement du présent ; ce qui ajoute, au mal de l’indignation, le mal du soupçon. Or, voici en quoi consiste le traitement. 1°. Il ne faut pas se donner l’air d’être insensible à l’indignation du prince, soit par une sorte de stupidité, soit par une hauteur excessive ; mais il faut en paraître affecté comme on doit l’être ; c’est-à-dire qu’il faut composer son visage, non en y faisant paraître un air de mauvaise humeur et de rébellion, mais une tristesse grave et modeste. Il faut, dans tout ce que l’on fait, montrer moins de gaieté et d’enjouement qu’à l’ordinaire. De plus, pour rétablir un peu vos affaires usez de l’entremise d’un ami, et engagez-le à faire entendre au prince par un discours insinuant, de quelle douleur vous êtes intérieurement pénétré. En second lieu, évitez avec soin toutes les occasions, même les plus légères, de rappeler au prince la chose qui a excité sa colère, et de toucher ainsi à la plaie ; et beaucoup plus encore de l’irriter de nouveau, et de lui donner lieu de vous faire une seconde réprimande devant les autres : saisissez avec soin toutes les occasions où votre service peut être agréable au prince, afin de lui témoigner le plus vif désir de réparer la faute commise, et de lui faire sentir de quel serviteur il se priveroit, s’il venoit à vous congédier : rejetez adroitement la faute sur les autres[8] ou insinuez que, si vous l’avez commise, ce n’est point par mauvaise intention : ou encore faites remarquer la malignité de ceux qui vous ont dénoncé au roi, et faites voir qu’ils ont excessivement aggravé la chose : enfin tenez-vous continuellement éveillé, et occupez-vous sérieusement du traitement.

Parabole.

17. Le premier qui plaide, a toujours raison ; puis vient l’autre partie, et l’on informe contre elle.

Explication.

En toute espèce de cause, la première information, pour peu qu’elle ait pris pied dans l’esprit du juge, y jette de profondes racines ; elle le prévient, elle se rend maîtresse de lui : en sorte qu’il est bien difficile de l’effacer, à moins qu’il ne se trouve quelque fausseté manifeste dans la matière même de l’information, ou qu’on ne découvre quelque artifice dans la manière de l’exposer. En effet, une défense simple et nue, quoique juste, balancera difficilement, dans l’esprit du juge, le préjugé qui naît de la première information : une fois que la balance de la justice penche d’un côté difficilement pourra-t-elle la ramener à l’équilibre. Ainsi le plus sûr, pour le juge, c’est de ne pas se permettre le plus petit jugement sur le droit, avant d’être bien informé du fait, et d’avoir entendu, sur ce point, les deux parties l’une après l’autre ; et ce que le défendeur peut faire de mieux quand il voit le juge prévenu, c’est de faire voir que sa partie adverse a employé quelque artifice, quelque ruse condamnable, pour surprendre la religion du juge.

Parabole.

18. Celui qui nourrit trop délicatement un serviteur encore enfant, le trouvera rebelle par la suite.

Explication.

Les princes et les maîtres de toute espèce, d’après le conseil de Salomon, doivent, dans les grâces et les faveurs qu’ils répandent sur leurs serviteurs, garder certaines mesures. 1°. Il faut les avancer par degrés et non par sauts ; 2°. les accoutumer aux refus ; 3°. et c’est ce que Machiavel recommande avec raison ; outre les grâces qu’ils ont déjà obtenues, il faut qu’ils aient toujours devant les yeux quelque autre but auquel ils puissent aspirer : sans quoi, les princes, au lieu de cette reconnoissance et de ces services qu’ils attendent de leurs serviteurs, ne feront à la fin que les rassasier et leur apprendre à leur résister. Une élévation subite rend insolent ; et lorsqu’on est accoutumé à obtenir tout ce qu’on désire, on devient incapable de supporter un refus. Enfin, ôtez les désirs, vous ôtez l’activité et l’industrie.

Parabole.

19. Avez-vous vu un homme expéditif dans sa besogne ; cet homme-là se tiendra debout devant les rois, et il ne sera pas de ceux qu’on distinguera la moins.

Explication.

De toutes les qualités que les rois considèrent dans le choix de leurs serviteurs, et qu’ils y souhaitent le plus, celle qui leur est la plus agréable, c’est la célérité et une certaine promptitude à expédier les affaires. Quant aux hommes d’une prudence profonde, ils sont suspects aux rois ; ce sont pour eux des espèces d’inspecteurs ; ils craignent que ces esprits supérieurs n’abusent de leurs avantages pour les surprendre, les maîtriser et les tourner à leur fantaisie comme des machines. Les hommes populaires ne sont pas vus de meilleur œil ; ils offusquent les rois, parce qu’ils attirent sur eux-mêmes les regards du peuple. Les hommes courageux passent pour des brouillons ; l’on craint qu’ils n’osent plus qu’ils ne doivent. Les hommes probes et intègres paroissent trop difficiles, trop peu disposés à obéir au moindre signe d’un maître. Enfin, il n’est point de vertu qui ne porte quelque ombrage aux rois, et qui ne les blesse par quelque côté ; au lieu que la promptitude à exécuter leurs ordres n’a rien qui ne les flatte : car les volontés des rois sont soudaines, et ne souffrent point de délais ; ils s’imaginent qu’il n’est rien qu’ils ne puissent, et qu’il ne leur manque que des gens qui exécutent assez vite ce qu’ils commandent : ainsi, avant tout, c’est la célérité qui leur est agréable.

Parabole.

20. J’ai vu tous ceux qui vivent et qui marchent sous le soleil, quitter le prince régnant, pour se ranger auprès de celui qui était près de lui succéder[9].

Explication.

Cette parabole relève la vanité des hommes qu’on voit accourir en foule auprès des successeurs désignés des princes, et leur faire cortège. Or, la vraie racine de ce mal n’est autre que cette folie que la nature a si profondément plantée dans le cœur humain, et qui rend les hommes trop-amoureux des objets de leurs espérances ; car on en voit peu qui ne se complaisent plus dans ce qu’ils espèrent, que dans ce qu’ils possèdent. De plus, la nouveauté est agréable à la nature humaine, elle en est comme affamée : or, dans le successeur du prince, se trouvent ensemble ces deux choses, un objet d’espoir et la nouveauté. Or, ce que la parabole nous fait entendre, c’est cela même qu’autrefois Pompée dit à Sylla, et depuis, Tibère à Macron : qu’on adore plus le soleil levant, que le soleil couchant. Et néanmoins ceux qui commandent, ne sont pas autrement choqués de cet abandon, et n’y attachent pas trop d’importance comme on le voit par l’exemple de Sylla et de Tibère ; mais plutôt ils se rient de la légèreté des hommes, et ne s’amusent point à lutter contre des songes ; car quelqu’un l’a dit, l’espérance n’est que le rêve d’un homme éveillé.

Parabole.

21. Il étoit une cité petite et mal peuplée. Un grand roi vint l’attaquer ; il combla les fossés ; il fit une circonvallation, et toutes les dispositions nécessaires pour un siège furent achevées. Il se trouva dans cette ville un homme tout-à-la-fois pauvre et sage, qui la sauva par sa sagesse ; mais ensuite cet homme pauvre, personne ne s’en souvint plus.

Explication.

Cette parabole nous donne une idée du génie pervers et de la malveillance de la plupart des hommes. Dans le malheur, et lorsque la nécessité les presse, ils ont recours aux hommes prudens et courageux qu’ils méprisoient auparavant ; mais dès que l’orage est passé, ceux qui les ont sauvés, n’éprouvent de leur part que de l’ingratitude ; et ce n’est pas sans raison que Machiavel, à ce sujet, propose cette question ; savoir : quel est le plus ingrat du prince ou du peuple ? mais en attendant il taxe l’un et l’autre d’ingratitude. Cependant cet oubli dont nous parlons, ne vient pas seulement de l’ingratitude du prince ou du peuple, il a encore une autre cause ; savoir : la jalousie des grands, qui s’affligent en secret du plus heureux succès dont on ne leur a point l’obligation. Aussi ne manquent-ils pas de rabaisser le mérite de celui qui a rendu ce service, et de le déprimer le plus qu’ils peuvent.

Parabole.

22. La voie du paresseux est semblable à une haie d’épines.

Explication.

Cette parabole nous montre avec beaucoup d’élégance, que la paresse finit par la peine. Car lorsqu’on fait ses préparatifs avec toute la diligence et tout le soin requis, on a l’avantage de ne point heurter son pied contre aucune pierre d’achoppement, et d’aplanir le chemin avant de se mettre en marche. Au lieu que le paresseux, l’homme qui diffère jusqu’au dernier moment, est ensuite forcé de se faire un chemin à travers des broussailles et des épines qui l’arrêtent à chaque pas. C’est ce qu’on peut observer aussi dans le gouvernement de la famille. Quand on met, dans tout, le soin et la diligence nécessaires, tout marche paisiblement, et coule de soi-même sans bruit et sans fracas ; sinon au premier grand besoin qui survient, il faut tout faire à-la-fois, les domestiques font un bruit terrible, et toute la maison retentit de ce fracas.

Parabole.

23. Celui qui, dans un jugement regarde au visage, ne fait pas bien et cet homme, pour une bouchée de pain, abandonnera la vérité.

Explication.

Cette parabole observe très judicieusement que, dans un juge, une certaine facilité de caractère est plus pernicieuse que l’avidité qui se laisse corrompre par des présens. Car il s’en faut de beaucoup que tout le monde puisse faire des présens ; mais il est peu de causes où il ne se trouve quelque considération qui fléchisse l’esprit du juge, dès qu’une fois il regarde aux personnes. Celui-ci est populaire, celui-là est une mauvaise langue, un autre est riche, un autre encore plaît davantage, tel lui est recommandé par un ami. Enfin, où domine l’acception de personnes, tout respire la partialité, et l’on rend des jugemens iniques pour fort peu de chose ; en un mot, pour une bouchée de pain.

Parabole.

24. Un homme pauvre calomniant d’autres pauvres, est semblable à une pluie violente qui amène la famine.

Explication.

Cette parabole a été jadis exprimée et peinte dans la fable des deux hirondelles, dont l’une pleine, et l’autre vuide. L’oppression exercée par l’homme pauvre et affamé, est beaucoup plus accablante que celle qu’exerce l’homme riche et comblé de biens ; car le premier a recours à tous les rafinemens de la maltôte, et va furetant dans tous les coins pour trouver le dernier écu. Et pour marquer la différence de ces deux sortes d’homme, on les comparoit ordinairement aux éponges, qui, lorsqu’elles sont sèches, pompent fortement l’humidité, et qui ne la pompent plus de même, une fois qu’elles sont imbibées. Cette parabole renferme un utile avertissement. D’un côté elle recommande aux princes de ne pas confier le gouvernement des provinces ou les magistratures à des hommes indigens et obérés : de l’autre, elle conseille aux peuples de ne point exposer leurs souverains à lutter contre une grande indigence[10].

Parabole.

25. L’homme juste succombant devant l’impie, c’est la fontaine qu’on trouble avec le pied ; c’est le filet d’eau corrompu.

Explication.

Ce que recommande cette parabole, c’est de se donner bien de garde, dans les républiques, de certains jugemens iniques et déshonorans, rendus dans des causes célèbres et importantes, sur-tout lorsque l’effet du jugement est non d’absoudre un coupable, mais de condamner un innocent[11]. En effet, les injustices qui se commettent entre particuliers, ont à la vérité l’effet de troubler et de souiller les eaux de la justice, mais seulement dans les petits ruisseaux ; au lieu que ces jugemens iniques dont nous parlons et qui ensuite font exemple, infectent et souillent les sources mêmes de la justice ; une fois qu’un tribunal s’est tourné du côté de l’injustice, à l’instant tout est bouleversé, et l’administration n’est plus qu’un brigandage public ; c’est alors, sans contredit, que l’homme est pour l’homme un vrai loup.

Parabole.

26. Gardez-vous d’être l’ami d’un homme colère, et de marcher avec un homme furieux.

Explication.

S’il est vrai qu’entre honnêtes gens il faille respecter les droits de l’amitié, et en remplir scrupuleusement tous les devoirs, c’est une raison de plus pour y regarder d’abord de bien près, et pour choisir ses amis avec le plus grand soin. Pour ce qui est des défauts qui peuvent se trouver dans leur naturel et leur caractère, nous devons, quant à nous-mêmes, nous résoudre à les supporter. Mais si ces liaisons nous imposent la nécessité de jouer à l’égard des autres tel ou tel rôle qu’il plaît à ces amis, c’est alors une bien triste chose que cette amitié ; c’est une vraie tyrannie. Il importe donc, comme nous le recommande Salomon, pour assurer son repos et se mettre en sûreté, de ne point mêler dans nos affaires des hommes colères, de ces gens si prompts à susciter des querelles ou à les épouser. Car des amis de cette trempe nous impliquent sans cesse dans des différens et dans des factions, et il faudra ou rompre avec eux, ou se compromettre.

Parabole.

27. Celui qui tait vos fautes, recherche votre amitié ; mais celui qui les rappelle, sépare les alliés.

Explication.

Il est deux méthodes pour moyenner la paix et rapprocher les esprits : l’une part de l’amnistie ; l’autre, en reparlant des injures, y joint des excuses et des apologies. Ce qui me rappelle le sentiment d’un homme vraiment prudent, d’un vrai politique : Moyenner la paix, disoit-il, sans reparler du sujet de la querelle, c’est plutôt séduire les cœurs par l’amour du repos, qu’accommoder les différens avec équité. Mais Salomon encore plus prudent que lui, est d’un sentiment contraire ; et il préfère l’amnistie au remaniement de l’affaire. En effet, ce soin de rappeler le sujet de la querelle a plusieurs inconvéniens. 1°. On met, pour ainsi dire, l’ongle dans la plaie, et c’est s’exposer à susciter de nouvelles altercations. Car les parties belligérantes ne sont jamais d’accord sur la mesure des injures réciproques ; puis il faut en venir à des apologies. Or, chacun des deux partis aime mieux paroître avoir pardonné une offense qu’avoir reçu une excuse.

Parabole.

28. Dans tout travail utile est l’abondance ; mais où se trouve beaucoup de paroles, se trouve aussi presque toujours l’indigence[12].

Explication.

Dans cette parabole, Salomon distingue le fruit du travail de la langue, d’avec celui du travail des mains, donnant à entendre que le produit de l’un est la misère, et le produit de l’autre, l’abondance.

En effet, il arrive presque toujours que ces gens qui bavardent tant, qui se vantent sans cesse, qui font beaucoup de promesses, manquent de tout, et qu’ils ne tirent aucun fruit de tous ces discours. Rarement ils sont actifs et industrieux : ils se nourrissent, ils dînent de ces discours, et se paissent, pour ainsi dire, de vent. On peut dire, d’après un poëte, que celui qui sait se taire, a de la fermeté. Un homme qui sent que sa besogne avance, s’applaudit à lui-même et se tait. Mais celui qui ne peut se dissimuler qu’il n’aspire qu’à un vain bruit de réputation, se vante d’une infinité de choses ; il promet monts et merveilles[13].

Parabole.

29. Une censure franche et ouverte vaut mieux qu’une amitié qui se cache.

Explication.

La parabole relève cette mollesse de certains amis, qui n’osent user du privilège de l’amitié pour reprendre librement et courageusement leurs amis, tant par rapport aux fautes que ceux-ci peuvent commettre, que relativement aux risques qu’ils courent. Que faire, dit ordinairement tel de ces amis si mous, quel parti prendre ? je l’aime autant qu’il est possible ; et s’il lui arrivoit quelque malheur ; je me mettrois volontiers à sa place mais je connois soit humeur ; si je lui parle trop librement, je le choquerai, ou tout au moins je l’affligerai, et je n’en serai pas plus avancé : l’effet de mes remontrances sera plutôt de me brouiller avec lui, que d’arracher de sa tête ce qui y est comme cloué. Salomon condamne un ami de cette trempe, à titre d’homme sans nerf et sans utilité, et prononce qu’on tire plus de fruit d’un ennemi déclaré, que d’un tel ami ; car cet ennemi peut, pour vous humilier, vous dire hautement ce qu’un ami trop indulgent oseroit à peine vous dire à l’oreille.

Parabole.

30. L’homme prudent se contente de bien peser toutes ses démarches : l’insensé a recours aux rubriques.

Explication.

Il est deux espèces de prudence : l’une, saine et véritable ; l’autre, basse et fausse. C’est cette dernière que Salomon ne balance pas à qualifier de folie. Celui qui s’adonne à la première, ne marche qu’avec précaution, et pèse avec soin toutes ses propres démarches ; prévoyant de loin le danger, pensant de bonne heure au remède, s’appuyant du secours des gens de bien, se fortifiant contre les méchans, circonspect en commençant, soigneux de se ménager une retraite, prompt à saisir les occasions, ferme contre les obstacles : enfin, n’épargnant aucun soin, aucune attention pour bien régler ses actions et ses démarches. Mais l’autre espèce est toute cousue de finesses et de rubriques ; elle met toute son espérance dans l’art de circonvenir les autres, et de les tourner à sa fantaisie. Or celle-ci c’est, avec raison que la parabole la rejette, non pas seulement comme malhonnête, mais même comme sotte ; car, 1°. ce ne sont pas là de ces choses qui soient en notre pouvoir, et il n’est point en cet art de règle fixe sur laquelle on puisse s’appuyer. Mais il faut chaque jour imaginer de nouveaux stratagèmes ; les premiers s’usant bientôt et devenant banaux. En second lieu, tout homme qui a une fois encouru la réputation d’homme double et artificieux, s’est privé par là du plus grand instrument dans les affaires, je veux dire, de la confiance des autres. Aussi rarement ses succès seront-ils conformes à ses vœux. Enfin, toutes ses finesses peuvent paraître fort belles dans la spéculation, et l’on peut s’y complaire ; mais le plus souvent elles trompent l’attente de celui qui s’y fie. C’est, ce que Tacite a fort bien observé. Les entreprises dirigées par la ruse et l’audace, sont fort belles en projet, difficiles dans l’exécution, et malheureuses dans l’issue.

Parabole.

31. Ne vous piquez pas d’être trop juste et plus sage qu’il ne faut. Pourquoi vous laisser ainsi emporter tout d’un coup ?

Explication.

Il est des temps, comme l’observe encore Tacite, où les grandes vertus, mènent infailliblement un homme à sa perte ; et c’est ce qui arrive quelquefois aux hommes distingués par leur vertu et leur justice, quelquefois tout-à-coup, et quelquefois aussi après l’avoir prévu de loin. Que si à ces qualités vous joignez, de la prudence ; c’est-à-dire, si vous supposez qu’ils soient circonspects et vigilans pour leur propre sûreté[14], qu’y gagneront-ils ? que leur catastrophe arrivera tout-à-coup par des voies obscures et détournées, et qu’on les attaquera par surprise, pour éviter l’odieux d’une attaque ouverte, et pour les perdre plus sûrement.

Quant à ce trop dont il est question dans la parabole, comme ce n’est pas un Périandre qui parle ici, mais un Salomon, qui observe souvent le mal dans la vie humaine, mais qui ne le conseille jamais ; ce qu’il dit, il faut l’entendre non de la vertu même, où il n’y a jamais d’excès[15] ; mais de cette affectation et de cet étalage qui excite l’envie. Tacite fait entendre quelque chose de semblable au sujet d’un certain Lépidus, remarquant, comme une sorte de miracle, qu’il n’avoit jamais ouvert aucun avis qui sentît la servitude et que cependant il n’avoit pas laissé de se conserver dans ces temps de cruauté[16]. Lorsque je réfléchis sur ce sujet, dit-il, je ne sais trop si ce n’est pas le destin qui gouverne toutes ces choses ; ou si plutôt il n’est pas en notre pouvoir de tenir, entre un honteux assujettissement et une hauteur insolente, un certain milieu tout à la fois exempt de bassesse et d’imprudence.

Parabole.

32. Fournis au sage l’occasion, et tu verras croître sa sagesse.

Explication.

La parabole fait une distinction entre cette sagesse qui est devenue une véritable habitude et qui s’est bien mûrie ; et celle qui ne fait encore que flotter dans la cervelle et dans la pensée, et qui s’étale dans les discours ; mais qui n’a point encore jeté de profondes racines. Car la première, dès qu’elle trouve une occasion pour s’exercer, s’éveille aussitôt, se met à l’ouvrage, s’étend au loin, et semble alors se surpasser elle-même. Au lieu que l’autre, qui étoit si éveillée avant l’occasion, s’étonne et s’abat quand l’occasion est venue ; et cela au point que ceux mêmes qui croyoient en être vraiment doués, sont réduits à en douter, et à soupçonner que tous ces préceptes dont leur esprit est plein, sont autant de rêves et de vaines spéculations.

Parabole.

33. Celui qui aujourd’hui loue son ami à voix haute, sera pour lui demain, en se levant, une cause de malédiction.

Explication.

L’effet des louanges modérées, données à propos et seulement par occasion, est de contribuer beaucoup à la réputation et à la fortune de ceux qui en sont le sujet. Mais des éloges excessifs, bruyans et donnés à contre-temps, ne servent de rien. Il y a plus : suivant le sens de la parabole, ils sont très nuisibles ; car, 1°. ils décèlent l’intention de ceux qui les donnent ; ils semblent dictés par une excessive prévention en leur faveur, ou affectés à dessein pour séduire les personnes qu’on loue, par des éloges peu mérités, plutôt que pour les faire valoir, en faisant ressortir leurs qualités réelles. En second lieu, un éloge sobre et modéré, invite les auditeurs à y ajouter quelque chose du leur ; au lieu que les éloges prodigués et excessifs excitent ceux qui les entendent à en retrancher quelque chose. En troisième lieu (et ce qui est ici le principal point), on réveille l’envie contre celui qu’on loue excessivement ; attendu que tous ces éloges trop marqués, semblent avoir pour but d’humilier ceux des auditeurs qui n’en méritent pas moins[17].

Parabole.

34. De même qu’on voit son visage dans le miroir des eaux, de même aussi le cœur humain est visible pour les hommes prudens.

Explication.

La parabole distingue entre les esprits des hommes prudens, et ceux des autres hommes, comparant les premiers à la surface des eaux, ou aux miroirs qui réfléchissent les images des objets, et assimilant les autres à la terre, ou à une pierre brute, qui ne les réfléchit point. Et c’est avec d’autant plus de justesse, que l’esprit d’un homme prudent est ici comparé à un miroir, que dans un miroir l’on peut contempler tout-à-la-fois sa propre image et celle des antres, propriété qu’on ne peut attribuer aux yeux mêmes ou à un miroir. Que si l’esprit de l’homme prudent a assez de capacité pour pouvoir observer et démêler une infinité d’esprits et de caractères, reste à tâcher de le rendre assez souple pour varier ses applications, et pour représenter toutes sortes d’objets.

Nous nous sommes peut-être un peu trop arrêtés sur ces paraboles de Salomon, et un peu plus que ne l’exigeoit le simple dessein de donner un exemple. Mais c’est la dignité même du sujet et de l’auteur qui nous a entrainés trop loin.

Or, ce n’étoit pas seulement chez les Hébreux, mais encore chez d’autres nations, que les anciens sages étoient dans l’habitude, lorsqu’il leur arrivoit de faire quelque observation utile dans la vie commune, de la resserrer et de la réduire à une courte sentence, ou de la présenter sous la forme d’une parabole, ou d’une fable. Quant aux fables, comme nous l’avons dit ailleurs, elles furent jadis les supplémens, et pour ainsi dire, les lieutenans des exemples. Mais comme aujourd’hui nous ne manquons pas d’histoires, on peut frapper plus vîte et plus juste au but animé. Cependant la manière d’écrire qui convient le mieux à un sujet aussi diversifié et aussi étendu que l’est un traité sur les affaires et sur les occasions éparses ; la plus convenable, dis-je seroit celle qu’a choisie Machiavel pour traiter la politique. Je veux dire, celle procède par observations ; et, pour me servir d’une expression commune, par dissertations sur l’histoire et les exemples. Car cette science, qui se tire des faits particuliers tout récens et qui se sont, pour ainsi dire, passés sous nos yeux, est celle qui montre le mieux le chemin, et qui apprend le plus aisément à repasser par les faits[18]. Or, c’est suivre une méthode beaucoup plus utile dans la pratique, de faire militer la dissertation sous l’exemple, que de faire marcher d’abord la dissertation et d’y joindre ensuite l’exemple. Et il ne s’agit pas ici simplement de l’ordre, mais du fond même du sujet. Car lorsqu’on expose d’abord l’exemple comme base de la dissertation, on le présente ordinairement avec tout l’appareil de ses circonstances, lesquelles peuvent quelquefois rectifier la dissertation, et quelquefois aussi la suppléer. On présente aussi un original à imiter, et un modèle à suivre dans la pratique ; au lieu que ces exemples, lorsque ne les alléguant qu’en faveur de la dissertation, on les propose d’une manière nue et succincte, ils ne font plus alors qu’obéir à la dissertation, ils en sont les esclaves[19].

Mais il est une différence qui mérite d’être observée. Comme c’est l’histoire des temps qui fournit les meilleurs matériaux pour les dissertations sur la politique, telles que celles de Machiavel ; ce sont aussi les vies particulières qui fournissent les meilleurs documens pour les affaires, parcequ’ils embrassent toute la variété et tout le détail des affaires et des occasions, tant grandes que légères. Je dirai plus : on peut donner à ces préceptes sur les affaires une base encore plus convenable que ces deux espèces d’histoire ; savoir, en dissertant sur les lettres, mais seulement sur les plus réfléchies et les plus graves, telles que sont celles de Cicéron à Atticus et autres semblables ; parce qu’elles présentent une image plus vive et plus fidèle des affaires, que les annales et les vies particulières. Voilà donc ce que nous avions à dire sur la matière et la forme de cette première portion de la doctrine sur les affaires, qui traite des occasions éparses, et nous la rangeons parmi les choses à suppléer.

Il est une autre partie de la même doctrine, entre laquelle et la première il n’y a d’autre différence que celle qui se trouve entre ces deux choses, être sage en général et être sage pour soi : l’une semble se mouvoir du centre à la circonférence ; et l’autre, de la circonférence au centre[20]. Car il est un certain art de donner des conseils, et ainsi qu’un art de pourvoir à ses propres affaires : deux arts qui se trouvent quelquefois réunis dans le même individu ; mais qui, le plus souvent, sont séparés. Et il est des hommes qui, pour gouverner leurs propres affaires, sont d’une prudence admirable, mais qui n’ont pas les talens nécessaires pour gouverner un état ou pour donner des conseils : semblables en cela à la fourmi, créature fort sage pour elle-même, et qui entend fort bien ses petits intérêts, mais qui ne laisse pas d’être nuisible au jardin. Cet art d’être sage à son profit, n’étoit pas inconnu aux Romains eux-mêmes, tout bons curateurs de leur patrie qu’ils étoient. C’est ce qui a fait dire à un auteur comique : car le sage, sans contredit, sait créer lui-même sa fortune. Un de leurs proverbes disoit aussi : chacun est l’artisan de sa propre fortune. Et c’est ce genre de talent que Tite-Live attribue à Caton l’ancien lorsqu’il dit de lui : telle étoit la vigueur de son âme et de son génie, qu’en quelque lieu gu’il fût né, il eût lui-même créé sa fortune.

Ce genre de prudence, si l’on en fait profession, non seulement n’est rien moins que politique ; mais semble être de mauvais augure et porter malheur. C’est une observation qu’on a faite par rapport à l’athénien Timothée. Ce général, après avoir fait de grandes choses pour la gloire et l’avantage de sa patrie, rendant compte de son administration devant le peuple, comme il étoit alors d’usage, terminoit chaque article par cette conclusion : or, remarquez bien, Athéniens, qu’en ceci la fortune n’a eu aucune part. Mais il arriva qu’ensuite aucune de ses entreprises ne lui réussit. De telles expressions ont trop d’enflure, et sentent son homme trop plein de lui-même. C’est à cette même présomption que se rapportent ces paroles qu’Ézéchiel prête à Pharaon : tu dis : ce fleuve est à moi ; c’est moi, moi qui me suis fait moi-même ce que je suis ; ainsi que ces mots du prophète Habacuc : ils triomphent et sacrifient à leurs retz ; ou encore ce passage du poëte parlant de Mézence qui se piquoit de mépriser les dieux :

Mon dieu, c’est cette main et ce trait que je lance,
C’est le seul dont je veuille implorer la puissance.

Enfin jamais, à ma connoissance, Jules César ne laissa plus sensiblement percer cet orgueil qui se cachoit dans ses plus secrètes pensées, qu’au moment où il laissa échapper un mot semblable. Un aruspice lui rapportant que les entrailles ne s’étoient pas trouvées bonnes, il dit à demi-voix : elles le seront quand je le voudrai ; parole qui précéda de très peu sa catastrophe. Mais cette excessive con » fiance, outre qu’elle a je ne sais quoi d’impie, a aussi toujours de funestes conséquences. C’est pourquoi les personnages vraiment grands, vraiment sages, ont cru devoir plutôt attribuer leurs heureux succès à leur fortune, qu’à leur vertu et à leur habileté. Sylla, par exemple, se qualifioit d’heureux et non de grand ; et César parla plus sagement lorsqu’il dit à ce pilote : tu portes César et sa fortune.

Cependant ces sentences : chacun est l’artisan de sa propre fortune ; le sage, maîtrisera les astres même ; il n’est point de route inaccessible à la vertu ; ces sentences, dis-je, et autres semblables, si, par la manière de les entendre et de les employer, on les regarde plutôt comme des éperons pour éveiller l’industrie, que comme des étriers pour servir d’appui à l’insolence ; si elles ont plutôt pour but de donner aux hommes de la vigueur et de la constance dans leurs résolutions, que de leur inspirer de l’arrogance et de la jactance, elles peuvent passer pour utiles et salutaires, et nul doute que prises en ce sens, elles n’aient occupé quelque place dans l’âme des personnages magnanimes ; et cela au point que, dans certaines occasions, ils avoient peine à dissimuler leur pensée à cet égard. C’est ainsi que nous voyons César-Auguste qui, comparé à son grand-oncle, paroîtra plutôt différent qu’inférieur, mais qui certainement étoit plus modéré ; que nous le voyons, dis-je à l’article de la mort, priant ses amis de lui applaudir dès qu’il auroit expiré ; comme se disant à lui même qu’il avoit très bien joué son rôle sur le théâtre de cette vie. Or, cette partie de la doctrine doit aussi être rangée parmi les choses à suppléer ; non qu’elle soit omise dans la pratique, où l’on n’en fait que trop d’usage mais parce qu’elle l’est dans les livres. C’est pourquoi nous allons, suivant notre coutume, donner une énumération des principaux points de cette doctrine, comme nous l’avons fait pour la précédente. Nous la désignerons sous ce nom : l’artisan de sa fortune ; ou par cet autre que nous lui avons déjà donné : doctrine sur l’art de s’avancer dans le monde.

Or, au premier coup d’œil, ne paroîtrons-nous pas entreprendre de traiter un sujet tout-à-fait nouveau et extraordinaire en prétendant apprendre ainsi aux hommes à devenir eux-mêmes les artisans de leur fortune ? C’est pourtant une science que chacun ne demande pas mieux que d’apprendre, jusqu’à ce qu’il en ait bien senti les difficultés ; car les règles à observer pour faire fortune, ne sont ni moins importantes, ni en moindre nombre, ni moins difficiles, que les préceptes à suivre pour devenir vertueux ; et l’entreprise de devenir un vrai politique, n’est pas moins difficile ni moins sérieuse que celle de devenir un homme vraiment moral. Mais d’ailleurs le dessein de traiter cette science importe fort aux lettres ; il importe, pour leur donner tout-à-la-fois du relief et du poids. Car d’abord il importe sur-tout à l’honneur des lettres que ces grands praticiens sachent une fois que la science ne ressemble point du tout à tel petit oiseau, comme l’alouette, qui s’élève très haut, se délectant dans son ramage et s’en tenant là ; mais que plutôt, semblable à l’épervier, elle sait tout-à-la-fois et prendre l’essor le plus élevé, et quelquefois aussi, lorsqu’il lui plaît, s’abattre tout-à-coup et fondre sur sa proie. De plus, cela même importe au dessein de perfectionner les lettres, parce que la vraie règle d’une recherche convenable est qu’il ne se trouve, dans le globe matériel, rien qui n’ait son analogue, son parallèle dans le globe de crystal, ou dans l’entendement ; c’est-à-dire, qu’il n’y ait, dans la pratique, aucune partie qui n’ait aussi sa théorie, sa science qui en traite ; et cet art de bâtir sa fortune, si les lettres y attachent quelque admiration, quelque estime, c’est tout au plus comme à une occupation du dernier ordre. En effet, notre fortune propre et particulière, considérée comme un don de Dieu, accordé seulement pour n’être qu’à soi, un tel don ne seroit en aucune manière une rétribution digne de nous. Il se trouve même assez souvent des personnages distingués qui renoncent volontairement à leur propre fortune, pour s’occuper d’objets plus sublimes. Cependant la fortune, en tant qu’elle peut être un instrument de vertu, un moyen pour bien faire, mérite à ce titre, de faire le sujet d’une spéculation, d’une science.

À cette science appartiennent différens genres de préceptes : les uns sommaires ; les autres plus diversifiés et plus détaillés. Les préceptes sommaires ont pour objet la connoissance exacte des autres et de soi-même. Le premier précepte que nous prescrirons, et c’est le pivot sur lequel roule toute la connoissance des autres, sera qu’il faut tâcher, autant qu’il est possible, de se procurer cette fenêtre que demandoit Momus ; car ce dieu apercevant, dans l’édifice du cœur humain, tant d’angles et de recoins, trouvoit mauvais qu’il y manquât une fenêtre à l’aide de laquelle on pût pénétrer dans ces replis obscurs et tortueux. Or, cette fenêtre, nous l’aurons, si nous n’épargnons aucune recherche, aucun soin, pour connoître à fond les individus avec lesquels nous avons à traiter quelque affaire, et pour avoir une parfaite connoissance de leurs naturels, de leurs passions, de leurs buts, de leurs mœurs, de leurs moyens, des ressources sur lesquelles ils comptent le plus, et qui font toute leur force ; ainsi que de leurs défauts, de leurs foibles, des meilleures prises qu’ils peuvent donner, de leurs amis, de leurs factions, de leurs protecteurs, de leurs cliens ; et au contraire de leurs ennemis, de leurs envieux, de leurs compétiteurs, des momens où ils se laissent le plus aisément approcher :

Toi seule connoissois bien ses momens de facilité, et les côtés par où il étoit le plus accessible.

Enfin, des plans et des règles qu’ils se sont faites, et d’autres choses semblables. Et ce n’est pas assez de ces renseignemens sur les personnes, il faut prendre les mêmes informations par rapport aux actions, qui, d’un moment à l’autre, sont en mouvement, et sont, pour ainsi dire, sur l’enclume. Il faut savoir comment on les gouverne, quel en est le succès, quelles passions les fomentent, quelles autres passions les combattent, de quel poids et de quelle influence elles peuvent être, quelles en doivent être les conséquences et autres choses semblables. En effet, non-seulement la connoissance des actions présentes est utile en elle-même ; mais elle est si essentielle, que, sans ces lumières, la connoissance des personnes est trompeuse et illusoire ; car les hommes changent avec les circonstances : ils sont tout autres, quand Ils sont embarrassés dans l’action et entraînés par le tourbillon des affaires, que lorsqu’ils sont revenus à leur naturel[21]. Or, toutes ces connoissances détaillées, tant sur les personnes que sur les actions, sont comme la mineure de tout syllogisme actif[22] ; car il n’est point d’observation ou de principe (ce qui est la matière première des majeures politiques), dont la vérité ou l’exactitude puisse, lorque la mineure est fausse, servir à établir solidement la conclusion[23]. Or, qu’on puisse acquérir une connoissance de ce genre, c’est ce dont Salomon lui-même nous est garant, lorsqu’il dit : les vraies intentions, dans le cœur de l’homme sont comme une eau profonde ; mais l’homme prudent sait y plonger. Or, quoique la connoissance même ne soit pas soumise aux préceptes, parce qu’elle a pour objet les individus ; cependant on peut donner d’utiles préceptes sur la manière de l’acquérir.

Quant à la connoissance des hommes, il est six sources différentes où on peut la puiser ; savoir : l’air du visage, ou la physionomie, les paroles, les actions, le naturel, leur but, enfin les relations d’autrui. Quant à l’air du visage, ne nous en laissons pas trop imposer par ce vieil adage : qu’il ne faut point se fier à la physionomie ; car, bien que cette maxime soit assez vraie par rapport à la composition générale et la plus apparente du visage et du geste, néanmoins il est certains mouvemens plus subtils, certain travail des yeux, de la bouche, du visage et du geste, qui, comme le dit fort élégamment Cicéron, ouvre, pour ainsi dire, et tient ouverte certaine porte de l’âme. Quel homme fut jamais plus caché que Tibère ! Cependant Tacite, spécifiant les différences qu’il mit dans son ton et dans son style, en faisant l’éloge des exploits de Drusus et de ceux de Germanicus, dit, au sujet du dernier éloge : c’étoit plutôt un discours d’apparat et trop orné pour qu’on pût croire qu’il partait vraiment du cœur. Quant à celui de Drusus, il s’exprime ainsi : il s’étendit moins sur son sujet ; mais dans ce peu qu’il dit, il appuya davantage, et parut ne dire que ce qu’il pensoit. Ce même Tacite observe que Tibère, dans d’autres occasions, avoit été quelque peu plus transparent, et dit de lui : en toute autre circonstance, ses mots sembloient ne sortir qu’avec effort ; mais lorsqu’il s’agissoit de rendre service, il parloit avec plus d’aisance et de liberté. Certes il seroit difficile de trouver un maître dans l’art de feindre et de dissimuler, assez attentif et assez adroit ; un homme, dis-je, qui pût maîtriser, et, comme quelqu’un l’a dit, commander son visage, au point de faire disparoître, d’un discours plein d’artifice et de dissimulation, ces légères différences, et d’empêcher qu’on ne distinguât s’il est plus libre et plus facile, ou plus vague et moins suivi, ou plus sec et plus gêné qu’à l’ordinaire.

Quant aux paroles humaines, on en peut dire ce que les médecins disent des urines, que ce sont de vraies prostituées, qui ne sont rien moins que ce qu’elles paroissent. Mais ce fard de courtisane se décèle dans deux cas ; savoir : lorsqu’on parle sur-le-champ, et dans les grandes émotions. C’est ainsi que Tibère, ému des paroles piquantes d’Agrippine, avança quelque peu le pied hors des bornes de sa dissimulation naturelle : ces propos, dit Tacite, arrachèrent enfin quelques mots à cet homme si caché ; et usant d’un vers grec pour la reprendre, il lui dit : ce qui vous déplaît, ma fille, c’est de ne pas régner[24]. Aussi le poëte, pour donner une idée de ces grandes émotions, les qualifie-t-il de tortures, parce qu’elles forcent les hommes à révéler leurs pensées les plus secrètes :

Le vin et la colère lui donnant la torture[25].

Certes, l’expérience même atteste qu’il n’est point d’homme tellement fidèle à son secret et maître de lui-même, qui, de temps à autres, soit par l’impétuosité de la colère, ou par jactance, ou encore dans les épanchemens de la plus intime amitié, soit enfin par la foiblesse d’une âme surchargée du poids de ses pensées, ou par l’impulsion de toute autre affection, ne révèle et ne communique ses plus intimes pensées et ses sentimens les plus secrets. Mais, de tous les moyens de forcer un homme à secouer ce qu’il cache dans son sein, le plus sûr est d’opposer dissimulation à dissimulation, conformément à ce proverbe espagnol : dis un mensonge et tu arracheras la vérité.

Je dis plus : quoique les actions soient le gage le plus certain des dispositions de l’âme, il ne faut pas trop s’y fier[26] si ce n’est après en avoir bien pesé et bien déterminé l’importance et la propriété ; car rien de plus vrai que ce mot : il tâche de gagner la confiance dans les petites choses, afin de tromper ensuite avec plus de profit dans les grandes. Aussi l’italien, lorsque, sans aucun sujet manifeste, on le traite mieux qu’à l’ordinaire, croit-il être sur la pierre même où le crieur public fait ses proclamations. En effet, tous ces petits services nous rendent négligens, ils assoupissent notre industrie et endorment notre vigilance ; et c’est avec raison que Démosthène les qualifie d’alimens de la paresse. De plus, quant à la nature et à la propriété de certaines actions qu’on regarde ordinairement comme des services, il est aisé de voir ce qu’elles ont d’insidieux et d’équivoque, par la manière dont Mutius en imposa à Marc-Antoine. S’étant réconcilié avec lui, mais de très mauvaise foi, il avança la plupart des amis de ce triumvir. Aussi-tôt, dit l’historien, il leur prodigua des tribunats et des gouvememens ; et par cet artifice, au lieu de fortifier Antoine, comme il le sembloit, il le désarmoit au contraire, et attirant à soi, par ce moyen, tous les amis du triumvir, il le laissoit dans une sorte de solitude.

Mais la meilleure clef pour ouvrir les âmes, c’est de bien observer et de connoître à fond les génies et les naturels, ou les intentions et les fins de tous les hommes qu’on veut pénétrer. On juge des gens simples et foibles, par leur naturels ; des hommes plus prudens et plus cachés, par leurs buts. Une réponse assez spirituelle et assez plaisante, quoiqu’elle nous paroisse manquer de sincérité, c’est celle que fît certain nonce, à son retour du pays où il avoit résidé quelque temps en qualité d’ambassadeur ordinaire. Comme on le consultoit sur le choix de son successeur, voici le conseil qu’il donna : il ne faut, dit-il, nullement penser à envoyer là un homme fort habile, mais plutôt un homme médiocre ; car il ne seroit pas facile à un très habile homme de prévoir ce que pourroient faire des gens de cette espèce. C’est en effet une faute très ordinaire aux gens les plus habiles, que de juger des autres par eux-mêmes, et de prendre leur propre esprit pour mesure de celui des autres : en sorte que trop souvent ils frappent au-delà du but, en supposant les hommes occupés de grands desseins et de ruses fines et déliées, dont ils ne sont guère capables de s’aviser ; et c’est ce qu’exprime fort élégamment le proverbe italien, qui dit : qu’en fait d’argent, de prudence et de bonne foi, on en trouve toujours moins qu’on ne croyoit. Ainsi, quant aux personnes d’un esprit léger, qui sont sujettes à beaucoup d’inconséquences, il faut plutôt en juger par leur naturel que par leur but. Il en est de même des princes, mais par une toute autre raison ; c’est aussi par leur naturel qu’on en juge le mieux ; au lieu qu’on juge mieux des particuliers par la considération de leurs fins. Car les princes étant déjà au plus haut point d’élévation auquel puissent tendre les désirs humains, ils n’ont presque point de but fixe auquel ils puissent aspirer avec une certaine ardeur et une certaine constance ; de buts, par la situation et la distance desquels on puisse déterminer la direction et l’échelle de leurs actions : ce qui est entr’autres la principale raison qui a porté l’écriture à prononcer que les cœurs des rois sont impénétrables. Quant aux hommes privés, il n’en est presque point qui ne soit une espèce de voyageur qui chemine avec ardeur vers un certain but qui est pour lui comme le terme du voyage ; et par la connoissance de ce terme, il n’est pas difficile de deviner ce qu’il dira ou fera dans tel cas. Car si telle ou telle chose est pour lui un moyen d’arriver à son but, il est probable qu’il la fera ; dans la supposition contraire, il l’est qu’il ne la fera pas. Or, quant à cette recherche sur les inclinations et les buts dans les divers individus, il ne suffit pas de la faire simplement, il faut encore la faire comparativement, c’est-à-dire qu’il faut tâcher de découvrir ce qui, dans chaque individu prédomine et aligne tout le reste. Aussi lisons-nous dans Tacite, que Tigellinus, sentant bien qu’il le cédoit à Petronius-Turpilianus pour le talent de guider Néron dans ses plaisirs, et de lui en fournir continuellement de nouveaux, après en avoir fait lui-même l’essai, prit le parti d’épier les terreurs de son maître, et qu’à l’aide de cette prise, il ruina son adversaire.

Quant à cette connoissance des hommes, qu’on peut regarder comme secondaire, et qui se tire du rapport d’autrui, il suffira de dire en peu de mots, que pour connoître leurs vices et leurs défauts, il faut s’adresser à leurs ennemis ; pour connoître leurs vertus et leurs talens, à leurs amis ; pour connoître leurs mœurs et leurs momens de facilités, à leurs domestiques ; pour connoître leurs opinions et leurs spéculations, à leurs amis les plus intimes, à ceux avec qui ils s’entretiennent le plus souvent. L’opinion populaire mérite peu d’attention. Le jugement des grands est plus hazardé ; car devant eux, les hommes marchent plus couverts. En un mot, la seule réputation fondée est celle que nous font les gens avec qui nous vivons.

Mais de toutes les manières de faire cette recherche, la voie la plus courte consiste en trois points. Le premier est de nous ménager un grand nombre d’amis, et de nous lier avec des gens qui, par des connoissances aussi variées qu’étendues, tant sur les choses que sur les personnes, soient en état de nous instruire de tout. Mais il faut sur-tout tâcher d’avoir sous sa main, pour chaque genre d’affaires et de personnes, un homme qui puisse nous donner, sur chaque point en particulier, des instructions certaines et solides. Le second est de garder un juste tempérament, de tenir une sorte de prudent milieu entre ces deux extrêmes, parler trop librement et parler trop peu, en prenant plus souvent le parti de parler librement ; mais en sachant toutefois se taire dès qu’il le faut. Car l’avantage d’une certaine liberté à parler, est d’agacer les autres et de les exciter à user avec nous de la même liberté, et de nous instruire par ce moyen de mille choses que sans cela nous n’aurions jamais sues. Mais le silence fréquent nous procure une certaine confiance ; il fait que les hommes aiment à nous communiquer leurs secrets et à les déposer, pour ainsi dire, dans notre sein. Le troisième est de tâcher d’acquérir l’habitude d’être toujours éveillé, toujours présent à tout ce qui se dit et se fait devant nous ; d’être à la chose, et en même temps attentif à tous les incidens. Car de même qu’Épictète veut que son philosophe à chaque action se dise à lui-même : voilà, quant au présent, ce que je veux ; et quant à l’avenir, je veux aussi être fidèle à mon plan ; de même le politique doit se dire : voilà ce que je veux pour le moment, et je voudrois en même temps y joindre quelque chose qui pût m’être utile par la suite[27]. Aussi ceux qui ont naturellement le défaut d’être trop à la chose, trop occupés de l’affaire qu’ils ont actuellement dans les mains, et qui ne pensent pas même à tout ce qui survient (ce qui, de l’aveu de Montagne, étoit son défaut) ; ces gens-là peuvent être de bons ministres, de bons administrateurs de républiques : mais s’il s’agit d’aller à leur propre fortune, ils ne feront que boiter. Il faut, avant tout, réprimer les saillies de son esprit et modérer sa trop grande vivacité, afin de ne pas abuser de ses connoissances multipliées, en se mêlant de trop de choses ; car cette polypragmosine (manie de se mêler de tout) a je ne sais quoi de téméraire, et qui empêche de réussir. Mais le véritable but de cette connoissance variée sur les choses et les personnes, que nous recommandons d’acquérir, est de nous mettre en état de faire un choix plus judicieux, dans les choses que nous entreprenons, et dans les personnes que nous employons ; afin de faire de plus sages dispositions, et de tout exécuter avec plus de dextérité et de sûreté.

Après la connoissance des autres, suit celle de soi-même[28]. Car il ne faut pas prendre moins de peine, mettre moins de soins ; que dis-je ! il en faut mettre beaucoup plus, pour prendre de justes, d’exactes informations, par rapport à soi-même, que par rapport aux autres. Car cet oracle qui nous dit : connois-toi toi-même, n’est pas seulement une règle générale de prudence ; mais un précepte qui tient le premier rang en politique. Saint Jacques nous donne, à cet égard, cet utile avertissement. Que celui qui se regarde dans un miroir, oublie aussitôt l’air de son visage ; en sorte que c’est une nécessité de s’y regarder souvent : règle qui a également lieu en politique. En un mot, s’il est quelque différence à cet égard, c’est dans les miroirs seulement car, ce divin miroir où nous devons nous regarder, c’est la parole de Dieu ; mais le miroir du politique n’est autre que l’état actuel des choses, et le temps où il vit.

Ainsi il faut, pour ainsi dire, se tâter soi-même, et faire, par rapport à soi, un examen bien détaillé, non pas un examen tel que pourroit le faire un homme trop amoureux de lui-même : il faut, dis-je, se bien étudier par rapport aux talens, aux vertus et aux petites facilités qu’on peut avoir ; comme aussi par rapport à ses défauts, aux talens qu’on n’a pas, et aux obstacles qu’on trouve en soi ; en faisant son compte de manière à s’exagérer toujours les derniers, et à rabattre beaucoup des premiers. Or, d’après un tel examen, il faut embrasser les considérations, suivantes.

1°. Chacun doit considérer quel rapport se trouve entre ses mœurs, son naturel et le siècle où il vit. Que si l’un et l’autre sympathisent, on peut en toutes choses agir avec plus de liberté et suivre son penchant. Mais s’il s’y trouve de l’opposition, il faut alors, dans le cours de sa vie entière, marcher avec plus de précaution plus couvertement, et paroître plus rarement en public. Ce fut le parti que prit Tibère ; sentant bien que son caractère et ses goûts ne quadroient point du tout avec son siècle, il n’assista jamais aux jeux publics. Il y a plus : durant les douze dernières années de sa vie, il ne parut pas une seule fois dans le sénat ; au lieu qu’Auguste parut continuellement en public. Et c’est ce qu’observe Tacite ; puis il ajoute : mais Tibère, qui avoit un tout autre caractère, tint une toute autre conduite. Periclès suivit le même plan que le dernier de ces princes.

Il faut voir, en second lieu, quelle disposition l’on peut avoir pour ces différentes professions, ces divers genres de vie qu’on embrasse le plus ordinairement et qui sont les plus estimés, et en choisir un pour l’exercer, afin que, si vous n’avez pas encore fait ce choix, vous puissiez préférer le genre de vie le plus analogue et le plus convenable à votre naturel ; et que si, ce choix étant déjà fait, vous avez embrassé une profession à laquelle la nature ne vous avoit point destiné, vous profitiez de la première occasion pour vous en tirer, et vous jeter dans une autre : à l’exemple de Valentin Borgia, lequel quitta l’état ecclésiastique pour lequel son père l’avoit élevé ; et ne suivant plus que son penchant, prit le parti des armes. Quoiqu’à vrai dire il se soit montré également indigne du commandement et du sacerdoce, ayant déshonoré l’un et l’autre par le mauvais exemple qu’il donna dans tous deux.

En troisième lieu, il faut, pour se bien apprécier, se comparer à ses émules, à ceux qui aspirent à la même fortune, et que, selon toute apparence l’on aura pour compétiteurs afin de choisir un métier où il y ait peu d’hommes qui se distinguent, et où il est vraisemblable qu’on pourra exceller soi-même. Telle fut la conduite que tint César, qui d’abord exerça la profession d’orateur, plaida des causes, et pour tout dire, prit le parti de la robe ; mais voyant qu’il y auroit pour émules trois personnages déjà en haute réputation par leur éloquence ; savoir : Cicéron, Hortensius et Catulus, et que parmi les hommes d’épée, Pompée étoit le seul qui se distinguât, il abandonna son premier choix, et renonçant à cette considération qu’on peut acquérir dans le barreau, se tourna du côté des armes et s’adonna aux exercices qui peuvent former un homme de guerre. Et ce fut pour avoir pris ce parti, qu’à la fin il se trouva placé au premier rang.

En quatrième lieu, on doit aussi avoir égard à son propre naturel et à son propre génie, dans le choix de ses amis et de ses liaisons ; car toutes sortes d’amis ne conviennent pas à toutes sortes de personnes : à telle personne, il en faut qui aient un air imposant, et qui parlent peu ; à telle autre, des gens plus hardis à parler et à se vanter ; et à d’autres, d’autres encore ; et c’est une chose bien digne de remarque que cette sorte d’amis que César s’étoit choisis. C’étoient Antoine, Hertius, Pansa, Oppius, Balbus, Dolabella, Pollion et autres semblables ; tous avoient coutume de faire cette espèce de serment : ainsi puisse-je mourir, afin que César vive ; faisant gloire de ce dévouement sans réserve pour sa personne, et ne témoignant aux autres que du mépris et du dédain. Ils ne jouissoient pas d’une bien haute réputation mais c’étoient tous hommes agissans et expéditifs.

En cinquième lieu, défiez vous des exemples, et gardez-vous de vous attacher trop puérilement à imiter les autres, et de croire que ce qui leur est facile, le sera également pour vous ; sans considérer quelle prodigieuse différence il peut y avoir, pour l’esprit et le caractère, entre vous et ceux que vous vous proposez pour modèles. C’est la faute que fit Pompée, lequel, comme nous l’apprennent les écrits de Cicéron, avoit coutume de dire : ce qu’a bien pu Sylla, pourquoi ne le pourrois-je pas aussi, moi ? en quoi il se trompoit lourdement, vu la prodigieuse distance qui se trouvoit entre lui et Sylla, soit pour le naturel, soit pour le plan de conduite ; le dernier étant féroce, violent et allant toujours à son but ; l’autre étant grave, respectant les loix, préférant les moyens imposans qui pouvoient augmenter sa réputation, et lui donner un certain air de majesté ; et ayant, par cela même moins d’activité et de vigueur dans l’exécution de ses desseins : il est d’autres préceptes de cette espèce ; mais ceux que nous venons de donner, suffiront pour servir d’exemples par rapport aux autres.

Or, se connoître soi-même, c’est déjà beaucoup pour l’homme ; mais ce n’est pas assez : il faut encore savoir se produire, se faire valoir ; en un mot, savoir se mouler, se dessiner, et cela avec toute la prudence et la dextérité possibles. Pour ce qui est de l’art de se faire valoir, il n’est rien de plus ordinaire que de voir des gens qui ont bien du désavantage, quant à la réalité même de la vertu, ne pas laisser de l’emporter par la seule apparence de cette vertu ; et ce n’est pas la prérogative d’une prudence médiocre, que de savoir se présenter avec une certaine grâce et un certain art, et de donner ainsi aux autres une haute idée de soi, en faisant avec adresse ressortir ses vertus, ses services et sa fortune ; en évitant avec soin tout air d’arrogance et de dédain ; et au contraire de savoir masquer ses défauts, ses disgrâces, ses taches ; en s’arrêtant sur les premiers, et les tournant pour ainsi dire du côté du jour ; en évitant avec soin de parler des derniers, et les effaçant par de favorables interprétations, et autres semblables expédiens. Aussi Tacite parlant de Mutien, le personnage de son siècle le plus prudent et le plus actif dans les affaires, s’exprime ainsi à son sujet : il avoit un certain art pour faire valoir tout ce qu’il avoit dit ou fait. Il faut certainement un peu d’art pour exercer un pareil talent, sans fatiguer les autres et s’attirer leur, mépris mais il ne laisse pas d’être utile, et toute ostentation, telle qu’elle puisse être, allât-elle même jusqu’au premier degré de vanité, seroit plutôt un vice en morale qu’en politique. Car, comme on dit ordinairement : va, calomnie hardiment, il en reste toujours quelque chose ; on peut dire aussi par rapport à la jactance : crois-moi, vante-toi hardiment, il en reste toujours quelque chose, à moins qu’elle ne soit tout-à-fait grossière et ridicule. Il n’est pas ̃douteux qu’il en restera quelque chose auprès du peuple, quoique les sages ne fassent que s’en moquer. Ainsi l’estime de la multitude sera une ample compensation du mépris du petit nombre : or, ce talent de se faire valoir, si on l’exerce avec décence et avec jugement ; par exemple, si ces louanges qu’on se donne, ont un certain air de candeur et d’ingénuité ; ou si ces vanteries, on ne les risque qu’au moment où l’on est environné de dangers (comme en parlant à des gens de guerre avant une action, ou lorsqu’on est en bute à l’envie) ; ou encore si ces paroles qui sont à notre avantage, semblent nous être échappées, et comme en pensant à toute autre chose, et qu’on n’ait pas l’air de se louer sérieusement, qu’on n’insiste pas trop sur ce sujet, ou qu’à ces éloges qu’on se donne, on mêle quelques critiques ou quelques plaisanteries, qu’on n’ait pas l’air de se louer ainsi de son propre mouvement, mais y étant comme forcé par les invectives et l’insolence des autres, ce genre de talent ne contribuera pas peu à votre réputation ; et l’on ne voit que trop de gens ayant naturellement des qualités solides, et à ce titre exempts de vanité, qui, par cela même, manquant de cet art de se faire valoir, sont punis de leur modestie même par la perte d’une partie de leur considération.

Mais quand tel esprit foible ou tel moraliste trop rigide improuveroit cet art de se faire valoir, toujours seroit-il forcé de convenir que nous devons faire tous nos efforts pour que la vertu ne soit pas, par notre incurie, frustrée de la récompense qui lui est due, et de l’estime qu’elle mérite. Or, ce rabais auquel la vertu est exposée de la part de ceux qui l’apprécient, a lieu dans trois cas. 1°. Lorsqu’on est trop prompt à offrir sa personne et ses services et qu’on accourt, pour ainsi dire avant d’être appelé ; car des services ainsi offerts, c’est, en quelque manière, les payer que de ne les point refuser. En second lieu, lorsqu’au commencement d’une entreprise on abuse trop de ses forces, en faisant tout d’un coup ce qu’il eût fallu ne faire que peu à peu ; ce qui, à la vérité, concilie d’abord un peu de faveur aux entreprises bien conduites, mais finit par amener le dégoût.

En troisième lieu quand on paroît trop sensible aux louanges, aux applaudissemens, à la gloire et à la faveur, qui sont le fruit des vertus dont on a fait preuve, qu’on se hâte trop de s’en réjouir, et qu’on semble s’y complaire ; c’est à ce sujet qu’on nous donne cet utile avertissement : prends garde de paraître trop peu familier avec les grandes choses, en témoignant que les petites te font autant de plaisir que les grandes.

Mais le soin de cacher ses défauts, n’est pas de moindre importance que celui de faire ressortir ses propres vertus avec un certain degré d’art et de prudence. Or, il est, pour voiler nos défauts, trois principales espèces de moyens, et pour ainsi dire, de cachettes ; savoir, les précautions, les prétextes et la confiance. Nous qualifions de précaution cette prudence qui fait qu’on n’entreprend rien qui soit au-dessus de ses forces, au lieu d’imiter ces esprits inquiets, et quelque peu insolens, qui s’ingèrent trop aisément dans toutes sortes d’affaires ; car au fond, qu’y gagnent-ils ? rien autre chose que de publier et de proclamer en quelque manière leurs propres défauts. Nous usons de prétexte, lorsqu’avec une prudence et une sagacité qui nous fraie doucement le chemin, nous savons disposer les personnes qui nous jugent, à se contenter des favorables et bénignes interprétations que nous donnons à nos défauts, et leur donnons à entendre qu’ils viennent d’une toute autre source, et ont un tout autre but qu’on ne le pense communément. En effet, ce n’est pas sans raison que, parlant de la manière dont le vice se cache, le poëte a dit :

Souvent le vice se cache à la faveur de sa ressemblance avec la vertu voisine.

Si donc nous apercevons en nous quelque défaut, nous devons tâcher d’emprunter le personnage et l’habit de la vertu voisine, pour le cacher sous son ombre. Par exemple, l’homme tardif et pesant doit se donner pour un homme grave ; le lâche, pour un homme doux ; et ainsi des autres. Un autre expédient qui n’est pas moins utile, c’est d’alléguer quelque prétexte plausible, et de répandre dans le monde quelque raison vraisemblable qui paroisse nous empêcher d’employer toutes nos forces ; de manière que ce que dans le fond nous ne pouvons, nous ayons l’air seulement de ne le pas vouloir.

Quant à ce qui regarde la confiance, elle est certainement un remède impudent ; mais qui est très certain et très efficace. Elle consiste à montrer du mépris pour les choses auxquelles on ne peut atteindre, à la manière de ces marchanda adroits qui, comme l’on sait, sont dans l’habitude de vanter leur marchandise et de dépriser celle des autres.

Il est pourtant un autre genre de confiance encore plus impudent ; c’est de se présenter de front devant l’opinion publique, de lui faire une sorte de violence, et de se vanter hautement de ses défauts, en se piquant d’exceller en cela même qui paroît la partie foible. Et pour en imposer plus aisément aux autres à cet égard, rien de mieux que de paroître se défier de soi-même par rapport au genre où l’on excelle véritablement ; genre d’adresse dont nous voyons que les poëtes ne manquent guère d’user : car, lorsqu’un poëte vous récite ses vers, si vous vous avisez d’en relever un qui ne soit pas des meilleurs, il ne manquera pas de vous dire : ce vers là pourtant m’a coûté plus qu’une infinité d’autres ; et aussi-tôt il produira un autre vers qu’il sait bien être beaucoup meilleur, et pouvoir braver la critique, mais dont il paraîtra douter, et il vous demandera ce que vous en pensez. Avant tout, pour arriver au but dont il s’agit ici ; je veux dire, pour donner de soi aux autres une haute idée, et garantir, en toutes circonstances, ses droits et sa considération, rien, selon nous, n’importe plus que de ne point se désarmer et se mettre en butte aux affronts et aux impertinences, par un excès de douceur et de bonté[29]. Je dirai plus : il est bon, en toutes circonstances, de lancer, pour ainsi dire, quelques étincelles ; de témoigner qu’on a une âme libre et généreuse, et où l’acide est mêlé avec le miel. Cette conduite, pleine de nerf et de vigueur, unie à une certaine promptitude à se venger des affronts, il est telles personnes pour qui elle est une loi ; loi qui leur est imposée par des disgrâces accidentelles et par une sorte de nécessité inévitable, à cause d’une certaine tache inhérente à leur personne ou à leur situation. Tel est le cas des personnes laides, des bâtards, et de tous ceux auxquels est attachée quelque note d’infamie. Aussi voit-on, communément que ces sortes de personnes lorsqu’elles ne manquent pas de courage, sont presque toujours heureuses.

Quant à l’art de se déclarer, c’est toute autre chose que l’art de se faire valoir ; car le premier n’a pas simplement pour objet les bonnes qualités qu’on doit mettre en vue, et les défauts qu’il faut voiler ; mais de plus les actions particulières de la vie. Et l’on peut dire à ce sujet, qu’il n’est rien de plus politique que de savoir tenir un milieu aussi juste que prudent, en ne découvrant et ne cachant qu’à propos ses sentimens par rapport aux actes particuliers. Une profonde discrétion, le soin de cacher ses desseins, et cette manière de traiter les affaires qui marche couvertement et pour emprunter plutôt une expression des langues modernes, qui fait tout à la sourdine ; cette méthode est certainement utile et a des effets étonnans ; mais il arrive assez souvent que la dissimulation fait faire de lourdes fautes, où cet homme si caché se trouve embarrassé ; car nous voyons que les plus grands politiques n’ont pas fait difficulté de déclarer hautement leurs desseins, de montrer le but auquel ils visoient, et cela librement et sans détour. C’est ainsi que Sylla déclaroit hautement qu’il souhaitoit que tous les mortels fussent heureux ou malheureux, selon qu’ils lui seraient amis ou ennemis. Ce fut dans le même esprit que César, à son premier départ pour les Gaules, ne craignit pas de dire, qu’il aimoit mieux être le premier dans un village obscur, que le second à Rome. Ce même César, la guerre étant déja allumée, ne fut rien moins que dissimulé si nous en croyons ce que Cicéron dit de lui : que non-seulement il ne trouvoit pas mauvais, mais même qu’il souhaitoit en quelque manière, qu’on le qualifiât de tyran, comme il l’étoit en effet. Nous voyons aussi, dans une lettre de Cicéron à Atticus, combien peu César-Auguste prit la peine de dissimuler ; à son entrée même dans les affaires, et dans le temps où il faisoit encore les délices du Sénat, il avoit coutume d’employer, dans ses harangues au peuple, cette espèce de serment et de formule : puissé-je, en me conduisant ainsi m’élever aux honneurs dont a joui mon père ! qu’étoit ce que cela, sinon la tyrannie même ? Il est vrai que, pour adoucir un peu l’odieux attaché à un tel langage, il étendoit les bras vers la statue de Jules-César, qui étoit placée dans la tribune aux harangues. Toutes ces hardiesses-là, les Romains ne faisoient qu’en rire : Qu’est-ce que ceci ? quel jeune homme, se disoient-ils les uns aux autres ? Or tous ces personnages que nous venons de nommer ont dans toutes leurs entreprises, complètement réussi. Au contraire, Pompée, qui tendoit au même but, mais par des voies plus couvertes et plus obscures ; Pompée, que Tacite a peint par ce peu de mots : il étoit plus caché, sans être meilleur ; et à qui Salluste fait le même reproche, en disant de lui : visage d’honnête homme et cœur de fripon. Ce Pompée, dis-je, à quoi tendoit-il par toutes ces machines qu’il faisoit jouer ? À cela même que nous disons, à cacher ses desseins tyranniques et son ambition ; à précipiter la république dans un tel état d’anarchie et de confusion, qu’on fut trop heureux de se jeter dans ses bras et de lui déférer la souveraine puissance qu’il auroit eu l’air de n’accepter que malgré lui[30]. Or, comme il s’imaginoit avoir déjà gagné ce point, ayant été créé seul consul (honneur qui n’avoit jamais été conféré à qui que ce fût), il n’en avançoit pas davantage vers son but ; attendu que ceux mêmes qui étoient certainement très disposés à le seconder, ne savoient pas au juste à quoi il visoit. En sorte qu’à la fin il fut obligé de recourir à ce moyen trivial et usé, de feindre qu’il ne levait des troupes et ne prenoit les armes que pour faire tête à César ; tant il y a de lenteur, de hazard, et le plus souvent de mauvais succès attachés aux desseins ensevelis dans une dissimulation trop profonde. C’est ce que Tacite paroît aussi avoir voulu faire entendre, lorsqu’il qualifie les petites ruses d’un caractère dissimulé, de prudence du dernier ordre, et donne le premier rang aux moyens vraiment politiques ; attribuant les premiers à Tibère, et les derniers à Auguste ; car, en parlant de Livie il s’exprime ainsi : son génie quadroit tout à la fois avec l’adresse de son époux et le caractère dissimulé de son fils.

Quant à ce pli et ce tour qu’il faut donner à son esprit, on doit prendre peine à le rendre souple et obéissant aux occasions et aux circonstances ; en ôter toute dureté, toute roideur. Car il n’est point de plus grand obstacle dans les affaires et dans le projet d’établir sa fortune, que le défaut exprimé par ces mots : il demeuroit toujours le même, et cependant les mêmes qualités n’étoient plus de mise. Je veux parler du défaut de ces gens qui demeurent toujours les mêmes et qui continuent de céder à leur penchant, quoique les temps soient changés. Aussi Tite-Live nous présente-t-il le premier Caton comme un très habile artisan de sa propre fortune ; ajoutant qu’il avoit un esprit versatile. Voilà pourquoi certains personnages d’un caractère grave et soutenu, qui ne savent point se retourner, parviennent plutôt à une certaine considération, qu’à de vrais succès :: or, ce défaut, il est des hommes en qui il vient de leur propre fonds, où la nature l’a planté, et qui sont, pour ainsi dire, naturellement visqueux, noueux. Dans d’autres, c’est l’effet de l’habitude qui est une seconde nature ; ou de cette opinion qui se glisse aisément dans certains esprits, qu’ils ne doivent point du tout se départir de la conduite qui leur a d’abord procuré d’heureux succès. Car Machiavel observe judicieusement au sujet de Fabius-Maximus, qu’il s’attacha avec trop d’opiniâtreté à son ancienne et unique méthode, de temporiser et de tirer la guerre en longueur ; quoique la nature de la guerre actuelle fût toute autre, et exigeât plus de promptitude et de vigueur. Dans d’autres, cette roideur est l’effet d’un défaut de jugement les hommes de cette trempe ne savent point saisir l’à-propos, la saison de chaque action, de chaque chose ; ils ne se retournent jamais qu’après coup, et lorsque l’occasion est échappée. C’est cette espèce de défaut que Démosthènes relève dans les athéniens, lorsqu’il leur dit : qu’ils ressemblent à ces villageois, qui, en s’essayant au métier de gladiateur, ne manquent pas, après le coup reçu, de porter aussi-tôt leur bouclier vers la partie frappée. Dans d’autres enfin cette roideur vient de ce qu’ils sont fâchés de perdre la peine qu’ils ont prise dans la route où ils sont une fois entrés, et de ce qu’ils ne savent pas battre la retraite ; se flattant plutôt de pouvoir, par la seule constance, maîtriser les circonstances mêmes. Quoi qu’il en soit, cette roideur et cette viscosité est fort préjudiciable aux affaires et à la fortune de ceux qui sont entachés de ce défaut. Il n’est rien de plus politique, que de rendre, pour ainsi dire, les roues de son âme concentriques à celles de la fortune, et prompt à la suivre dans toutes ses révolutions. Voilà donc ce que nous avions à dire sur les deux préceptes sommaires, relatifs à l’art de bâtir sa fortune. Quant aux préceptes de détail, ils ne sont pas en petit nombre ; mais nous nous contenterons d’en choisir quelques’uns qui devront suffire à titre d’exemples.

Le premier précepte que doit suivre l’artisan de sa fortune, c’est d’avoir toujours, l’équerre à la main, et de l’appliquer par-tout avec adresse ; je veux dire qu’il ne doit apprécier toutes choses et les estimer, qu’en raison du plus ou moins d’influence qu’elles peuvent avoir sur sa fortune. Et ce n’est pas ici un soin qu’il faille prendre quelquefois en passant, mais c’est une attention qu’il faut avoir à chaque instant ; car une chose non moins vraie qu’étonnante, c’est qu’on rencontre des gens de telle nature, que la partie logique de leur âme (s’il est permis de s’exprimer ainsi) est excellente, tandis que la partie mathématique ne vaut rien du tout. Je veux dire qu’ils voient fort bien les conséquences des choses, mais n’entendent rien du tout à juger de leur prix[31]. D’où il arrive qu’attachant par exemple un grand prix à l’entretien secret et familier avec les princes, ou à l’estime de la multitude, lorsqu’ils ont pu obtenir ces deux prétendus avantages, ils en sont tout éblouis, comme s’ils avoient atteint à quelque chose de fort grand. Quoique, dans le fait, de tels avantages n’aient souvent d’autre effet que de nous mettre en butte à l’envie, et de nous exposer à mille dangers ; d’autres n’estiment les choses qu’en raison des difficultés qu’ils y trouvent et de la peine qu’ils y prennent, s’imaginant que tout l’espace qu’ils ont parcouru, est autant de chemin fait vers le but. C’est’ce qu’observe César au sujet de Caton d’Utique, lorsqu’il nous dit combien il étoit laborieux, assidu, infatigable ; et le tout sans que les affaires en allassent mieux : dans tout, dit-il, il se donnait de grands mouvemens, et se passionnoit pour tout ce qu’il faisoit. C’est d’après ce préjugé que certaines gens, sitôt qu’ils jouissent de la protection de quelque grand, ou autre personnage éminent, s’imaginent avoir tout gagné et se flattent qu’il n’est plus rien qui ne doive leur réussir ; quoiqu’à dire la vérité, ce ne soient pas les grands instrumens, quels qu’ils puissent être, mais bien les plus propres pour un ouvrage, à l’aide desquels on le conduit à sa fin avec le plus de promptitude et de succès. Or, pour former cette espèce de mathématiques de l’âme, il faut d’abord savoir au juste et concevoir bien nettement ce qui, par rapport à l’établissement et à l’accroissement de notre fortune, doit être mis au premier rang, au second, et ainsi de suite. Pour moi, je mets au premier rang le soin de réformer son caractère, d’en ôter les obstacles, d’en défaire, pour ainsi dire, les nœuds. Il est plus aisé, en défaisant ces nœuds et en levant ces obstacles et aplanissant la route, de se frayer un chemin à la fortune, qu’il ne l’est de lever ces obstacles, à l’aide des secours qu’on peut tirer de la fortune même. Au second rang je mets les richesses et sur-tout l’argent, que bien des gens seraient tentés de mettre au premier rang, vu le grand service dont il est en toutes choses. Cette opinion néanmoins nous la rejetons, par la même raison qui a porté Machiavel à le faire, par rapport à un autre objet peu différent de celui-ci. Car, comme un ancien proverbe dit, que l’argent est le nerf de la guerre, il soutient au contraire que le vrai nerf de la guerre n’est autre que le nerf même des hommes courageux et guerriers. C’est précisément dans le même esprit qu’on peut dire que le vrai nerf de la fortune n’est pas l’argent, mais bien la vigueur de l’âme, le génie, la fermeté, l’audace, la constance, la modération, l’industrie, et autres qualités semblables. Au troisième lieu je plaçe la réputation et la considération ; et cela d’autant plus que ces sortes de choses ont, pour ainsi dire, leurs saisons, leurs flux et reflux ; en sorte que, si une fois on laisse échapper l’occasion, il est ensuite bien difficile de réparer entièrement cette négligence, vu qu’il est extrêmement difficile de relever une réputation qui commence à tomber. Je mets au dernier rang les honneurs, les dignités, auxquels on parviendra plus aisément par l’un ou l’autre de ces trois moyens ; et mieux encore, par les trois réunis, qu’en partant de certaines dignités pour aller à tout le reste. Mais comme en tout il importe principalement d’observer l’ordre des choses, il n’importe guère moins de garder l’ordre des temps. Car cet ordre-ci, on n’est que trop sujet à commettre, une lourde faute en le troublant ; et c’est ce qui arrive, lorsque, courant trop vite à la fin, on veut achever tout d’un coup ce qu’il faudroit ne faire que commencer ; et qu’on s’élance, du premier vol, au degré le plus élevé, en franchissant imprudemment ce qui se trouve à moyenne hauteur. Mais c’est avec raison qu’on nous donne cet avertissement : occupons-nous d’abord de ce qui presse le plus en ce moment.

Pour suivre le second précepte, gardons-nous de nous laisser entraîner, par une certaine grandeur et élévation d’âme, à des entreprises qui soient au-dessus de nos forces, et de ramer, pour ainsi dire, contre le courant ; car l’on trouve un fort bon conseil, par rapport à l’établissement de sa fortune, dans ces paroles du poëte : marchons à l’ordre du destin et des dieux. Il faut donc regarder bien attentivement autour de soi, pour voir de quel côté le passage est ouvert ou fermé, et reconnoître ce qui présente des facilités ou des difficultés, de peur de nous fatiguer à pure perte dans une route inaccessible. Moyennant cette précaution, nous nous garantirons des rebuts, nous ne demeurerons pas trop longtemps attachés à une même affaire ; nous nous ferons une réputation d’hommes modérés ; nous choquerons moins de gens ; enfin on nous estimera heureux, en voyant que telles choses qui peut-être seroient arrivées d’elles-mêmes, paroitront un fruit de notre industrie.

Le troisième précepte semble contredire quelque peu celui dont nous venons de parler ; mais, bien entendu, il n’y paroîtra rien moins qu’opposé : ce précepte est qu’il ne faut pas toujours attendre les occasions, mais quelquefois les provoquer et les amener. C’est ce que fait aussi entendre Démosthènes, en usant d’une sorte de langage magnifique. De même, dit-il, qu’il est reçu que c’est au général de commander l’armée, un homme intelligent commande aux choses mêmes ; de manière qu’il est toujours maître de faire ce qu’il juge à propos, sans être jamais réduit à ne faire que suivre le cours des événemens. En effet si nous y faisons bien attention, parmi les hommes réputés capables de gérer des affaires et de bien exécuter, nous distinguons deux classes fort différentes : les uns, qui savent très bien profiter des occasions, mais qui ne trouvent rien d’eux-mêmes, et ne savent rien inventer ; d’autres, qui sont tout entiers à imaginer des expédiens, mais qui, lorsque des occasions favorables se présentent, ne savent point du tout les saisir. Tout homme qui possède l’un de ces deux talens sans l’autre, ne doit point être réputé un homme complet ; ce n’est qu’une sorte de manchot.

Le quatrième précepte est de ne rien entreprendre qui consume trop de temps ; mais d’avoir sans cesse l’oreille agacée par ce vers :

Cependant le temps fuit, le temps dont la perte est irréparable.

Veut-on savoir pourquoi ces hommes qui se sont consacrés à certaines professions qui exigent un temps et une peine infinie, tels que les jurisconsultes, les orateurs, les théologiens, les auteurs, et autres semblables, ont moins de talent pour établir et avancer leur fortune ? C’est par cette raison-là même dont il est ici question ; c’est que, ce temps qu’ils consacrent à leurs études, ils en auraient besoin pour s’instruire sur une infinité de petites choses ; pour épier les occasions ; pour imaginer et ruminer cette foule de petits moyens nécessaires pour établir sa fortune. Je dirai plus : l’on rencontre dans les cours des princes assez de gens qui ont un talent admirable pour établir leur propre fortune et ruiner celle des autres ; gens qui néanmoins ne sont revêtus d’aucune charge publique, mais qui n’ont d’autre métier que celui de pratiquer cet art de s’avancer dans le monde dont nous parlons ici.

Le cinquième précepte est d’imiter, en quelque manière, la nature qui ne fait rien en vain ; ce qui ne nous sera pas difficile, pour peu que nous sachions combiner savamment et enchaîner nos affaires dé toute espèce, et y mettre de l’ordre, de la suite et de la liaison ; car, dans chaque entreprise, il faut disposer son esprit, s’arranger avec soi-même, et subordonner ses vues les unes aux autres ; de manière que si, dans la route qui mène à tel but, on ne peut atteindre au premier degré de succès, on puisse du moins prendre pied au second, ou tout au moins au troisième. Que si cet objet auquel on vise, on ne peut pas même y mordre, eh bien il faut, abandonnant son premier dessein, se tourner vers un autre, et tâcher de tirer quelque autre fruit de la peine déjà prise. Que, s’il n’est pas même possible d’en recueillir quelque fruit pour le moment, tâchons du moins d’en tirer quelque chose qui nous soit utile pour la suite. Si enfin il n’est pas même possible d’en tirer la plus petite utilité, soit pour le présent, soit pour l’avenir, reste donc à nous retourner, à faire tant, qu’à la fin il en résulte du moins quelque léger accroissement dans notre réputation ; et ainsi du reste, en nous demandant sans cessé à nous-mêmes un compte dont il résulte que, de chacune de nos entreprises, de chacun de nos desseins, il résulte pour nous quelque fruit, soit plus, soit moins ; nous gardant bien de nous laisser tomber dans un état de consternation et de découragement, pour avoir peut-être manqué notre but principal ; car il n’est rien de moins séant à un politique, que de n’avoir qu’une seule chose en vue ; c’est s’exposera manquer une infinité d’occasions, qui, au milieu des affaires, se présentent indirectement ; occasions telles quelquefois, qu’elles peuvent nous conduire plus sûrement et plus aisément à telle chose qui nous seroit très avantageuse, qu’au but que nous avons actuellement en vue, et qui nous occupe uniquement. Aussi rendons-nous bien familière cette règle : oui sans doute, ceci, il faut le faire, mais sans oublier cela.

Le sixième précepte est de ne point s’astreindre trop rigoureusement à une seule chose, quoiqu’elle semble, au premier coup d’œil, avoir peu d’inconvéniens mais de tâcher d’avoir, pour ainsi dire, toujours quelque fenêtre pour s’envoler, et quelque porte de derrière pour rentrer.

Le septième précepte est cette antique maxime de Bias, pourvu toutefois qu’on n’y voie point une raison qui encourage à la perfidie ; mais seulement une raison pour être circonspect, et pour modérer ses affections[32]. Aime ton ami, dit-il, comme pouvant devenir ton ennemi ; et hais ton ennemi comme pouvant devenir ton ami ; car c’est trahir ses intérêts et ruiner ses affaires, que de se livrer excessivement à certaines amitiés dont il ne peut résulter que du mal ; de se préter actes haines importunes ou turbulentes, et à de puériles rivalités.

Ce peu de préceptes sur l’art de se pousser dans le monde, suffiront à titre d’exemples. Car ce que nous devons rappeler de temps en temps aux lecteurs, c’est qu’il s’en faut de beaucoup que ces esquisses que nous donnons des sujets à suppléer, doivent être regardées comme des traités complets. Ce ne sont tout au plus que des coupons, des échantillons par lesquels on peut juger de la pièce entière. Et nous ne sommes pas assez déraisonnables pour prétendre qu’on ne puisse faire fortune sans tant d’appareil ; car nous n’ignorons pas qu’elle semble couler d’elle-même dans le sein de certaines gens. D’autres y arrivent par le seul bénéfice de leur diligence et de leur assiduité, en y mêlant quelque peu de précautions, et cela sans beaucoup d’art et de travail. Mais de même que Cicéron, en faisant le portrait du parfait orateur, ne prétend pas que tel ou tel avocat puisse ou doive s’élever si haut ; de même encore qu’en donnant l’idée d’un prince ou d’un courtisan accompli (sujet que quelques écrivains ont entrepris de traiter), on prend pour modèle le plus haut degré de perfection de l’art, et non une pratique banale : c’est ainsi que, dans le dessein de former un politique, dis-je, qui ait le talent d’établir sa fortune, nous considérons plutôt ce qui doit être, que ce qui est.

Mais ce dont nous ne devons pas manquer d’avertir, c’est que les préceptes que nous avons choisis et que nous offrons, sont tous du genre de ceux qu’on peut qualifier de moyens honnêtes. Quant aux moyens condamnables, s’il se trouve quelqu’un qui soit tenté de prendre pour maître Machiavel, lequel prétend qu’il ne faut pas beaucoup se soucier de la vertu même, mais seulement de cette partie de son visage qui est tournée vers le public, et qui n’est que pour les spectateurs ; attendu que, si la réputation d’homme vertueux est utile, la vertu même n’est au fond qu’un obstacle, et qui ailleurs veut que son politique, pour établir sa prudence sur un fondement bien solide, commence par se dire : que, pour tourner les hommes à sa fantaisie et les déterminer à faire tout ce qu’on veut, il n’est d’autre moyen que la crainte ; qu’il faut donc prendre peine à les jeter dans toutes sortes d’embarras et de dangers, et les tenir toujours sur le qui-vive : en sorte que son prétendu politique semble n’être que ce que les Italiens appellent un semeur d’épines. Ou si quelqu’un est curieux d’adopter ce principe cité par Cicéron : à la bonne heure que mes amis périssent pourvu que mes ennemis périssent avec eux[33], à l’imitation des triumvirs, qui achetèrent la perte de leurs ennemis par celle de leurs amis ; ou encore si, prenant pour modèle Catilina, l’on veut jouer, dans l’état, le rôle d’incendiaire et de perturbateur, afin de pêcher en eau trouble, et de faire fortune plus rapidement ; ce Catilina qui osoit dire : si quelqu’un ose mettre le feu dans mes affaires, j’éteindrai ce feu, non avec de l’eau, mais en abattant tout ; si enfin l’on veut convertir à son usage cette maxime de Lysander, qui avoit coutume de dire qu’on amusoit les enfans avec des jouets, et les hommes faits avec des sermens ; et une infinité d’autres maximes perverses et pernicieuses de cette trempe, lesquelles, comme il arrive en toute chose, sont en bien plus grand nombre que les bonnes ; si quelqu’un, dis-je, se complaisoit dans cette sorte de politique, pour ainsi dire, sale, je ne disconviendrai pas qu’un homme de ce caractère, par cela même que s’étant tout-à-fait dégagé des liens de la charité et de la justice, il se seroit dévoué uniquement à la fortune, et seroit tout à cela, ne pût arriver à la fortune avec plus de promptitude et de facilité. Mais il en est de la vie comme d’un voyage où le chemin le plus court est aussi le plus fangeux et le plus sale ; mais si l’on ne veut que suivre le meilleur chemin, on n’a pas besoin de tant de détours. Or, tant s’en faut que les hommes doivent s’adonner à ces odieux artifices, qu’ils doivent plutôt (pour peu qu’ils soient maîtres d’eux-mêmes, et sachent se posséder, au lieu de se laisser entraîner par le tourbillon et pousser par le vent impétueux de l’ambition), avoir toujours présente à l’esprit cette maxime, qui est comme la chorographie générale du monde : que tout n’est que vanité et tournent d’esprit ; ainsi que cette autre plus spéciale : que l’être même séparé du bien-être, n’est qu’une vraie malédiction ; malédiction d’autant plus grande, que cet être a plus de grandeur et d’élévation ; que le plus magnifique prix de la vertu est la vertu même, comme le vice est pour lui-même le dernier supplice ; pensée que certain poëte a si bien exprimée par ces mots : quel prix, quel digne prix, ô mes amis pourrais-je vous offrir pour des actions si glorieuses ! mais le plus beau, vous le recevrez des dieux, et le trouverez aussi dans vos actions mêmes. Au contraire, un autre, en parlant des scélérats, a dit avec non moins de vérité : hé ! il trouvera dans son caractère même le châtiment mérité. Je dirai plus : tandis que les mortels tournent leur esprit en tous sens, et promènent leurs pensées çà et là, cherchant les moyens d’établir leur fortune, ils doivent, dans ces allées et venues de leur esprit, élever leurs regards vers les jugemens divins et l’éternelle providence, qui se plaît à renverser l’édifice élevé par les médians ; à déconcerter leurs desseins, quelque profonds qu’ils puissent être, et à les réduire à néant, conformément à cette parole de l’écriture : il a conçu l’iniquité, et n’a enfanté que la vanité. Je dis plus : en supposant même qu’on s’abstînt de toute injustice et de tout mauvais moyen, ce soin perpétuel qu’on se donne, ce travail sans relâche et pour ainsi dire, sans dimanche, auquel on se condamne pour arriver à cette fortune après laquelle on soupire, empêchent de payer à Dieu cette partie de son temps qui lui est due à titre de tribut car il paroît que n’exigeant que la dîme de nos biens, il exige la septième partie de notre temps. En effet, à quoi bon porter un visage élevé vers le ciel, si l’on tient son esprit courbé vers la terre, et mangeant, pour ainsi dire, la poussière, comme le serpent ? C’est ce qui n’est pas non plus échappé aux païens.

Et il tient attachée à la terre une portion de la substance divine.

Que si quelqu’un, se flattant et se faisant illusion à lui-même, se promettoit de bien user de sa fortune, quoiqu’établie par de mauvais moyens, comme on a dit d’Auguste et de Septime-Sevère, qu’ils auroient dû, ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir ; tant ils firent de mal pour établir leur fortune ; et de bien, après l’avoir établies : qu’il se dise néanmoins que cette manière de compenser le mal par le bien, quoiqu’elle obtienne des éloges après coup, on ne laisse pas, et avec de très justes raisons, d’en condamner le projet. Il ne sera donc pas inutile, dans cette course si rapide et si précipitée vers la fortune, de jeter, sur ce grand feu, un peu d’eau puisée dans ce mot assez ingénieux de l’empereur Charles-Quint, et qui se trouve parmi les instructions qu’il adresse à son fils : que la fortune est d’une humeur semblable à celle des femmes qui dédaignent ceux de leurs prétendans qui s’empressent trop autour d’elles ; mais ce dernier remède n’est destiné qu’à ceux dont le goût est dépravé par quelque maladie de l’âme. Que les hommes s’appuient plutôt sur une pierre qui est comme la pierre angulaire de la théologie et de la philosophie ; deux sciences dont les principes sont presque entièrement d’accord par rapport à ce qu’on doit chercher en premier lieu ; car la théologie nous dit : cherchez d’abord le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné. Puis vient la philosophie, qui nous dit : cherchez d’abord les biens de l’âme ; quant aux autres biens, ou ils viendront aussi ou ils ne vous nuiront pas. Or ce fondement posé par la main humaine, porte de temps à autres sur le sable comme on le voit par l’exemple de Marcus-Brutus, qui, un instant avant sa mort, laissa échapper ce mot : je t’ai adorée, ô vertu ! comme quelque chose de réel ; mais tu n’es qu’un vain nom ; mais ce même fondement posé par la main divine est toujours appuyé sur la pierre. Nous terminerons ici la doctrine de l’art de s’avancer dans le monde, et en même temps la doctrine générale des affaires.

CHAPITRE III.
Les divisions de la doctrine sur l’art de commander, ou sur la république, sont ici omises. On se contente de frayer la route à deux choses à suppléer ; savoir : l’art de reculer les limites d’un empire, et la doctrine qui a pour objet la justice universelle, ou les sources du droit.

Je passerai donc maintenant à l’art de commander, ou à la doctrine sur l’administration de la république, doctrine dans laquelle est comprise l’économique, comme la famille l’est dans la cité. Or, sur cette partie, comme je l’ai déjà dit, je me suis imposé la loi de garder le silence. Ce n’est pas néanmoins que je me défie assez de moi-même, pour me croire tout-à-fait hors d’état d’en discourir avec quelque peu d’intelligence et d’utilité, moi qui, après avoir passé successivement par tant d’emplois et de charges honorables, comme par autant de degrés, ai été élevé à la plus haute magistrature de ce royaume ; honneur que j’ai dû plutôt à la faveur et à l’indulgence de Votre Majesté qu’à mon propre, mérite ; qui ai exercé cette magistrature durant quatre années entières ; et qui, à tant de titres, puis me regarder comme instruit par une longue expérience ; moi enfin qui ai été honoré, pendant dix-huit ans sans interruption, des entretiens et des commandemens de Votre Majesté (avantage qui, d’une souche même, auroit pu faire un politique), et qui, entr’autres genres de connoissances, ai fait une longue étude de l’histoire et des loix. Et toutes ces choses, si je les rappelle, ce n’est point du tout par jactance, et pour donner une haute idée de moi à la postérité ; mais bien plutôt parce que je pense qu’il importe quelque peu à la dignité des lettres, qu’un homme, quel qu’il puisse être, né plutôt pour les lettres que pour tout autre genre d’occupations, et jeté dans les affaires par je ne sais quel destin, et contre son génie, n’ait pas laissé d’être élevé à des-emplois civils, si honorables et si difficiles, sous un roi infiniment sage. Mais si par la suite mon loisir enfante quelque chose sur la politique, ce sera tout au plus un avorton ou un enfant posthume. En attendant, toutes les sciences étant déjà pour ainsi dire placées sur leur siège, ne voulant pas que ce siège si élevé demeure vide, je me suis décidé à parler seulement de deux portions de la science civile, qui ne touchent point aux secrets d’état, mais qui sont d’une nature plus commune, de les noter comme étant à suppléer, et d’en donner des exemples, suivant ma coutume.

Or, toutes ces espèces de moyens dont se compose l’art de gouverner, embrassent trois offices politiques ; savoir 1°. celui de conserver un état ; 2°. celui de le rendre heureux et florissant ; 3°. celui de l’agrandir et d’en reculer les limites. Quant aux deux premiers offices, quelques écrivains en ont traité d’une manière distinguée, du moins pour la plus grande partie. Quant au troisième, ils n’en ont rien dit ; ainsi nous le rangerons parmi les choses à suppléer, lui donnant le nom de consul sous le harnois, ou d’art de reculer les limites d’un empire.

Exemple d’un traité sommaire sur l’art de reculer les limites d’un empire.

Certainement ce mot fameux de Thémistocle, si on se l’applique à soi-même, comme il le fit, a je ne sais quoi d’incivil et de trop enflé. Mais si n’ayant que les autres en vue, on ne parloit ainsi qu’en général, alors sans doute ce mot nous paroîtroit renfermer une observation très judicieuse et une censure très grave. Invité dans un festin à jouer de la lyre, il répondit qu’il ne savoit point toucher de cet instrument mais qu’il sauroit fort bien d’une petite bourgade faire une grande cité. Nul doute que ces paroles, traduites dans le sens politique, ne marquent et ne distinguent très bien dans ceux qui tiennent en main le gouvernail deux espèces de talens fort différens. En effet, si nous considérons attentivement les conseillers des rois, les sénateurs et les autres personnages admis au maniement des affaires publiques, qui ont pu exister jusqu’ici, on en trouve quelques-uns ( quoique très rarement) qui seroient très capables de faire d’un petit royaume, d’une petite cité, un grand empire, et qui ne laissent pas d’être de fort mauvais joueurs de flûte. Au contraire, il en est une infinité d’autres qui sont d’admirables artistes pour jouer de la lyre ou de la guitare (c’est-à-dire bien au fait du petit manège de cour) ; mais qui, loin d’être capables d’agrandir un état, semblent plutôt composés et organisés tout exprès pour ébranler et renverser l’état le plus heureux et le plus florissant ; car, au fond, quel nom peut-on donner à tous ces talens du bas étage, et à ces prestiges, dont les conseillers et autres hommes puissans se prévalent pour s’insinuer dans la faveur des princes, ou pour se donner la vogue parmi la multitude, sinon celui d’un certain talent de joueur de flûte, attendu que ce sont là plutôt de ces choses qui plaisent pour le moment, et qui font honneur aux artistes mêmes, que des moyens vraiment utiles et propres pour augmenter l’étendue et la puissance des états dont ils sont les ministres. Nul doute qu’on ne rencontre encore d’autres hommes d’état, d’autres conseillers estimables d’ailleurs, bien au niveau des affaires, très capables de les gérer avec dextérité, et de garantir un état de tout inconvénient notable de toute catastrophe manifeste ; mais qui sont bien loin de posséder cet art d’élever et d’agrandir les états.

Mais enfin, quels que puissent être les ouvriers, jetons les yeux sur l’œuvre même, et tâchons de voir en quoi consiste la véritable grandeur des royaumes et des républiques, et par quels moyens on peut arriver à ce but : sujet si important, que les princes en devroient être perpétuellement occupés, et le méditer avec l’attention la plus soutenue, afin que, d’un côté, ne se faisant pas une trop haute idée de leurs forces, ils ne s’embarquent point dans des entreprises inutiles ou trop difficiles ; et que de l’autre, ils ne méprisent pas non plus leurs forces, au point de se rabattre à des résolutions timides et pusillanimes.

1. La grandeur des empires, quant à leur masse et à l’étendue de leur territoire, est soumise à la mesure ; et quant à leurs revenus, elle l’est au calcul. On peut par le moyen du cens, s’assurer du nombre des citoyens, des têtes. Quant au nombre et à la grandeur des villes et des bourgs, on peut aussi en faire le tableau. Mais dans tous ces calculs politiques, qui ont pour objet les forces et la puissance d’un empire, rien n’est plus difficile que de déterminer avec justesse la valeur réelle et intrinsèque des choses ; rien de plus sujet à l’erreur. Ce n’est pas à un gland ou à une sorte de noix d’un grand volume, que le royaume des cieux est assimilé, mais au grain de moutarde, qui de tous les grains est le plus petit et qui ne laisse pas de receler en lui-même une certaine force, un certain esprit inné, en vertu duquel il se développe, s’élève à la plus grande hauteur, et étend au loin ses rameaux. C’est ainsi qu’on trouve des royaumes, des états, lesquels, quant à l’étendue de leur territoire et de leur enceinte, peuvent passer pour très grands, et qui n’en sont pas plus propres pour reculer leurs limites, et pour étendre au loin leur empire ; et d’autres dont les dimensions sont assez petites, et qui ne laissent pas d’être des bases sur lesquelles on peut asseoir de grandes monarchies.

2. Des villes fortifiées, des arsenaux pleins, des races généreuses de chevaux des chariots armés, des éléphans, des machines de toute espèce. Qu’est-ce au fond que tout cela, sinon la brebis revêtue de la peau du lion, si la nation même n’est, et par sa race et par son génie, courageuse et guerrière ? Je dirai plus le nombre même des troupes n’y fait pas beaucoup, dès que le soldat est sans force et sans courage ; et c’est avec raison que Virgile a dit : le loup ne s’inquiète guère du nombre des brebis. L’armée des Perses campée dans les champs d’Arbelle sous les yeux des Macédoniens, leur sembloit un vast océan d’hommes ; en sorte que les généraux d’Alexandre, un peu étonnés de ce spectacle même, tâchoient de l’engager à livrer la bataille de nuit ; non, non, répondit-il, je ne veux pas dérober la victoire. Ce fut une opinion semblable à celle de ces généraux, qui rendit plus facile la défaite de Tigranes. Ce prince étant campé sur une certaine colline avec une armée de quatre cent mille hommes, et considérant l’armée romaine de quatorze mille tout au plus, qui marchoit contre lui, dit à ses courtisans : si ce sont-là des ambassadeurs, c’est beaucoup trop ; mais si ce sont des soldats, c’est trop peu, et il se complaisoit dans ce bon mot. Cependant avant le coucher du soleil il éprouva qu’il y en avoit encore assez pour faire de ses gens un carnage effroyable.

Il est une infinité d’exemples qui montrent combien entre la multitude et le courage le combat est inégal. Ainsi, qu’on tienne pour une vérité certaine et bien constatée que par rapport à la grandeur d’un royaume ou d’un état, le principal point est que la nation soit de race et d’humeur belliqueuse. Et c’est un proverbe plus rebattu que vrai, que celui qui dit : l’argent est le nerf de la guerre ; si d’ailleurs il s’agit d’une nation molle et efféminée, qui n’ait point de nerf dans les bras. Car c’est avec raison que Solon répondit à Crésus, qui faisoit devant lui un étalage de son or : oui ; mais s’il vient un homme qui sache mieux que vous manier le fer, tout cet or lui appartiendra bientôt. Ainsi que tout prince et tout état, quel qu’il puisse être, dont les sujets naturels manquent de courage et de qualités guerrières, ne se fasse pas une trop haute idée de ses forces ; et qu’au contraire les princes qui commandent à des nations courageuses et martiales, sachent qu’ils ont assez de force, pourvu qu’ils paient de leurs personnes. Quant à ce qui regarde les troupes mercenaires ; remède qu’on emploie ordinairement, lorsqu’on manque de troupes natives, tout est plein d’exemples qui montrent clairement que tout état qui s’appuie sur une telle ressource, pourra peut-être, en étendant ses aîles, déborder un peu son nid ; mais les plumes lui tomberont peu après.

3. La bénédiction de Judas et celle d’Issachar ne se trouvent jamais ensemble dans une même nation ; je veux dire que jamais tribu, ou nation, ne sera toutà-la-fois et le lionceau et l’âne qui succombe sous sa charge. Car un peuple accablé d’impôts qui soit en même temps courageux et guerrier, c’est ce qu’on ne verra jamais. La vérité est que les contributions établies parle vœu général, abattent moins les âmes, et découragent moins les peuples que celles qu’impose le pouvoir arbitraire. C’est ce qu’il est aisé de voir par ces taxes de la basse Allemagne, qui portent le nom d’Excises, et jusqu’à un certain point aussi par ce que les Anglois qualifient de subsides. Car il est bon d’observer que nous parlons ici de la disposition des âmes dans les sujets, et non de leurs fortunes. Or, quand les taxes établies par le consentement de la nation et celles qui se lèvent à l’ordre d’un maître, seroient la même chose, quant à l’effet d’épuiser les fortunes, elles ne laisseroient pas d’affecter les âmes bien différemment. Ainsi qu’on établisse comme principe, qu’un peuple accablé d’impôts est inhabile au commandement.

4. Mais une attention que doivent avoir les royaumes et les états qui aspirent à s’agrandir, c’est de prendre garde que les nobles, les patriciens, et ce que nous appelons les gentils-hommes, ne se multiplient excessivement ; l’effet de cette multiplication excessive est que le peuple du royaume devient vil et abject, et n’est presque plus composé que d’esclaves et de manœuvres. Il en est, à cet égard, des états comme des taillis : si on laisse un trop grand nombre de baliveaux, le bois qui repoussera ne sera pas bien net et bien franc ; mais la plus grande partie dégénérera en buissons et en broussailles. C’est ainsi que chez les nations où la noblesse est trop nombreuse, le bas-peuple sera vil et lâche, et dégénérera à tel point, que sur cent têtes, à peine en trouvera-t-on une capable de porter un casque, sur-tout s’il s’agit de l’infanterie, qui le plus ordinairement est la principale force des armées : ainsi, on aura une grande population, et peu de forces réelles. Or, ce que nous avançons ici, il n’est point d’exemples qui le prouvent mieux que ceux de l’Angleterre et de la France. Car, quoique l’Angleterre le cède de beaucoup à la France pour l’étendue du territoire et le nombre des habitans, elle ne laisse pas d’avoir presque toujours l’avantage dans les guerres, par cette raison-là même que, chez les anglois, les cultivateurs et les hommes du dernier ordre sont propres pour la guerre ; au lieu que les paysans de France ne le sont point. Et c’est en quoi Henri VII, roi d’Angleterre, (comme nous l’avons expliqué plus en détail dans l’histoire de ce prince) semble avoir été inspiré par une prudence admirable et vraiment profonde, lorsqu’il imagina d’établir de petites métairies ou maisons de culture, à chacune desquelles étoit annexé un petit champ, qui n’en devoit point être détaché, et d’une étendue suffisante pour que, de son produit, le propriétaire pût vivre commodément ; statuant aussi que ce champ seroit cultivé par le propriétaire même du fonds, ou tout au moins par les usufruitiers, et non par des fermiers ou des mercenaires, des hommes à gages : car c’est par les heureux effets d’une telle institution, qu’une nation pourra mériter cette qualification dont Virgile honore l’antique Italie.

C’étoit, dit-il, une contrée puissante par la valeur de ses guerriers et la fertilité de ses champs.

Il ne faut pas non plus oublier cette partie du peuple qui est presque particulière à l’Angleterre, et qu’on ne trouve point ailleurs que je sache, si ce n’est peut-être en Pologne, je veux dire les domestiques des nobles ; car les hommes de cette classe, pour l’infanterie, ne le cèdent nullement aux cultivateurs : ainsi nul doute que cette pompe, cette magnificence hospitalière, ce nombreux domestique, et, pour ainsi dire, cette multitude de satellites qui sont en usage chez les nobles et les gens de qualité en Angleterre, ne contribuent très réellement à la puissance militaire ; et qu’au contraire, quand les nobles mènent une vie plus obscure, plus retirée et plus renfermée en elle-même, cela même ne diminue beaucoup les forces militaires.

5. Ainsi Une faut épargner aucun soin pour que cet arbre de la monarchie, semblable à celui de Nabuchodonosor, ait un tronc assez ample et assez robuste pour pouvoir soutenir ses branches et ses feuilles, c’est-à-dire, que le nombre des naturels doit être plus que suffisant pour contenir les sujets étrangers ; l’on peut donc regarder comme bien constitués pour étendre leur empire, les états qui confèrent volontiers le droit de cité. Car ce seroit folie de croire qu’une poignée d’hommes, quelque supériorité de génie et de courage qu’on lui suppose, puisse mettre et contenir sous le joug, des contrées vastes et spacieuses. C’est ce qu’ils pourraient peut-être faire pour un temps ; mais un tel empire n’est point susceptible de durée. Les Spartiates étoient avares de ce droit de cité, et lents à s’agréger de nouveaux citoyens. Aussi, tant qu’ils ne dominèrent que dans un espace borné, leur empire fut-il ferme et stable ; mais sitôt qu’ils eurent commencé à reculer leurs limites, et à donner à leur empire trop d’étendue pour que la seule race des Spartiates naturels pût contenir aisément la multitude des étrangers, l’édifice de leur puissance croula bientôt[34]. Jamais république n’ouvrit son sein à de nouveaux citoyens avec autant de facilité que la république romaine. Aussi sa fortune répondit-elle à une si sage institution, et la vit-on, s’étendant par degrés, former un empire aussi grand que l’univers entier. Les Romains étoient dans l’usage de conférer le droit de cité, et cela au plus haut degré ; je veux dire, non pas seulement le droit de commerce, de mariage, d’hérédité, mais même le droit de suffrage, le droit de pétition, et celui de briguer les honneurs : et cela encore non pas seulement à tel ou tel individu ; mais à des familles, à des villes, et même à des nations entières. Ajoutez l’usage où ils étoient de tirer du corps des citoyens de quoi fonder des colonies, à l’aide desquelles la race romaine se transplantoit dans un sol étranger. Or, ces deux moyens, si vous les mettez ensemble, et concevez bien ce que peut leur concours, vous direz hardiment, non que les Romains se répandirent sur l’univers entier, mais que l’univers même se répandit sur les Romains : et telle est la plus sûre méthode pour reculer les limites d’un empire. Ce qui me cause quelquefois de l’étonnement, c’est que l’empire des Espagnols puisse, avec un si petit nombre de natifs, embrasser et tenir sous le joug tant de royaumes et de provinces. Mais certainement l’Espagne, proprement dite, peut être regardée comme un assez grand tronc, vu que son territoire est beaucoup plus étendu, que celui qui étoit tombé en partage à Rome et à Sparte naissantes. Or, quoique les Espagnols n’accordent le droit de cité qu’avec assez d’épargne, ils ne laissent pas de faire quelque chose d’approchant ; vu qu’assez souvent ils reçoivent dans leurs troupes des hommes de toute nation, et que, dans leurs guerres, ils défèrent le commandement en chef des étrangers. Cependant cet inconvénient-là même du petit nombre des habitans naturels, il n’y a pas si long-temps qu’ils paraissent l’avoir senti, et avoir pensé à y remédier ; témoin la pragmatique sanction, qu’ils n’ont publiée que cette année.

6. Il est certain que tous ces arts sédentaires qui s’exercent, non en plein air, mais sous le toit, et que ces mains-d’œuvres délicates qui demandent plutôt le travail des doigts, que celui des bras, sont, de leur nature, contraires à l’esprit militaire. En général, les peuples belliqueux aiment à ne rien faire et craignent moins le danger que le travail ; et cette disposition, il faut bien se garder de la réprimer en eux, pour peu qu’on ait à cœur de maintenir leurs âmes en vigueur. Aussi étoit-ce une grande ressource pour Athènes, Spartes et Rome, que d’avoir, au lieu d’hommes libres, des esclaves auxquels ils abandonnoient ces sortes de travaux[35]. Mais, depuis l’établissement du christianisme, l’usage des esclaves est presque entièrement tombé en désuétude[36]. Un moyen toutefois qui approche fort de celui-là, c’est d’abandonner ces arts aux étrangers, que, dans cette vue, il faut tâcher d’attirer, ou du moins accueillir aisément. Or, le peuple des natifs doit être composé de trois sortes d’hommes, de cultivateurs, de domestiques libres, et de cette classe d’artisans dont les travaux demandent de la force et des bras d’hommes ; tels que sont ces ouvriers qui travaillent en fer, en pierre ou en bois ; sans compter les troupes réglées.

7. De tout ce qui peut contribuer à l’agrandissement de l’empire d’une nation ce qui tend le plus directement à ce but, c’est que cette nation fasse profession d’aimer les armes ; qu’elle en fasse gloire ; qu’elle les regarde comme la plus noble de toutes les professions ; qu’elle y attache les plus grands honneurs : car ce que nous avons dit jusqu’ici ne regarde encore que la simple disposition à l’égard des armes. Mais au fond que serviroit cette disposition, si l’on ne s’appliquoit jamais à la chose même, pour la réduire en acte ? Romulus, à ce qu’on rapporte, ou comme on le feint, légua, en mourant, à ses concitoyens le conseil de cultiver, avant tout, l’art militaire, leur assurant que, par ce moyen, leur ville s’éleveroit au-dessus de toutes les autres, et deviendroit la capitale de l’univers.

Toute la structure de l’empire des Spartiates (disposition qui n’étoit pas des plus prudentes, mais qui supposoit du moins un certain soin tendant à ce but), étoit organisée à cette fin de les rendre belliqueux. Les Macédoniens et les Perses eurent les mêmes institutions, mais avec moins de constance et de durée. Il fut aussi un temps où les Bretons, les Gaulois, les Germains, les Goths, les Saxons et les Normands se consacroient principalement à la profession des armes. Les Turcs, un peu aiguillonnés en cela par leur loi, suivent aujourd’hui le même plan ; mais chez eux l’art militaire, dans l’état où il est aujourd’hui, a tort décliné. Dans l’Europe chrétienne, la seule nation qui conserve aujourd’hui cet usage, et qui en fasse profession, ce sont les Espagnols : mais, après tout, c’est une vérité si claire et si palpable, que le genre où l’on réussit le mieux, c’est celui dont on fait sa principale étude, qu’il n’est pas besoin de paroles pour la prouver ; qu’il suffise de faire entendre que toute nation qui ne cultive pas ex-professo les armes et l’art militaire, qui n’en fait pas sa principale occupation, sa continuelle étude, ne doit pas prétendre à un certain agrandissement, ni se flatter qu’un tel avantage lui viendra comme de soi-même ; au contraire, qu’elle tienne pour certain, et de tous les oracles du temps c’est le plus sur, que ces nations qui ont fait long-temps profession des armes, et qui en ont eu long-temps la passion (et c’est ce qu’on peut dire principalement des Romains et des Turcs), étendent leur empire avec une étonnante rapidité. Je dirai plus : ces nations mêmes qui n’ont fleuri par la gloire militaire que durant un seul siècle, n’ont pas laissé d’en tirer cet avantage, que, durant ce siècle, elles sont parvenues à un tel point d’accroissement, qu’ensuite, durant un grand nombre de siècles, quoique, chez eux, la discipline militaire se soit fort relâchée, elles n’ont pas laissé de rester à ce point.

8. Un précepte très analogue au précédent, c’est qu’un état ait des loix et des coutumes qui lui fournissent aisément et comme à la main de justes causes, ou du moins des prétextes pour faire la guerre. Car il est, dans les âmes de tous les hommes, un sentiment de la justice tellement inné, que, lorsqu’il s’agit de la guerre, qui entraîne après soi tant de calamités, ils ne se décident point à la faire sans une raison très grave, ou du moins très spécieuse[37]. Les Turcs ont toujours sous la main, et comme à volonté, un prétexte de guerre ; savoir : la propagation de leur loi et de leur secte ; et les Romains, quoique leurs généraux tinssent à grand honneur d’avoir pu reculer les limites de leur empire, n’ont pourtant jamais entrepris de guerre à cette seule fin de reculer ces limites. Ainsi, toute nation qui aspire à commander, doit se faire une habitude d’avoir un sentiment vif et prompt de toute injure, quelle qu’elle puisse être, faite à ceux de leurs sujets qui occupent la frontière, ou à leurs marchands, ou à leurs fonctionnaires publics ; et à la première provocation, ne point différer la vengeance ; par la même raison, qu’elle soit prompte et alerte pour secourir ses alliés et ses confédérés : c’est une règle dont les Romains ne s’écartèrent jamais ; et cela, au point que, si l’on commettoit des hostilités contre quelqu’un de leurs alliés, même contre ceux qui avoient contracté avec d’autres des alliances défensives, et qui imploroient le secours d’un grand nombre d’autres, les Romains accouroient toujours les premiers, ne se laissant jamais prévenir à cet égard, ni enlever l’honneur attaché à un tel service. Quant à ce qui regarde les guerres allumées dans les anciens temps, en conséquence d’une certaine conformité ou correspodance tacite des états, je ne vois pas trop sur quels droits elles étoient fondées. Mais du genre de celles dont nous parlons ici, furent les guerres entreprises par les Romains, pour affranchir la Grèce et lui rendre la liberté[38]. Telles aussi celles des Lacédémoniens et des Athéniens, pour établir ou renverser des démocraties ou des oligarchies. Telles encore celles que firent certaines républiques, ou certains princes, sous prétexte de protéger les sujets d’autres états, et de les délivrer de la tyrannie. Mais, quant à notre objet actuel, il suffit de statuer qu’un état ne doit pas se flatter de pouvoir s’agrandir, si à la première occasion juste, il ne s’éveille aussi-tôt pour courir aux armes.

9. Aucun corps, soit naturel, soit politique, ne peut, sans faire d’exercice, jouir d’une santé ferme et inaltérable. Or, quant aux royaumes et aux républiques, une guerre juste et honorable est ce qui leur tient lieu d’exercice.[39]. La guerre civile est comme la chaleur de la fièvre ; mais une guerre au-dehors est comme cette chaleur qui naît du mouvement et qui contribue à la santé ; car l’effet d’une paix accompagnée d’inertie et d’une sorte d’engourdissement, est d’amollir les âmes et de corrompre les cœurs. Mais, quoi qu’il en puisse être par rapport au bonheur réel d’un état quelconque, il ne laisse pas d’importer fort à son agrandissement, qu’il soit toujours en armes. Et quoiqu’une armée de vétérans, tenue perpétuellement sous le drapeau, soit d’une grande dépense et d’un grand entretien, c’est pourtant une force qui met une nation en état de donner la loi à ses voisins, ou qui du moins ajoute, en toutes choses, à sa réputation. C’est ce dont nous voyons un exemple frappant dans les Espagnols, qui, depuis cent vingt ans, entretiennent toujours une armée de vétérans dans certaines parties quoique ce ne soit pas toujours dans les mêmes[40].

10. L’empire de la mer est comme un abrogé de la monarchie. Cicéron écrivant à Atticus sur les préparatifs de Pompée contre César, s’exprime ainsi à son sujet :

Le plan de Pompée ressemble tout-à-fait à celui de Thémistocle ; il pense que celui qui est maître de la mer, est maître de tout. Aussi n’est-il pas douteux qu’à la longue il ne fût parvenu à lasser César et à le consumer, si, enflé d’une vaine présomption, il ne se fût écarté de ce plan. Une infinité d’exemples montrent de quel poids sont les batailles navales. La bataille d’Actium décida de l’empire de l’univers ; celle de Lépante[41] attacha une bride aux Turcs : combien de fois les victoires remportées sur mer n’ont-elles pas suffi pour terminer les guerres ; ce qui pourtant n’a eu lieu que dans les cas où l’on avoit commis toute la fortune de ces guerres au hazard d’un pareil combat. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que celui qui est le maître de la mer, agit en toute liberté, et que par rapport à la guerre il n’en prend qu’autant qu’il veut ; au lieu que celui qui ne doit sa supériorité qu’aux troupes de terre, ne laisse pas d’être exposé à une infinité d’inconvéniens ; mais si aujourd’hui, et chez nous autres Européens, la puissance navale (qui sans contredit est échue en partage à ce royaume de la grande Bretagne) est plus qu’en tout autre temps et en tout autre lieu d’un grand poids pour élever une nation au premier rang, c’est ou parce que la plupart des royaumes de l’Europe ne sont pas simplement méditerranées, mais en très grande partie ceints par la mer ; ou encore parce que les trésors et les richesses des deux Indes sont attachées à cet empire de la mer, et en sont comme l’accessoire.

11. Les guerres modernes semblent se faire dans les ténèbres, en comparaison de cette gloire et de cet éclat, qui, dans les temps anciens, rejaillissoit des exploits militaires sur les guerriers mêmes. Nous avons bien aujourd’hui, pour animer les cou rages, certains ordres militaires assez honorables, mais qui malheureusement sont devenus communs à la robe et à l’épée. Au même but tendent ces marques distinctives et glorieuses, qu’on voit dans les armoiries de certaines familles. Tels sont encore les hospices publics établis pour les soldats vétérans ou invalides, mais chez les anciens, c’étoit bien autre chose. Sur les lieux mêmes où les victoires avoient été remportées, on élevoit des trophées, on prononçoit des oraisons funèbres, on érigeoit de magnifiques monumens en faveur de ceux qui étoient morts au champ d’honneur ; ajoutez ces couronnes civiques, militaires, qu’on décernoit à tel ou tel individu.

Et ce titre même d’empereur, que dans la suite les plus grands souverains empruntèrent des généraux d’armée, il faut le compter pour quelque chose. Oublions encore moins ces triomphes si fameux décernés aux généraux d’armée à leur retour des expéditions militaires heureusement terminées. Telles étoient enfin ces gratifications, ces largesses faites aux armées au moment de les licencier. Ces moyens, dis-je, étoient si multipliés, ils étoient si grands, si éclatans, si imposans, qu’ils portoient, pour ainsi dire, le feu dans les âmes, échauffaient les cœurs les plus glacés, et les enflammoient de l’ardeur des combats ; mais sur-tout cet usage de triompher, chez les Romains, n’étoit pas, comme on pourroit le penser, une simple pompe, une sorte de vain spectacle, mais bien une des plus sages et des plus nobles institutions, attendu qu’elle renfermoit trois avantages. D’abord, l’honneur et la gloire des chefs, puis celui d’enrichir le trésor public des dépouilles des ennemis ; enfin, celui de fournir de quoi faire des largesses aux soldats. Mais l’honneur du triomphe ne convient peut-être pas aux monarchies, si ce n’est en la personne du roi même, ou des fils du roi. Et tel étoit l’usage à Rome, du temps des empereurs qui, après les guerres qu’ils avoient faites en personne, réservoient pour eux et leurs enfans, l’honneur même du triomphe, comme leur étant propre ; n’accordant aux autres généraux que des robes triomphales et autres décorations de cette espèce.

Mais, afin de terminer ces discours, nous dirons, et c’est ce qu’atteste l’écriture même, qu’il n’est point d’homme qui, à force d’y songer, puisse ajouter une coudée à sa taille, ce qui n’est vrai que par rapport à la stature du corps humain ; mais dans les dimensions beaucoup plus grandes des royaumes et des républiques, la vérité est que l’avantage d’étendre un empire et d’en reculer les limites, est au pouvoir des rois et de ceux qui commandent ; car, qui seroit assez sage pour introduire des loix, des institutions et des coutumes de la nature de celles que nous venons de proposer, et d’autres semblables, jeteroit, pour les siècles suivans et la postérité, des semences d’agrandissement. Mais ce sont là de ces sujets qu’on traite rarement devant les princes ; et la plupart du temps, c’est à la seule fortune qu’on commet toutes ces choses.

Voilà donc, par rapport à l’art de reculer les limites d’un empire, ce qui, pour le moment, se présente à notre esprit ; mais à quoi bon toute cette dissertation, la monarchie romaine devant être (du moins à ce qu’on croit) la dernière des monarchies mondaines ? c’est afin d’être fidèles à notre plan, que nous ne perdons jamais de vue ; car, ces trois offices de la politique, que nous avons marqués distinctement, celui d’agrandir un empire étant le troisième, nous n’avons pas dû le passer entièrement sous silence. Ainsi, de ces deux choses que nous avions notées comme étant à suppléer, reste la seconde ; savoir : celle qui a pour objet la justice universelle, ou les sources du droit.

Si quelques auteurs ont écrit sur les loix, c’est en philosophes ou en jurisconsultes qu’ils ont traité ce sujet. Quant aux philosophes, ils ont proposé une infinité de choses fort belles pour le discours, mais trop éloignées de la pratique ; et les jurisconsultes, assujettis, dévoués à la lettre des loix de leur patrie, ou même des loix romaines ou pontificales, n’ont pas suffisamment usé de la liberté de leur jugement ; et tout ce qu’ils disent sur ce sujet, ils semblent le dire du fond d’une prison. C’est sans contredit un genre de connoissances qui appartient aux hommes d’état, c’est à eux qu’il faut demander ce que comportent la nature de la société humaine, le salut du peuple, l’équité naturelle, les mœurs des nations, les diverses formes de gouvernement. Ainsi, c’est à eux de donner leurs décisions sur les loix, d’après les principes et les préceptes, soit de l’équité naturelle, soit de la politique. Il ne s’agît donc ici que de remonter aux sources de la justice et de l’utilité publique, et de présenter, dans chaque partie du droit, un certain caractère, une certaine idée du juste, à laquelle on puisse rapporter les loix particulières des royaumes et des républiques, afin de les mieux apprécier et de les corriger ; pour peu qu’on ait cette entreprise à cœur, et qu’on s’occupe de ce soin. Ainsi nous en donnerons un exemple, suivant notre coutume et sous un seul titre.

Exemple d’un traité sommaire sur la justice universelle et sur les sources du droit, rédigé sous un seul titre, et par aphorismes.
Aphorisme 1.

Dans la société civile, c’est ou la loi ou la force qui commande. Or, il est une certaine espèce de violence qui singe la loi, et une certaine espèce de loi qui respire plus la violence que l’équité de droit. L’injustice a trois sources ; savoir la violence pure, un certain enlacement malicieux, sous prétexte de la loi ; enfin, l’excessive rigueur de la loi même.

Aphorisme 2.

Tel est le vrai fondement du droit privé. L’effet d’une injustice, pour celui qui la commet, et en conséquence du fait même, est ou une certaine utilité, ou un certain plaisir, ou un certain risque, à cause de l’exemple qu’il donne. Quant aux autres, ils ne participent point à ce plaisir ou à cette utilité ; mais ils pensent que cet exemple s’adresse à eux-mêmes. C’est pourquoi ils se déterminent aisément à se réunir, pour se garantir tous, par le moyen des loix, de peur que l’injustice ne faisant, pour ainsi dire, le tour, ne s’adresse successivement à chacun d’eux. Que si, par l’effet de la disposition des temps et de la complicité, il arrive que ceux qu’une loi menace, soient en plus grand nombre et plus puissans que ceux qu’elle protège, alors une faction dissout la loi, et c’est ce qui arrive souvent.

Aphorisme 3.

Mais le droit privé subsiste, pour ainsi dire, à l’ombre du droit public ; car c’est la loi qui garantit le citoyen, et le magistrat qui garantit la loi. Or l’autorité des magistrats dépend de la majesté du commandement, de la structure de la police et des loix fondamentales. Ainsi pour peu que ces parties soient saines, et que la constitution soit bonne, les loix seront bien observées et d’un heureux effet, sinon on y trouvera peu d’appui.

Aphorisme 4.

Or, l’objet du droit public n’est pas seulement d’être une simple addition au droit privée, de lui servir comme de garde, d’empêcher qu’on ne le viole, et de faire cesser les injures ; mais de plus il s’étend à la religion, aux armes, à la discipline et aux décorations publiques, à tous les moyens de puissance ; en un mot, à tout ce qui concerne le bien-être de la cité.

Aphorisme 5.

Le but, la fin, que les loix doivent envisager, et vers laquelle elles doivent diriger toutes leurs jussions et leurs sanctions, n’est autre que celle-ci : de faire que les citoyens vivent heureux. Or, ce but, ils y parviendront, si, la religion et la piété ayant présidé à leur éducation, ils sont honnêtes, quant à leurs mœurs ; en sûreté à l’égard de leurs ennemis, par leurs forces militaires ; à l’abri des séditions et des injures particulières, par la protection des loix ; obéissans à l’autorité et aux magistrats ; enfin, par leurs biens et leurs autres moyens de puissance, riches et florissans. Or, les instrumens et les nerfs de toutes ces choses-là, ce sont les loix.

Aphorisme 6.

Ce but, les meilleures loix y atteignent ; mais la plupart des loix le manquent. Or, entre telles et telles loix on observe des différences infinies, et il en est qui sont à une distance immense les unes des autres ; en sorte qu’il en est d’excellentes et de tout-à-fait vicieuses. Nous dicterons donc, en raison de la mesure de notre jugement, certaines ordonnances qui sont comme des loix de loix, à l’aide desquelles on verra aisément ce que dans chacune des diverses loix il se trouve de bien ou de mal posé et constitué.

Aphorisme 7.

Mais avant de passer au corps même des loix particulières, nous dirons un mot des qualités et du mérite des loix en général. Une loi peut être réputée bonne, lorsqu’elle est, quant à son intimation, bien certaine ; juste, quant à ce qu’elle prescrit ; facile, dans l’exécution, et de plus bien d’accord avec la forme de la police, et tendant à enfanter la vertu dans les sujets.

Aphorisme 8.

Il importe tellement à la loi qu’elle soit certaine, que, sans cette condition, elle ne peut pas même être juste. En effet, si la trompette ne rend qu’un son incertain, qui est-ce qui se préparera à la guerre ? De même, si la loi n’a qu’une voix incertaine, qui est-ce qui se disposera à obéir ? Il faut donc qu’elle avertisse avant de frapper ; et c’est avec raison qu’on établit en principe : que la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge, et c’est un avantage qui résulte de sa certitude.

Aphorisme 9.

L’incertitude de la loi peut avoir lieu dans deux cas : l’un, quand il n’y a point de loi portée ; l’antre, lorsque la loi établie est obscure et ambiguë. Il faut donc parler d’abord des cas omis par la loi ; afin de trouver, par rapport à ces cas-là, quelque règle de certitude.

Des cas omis par la loi.
Aphorisme 10.

Les limites de la prudence humaine sont si étroites, quelle ne peut embrasser tous les cas que le temps peut faire naître. Aussi n’est-il pas rare de voir des cas omis et nouveaux. Or, par rapport à ces cas, on emploie trois sortes de remèdes. Ou l’on procède par analogie ; ou l’on se règle sur des exemples, quoiqu’ils n’aient pas encore force de loi ; ou par des jurisdictions qui statuent d’après les décisions d’un prud’homme, et d’après des distinctions bien justes ; soit que ces tribunaux soient prétoriens ou censoriens[42].

De la manière de procéder par analogie, et d’étendre les loix.
Aphorisme 11.

Il faut, par rapport aux cas omis, déduire la règle du droit, des cas semblables, mais avec précaution et avec jugement : en quoi il faut observer les règles suivantes ; que la raison soit prolifique mais que la coutume soit stérile et n’enfante pas de cas nouveaux. Ainsi, ce qui est contraire à la raison du droit, ou encore ce dont la raison est obscure, ne doit point être tiré en conséquence.

Aphorisme 12.

Un bien public et frappant, attire à soi les cas omis. Ainsi, lorsqu’une loi procure à la République un avantage notable et manifeste, il faut, en l’interprétant, lui donner hardiment de l’extension et de l’amplitude.

Aphorisme 13.

C’est cruauté de donner la torture aux, loix pour la donner aux hommes. Ainsi, je n’aime point qu’on étende les loix pénales ; beaucoup moins encore les loix capitales, à des délits nouveaux. Que si le crime étant ancien et désigné par la loi, la poursuite de ce crime tombe dans un cas nouveau que la loi n’ait pas prévu ; alors il faut s’écarter tout-à-fait des maximes du droit, plutôt que de laisser les crimes impunis.

Aphorisme 14.

Dans les statuts qui abrogent le droit commun, principalement lorsqu’il s’agit de choses qui arrivent fréquemment, et qui ont pris pied, je n’aime point qu’on procède par voie d’analogie, des cas désignés aux cas omis. Car, si la république a bien pu se passer si long-temps de la loi toute entière, même dans les cas exprimés, on risque peu d’attendre qu’un nouveau statut vienne suppléer aux cas omis.

Aphorisme 15.

Quant aux statuts qui sont visiblement des loix de circonstances, et qui sont nés des situations où se trouvoit la république, lorsqu’elles faisoient sentir toute leur force, si la situation actuelle est différente, c’est assez pour ces statuts que de se soutenir dans les cas qui leur sont propres ; et ce seroit renverser l’ordre, que de les appliquer, par une sorte de retrait, aux cas omis.

Aphorisme 16.

Il ne faut point tirer d’une conséquence une autre conséquence ; mais l’extension doit s’arrêter dans les limites des cas les plus voisins ; sans quoi l’on tombera peu à peu dans des cas dissemblables, et la pénétration d’esprit aura plus d’influence que l’autorité des loix.

Aphorisme 17.

Quant aux loix et aux statuts d’un style plus concis, on peut, en les étendant, se donner plus de liberté ; mais par rapport à celles qui font l’énumération des cas particuliers, il faut user d’une plus grande réserve ; car, comme l’exception renforce la loi dans les cas non exceptés ; par la raison des contraires, l’énumération l’infirme dans les cas non dénombrés[43].

Aphorisme 18.

Tout statut explicatoire bouche, pour ainsi dire, l’écluse du statut précédent, et n’admet plus d’extension par rapport à l’un ou à l’autre statut ; et lorsque la loi a commencé elle-même à s’étendre, le juge ne doit point faire de sur-extension.

Aphorisme 19.

Les mots et les actes solennels n’admettent point d’extension aux cas semblables ; car tout ce qui, étant d’abord consacré par l’usage, devient ensuite sujet au caprice, perd alors son caractère de solennité et l’introduction des nouveaux usages détruit la majesté des anciens.

Aphorisme 20.

Mais on peut se permettre d’étendre la loi aux cas nés après coup, et qui n’existoient point dans la nature des choses dans le temps où la loi fut portée ; car, ou il étoit impossible d’exprimer un cas de cette espèce, parce qu’il n’en existoit point encore de tel ; ou le cas omis peut être réputé exprimé ; s’il a beaucoup d’analogie avec les cas désignés. En voilà assez sur les extensions des loix, dans les cas omis ; parlons actuellement de l’usage des exemples.

Des exemples et de leur usage.
Aphorisme 21.

Il est temps de parler des exemples où il faut puiser le droit lorsque la loi manque. Et quant à la coutume, qui est une sorte de loi, et aux exemples qui, par un fréquent usage, ont passé en coutume et sont une sorte de loi tacite, nous en parlerons en leur lieu ; nous ne parlons ici que des exemples qui se présentent rarement et de loin en loin, et qui n’ont point acquis force de loi. Il s’agit de savoir quand et avec quelles précautions il en faut tirer la règle du droit, lorsque la loi manque.

Aphorisme 22.

Ces exemples doivent se tirer des meilleurs temps, des plus modérés, et non des temps de tyrannie, de factions et de dissolution ; car les exemples de cette dernière espèce ne sont que des bâtards du temps ; ils sont plus nuisibles qu’utiles.

Aphorisme 23.

En fait d’exemples, les plus récens sont ceux qu’il faut regarder comme les plus sûrs ; car ce qui s’est fait peu auparavant, et dont il n’est résulté aucun inconvénient, qui empêche de le refaire ? Il faut convenir pourtant que ces exemples si récens ont moins d’autorité ; et si par hazard il étoit besoin d’amender les choses, on trouveroit que ces exemples si nouveaux respirent plus l’esprit de leur siècle, que la droite raison.

Aphorisme 24.

Quant aux exemples plus anciens, il ne les faut adopter qu’avec précaution et avec jugement ; car le laps du temps amène tant de changemens, qu’il est telles choses qui, à considérer le temps, paroissent anciennes ; mais qui, par rapport aux troubles qu’elles excitent, et à la difficulté de les ajuster au temps présent, sont tout-à-fait nouvelles. Ainsi, les meilleurs exemples sont ceux qui se tirent des temps moyens, et sur-tout des temps qui ont beaucoup d’analogie avec le temps présent : et cette analogie quelquefois on la trouve plutôt dans un temps éloigné, que dans un temps voisin.

Aphorisme 25.

Renfermez-vous dans les limites de l’exemple, ou plutôt dans son voisinage ; mais gardez-vous bien, dans tous les cas, de passer ces limites. Car où manque une loi qui puisse servir de règle, on doit tenir presque tout pour suspect. Ainsi, il en doit être de ces exemples comme des choses obscures ; ne vous y attachez pas trop.

Aphorisme 26.

Il faut se défier aussi des fragmens et des abrégés d’exemples ; mais considérer le tout ensemble avec tout l’appareil de sa marche. Car s’il est contre le droit de juger d’une partie de la loi, sans avoir envisagé la loi toute entière, à plus forte raison doit-on considérer le tout, lorsqu’il s’agit des simples exemples, lesquels sont d’une utilité très équivoque, à moins qu’ils ne quadrent parfaitement.

Aphorisme 27.

Dans le choix des exemples, ce qui importe fort, c’est de savoir par quelles mains ils ont passé, et qui les a maniés : car s’ils n’ont eu cours que parmi les greffiers seulement et les ministres de la justice, et d’après le courant du tribunal, sans que les supérieurs en aient eu pleine connoissance, ou encore parmi le peuple, qui, en fait d’erreur, est un grand maître, il faut marcher dessus et en faire peu de cas : mais si c’est parmi les sénateurs, les juges ou dans les grands tribunaux, et qu’ils aient été mis sous leurs yeux, au point qu’on soit en droit de supposer qu’ils ont été appuyés de l’approbation des juges, tout au moins tacite, alors ils ont plus de poids et de valeur.

Aphorisme 28.

Quant aux exemples qui ont été publiés, en supposant même qu’ils aient été moins en usage ; cependant, comme ils ont dû être discutés, et, pour ainsi dire, tamisés dans les conversations et les disputes journalières, on doit leur accorder plus d’autorité : mais ceux qui sont demeurés comme ensevelis dans les bureaux et les cabinets d’archives, et condamnés publiquement à l’oubli, ils en méritent moins ; car il en est des exemples comme de l’eau ; ce sont les plus courans qui sont les plus sains.

Aphorisme 29.

Quant aux exemples qui regardent les lois, nous n’aimons point qu’on les emprunte des historiens mais nous voulons qu’on les tire des actes publics et des traditions les plus exactes. Car c’est un malheur attaché aux hlstoriens, même aux meilleurs, qu’ils ne s’arrêtent point assez aux loix et aux actes judiciaires ; et que s’ils font preuve de quelque attention sur ce point, ils ne laissent pas de s’éloigner des documens les plus authentiques.

Aphorisme 30.

Un exemple qu’a rejeté le temps même où il s’est offert, ou le temps voisin, en supposant même que le cas auquel il se rapporte se présente de temps à autres ; cet exemple, dis-je, ne doit pas être admis trop aisément. Et que les hommes en aient quelquefois fait usage, c’est une raison qui fait moins pour cet exemple, que le parti qu’ils ont pris de l’abandonner d’après l’épreuve, ne milite contre.

Aphorisme 31.

On n’emploie les exemples qu’à titre de conseil, et non à titre d’ordre ou de commandement ; il faut donc en diriger l’usage de manière qu’ils se plient et s’ajustent au temps présent.

Voilà ce que nous avions à dire sur les lumières qu’on peut tirer des exemples, lorsque la loi vient à manquer : parlons actuellement des tribunaux prétoriens et censoriens[44].

Des tribunaux prétoriens et censoriens.
Aphorisme 32.

Qu’il y ait des tribunaux et des jurisdictions qui statuent, d’après l’arbitrage d’un prud’homme et des distinctions bien justes, dans tous les cas où manque une loi qui puisse servir de règle : la loi, comme nous l’avons déjà dit, ne suffisant pas à tous les cas ; mais elle ne s’adapte qu’à ce qui arrive le plus souvent. Car, comme l’ont dit les anciens, il n’est rien de plus sage que le temps, qui chaque jour, fait naître et invente pour ainsi dire, de nouveaux cas.

Aphorisme 33.

Or, parmi ces nouveaux cas qui surviennent, il en est, dans le criminel, qui exigent une peine ; et dans le civil, d’autres qui demandent un remède. Or, ces tribunaux qui se rapportent aux cas de la première espèce, nous les qualifions de censoriens ; et ceux qui connoissent des cas de la dernière, nous les désignons sous le nom de prétoriens.

Aphorisme 34.

Que les tribunaux prétoriens aient la jurisdiction et le pouvoir nécessaires, non-seulement pour punir les délits nouveaux, mais même pour aggraver les peines déjà portées par les loix pour les délits anciens ; si les cas sont odieux et énormes, en supposant toutefois qu’il ne s’agisse point de peines capitales ; car tout ce qui est énorme est comme nouveau.

Aphorisme 35.

Que les tribunaux prétoriens aient aussi le pouvoir, tant d’adoucir l’excessive rigueur de la loi, que de suppléer à son défaut sur ce point. Car si l’on doit offrir un remède à celui que la loi a laissé sans secours, à plus forte raison le doit-on à celui qu’elle a blessé.

Aphorisme 36.

Que ces tribunaux censoriens et prétoriens se renferment dans les cas énormes et extraordinaires, et qu’ils n’envahissent pas les jurisdictions ordinaires ; de peur que par hazard le tout n’aboutisse qu’à supplanter la loi, au lieu de la suppléer.

Aphorisme 37.

Que ces jurisdictions résident d’abord dans les tribunaux suprêmes, et ne descendent pas jusqu’aux tribunaux inférieurs ; car un pouvoir qui s’éloigne peu de celui d’établir des loix, c’est celui de les suppléer, de les étendre et de les modérer.

Aphorisme 38.

Cependant, qu’on se garde bien de confier un tel pouvoir à un seul homme ; et que chacun de ces tribunaux soit composé de plusieurs membres. il ne faut pas non plus que les décrets sortent en silence, mais que les juges rendent raison de leurs sentences, et cela publiquement, en présence d’une assemblée qui les environne ; afin que ce qui est libre, quant au pouvoir de décider, soit du moins circonscrit par la renommée et l’opinion publique.

Aphorisme 39.

Point de rubriques de sang : qu’on se garde bien de prononcer, dans quelque tribunal que ce soit, sur les crimes capitaux, sinon d’après une loi fixe et connue. Dieu commença par décerner la peine de mort, puis il l’infligea. C’est ainsi qu’il ne faut ôter la vie qu’à un homme qui ait pu savoir, avant de pécher, qu’il pécheroit au risque de sa vie.

Aphorisme 40.

Dans les tribunaux censoriens, il faut donner aux juges une troisième balotte[45], afin de ne pas leur imposer la nécessité d'absoudre on de condamner ; et afin qu’ils puissent prononcer aussi que l’affaire n’est pas suffisamment éclaircie. Or, ce n’est pas assez d’une peine décernée par ces tribunaux censoriens, il faut de plus une note, non un décret qui inflige un supplice, mais qui se termine par une simple admonestation, qui imprime aux coupables une légère note d’infamie, et qui les châtie par une sorte de rougeur dont elle couvre leur visage.

Aphorisme 41.

Dans les tribunaux censoriens, lorsqu’il s’agit de grands crimes, de grands attentats, il faut punir les actes commencés et les actes moyens, quoique l’effet consommé ne s’ensuive pas : et que telle soit la principale destination de ces tribunaux, attendu qu’il importe, et à la sévérité, que les commencemens des crimes soient punis ; et à la clémence, qu’on empêche de les consommer, en punissant les actes moyens.

Aphorisme 42.

Il faut sur-tout prendre garde que, dans les tribunaux censoriens, on ne supplée au défaut de loi, dans les cas que la loi n’a pas tant omis que méprisés, les regardant ou comme trop peu importans, ou comme trop odieux, et comme tels, indignes de remèdes.

Aphorisme 43.

Mais, avant tout, il importe à la certitude des loix (ce qui est notre objet actuel) d’empêcher ces tribunaux de s’enfler et de se déborder tellement que, sous prétexte d’adoucir la rigueur de la loi, ils n’aillent jusqu’à l’affoiblir, et, pour ainsi dire, à en relâcher, à en couper les nerfs en ramenant tout à l’arbitraire.

Aphorisme 44.

Que ces tribunaux prétoriens n’aient pas le droit de décréter contre un statut formel ; car, si l’on souffre, cela, bientôt le juge deviendra législateur ; et tout dépendra de son caprice.

Aphorisme 45.

Chez quelques-uns, il est reçu que les jurisdictions qui prononcent suivant le juste et le bon, et ces autres qui prononcent selon le droit strict, doivent être attribuées aux mêmes tribunaux ; d’autres veulent avec plus de raison, qu’elles le soient à des tribunaux différens et séparés ; car ce ne seroit plus garder la distinction des cas, que de faire un tel mélange de juridictions : mais alors l’arbitraire finiroit par attirer à lui la loi même.

Aphorisme 46.

Ce n’étoit pas sans raison que, chez les Romains, étoit passé en usage l’album du préteur ; album sur lequel il prescrivoit et publioit d’avance la manière dont il rendroit la justice, et quelle espèce de droit il suivroit : à leur exemple, dans les tribunaux censoriens, les juges doivent, autant qu’il est possible, se faire des règles certaines, et les afficher publiquement. En effet, la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge ; et le meilleur juge, celui qui laisse le moins à sa propre volonté. Mais nous traiterons plus amplement de ces tribunaux, lorsque nous en viendrons au lieu où il sera question des jugemens. Nous n’en parlons ici qu’en passant et en tant qu’ils aident à se tirer d’affaire, dans les cas omis par la loi, et en tant qu’ils y suppléent.

De la rétrospection des loix.
Aphorisme 47.

Il est une certaine manière de suppléer les cas omis, qui a lieu lorsqu’une loi, montant, pour ainsi dire, sur une autre loi, tire avec elle ces cas omis. C’est l’effet de ces loix et de ces statuts qui regardent en arrière, comme on le dit ordinairement : sorte de loix qu’on ne doit employer que très rarement et avec les plus grandes précautions ; car nous n’aimons point à voir Janus au milieu des loix.

Aphorisme 48.

Celui qui, par des subtilités et des argument captieux, élude et circonscrit les paroles ou l’esprit d’une loi, mérite que la loi suivante l’enlace lui-même. Ainsi, dans les cas de dol et d’évasion frauduleuse, il est juste que les loix regardent en arrière, et qu’elles se prêtent un mutuel secours, afin que celui dont l’esprit travaille pour éluder et ruiner les loix présentes ait tout à craindre des loix futures.

Aphorisme 49.

Quant aux loix qui appuient et fortifient les vraies intentions des actes et des instruments contre les défauts des formalités et de la marche judiciaire, c’est avec toutes sortes de raisons qu’elles embrassent le passé ; car le principal vice d’une loi qui regarde en arrière, consiste en ce qu’elle est inquiétante : mais le but de ces loix confirmatoires dont nous parlons, est de maintenir la sécurité et de consolider ce qui est déjà fait : il faut toutefois prendre garde de déraciner ce qui est déjà jugé.

Aphorisme 50.

Cependant il faut bien se garder de croire que les loix qui infirment les actes antérieurs, soient les seules qui regardent en arrière ; mais tenir aussi pour telles, celles qui renferment des prohibitions et des restrictions par rapport aux choses futures, qui ont une connexion nécessaire avec le passé. Par exemple s’il existoit une loi qui défendît à certains artisans de vendre le produit de leur travail, une telle loi parleroit dans l’avenir, mais elle agiroit dans le passé ; car ces ouvriers n’auroient plus d’autre moyen pour gagner leur vie.

Aphorisme 51.

Toute loi déclaratoire, quoique, dans son énoncé, elle ne dise pas un mot du passé, ne laisse pas de s’y appliquer par la force de la déclaration même ; car l’interprétation ne commence pas au moment où cette déclaration a lieu ; mais elle devient, pour ainsi dire, contemporaine de la loi même : ainsi ne portez point de loix déclaratoires, sinon dans les cas où les loix peuvent avec justice regarder en arrière. Mais nous terminerons ici la partie qui traite de l’incertitude des loix, dans les cas où aucune loi n’est portée. Maintenant il faut parler de cette partie qui traite des cas où il y a bien une loi, mais une loi obscure et ambiguë.

De l’obscurité des loix.
Aphorisme 52.

L’obscurité des loix tire son origine de quatre causes ; savoir : la trop grande accumulation des loix, sur-tout quand on y mêle les loix trop vieilles ; l’ambiguïté de leur expression, ou le défaut de clarté et de netteté dans cette expression ; la négligence totale par rapport aux méthodes d’éclaircir le droit, ou le mauvais choix de ces méthodes ; enfin la contradiction et la vacillation des jugemens.

De la trop grande accumulation des loix.
Aphorisme 53.

Il pleuvra sur eux des filets, dit le prophète : or il n’est point de pires filets que les filets des loix, sur-tout ceux des loix pénales : lorsque leur nombre étant immense, et que le laps de temps les ayant rendues inutiles, ce n’est plus une lanterne qui éclaire notre marche, mais un filet qui embarrasse nos pieds.

Aphorisme 54.

Il est deux manières usitées d’établir un nouveau statut : l’une confirme et consolide les statuts précédens sur le même sujet ; puis elle y fait quelque addition ou quelque changement : l’autre abroge et biffe tout ce qui a été statué jusques là ; puis reprenant le tout, elle y substitue une loi nouvelle et homogène. Nous préférons cette dernière méthode ; car l’effet de la première est que les ordonnances se compliquent et s’embarrassent les unes dans les autres : en la suivant, on remédie bien au mal le plus pressant ; mais cependant on rend le corps même des loix tout-à-fait vicieux.

Quant à la dernière, elle exige de plus grandes précautions ; car alors ce n’est pas moins que sur la loi même qu’on délibère. Il faut donc, avant de porter la loi, bien examiner tous les actes antérieurs et les bien peser ; mais aussi le fruit de cette méthode est de mettre pour l’avenir toutes les loix parfaitement d’accord.

Aphorisme 55.

C’étoit un usage établi chez les Athéniens, par rapport à ces chefs de loix contraires, qu’ils qualifioient d’ Antinomies, de nommer chaque année six personnes pour les examiner ; et lorsqu’absolument ils ne pouvoient les concilier, de les proposer au peuple, afin qu’il statuât sur ce point quelque chose de certain et de fixe. À cet exemple, ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, doivent, tous les trois, tous les cinq ans, ou après telle autre période qu’on aura choisie, remanier ces Antinomies ; mais que des hommes délégués ad hoc les examinent et les préparent, pour les présenter ensuite aux comices, afin que ce qu’on aura dessein de conserver, soit établi et fixé par les suffrages.

Aphorisme 56.

Et ces chefs de loix contraires, il ne faut pas prendre trop de peine et se donner la torture pour les concilier et pour sauver le tout par des distinctions subtiles et recherchées ; car ce ne seroit là qu’une sorte de toile tissue par l’esprit. Et quoiqu’un pareil travail ait un certain air de modestie et de respect pour ce qui est établi, on doit néanmoins le regarder comme très-nuisible ; attendu qu’il ne fait, de tout le corps des lois, qu’un tissu inégal et irrégulier. Il vaut mieux abattre tout le mauvais, et ne laisser debout que le meilleur.

Aphorisme 57.

Les loix tombées en désuétude, et pour ainsi dire, usées, ne doivent pas moins que les Antinomies, être soumises à l’examen d’hommes délégués avec pouvoir de les supprimer. Car, une loi expresse qui est tombée en désuétude, n’étant pas pour cela régulièrement abrogée, il arrive de là que ce mépris pour les loix trop vieilles réjaillit sur les autres, et leur fait perdre quelque peu de leur autorité. Et il en résulte quelque chose de semblable au supplice de Mézence ; je veux dire que les loix vivantes périssent par leurs embrassemens avec les loix mortes. Il ne faut épargner aucune précaution pour garantir les loix de la gangrène.

Aphorisme 1.

Je dirai plus, que les tribunaux prétoriens aient le droit de décréter contre les statuts trop anciens qui n’ont point été promulgués de nouveau. Car bien qu’on n’ait pas eu tort de dire, qu’il ne faut pas que personne soit plus sage que les loix, néanmoins cette maxime ne doit s’entendre que des loix qui veillent, et non de celles qui dorment.

Quant aux statuts plus récens, qui se trouvent être contraires au droit public, ce n’est pas aux préteurs, mais aux rois, à des conseils plus augustes, aux puissances suprêmes, qu’il appartient d’y remédier, en suspendant leur exécution, par des édits ou des actes, jusqu’au retour des comices, ou de toute autre assemblée de cette nature, qui ait le pouvoir de les abroger ; et cela de peur qu’en attendant, le salut du peuple ne périclite.

Sur les nouveaux digestes de loix.
Aphorisme 59.

Que si les loix, à force de s’entasser les unes sur les autres, ont acquis un volume si énorme, et sont tombées dans une si grande confusion, qu’il soit devenu nécessaire de les remanier en entier et de les réorganiser, pour n’en former qu’un seul corps plus sain et plus agile, c’est de ce travail qu’avant tout il faut s’occuper : une telle œuvre tenez-la pour une entreprise vraiment héroïque, et croyez que ceux qui l’exécutent, méritent de tenir place parmi les législateurs ou les réformateurs.

Aphorisme 60.

Or, cette espèce de purification des loix, ce nouveau digeste, cinq choses sont nécessaires pour l’achever 1°. Il faut supprimer les loix trop vieilles, que Justinien qaalifioit de vieilles fables. 2°. Bien choisir, parmi les antinomies, les loix les mieux éprouvées, en abolissant les contraires. En troisième lieu, rayer aussi les homoïonomies, c’est-à-dire, les loix qui ont le même son, et qui ne sont que des répétitions d’une même chose ; bien entendu que, parmi ces loix, vous choisirez la plus parfaite, laquelle tiendra lieu de toutes. 4°. S’il se trouve des loix qui ne décident rien, mais qui se contentent de proposer des questions, les laissant indécises, supprimez-les également. 5°. Quant à celles qui sont trop verbeuses et trop prolixes, il faut en rendre le style plus concis et plus serré.

Aphorisme 1.

En formant le nouveau digeste, il faut mettre, d’un côté, les loix reçues à titre de droit commun, et d’une origine, en quelque manière, immémoriale ; de l’autre, les statuts qu’on y a ajoutés de temps en temps, rédiger distinctement ces deux espèces de loix, et faire de chacune un corps à part ; attendu qu’à bien des égards, lorsqu’il s’agit de rendre la justice, l’interprétation et l’administration du droit commun, et celle de ces statuts particuliers, ne sont point du tout la même chose. Or, c’est ce qu’a fait Tribonien, dans le digeste et dans le code.

Aphorisme 62.

Mais, dans la régénération et la réorganisation de cette sorte de loix, et des anciens livres, conservez religieusement les paroles et le texte même de la loi, fut-il nécessaire pour cela de les transcrire par centons et par petites portions ; puis mettez-les en ordre et formez-en un tissu. Car peut-être seroit-il plus aisé, et même (à envisager les principes de la droite raison) peut-être vaudroit-il mieux composer un texte tout neuf, que de coudre ainsi ensemble tous ces morceaux. Cependant, en fait de loix, c’est moins au style et à l’expression qu’il faut regarder, qu’à l’autorité et à l’antiquité, qui est comme son patron[46]. Sans quoi un pareil ouvrage aura je ne sais quoi de scholastique ; il aura plutôt l’air d’une méthode, que d’un corps de loi intimant des ordres.

Aphorisme 63.

En formant le nouveau digeste, il ne faut pas supprimer tout-à-fait les anciens livres, et les condamner à un oubli total : mais les laisser subsister dans les bibliothèques seulement, sans permettre au grand nombre et à toutes sortes de personnes d’en faire usage. En effet, dans les causes les plus graves, il ne sera pas inutile de considérer les changemens et l’enchaînement des anciennes loix et d’y donner un coup d’œil : on ne peut disconvenir que ce vernis d’antiquité dont on couvre les institutions nouvelles, ne leur donne je ne sais quoi d’auguste et d’imposant. Or, ce nouveau corps de loix, c’est à ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, qu’il appartient de le consolider ; de peur que, sous prétexte de digérer les anciennes loix, on n’impose invisiblement des loix nouvelles.

Aphorisme 64.

Cette restauration des loix, il seroit à souhaiter qu’on la fît dans des temps qui, pour les lumières et les connoissances, l’emportassent sur ces temps plus anciens, dont on remanie les actes et le travail ; et malheureusement, dans cette refonte de Justinien, le contraire est arrivé. Car quoi de plus malheureux que de s’en rapporter au discernement et au choix des siècles moins sages et moins savans, pour mutiler l’œuvre des anciens et la recomposer ? Cependant trop souvent ce qui n’est rien moins que le meilleur, ne laisse pas d’être nécessaire. Mais en voilà assez sur cette obscurité des loix, qui résulte de leur excessive et confuse accumulation. Parlons maintenant de l’ambiguïté et de l’obscurité dans leur expression.

De l’expression obscure et équivoque des loix.
Aphorisme 65.

L’obscurité dans l’expression des loix vient, ou de ce qu’elles sont trop verbeuses, trop bavardes, ou au contraire, de leur excessive brièveté ; ou enfin, de ce que le préambule de la loi est en contradiction avec le corps même de cette loi.

Aphorisme 66.

Il est temps de parler de cette obscurité des loix qui résulte de leur mauvaise expression. Le bavardage et la prolixité qui est passée en usage dans l’expression des loix, ne nous plaît guère. Et loin que ce style diffus n’atteigne le but auquel il vise ; au contraire, il lui tourne le dos. Car en prenant peine à spécifier et à exprimer chaque cas particulier en termes propres et convenables, se flatte-t-on en vain de donner ainsi aux loix plus de certitude ; on ne fait, au contraire, par cela même, qu’enfanter une infinité de disputes de mots. Et grâce à ce fracas de mots, l’interprétation, suivant l’esprit de la loi, laquelle est la plus saine et la mieux fondée, n’en marche que plus difficilement[47].

Aphorisme 67.

Il ne faut pas pour cela donner dans une brièveté trop concise ou affectée, pour donner aux loix un certain air de majesté, et un ton plus impératif, surtout de notre temps, de peur qu’elle ne ressemble à la règle de Lesbos[48]. Ce qu’il faut affecter c’est seulement le style moyen, en choisissant des expressions générales bien déterminées ; lesquelles, sans spécifier minutieusement tous les cas qu’elles comprennent, ne laissent pas d’exclure visiblement tous ceux qu’elles ne comprennent pas.

Aphorisme 68.

Dans les loix ordinaires et politiques, pour l’intelligence desquelles on n’a point recours à un jurisconsulte, et l’on ne s’en rapporte qu’à son propre sens, tout doit être expliqué plus en détail et proportionné à l’intelligence du vulgaire : tout, en ce genre, doit, pour ainsi dire, être montré du doigt.

Aphorisme 69.

Quant à ces préambules de loix, qui autrefois étoient réputés ineptes, et dans lesquels les loix ont l’air de disputer et non de donner des ordres, ils ne nous plairoient guère, si nous étions capables de supporter les coutumes antiques. Mais, eu égard au temps où nous vivons, trop souvent ces préambules de loix sont nécessaires ; non pas tant pour expliquer la loi, que pour la persuader, pour se ménager la facilité de la présenter aux comices ; en un mot, pour contenter le peuple. Quoi qu’il en soit, autant qu’il est possible, évitez ces préambules, et que la loi commence à la jussion[49].

Aphorisme 70.

Bien que ce qu’on appelle ordinairement préfaces ou préambules de la loi, fournisse quelquefois des lumières pour en bien saisir l’intention et l’esprit, néanmoins on ne doit pas s’en servir pour donner à cette loi plus d’extension et de latitude. Car souvent le préambule se saisit de certains faits plausibles et spécieux à titre d’exemples, quoique la loi ne laisse pas d’embrasser beaucoup plus[50] ; ou qu’au contraire la loi renferme des restrictions et des limitations dont il n’est pas besoin d’insérer la raison dans le préambule. Ainsi c’est dans le corps même de la loi qu’il faut chercher ses dimensions et sa latitude ; car souvent le préambule tombe en deçà ou en delà.

Aphorisme 71.

Mais il est une manière très vicieuse d’exprimer les loix : par exemple lorsque les cas que la loi a en vue sont exprimés en détail dans le préambule ; car alors le préambule s’insère et s’incorpore à la loi même, ce qui y jette de l’obscurité et n’est rien moins que sûr ; parce qu’ordinairement on n’examine et l’on ne pèse pas avec le même soin les paroles du préambule, que celles qu’on emploie dans le corps même de la loi. Nous traiterons plus amplement cette partie qui a pour objet l’incertitude des loix résultante de leur mauvaise expression, quand il sera question de l’interprétation des loix. En voilà assez sur l’obscurité dans l’expression des loix : il est temps de parler de la manière d’éclaircir le droit.

Des différentes manières d’éclaircir le droit et d’y lever les équivoques.

Il est cinq manières d’éclaircir le droit et de lever les équivoques ; savoir ; les recueils de jugemens, les écrivains authentiques, les livres auxiliaires, les leçons ; enfin les réponses ou les consultations des habiles jurisconsultes. Tous ces moyens, s’ils sont tels qu’ils doivent être, sont d’un grand secours pour remédier à l’obscurité des loix.

Sur l’enregistrement des sentences.
Aphorisme 72.

Avant tout, ces jugemens rendus dans les tribunaux suprêmes et principaux, et dans les causes les plus graves, surtout dans les causes douteuses et dans toutes celles qui présentent quelque difficulté et quelque nouveauté, il faut les recueillir avec autant d’exactitude que de sincérité. Car les jugemens sont les ancres des lois comme les loix sont les ancres des républiques.

Aphorisme 73.

Voici quelle doit être la manière de recueillir ces jugemens et de les consigner dans des écrits. Écrivez les cas avec précision et les jugemens avec exactitude ; ajoutez-y les raisons des juges, je veux dire, celles que les juges ont alléguées pour motiver leurs jugemens ; ne mêlez point avec les cas principaux, l’autorité des cas cités en exemples. Quant aux plaidoyers des avocats, à moins qu’il ne s’y trouve quelque chose d’excellent, n’en dites rien.

Aphorisme 74.

Les personnes chargées de recueillir les jugemens de cette espèce, doivent être choisies parmi les plus savans avocats, et il faut leur allouer d’amples honoraires sur le trésor public. Les juges doivent s’abstenir de tout écrit de cette espèce ; de peur que trop attachés à leurs propres opinions, et s’appuyant trop sur leur propre autorité, ils ne passent les limites prescrites à un simple réferendaire.

Aphorisme 75.

Digérez aussi ces jugemens suivant l’ordre et la suite des temps, non sous une forme méthodique et par ordre de matières ; car les écrits de cette nature sont comme les histoires et les narrations des jugemens ; et non-seulement les actes mêmes, mais encore le temps où ils ont eu lieu, donnent des lumières à un juge prudent.

Des écrivains authentiques.
Aphorisme 76.

Les loix mêmes qui constituent le droit commun ; puis les constitutions ou les statuts ; en troisième lieu, ces jugemens enregistrés : voilà les seuls matériaux qui doivent composer le corps du droit. Quant à d’autres document authentiques, ou il n’en est point ; ou s’il en est, il ne faut les admettre qu’avec réserve.

Aphorisme 77.

Il n’est rien qui importe à la certitude des loix dont nous traitons ici, autant que le soin de réduire les écrits authentiques à une étendue modérée, et de se débarrasser du nombre immense des auteurs et des maîtres en ce genre ; masse énorme dont l’effet est que l’esprit de la loi est comme lacéré ; que le juge s’étonne ; que les procès deviennent éternels et que l’avocat lui-même, désespérant de pouvoir lire avec assez d’attention tant de livres, et de se voir jamais au-dessus d’un pareil travail, recherche les abrégés et va au plutôt fait. On pourroit tout au plus recevoir et tenir pour authentiques, soit une bonne glose, soit un petit nombre d’auteurs classiques, ou plutôt quelques petite portion d’un petit nombre d’écrivains. Quant aux autres, ils pourroient encore être de quelque usage dans les bibliothèques où on les laisseroit subsister, afin que les juges et les avocats pussent au besoin y jeter un coup d’œil. Mais dès qu’il s’agit de plaider, ne permettez pas qu’on les cite au barreau, et qu’ils fassent autorité.

Des livres auxiliaires.
Aphorisme 78.

Mais ne souffrez pas que la science et la pratique du droit soient dénuées de livres auxiliaires. Ces livres sont de six espèces ; savoir : les institutions ; ceux qui traitent de la signification des mots ; les règles du droit ; les antiquités des loix ; les sommes et les formules des actions.

Aphorisme 79.

Le meilleur livre, pour préparer les jeunes-gens et les novices à étudier les parties les plus difficiles du droit, à puiser dans cette science plus aisément et plus profondément, et a s’en bien pénétrer, ce sont les institutions : ainsi donnez à ces institutions un ordre clair et facile à saisir. Dans cet ouvrage-là même, parcourez tout le droit privé, non en supprimant certaines choses, et vous arrêtant sur d’autres plus qu’il ne faut, mais en touchant chaque point avec une certaine brièveté, afin qu’à l’élève, qui se dispose à lire, avec toute l’attention requise, le corps même des loix, il ne se présente plus rien qui soit tout-à-fait nouveau pour lui, et dont il n’ait par avance quelque notion, quelque teinture. Quant au droit public, ne le touchez pas dans les institutions ; car ce droit-là, c’est aux sources mêmes qu’il faut le puiser.

Aphorisme 80.

Composez un ouvrage pour expliquer les termes du droit ; mais sans vous attacher trop laborieusement, trop minutieusement à les expliquer et à en déterminer la signification. Car il ne s’agit pas ici de chercher des définitions exactes de ces mots ; mais seulement des explications qui aident à entendre les livres de droit. Or, ce traité-là, il ne faut pas en ranger les matières par ordre alphabétique ; ordre qu’on pourra réserver pour quelque index ; mais il faut mettre ensemble tous les mots qui se rapportent à un même sujet, afin qu’ils se prêtent un mutuel secours, et que l’un aide à entendre l’autre.

Aphorisme 81.

S’il est encore un ouvrage qui puisse contribuer à la certitude des loix, c’est un traité bien fait et bien soigné sur les règles du droit. Et telle est l’importance d’un ouvrage de cette nature, qu’il mérite d’être commis aux plus grands génies et aux plus habiles jurisconsultes ; car ce que nous avons en ce genre, ne nous plaît pas trop. Or, ces règles qu’il faut ainsi rassembler, ce ne sont pas seulement les règles connues et rebattues, mais aussi d’autres règles plus subtiles et plus profondes, que l’on pourra extraire de la relation réciproque des loix et des choses jugées, du tout ensemble, et telles que l’on en trouve dans les meilleures rubriques. Ce sont comme autant de conseils dictés par la raison universelle, lesquels s’étendent aux diverses matières de la loi ; c’est comme le lest du droit.

Aphorisme 82.

Mais il ne faut pas prendre les déclarations, les décisions du droit pour autant de règles ; et c’est ce que trop souvent l’on fait avec assez peu de jugement. Si l’on suivait cette méthode, il y auroit autant de règles que de lois ; car la loi n’est autre chose qu’une règle qui commande ; mais on ne doit tenir pour règle que ce qui est inhérent à l’essence même de la justice, et c’est parce qu’il est de tels principes, que le plus souvent, dans le droit écrit des états divers, on trouve presque les mêmes règles, qui varient toutefois en raison des formes particulières de gouvernement.

Aphorisme 83.

Après avoir énoncé la règle à l’aide d’un assemblage de mots, précis et solide, ajoutez-y les exemples et les décisions des cas ; mais sur-tout les distinctions les plus justes qui peuvent servir à les expliquer ; ou les exceptions qui peuvent les limiter. Enfin, tout ce qui, par son analogie, peut servir à étendre cette même règle.

Aphorisme 84.

On a raison de dire qu’il ne faut pas tirer le droit des règles ; mais au contraire puiser les règles dans le droit positif. Et ces mots de la règle, il ne faut pas y chercher une preuve, comme si c’était le texte d’une loi ; car la règle n’établit pas la loi, mais ce n’est tout au plus qu’une sorte de boussole qui l’indique [51].

Aphorisme 85.

Outre le corps même du droit, il sera encore utile de jeter un coup d’œil sur les antiquités des loix auxquelles, quoique leur autorité se soit évanouie, est encore attachée une certaine vénération. Or, on doit regarder comme antiquités les écrits sur les loix et les jugemens, publiés ou non, qui, pour le temps, ont précédé le corps même des loix ; et il faut tâcher de ne les pas perdre. Ainsi, extrayez-en ce qui peut s’y trouver de plus utile ; car on y trouve bien des choses inutiles et frivoles ; et rédigez-les en un seul volume, de peur que les vieilles fables, pour employer l’expression de Trébonien, ne se mêlent avec les loix mêmes.

Aphorisme 86.

Il importe fort à la pratique de digérer la totalité du droit sous la forme de lieux, et par ordre de matière ; genre d’ouvrage auquel on pourra recourir au besoin, et qui sera comme une sorte de magasin pour les usages journaliers. Ces livres sommaires mettent en ordre ce qui est épars, et abrègent ce que la loi a de trop diffus et de trop prolixe. Mais prenez garde que ces sommes ne rendent les hommes ardens pour la pratique, et paresseux à étudier la science même ; car leur destination est tout au plus d’aider à repasser le droit, et non d’aider à l’apprendre. Or, ces sommes il faut les composer avec autant de bonne foi que de soin et de jugement, de peur qu’elles ne fassent un larcin aux loix.

Aphorisme 87.

Recueillons aussi les diverses formules judiciaires en chaque genre d’affaires. Elles sont d’un grand secours pour la pratique, nous révélant les oracles des loix, et dévoilant ce qu’elles ont de plus caché ; car il s’y trouve bien des choses qui ne sont pas faciles à saisir : mais dans les formules judiciaires, on les voit plus clairement et plus en détail ; il en est de cela comme du poing et de la main ouverte[52].

Des réponses et des consultations.
Aphorisme 88.

Quant à ces doutes particuliers qui s’élèvent de temps en temps, il faut avoir un moyen pour les dissiper ; car il est malheureux pour ceux qui voudroient se garantir de l’erreur, de ne point trouver de guide. Il l’est alors que l’acte même périclite, et qu’il n’y ait point, avant que l’affaire soit décidée, de moyen pour connoître le droit.

Aphorisme 89.

Que les réponses, soit des avocats, soit des docteurs, à ceux qui les consultent sur le droit, aient une telle autorité, qu’il ne soit pas permis au juge de s’en écarter ; c’est ce qui ne nous plait point du tout ; car c’est des seuls juges assermentés qu’il faut tirer le droit.

Aphorisme 90.

Qu’on essaie les jugemens à l’aide de causes et de personnes feintes, afin d’entrevoir d’avance quelle pourra être la règle de la loi ; c’est ce qui ne nous plaît pas davantage. Car un tel jeu qui rabaisse la majesté des loix, doit être regardé comme une sorte de prévarication, et il est indigne de donner aux jugemens un air de jeu comique.

Aphorisme 91.

Ainsi, que les jugemens et les réponses à ces consultations n’appartiennent qu’aux seuls juges, les premiers, par rapport aux affaires actuellement pendantes ; les dernières, relativement aux questions difficiles qui sont actuellement sur le tapis. Or, ces consultations sur les affaires soit privées, soit publiques, ce n’est pas aux juges mêmes qu’il faut les demander (car si l’on se mettoit sur ce pied, le juge se changeroit en avocat) ; mais c’est au prince, c’est à l’état qu’il faut les demander, et c’est de là qu’elles doivent passer aux juges. Puis les juges, appuyés d’une telle autorité, entendront les plaidoyers des avocats, choisis par ceux que l’affaire regarde, ou assignés par les juges mêmes, s’il est nécessaire ; ils entendront les raisons de part et d’autre ; enfin, l’affaire bien considérée, ils feront droit et prononceront leur sentence. Que les consultations de cette espèce soient rapportées parmi les jugemens rendus publiquement, et qu’elles jouissent d’une égale autorité.

Des leçons.
Aphorisme 92.

Quant aux leçons et aux exercices nécessaires à ceux qui s’appliquent l’étude du droit, qu’on les règle et qu’on les ordonne de manière qu’ils tendent à terminer les questions et les controverses sur le droit, plutôt qu’à les exciter. À la manière dont on s’y prend aujourd’hui, il semble qu’on ouvre école exprès pour multiplier les altercations et les disputes sur le droit, comme pour faire montre de son esprit : abus fort ancien ; un vrai mal car, chez les anciens aussi, l’on faisoit gloire de se partager en sectes et en factions, par rapport à une infinité de questions de droit, et de travailler plus à les fomenter, qu’à les éteindre.

De la vacillation des jugemens.
Aphorisme 93.

Les jugemens vacillent, ou parce que la sentence n’est pas assez mûrie, et qu’on se presse trop de la rendre, ou par la jalousie réciproque des divers tribunaux, ou à cause du peu de bonne foi et d’intelligence avec lequel on enregistre les jugemens, ou parce qu’on offre trop de facilité à la rescision ; il faut donc pourvoir à ce que les jugemens n’émanent qu’après une délibération bien mûre ; à ce que les tribunaux se respectent mutuellement ; enfin, à ce que les jugemens soient recueillis avec autant de bonne foi que d’intelligence. Que la voie à la rescision des jugemens soit étroite, scabreuse, et comme semée de chausse-trapes.

Aphorisme 94.

Si un jugement, ayant été rendu sur un certain cas, dans tel des principaux tribunaux, il intervient, dans un autre tribunal, un cas semblable, qu’on ne procède pas au jugement avant que consultation à ce sujet n’ait été faite dans quelque compagnie composée de juges supérieurs ; car si par hazard il est absolument nécessaire de casser quelque jugement, il faut du moins l’enterrer avec honneur.

Aphorisme 95.

Que les tribunaux soient sujets à ferrailler les uns contre les autres, et qu’il y ait conflit de juridiction, c’est un inconvénient attaché à l’humanité ; et il ne faut pas pour cela qu’en vertu de cette inepte maxime, qui dit : qu’un bon juge, un juge vigoureux, doit travailler à étendre la jurisdiction de son tribunal ; il ne faut pas, dis-je, nourrir ce vice de constitution, et user de l’éperon, où le frein seroit nécessaire. Mais qu’en vertu de cet esprit contentieux, les divers tribunaux se permettent de casser les jugemens les uns des autres, quoiqu’ils ne ressortissent point à leurs juridictions, c’est un abus insupportable, et auquel les rois, les sénats, et en général, le gouvernement ne doit pas manquer de remédier avec vigueur. Car, quel plus mauvais exemple que de voir les tribunaux, qui sont destinés à établir la paix, s’appeler pour ainsi dire, en duel.

Aphorisme 96.

Ne montrez pas trop d’inclination et de facilité pour la resci$ion des jugemens, soit par la voie d’appel, ou par les impétitions d’erreur, ou les révisions, ou d’autres semblables moyens. Chez quelques-uns il est reçu que l’affaire doit être évoquée au tribunal supérieur, comme si elle étoit encore toute neuve, sans égard, au premier jugement, et le sursis ayant tout-à-fait lieu. D’autres veulent que le jugement même subsiste dans toute sa vigueur ; mais que l’exécution seulement cesse d’avoir lieu. Or, où l’un ni l’autre ne nous plaît, à moins que les tribunaux par lesquels le jugement a été rendu, ne soient tout-à-fait du dernier ordre. Nous aimerions mieux que le jugement subsistât, et qu’on procédât à l’exécution ; pourvu toutefois que caution fût donnée par le défendeur pour les dépens et dommages, au cas que le jugement encourût la rescision.

Ce sommaire sur la certitude des loix suffira pour donner un exemple du reste de ce digeste que nous projetons ; ainsi nous avons désormais terminé la doctrine civile, eu égard du moins à la manière dont nous avons cru devoir la traiter. Terminons en même temps la philosophie humaine, et avec elle, la philosophie en général. Enfin, respirant quelque peu et tournant nos regards vers ce que nous avons laissé derrière nous, nous pensons que ce traité que nous venons de donner, ressemble assez à ces préludes à l’aide desquels les musiciens essaient leurs instrumens lorsqu’ils les mettent d’accord ; prélude qui, à la vérité, a je ne sais quoi de rude et de désagréable à l’oreille mais dont l’effet sera que tout le reste n’en paroîtra que plus doux. C’est précisément dans cet esprit qu’en accordant la lyre des muses, et en la mettant au véritable ton, nous la mettons en état de rendre, sous les doigts des autres et sous leur archet, des sons plus mélodieux. Certes, lorsque, mettant sous nos yeux la disposition du temps où nous vivons ; temps ou les lettres semblent être revenues trouver les mortels pour la troisième fois, et que nous considérons en même temps les grands moyens, les grandes ressources dont elles sont armées dans cette troisième visite ; la pénétration et la profondeur qui distingue un si grand nombre de génies de notre siècle ; ces monumens admirables que les anciens nous ont laissés dans leurs écrits, et qui sont comme autant de flambeaux placés devant nous pour éclairer notre marche ; l’art typographique, qui, d’une main libérale, distribue des livres aux gens de tout état ; ces grandes navigations par lesquelles l’océan a comme ouvert son sein à tous les mortels, voyages auxquels on a dû une infinité d’expériences inconnues aux anciens, et qui ont fait prendre à l’histoire naturelle un accroissement immense ; ce loisir et cette tranquillité dont jouissent si complètement les meilleurs esprits dans les royaumes et les différentes provinces de l’Europe ; les hommes de cette classe étant aujourd’hui moins embarrassés dans les affaires publiques, qu’ils ne le furent chez les Grecs, dont le gouvernement étoit populaire ; ou chez les Romains, à cause de l’étendue de leur empire ; cette paix dont jouissent, à cette époque, la grande Bretagne, l’Espagne, l’Italie, la France même en ce moment et une infinité d’autres contrées qui ne sont pas en petit nombre ; l’épuisement de tout ce qu’il semble qu’on pouvoit imaginer ou dire sur les controverses de religion, qui depuis si long-temps détournoient les esprits des autres genres d’études ; l’éminente et souveraine érudition de Votre Majesté à laquelle semblent se rallier tous les esprits, comme les oiseaux au phénix ; enfin, cette propriété inséparable du temps, qui lui est comme inhérente, et dont l’effet est que la vérité va se découvrant de jour en jour : quand, dis-je, je réfléchis sur tout cela, il ne se peut que je n’élève assez haut mes espérances, pour penser que cette troisième période des lettres remportera de beaucoup sur les deux autres périodes qui eurent lieu chez les Grecs et les Romains ; pourvu que les hommes veuillent connoître avec autant de sincérité que de jugement, et leurs forces réelles, et ce qui leur manque à cet égard ; et que, se passant pour ainsi dire, de main en main, le flambeau des sciences, et non le boute-feu de la contradiction, ils regardent la recherche de la vérité comme la plus noble des entreprises, et non comme un objet d’amusement ou d’ornement ; qu’ils signalent leur magnificence et emploient leurs fortunes dans des choses solides et dignes de leur attention au lieu de les consumer à des choses triviales et qui se trouvent sous la main. Quant à ce qui regarde nos propres travaux, s’il plaisoit à quelqu’un d’en faire un sujet de critique, il n’y gagneroit autre chose que de tirer de nous ce mot qui est le témoignage d’une souveraine patience : frappe, mais écoute. Que les hommes nous critiquent autant qu’ils le voudront ; mais du moins qu’ils prêtent l’oreille, et qu’ils fassent attention à ce que nous leur disons ; et ce seroit choisir une voie d’appel très légitime (quoique peut-être un tel expédient ne fut pas des plus nécessaires) que d’en appeler des premières pensées des hommes à leurs secondes pensées, et du siècle présent à la postérité. Venons donc à cette science qui a manqué aux deux premières périodes ; car un si grand bonheur ne leur fut point accordé, je veux dire, à la théologie sacrée, à celle qui est inspirée par la divinité même, et qui est, par rapport à tous les travaux et tous les voyages humains, comme le port, le lieu du repos.

    décliner, vous allez criant par-tout que les arts sont tombés, vous faites par cela même, qu’ils tombent encore plus rapidement. Le vrai moyen, pour les aider à se relever, c’est de dire qu’ils se relèvent ; c’est encore là un de ces cas où la prédiction d’un événement contribue à l’événement prédit, parce que les craintes ou les espérances que fait naître cette prédiction, excitent tes hommes à faire tout ce qui est nécessaire pour que l’événement ait lieu. Souvent pour obtenir ce qu’on désire, il ne faut que l’espérer fortement et agir en conséquence.

  1. Elle suffit pour les faire subsister ; mais elle ne suffit pas pour les rendre heureuses. Or, c’est du bonheur qu’il s’agit.
  2. Et par cette même raison, lorsque l’édifice s’est écroulé, il est plus difficile, et sur-tout plus dangereux de rebâtir ; car alors ce sont les hommes qui servent de pierres, et le sang qui sert de mortier ; combien de telles pierres il faut briser, pour en bien placer une !
  3. Lorsque Bacon suppose l’homme isolé, avant de le considérer comme réuni en société, il suppose ce qui n’est pas ; car à proprement parler, en aucun temps l’homme n’est seul en ce monde ; et lorsqu’il peut tirer son corps de la société, son esprit le remet dans la foule. En quelque coin obscur qu’il aille se cacher, il est toujours, par ses souvenirs et sa prévoyance, en fort nombreuse compagnie ; il est affecté comme s’il y étoit réellement. Or, c’est cette manière dont il est affecté, qui importe ici.
  4. Sous peine d’être haï ou méprisé ; car ce sont là les deux inconveniens entre lesquels on marche continuellement, et l’on tombe dans l’un par une excessive politesse ; et dans l’autre, par une excessive rusticité. L’homme perpétuellement poli, on marche dessus, attendu qu’on ne le craint pas ; l’homme rustique, on le~fuit, attendu qu’on le craint ; l’homme recherché, c’est celui qui sait assaisonner et couper ses politesses par quelques demi-impertinences qui les font valoir ; celui-là on ne sait pas au juste si on l’aime ou si on le craint et voilà précisément pourquoi on le respecte.
  5. Et le plus facile moyen pour créer l’occasion c’est quelquefois de dire que l’occasion est venue ; par exemple si, désolé de voir les arts
  6. Chaque jour un homme payé ad hoc, monte sur une haute tour, et y répand du grain pour les oiseaux du ciel. D’autres mettent en pension un vieux cheval, un vieux bœuf, un vieux chien, qui ne peut plus leur être utile et auquel ils se croient obligés de l’être à leur tour ; et c’est ainsi que par la compassion pour les animaux, ils s’exercent à la commisération pour les hommes.’ Les animaux sont, à plus d’un égard, nos semblables puisqu’ils sont comme nous sujets à la douleur, capables d’affection, de reconnoissance. Il existe des relations sociales, des devoirs de nous à eux, puisqu’ils nous sont utiles et qu’ils savent nous aimer.
  7. Ce sont presque toujours des hommes sévères, un peu durs, et même un peu cruels, qui montent la machine de chaque état. Tel fut Junius-Brutus dans l’ancienne Rome, et Sixte-Quint dans la nouvelle ; et la machine va jusqu’à ce qu’un homme foible soit chargé de la gouverner. C’est que le premier effet de toute institution politique doit être de faire trembler les méchans, pour rassurer les gens de bien ; car les gens de bien tremblent, lorsque les méchans marchent têtes levées : des loix sévères et rigoureusement observées ne gènent que ceux qu’elles doivent gêner.
  8. Et si ces autres ne sont pas coupables, M. le Chancelier ?
  9. Salomon, dans sa vieillesse, s’apercevoit que ses courtisans le quittoient, et se rangeoient autour de son fils Roboam. C’est ce dont il se plaint ici en termes généraux et figurés. Au reste nous avons été obligés d’ajouter quelques mots au texte, sans quoi la traduction eût été inintelligible.
  10. Ou, ce qui revient au même, de les engager par force à aller un peu plus loin lutter contre cette indigence.
  11. Tel fut à Athènes le jugement d’Hipparque contre Harmodius et Aristogiton ; à Rome celui d’Appius-Claudius contre Virginie ; deux jugegemens qui ont causé deux révolutions. L’homme aime naturellement la liberté ; mais il est paresseux, timide, esclave de l’habitude ; il n’est qu’un trait criant d’injustice, soit une voie de fait ou un jugement inique, qui le mettent en état de surmonter ces trois causes d’inertie, par la force que lui donne l’indignation portée à son comble ; car ce sont ces trois causes qui, avec ses faux besoins, forgent et rivent ses fers.
  12. L’exemple n’est pas loin.
  13. Les beaux discours ne sont que le supplément des bonnes actions, et l’on apprend à bien dire, pour se dispenser de bien faire.
  14. L’extrême circonspection, dans un pareil temps, est une véritable imprudence : elle se fait trop remarquer ; elle irrite la tyrannie ; et le tyran, ou ses suppôts, se plaisent à mettre en défaut cette excessive prudence.C’est ce que j’ai observé plusieurs fois dans notre révolution. J’ai vu des hommes qui posoient avec soin toutes leurs démarches tous leurs mots, et qui naviguoient toujours la sonde à la main, se flattant de pouvoir éviter tous les écueils. Ces excellentes têtes ont pris des mesures si justes qu’elles ont été coupées.
  15. Puisqu’elle consiste à garder en tout un certain milieu, en évitant également les deux extrêmes opposés, qui sont vicieux.
  16. Ce qui est d’autant plus étonnant, qu’il était gouverneur de Rome ; place qui le mettoit en prise à chaque instant.
  17. Il est des personnes qui ont l’adresse de ne jamais blâmer directement qui que ce soit, surtout les absens ; mais qui au contraire louent sans cesse les absens ou les morts, devant les gens de la même profession ; par ce moyen ils goûtent continuellement le plaisir de la médisance, sans jamais passer pour médisans.
  18. La plupart des livres de morale ne sont pas plus le tableau du monde moral, que les mathématiques et la physique générale ne sont le tableau du monde physique : dans les livres de l’une et de l’autre espèce, on suppose beaucoup moins de complication dans les causes qu’il ne s’y en trouve réellement ; on nous y donne des abstractions pour des réalités : mais lorsque, sortant de ces livres, on entre dans le monde, on trouve que ce qu’on croyoit si simple, est beaucoup plus composé qu’on ne l’avoit pensé et il faut alors qu’on recommence comme on auroit dû commencer, c’est-à-dire, en étudiant les individus un à un. Le vrai tableau de la vie humaine, c’est l’histoire détaillée de tels et tels individus. Les principes, les sentences, ne sont que la table, le sommaire de cette histoire ; et pour bien entendre l’abrégé, il faut avoir lu le livre même.
  19. Il est une autre raison encore plus forte pour faire marcher l’exemple devant la dissertation. Quelque forme qu’on choisisse, si l’on ne sait exciter et fixer l’attention du lecteur, on ne peut rien sur lui. Or, point d’attention forte et soutenue à espérer, si l’esprit ne s’élance vers l’objet qu’on lui présente, et ne s’y attache avec une certaine force ; en un mot, si l’esprit n’a une certaine activité. Mais l’esprit n’acquiert d’activité, qu’autant que l’imagination est ébranlée ; et les seuls objets qui aient le pouvoir d’ébranler l’imagination, ce sont les individus ou leurs images : jamais homme ne fut l’amant de la femme en général ni l’ami du genre humain ; c’est tel homme ou telle femme qu’on aime ou qu’on hait.
  20. Cette comparaison est d’autant plus juste que dans ces sentitnens par lesquels l’homme sort pour ainsi dire de lui-même, et s’étend sur tous les êtres sensibles, le sang se porte du cœur vers les extrémités, c’est-à-dire du centre à la circonférence ; et que dans les sentimens opposés, qui ramènent l’homme à son seul intérêt, et le concentrent en lui-même, le sang se porte des extrémités vers le cœur, de la circonférence au centre.
  21. Dans le premier cas, ils sont sur le théâtre ; et dans le second, ils ne sont qu’au parterre ; c’est-à-dire que dans le premier cas, ils sont regardés, et que dans le dernier, ils regardont ; ce qui est bien différent.
  22. Les praticiens n’ont pas assez de principes, ou des principes assez fixes, et les théoriciens manquent d’expérience. Ainsi la majeure étant d’un côté, et la mineure de l’autre, le syllogisme ne se complète jamais.
  23. Parce qu’il est impossible de bien faire, avec une seule main, un ouvrage qui en demande deux : et c’est en quoi consiste l’avantage de celui qui attaque un raisonnement sur celui qui l’établit ; car si de quatorze règles que le dernier est tenu d’observer pour raisonner juste, il en viole une seule, il donne prise à son adversaire ; au lieu que celui-ci n’a qu’une seule chose à considérer ; savoir, la règle violée.
  24. Il faut se rappeler ici qu’Auguste avoit ou quelque dessein de désigner pour son successeur Germanicus, époux d’Agrippine.
  25. L’appliquant, pour ainsi dire, à la question, et lui donnant la torture, pour le forcer à dire ce qu’il pense.
  26. Il est peu d’hommes qui ne trompent ; mais les uns emploient des discours pour tromper, et les autres des actions : les fripons intéressés regagnant, par leurs actions, ce qu’ils ont perdu par leurs discours, ils amorcent avec leurs langues, et pèchent avec leurs mains ; au lieu que les fripons glorieux, reprenant par leurs discours ce qu’ils ont perdu par leurs actions, effacent avec leurs langues le peu de bien qu’ils ont fait avec leurs mains. Comme il est une maxime qui dit que c’est par les actions, et non par les discours, que les hommes se font connoître, bien des gens, pour paroître des hommes, tâchent de pallier, par quelques bonnes actions très visibles, le mal qu’ils font par leurs discours ; et leurs discours, commentés par leurs manières, les font beaucoup mieux connoître que leurs actions ; car leurs actions ne s’adressent qu’à la gallerie, au lieu que leurs discours s’adressent à votre personne. On peut faire extérieurement beaucoup de bien, et être un fort méchant homme mais ce qui ne trompe point, c’est le constant et parfait accord entre les discours, les manières et les actions.
  27. C’est-à-dire qu’en chaque saison, et même à chaque instant de la vie, il faut tout-à-la-fois moissonner et semer ; moissonner, parce qu’on n’est pas certain d’exister le lendemain ; semer, parce qu’il est très probable qu’on existera. Ne penser qu’à l’une de ces deux choses, c’est ce qui fait l’avare ou le prodigue, dont l’un marche à travers l’abondance à la misère ; et dont l’autre, trouve la misère au sein de l’abondance même.
  28. C’est un renversement d’ordre : il semble qu’il faudroit plutôt partir de la connoissance de soi-même pour acquérir la connoissance des autres ; car, à proprement parler on ne connoît que ce dont on a l’expérience, et l’on n’a l’expérience que des choses que l’on a senties. Or, chacun ne sent que soi et à la rigueur, tout ce que nous savons sur les autres, se réduit à des conjectures, qui toutes ne peuvent être fondées que sur l’observation ou l’expérience de nous-mêmes : nous devinons les secrets sentimens des autres, lorsqu’ils sont à l’extérieur ce que nous étions nous-mêmes extérieurement, lorsque nous avions de tels sentimens ; ou ce que nous conjecturons que nous serions, si nous les avions : en supposant toutefois que cette manière d’être extérieure des autres ne diffère que du plus au moins de ce que nous avons été nous-mêmes dans d’autres temps. Mais réciproquement certaines choses que nous ne verrions pas d’abord en nous, parce que les passions, et sur-tout la vanité, nous aveuglent, les apercevant dans les autres où elles nous blessent, nous en devenons un peu plus capables de les découvrir en nous-mêmes ; mais il n’es est pas moins vrai que toute notre science commence à notre individu ; et que si dans l’exposition comme dans l’invention, il faut marcher du connu à l’inconnu, il faut commencer par s’étudier et se décrire soi-même.
  29. Les hommes n’épargnent guère ceux dont ils croient n’avoir rien à craindre, et ils ne manquent pas d’insulter ceux qu’ils ne craignent point, pour imposer à ceux qu’ils craignent ; et ce n’est point du tout méchanceté, mais seulement lâcheté.
  30. Les vrais partisans de la tyrannie, ce sont ceux qui, sous prétexte de pourvoir à la sûreté commune et d’humilier l’orgueil des riches, fatiguent continuellement la république par leurs discours ; ils appellent sans cesse la liberté, et par leurs mesures violentes ils appellent la servitude. Lisez attentivement l’histoire d’Athènes, de Syracuse, de Rome, etc. vous y verrez que tout homme qui aspirait à la tyrannie, s’est toujours servi de la faction excessivement populaire pour arriver à son but parce que le peuple est plus aisé à agiter et à tromper, que ceux qui ont plus de lumières et plus à perdre.
  31. Cependant le prix réel d’une chose est une de ses conséquences, puisque ce prix dépend de ses effets sur ceux auxquels elle est destinée ; mais il veut dire que ces personnes-là, jugeant bien des premières conséquences, jugent mal des dernières, de celles qui touchent au but.
  32. L’histoire qui ne dit presque jamais les choses qu’à moitié, a oublié de nous dire si ce Bias après avoir lâché une telle maxime, conserva beaucoup d’amis ; car eût-on les plus fortes raisons pour la pratiquer, il en est peut-être de plus fortes encore pour ne la pas publier ; un cœur, où une telle maxime prendrait pied, seroit à jamais fermé à la confiance et au bonheur ; et en voulant tout conserver, par une telle défiance, on perdroit tout.
  33. Une maxime qui vaudroit beaucoup mieux, ce seroit l’opposée : à la bonne heure, que mes ennemis se sauvent, pourvu que mes amis se sauvent aussi ; car on s’expose presque toujours, en frappant sur les méchans à frapper aussi sur les gens de bien entrelacés avec eux : et d’ailleurs, après avoir sauvé un méchant, on peut encore le tuer, s’il est nécessaire ; au lieu qu’après avoir tué un honnête homme, on ne peut plus le sauver.
  34. Il faut compter aussi pour quelque chose le terrible choc que leur donna Épaminondas, c’est-à-dire le concours du génie du courage et de la vertu.
  35. Voici quel étoit, à cet égard l’esprit de l’institution de Lycurgue. Tout homme continuellement occupé d’un métier qui le fait subsister, ou qui l’enrichit, est trop souvent ramené à son intérêt particulier, et pas assez à l’intérêt commun ; et un homme animé d’un tel esprit, ne peut être un bon citoyen : reste donc pour faire subsister l’homme, sans détruire le citoyen, à le faire vivre de brigandage ; ou à faire exercer par des esclaves l’agriculture, les métiers, les arts et le commerce ; ou encore à ne laisser le droit de suffrage et d’éligibilité, qu’à ceux qui exercent continuellement et uniquement la profession militaire ; en l’ôtant à tous ceux qui exercent les professions pacifiques. Car les seuls hommes qui aiment à voir fleurir l’arbre de la liberté et qui sachent le cultiver, ce sont ceux qui savent arroser de leur sang la terre où il est planté. Il faut, ou savoir adoucir sa servitude par une obéissance volontaire, ou mériter la liberté en méprisant la vie ; ce bien inestimable, comme tout s’efforce de nous le ravir, le seul moyen, pour le conserver, est de se mettre en état de le disputer sans cesse ; et le seul moyen pour loisir d’une paix perpétuelle, est de céder sans cesse, ou lâchement, ou sagement ; car ces deux choses, paix et liberté, ne marchent point ensemble.
  36. Témoin nos colonies, où l’on trouve cent esclaves pour un homme libre.
  37. Par exemple, par l’espérance d’y perdre peu et d’y gagner beaucoup. Ce qu’il avance ici, est démenti par toute l’histoire, où nous voyons que la plupart des guerres, même les plus justes, quant au fond, ne laissent pas d’être allumées par des motifs visiblement injustes. Ce n’est point par amour pour la justice qu’on évite la guerre, mais par amour pour sa propre conservation, et pour acquérir tout au plus la réputation de justice, à laquelle chacun aspire, afin de se prévaloir de la confiance qu’elle fait naître : et si l’amour de la justice est inné dans le cœur humain, ce n’est pas en tant que chaque individu aime à l’observer avec les autres ; mais en tant qu’il souhaite que les autres l’observent avec lui ; et s’il exige que les autres soient justes entr’eux, c’est afin qu’ils le soient aussi avec lui.
  38. Telle fut la raison ou le prétexte de Titus-Quintius-Flamininus ; mais ce n’étoit qu’un piège : considérant tes forces de la ligue achéenne, qui, par la confédération d’un grand nombre de villes, formoit dans la Grèce une puissance imposante, il trouva moyen de la dissoudre, en statuant qu’à l’avenir chacune des villes de la ligue se gouverneroit par ses propres loix ; ce que ces villes étendirent aux règlemens mêmes qui maintenoient la confédération : il délioit ainsi le faisceau et en détachoit tous les brins pour, les rompre un à un.
  39. C’est aussi, je crois, une espèce de saignée, qui de temps en temps est, je ne dirai pas nécessaire, mais seulement nécessitée ; cet autre genre d’évacuation, qu’on opère en formant des colonies, étant presque toujours funeste aux métropoles : car les états, comme les individus, sont, par l’effet naturel de l’abondance, du repos et d’un bon régime, sujets à des plénitudes, dont le remède, comme dans le corps humain, est une évacuation. Il faut que le corps politique fasse une sorte de diète, en se privant de quelques-uns de ses membres ; et pour que l’état vive ; il faut que quelques citoyens meurent : cela est bien triste sans doute, mais cela est.
  40. C’est aussi cette belle invention qui a fourni aux souverains une raison et des prétextes pour entretenir, même en temps de paix, cet grandes armées, qui appuyoient leur despotisme ; puis l’existence même de ces armées leur a servi de prétexte pour multiplier les impôts, et les rendre si excessifs, qu’à la fin, en certain lieu qui n’est pas éloigné, l’âne accablé par le fardeau, a jeté sa charge, et est redevenu cheval.
  41. Gagnée par dont Juhan d’Autriche.
  42. Je suis obligé de forger ce mot pour abréger.
  43. Car, puisqu’elle a pris la peine de dénombrer les cas qu’elle avoit en vue, elle témoigne, par cela même, qu’elle n’a pas en vue ceux qu’elle n’a pas dénombrés ; au lieu qu’en désignant les cas qu’elle veut excepter, elle avertit par cela même qu’elle n’excepte aucun de ceux qu’elle n’a pas désignés dans son exception.
  44. Comme le principal caractère et le mérite le plus frappant de ce morceau est la précision, nous sommes obligés pour éviter les longueurs, de forger encore ces deux mots ; mais sans tirer à conséquence pour l’avenir, et nous ne les emploierons qu’ici.
  45. Petite boule qu’on met dans une urne pour donner son suffrage.
  46. Le législateur ne doit point raisonner avec le peuple ; non que lé peuple ne soit très susceptible de raison par rapport aux choses qu’il connoît bien mais parce qu’il n’est point capable de raisonnemens très composés et très généraux, comme le sont tous ceux dont résultent les vérités politiques qui lui importent le plus, et les lois qui n’en sont que les conséquences pratiques, revêtues d’une forme impérative. Au moment où l’utilité publique appelle, pour ainsi dire, certaines loix, et où le législateur les établit, tous les raisonnemene doivent être faits, examinés, revus, et nettement exprimés dans sa tête ou dans son porte-feuille, et il n’en doit présenter que les résultats : la loi n’est point un philosophe qui argumente, mais un sage qui commande à une nation entière, laquelle veut bien se reposer sur lui de sa sûreté et de son bonheur. Lorsque le législateur s’amuse à prouver la bonté de ses loix, il excite à en douter, il invite à les éplucher, à les respecter moins, à disputer au lieu d’obéir. Ce n’est point à force de preuves qu’on parvient à se faire croire ; mais en agissant et en parlant avec dignité. Et le premier moyen, pour faire observer les loix, est d’en établir de bonnes ; le second est de les faire aimer ; le troisième, de les faire craindre, en leur faisant prendre ce ton qui inspire un commencement de terreur et où l’on sent la force qui les appuie.
  47. La plupart des opinions, vraies et utiles, du moins celles qui ne heurtent point de front les passions communes, sont faciles à persuader, pour peu qu’on les énonce en style précis et avec modestie ; mais dès qu’on appuie trop, dès qu’on glose ou paraphrase, on éveille la contradiction ; et ce n’est point alors à l’opinion qu’on en veut, mais à l’homme.
  48. Règle d’autant plus admirable, que personne ne l’entondoit.
  49. Sur-tout lorsque, par le moyen de cette loi, le législateur veut réformer un abus qui tient aux passions dominantes de ceux auxquels la loi est destinée ; car il faut alors qu’il cache son but, sinon son préambule ne fait qu’éveiller ses passions, et les exciter à imaginer des moyens pour éluder sa loi, ou pour la violer ouvertement.
  50. C’est ce qu’on peut appliquer à toutes les propositions, en partie vraies, qu’on veut convertir en maximes ou en principes généraux ; et que, pour parvenir à ce but, du moins en apparence, on appuie d’exemples très frappans, qui éblouissent l’imagination, surprennent le jugement, et font ainsi qu’on n’exige point d’autres preuves ; car il se trouve quelquefois que la proposition vraie, par rapport aux sujets cités en exempte, ne l’est point par rapport aux autres sujets qu’elle embrasse.
  51. En morale et en politique les bons principes sont la base des bonnes règles, et les bonnes règles sont la base des bonnes loix. Mais quoique le principe ne soit qu’une règle théorique ; et la règle, qu’un principe pratique ; cependant la règle n’est pas la loi, et la base n’est pas l’édifice. Car cette règle a beau être utile et fondée sur des principes très vrais ; tant que la volonté générale, ou celle qui la représente, ne l’a pas sanctionnée, et présentée sous la forme d’un ordre, il est prudent de la suivre, dans tout ce qui ne heurte point les loix établies, mais au fond on n’y est pas obligé ; et comme l’a observé Paschal, le mérite de l’obéissance aux loix n’est pas dans l’intelligence qui en fait sentir la bonté, mais dans cette obéissance même, et dans le sentiment qui fait obéir. Il vaut mieux obéir aux mauvaises loix, que raisonner sur les bonnes.
  52. Ce mot est de Zenon, le chef des Stoïciens, qui comparoit la logique au poing fermé ; et la rhétorique, à la main ouverte ; parce que la première, dans ses exposés, use d’un style plus serré, et que la dernière se développe davantage.