De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 9

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres3 (p. 471-496).
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LIVRE IX.
Les divisions de la théologie inspirée sont ici omises ; on se contente de frayer la route à trois sujets qui sont regardés comme étant à suppléer ; savoir : la doctrine sur le légitime usage de la raison humaine dans les choses divines ; la doctrine des degrés d’unité dans la cité de Dieu ; enfin, les émanations des écritures.

Désormais, roi plein de bonté, nous avons en naviguant sur un très petit vaisseau (car telles sont les dimensions du nôtre), fait le tour, tant de l’ancien que du nouveau continent des sciences ; mais avons-nous eu, dans cette navigation, le vent favorable et notre expédition a-t-elle été heureuse ? C’est ce dont nous abandonnons le jugement à la postérité. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à nous acquitter de notre vœu, après avoir achevé notre entreprise ? Cependant reste encore la théologie sacrée ou inspirée. Mais si nous prenons le parti de la traiter avec un peu de suite, il nous faut passer de cette petite barque de la raison humaine, dans le vaisseau de l’église, le seul qui soit pourvu d’une boussole divine pour diriger sa course ; car ce ne sera plus assez de ces étoiles philosophiques qui jusqu’ici ont éclairé notre navigation. Le mieux peut-être seroit de garder le silence sur ce sujet. Ainsi, quant aux divisions régulières de cette science, nous n’en parlerons point ici. Nous ne laisserons pas cependant de donner aussi sur ce sujet quelque léger essai, proportionné à notre peu de capacité en ce genre, et seulement à titre de vœu : ce que nous faisons d’autant plus volontiers, que nous ne trouvons, dans le corps de la théologie, aucun département, aucun canton entièrement désert eu inculte ; tant les hommes ont eu de soin et d’attention pour semer, soit le bon grain, soit l’ivraie.

Ainsi nous proposerons trois appendices de la théologie ; lesquels traiteront, non de la matière à laquelle la théologie a donné ou pu donner la forme, mais de cette forme seulement : et par rapport à ces traités, nous ne donnerons point, comme à notre ordinaire, d’exemples ni de préceptes ; c’est un soin que nous abandonnons aux théologiens. Car, comme nous l’avons dit ce ne sont ici que des espèces de vœux.

1°. La prérogative de Dieu embrasse l’homme tout entier et ne s’étend pas moins à la raison qu’à la volonté humaine ; je veux dire qu’elle exige de l’homme un renoncement total à lui-même, pour se dévouer uniquement à Dieu et se rendre semblable à lui. Ainsi, de même que nous sommes tenus d’obéir à la loi divine, quoique notre volonté y résiste, nous le sommes également d’avoir pour la parole de Dieu une foi entière, quoique notre raison regimbe contre. En effet, si nous n’ajoutons foi qu’aux choses conformes à notre raison, cet assentiment ce sera aux choses mêmes que nous le donnerons, et non à leur auteur ; et c’est une déférence que nous avons même pour les témoins d’une foi suspecte. Mais cette foi d’Abraham, qui lui fut imputée à justice, avoit pour objet une promesse dont Sara ne faisoit que se moquer. En quoi elle étoit une sorte d’image, d’emblème de la raison naturelle. Ainsi plus un des divins mystères est incroyable et mal sonnant, plus en le croyant l’on rend d’honneur à Dieu, et plus aussi la victoire que remporte la foi est éclatante[1]. Et de même on peut dire que, plus les hommes convaincus de leur indignité par le témoignage de leur conscience, placent tout l’espoir de leur salut, dans la seule miséricorde divine, plus l’hommage qu’ils rendent à Dieu est éclatant ; car tout désespoir est comme un affront fait à Dieu même. Il y a plus, si l’on y fait bien attention, c’est quelque chose de plus méritoire et de plus noble de croire que de savoir, du moins de la manière dont nous savons dans cette vie ; car dans la science, l’esprit humain obéit à l’action de la sensation, qui se réfléchit, pour ainsi dire, des choses matérielles ; au lieu que, dans la foi, il obéit à l’action de l’âme, qui est l’agent le plus noble. Il en sera tout autrement dans l’état de gloire car alors la foi n’aura plus lieu, et nous connoîtrons comme nous aurons été connus.

Concluons donc que c’est dans la parole et les oracles de Dieu, et non dans les suggestions de la raison humaine, qu’il faut puiser la théologie sacrée ; car il est écrit : les cieux même racontent la gloire de Dieu. Et non pas, les cieux racontent la volonté de Dieu. C’est de cette volonté qu’il est dit : c’est à la loi et aux témoignages qu’il faut les renvoyer, lorsque leurs actions ne sont pas conformes à cette parole, etc. règle qui n’a pas seulement lieu par rapport à ces grands mystères de la nature divine, de la création, de la rédemption ; mais aussi par rapport à la parfaite interprétation de la morale : aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent : c’est ainsi que vous serez vraiment les enfans de ce père qui est dans les cieux, et qui pleut également sur le juste et l’injuste. Paroles sans contredit bien dignes de ce genre d’applaudissement ; et sa voix n’a rien d’humain. Car c’est là une voix qui est au-dessus de la lumière naturelle[2]. De plus, nous voyons que les poëtes païens, sur tout lorsqu’ils prennent le ton pathétique, se plaignent assez souvent des lois et des doctrines morales, qui sont pourtant beaucoup plus indulgentes et plus relâchées que les loix divines ; et semblent croire qu’avec une sorte de malignité, elles attentent à la liberté naturelle ;

Et ce que nous accordoit la nature même, les loix, les envieuses loix, nous le dénient.

C’est ainsi que s’exprima l’indien Dendamis, parlant aux envoyés d’Alexandre : à la vérité, disoit-il, j’ai entendu parler de Pythagore et des autres sages de la Grèce ; je les regarde comme de grands personnages. Ils ont eu pourtant la simplicité d’attacher trop de vénération à je ne sais quels fantômes qu’ils gualifioient de loix et de mœurs[3]. Ainsi, c’est encore un point qu’il ne faut pas révoquer en doute : que la plus grande partie de la loi morale est trop sublime pour que la lumière naturelle puisse s’élever si haut. Néanmoins ce qu’on dit ordinairement, que de la seule lumière, de la seule loi naturelle, les hommes tirent quelque notion de la vertu et du vice, de la justice et de l’injustice, du bien et du mal, est parfaitement vrai. Mais ce mot de lumière naturelle peut être pris dans deux sens différens : 1°. en tant que cette lumière vient des sens, de l’induction, de la raison, des argumens, conformément aux loix du ciel et de la terre. 2°. En tant qu’elle éclaire l’âme humaine par le sens intime, par l’instinct, selon les loix de la conscience, qui est comme une étincelle, comme un reste de cette pureté antique et primitive. Or, dans ce dernier sens, l’âme humaine ne laisse pas de participer de quelque lumière, pour envisager et discerner la perfection de la loi morale ; lumière qui pourtant n’est pas parfaitement nette ; mais de nature à nous mettre plutôt en état de relever les vices jusqu’à un certain point, qu’à nous instruire pleinement sur nos devoirs. Ainsi, la religion, soit par rapport aux mystères, soit par rapport aux mœurs, dépend entièrement de la révélation divine.

Cependant, la raison humaine, dans les choses spirituelles, a encore une infinité d’usages, un vaste champ lui est ouvert ; et ce n’est pas sans raison que l’on qualifie la religion, de culte raisonnable rendu à Dieu. Qu’on se rappelle les cérémonies et les types de l’ancienne loi ; ils étoient rationnels et significatifs, en cela bien différens des cérémonies de l’idolâtrie et de la magie, qui, étant comme sourdes et muettes, n’enseignent rien le plus souvent, et sont tout-à-fait insignifiantes ; outre tant d’autres avantages que le christianisme a sur les autres religions, par rapport à l’usage de la raison, et de la dispute qui est un enfant de la raison, il garde un sage milieu entre le paganisme et le mahométisme, qui donnent dans les extrêmes : car la religion des païens n’offre rien de semblable à cette foi si constante des courageux confesseurs du christianisme ; et dans la religion mahométane, au contraire, toute dispute est interdite : en sorte que l’une présente l’idée d’une masse d’erreurs infiniment multipliées et diversifiées ; et l’autre, celle d’une imposture adroite et circonspecte : au lieu que cet usage de la raison et des disputes, renfermé toutefois dans les limites convenables, le christianisme et l’adopte et le rejette suivant les cas.

Dans les choses qui regardent la religion, la raison humaine peut avoir deux espèces d’usages : l’un, pour l’explication des mystères ; l’autre, pour les conséquences qu’on en peut tirer. Quant à ce qui regarde l’explication des mystères, nous voyons que Dieu même ne dédaigne pas de s’abaisser à la portée de notre foible entendement, en expliquant ses mystères de manière que nous puissions les saisir ; en greffant, pour ainsi dire, ses révélations sur les principes et les notions de notre raison ; et en ajustant ses inspirations à la nature de notre entendement, comme on ajuste la clef à la serrure : en quoi pourtant nous devons aussi nous aider un peu nous-mêmes. Car, comme Dieu, dans ses illuminations, emprunte le secours de notre raison, nous devons aussi nous retourner, pour ainsi dire, dans tous les sens, pour nous rendre capables de recevoir ses mystères et de nous en bien pénétrer ; pourvu toutefois que notre âme se dilate et s’étende à la mesure de ces mystères, au lieu de les rétrécir et de les ramener à sa propre mesure.

Quant aux conséquences, nous ne devons pas ignorer que cet usage de la raison et du raisonnement, qui nous est laissé par rapport aux mystères, n’est qu’un usage secondaire et relatif ; car une fois que les dogmes principaux et les principes de la religion ont été, pour ainsi dire, installés sur leurs sièges, au point d’être entièrement soustraits à l’examen de la raison ; alors seulement il est permis d’en déduire, d’en dériver des conséquences par la voie d’analogie ; règle qui, à la vérité, n’a pas lieu dans les choses naturelles. Car là les principes mêmes sont soumis à l’examen ; ils le sont, dis-je par le moyen de l’induction, et point du tout à l’aide du syllogisme. Or, ces derniers principes n’ont rien de contraire à la raison ; en sorte que c’est de la même source qu’on déduit et les propositions primaires, et les moyennes. Dans la religion, il en est autrement. Ici les propositions primaires, ou principes, sont des hypostases ; c’est-à-dire, des propositions subsistantes par elles-mêmes et de plus, elles ne sont pas au pouvoir de cette raison qui déduit les conséquences. Or, c’est ce qui n’a pas seulement lieu dans la religion ; mais même dans toutes les sciences, soit graves, soit frivoles où les propositions primaires sont établies par convention, et non par raison. Car, dans ces genres-là même, la raison, par rapport aux principes, n’est absolument d’aucun usage. Nous voyons que, dans les jeux, par exemple, dans le jeu d’échecs et autres jeux semblables, les premières règles, les premières loix sont purement positives, purement conventionnelles, règles qu’il faut adopter purement et simplement, et sans disputer. Mais s’il s’agit de gagner et de bien conduire son jeu, c’est ce qui demande de l’art et l’exercice de la raison[4] : Il en est de même des loix humaines, où il est une infinité de maximes, de déclarations du droit, qui s’appuient beaucoup plus sur l’autorité que sur la raison. Ce sont choses sur lesquelles on ne dispute point : mais de savoir ce qui est le plus juste, non absolument, mais relativement et par analogie avec ces maximes, c’est l’affaire de la raison, et c’est ce qui ouvre à la dispute un vaste champ. De cette nature est cette raison secondaire qui trouve place dans la théologie sacrée, et qui est fondée sur les ordonnances de Dieu même.

Or, de même que la raison humaine peut avoir, dans les choses divines, deux espèces d’usages ; ces usages sont aussi susceptibles de deux sortes d’excès : l’un a lieu lorsqu’on va recherchant avec trop de curiosité, le mode du mystère ; l’autre, lorsqu’on donne aux conséquences autant d’autorité qu’aux principes. Car on peut regarder comme un vrai disciple de Nicodême, celui qui avec trop d’opiniâtreté, réitère cette question : comment pourrois-je renaître homme, moi qui suis déjà si vieux ? Et il ne faudroit pas non plus réputer pour un disciple de Paul, celui qui n’auroit pas l’attention d’insérer de temps à autres dans ses instructions cette formule : c’est moi qui parle ainsi, et non le seigneur. Et cette autre : du moins telle est ma manière de penser. Car, tel est le style qui convient à la plupart de ces conséquences. Ainsi, une entreprise qui nous paroît éminemment utile et salutaire, c’est la composition d’un traité exact et circonspect, qui donne d’utiles préceptes sur l’usage de la raison humaine, dans les matières de théologie ; ce seroit une sorte de logique divine. Ce seroit comme une espèce d’opiate qui auroit la propriété, non-seulement d’assoupir ces spéculations qui travaillent l’école de temps en temps, mais encore de calmer la fureur des controverses qui excitent tant de troubles dans l’église. Un traité de cette nature, nous lui donnerions pour titre Sophron, ou du légitime usage de la raison humaine dans les choses divines.

Ce qui importeroit encore beaucoup à la paix de l’église, ce seroit d’expliquer bien clairement et bien nettement ce que c’est que cette alliance des chrétiens, que le Sauveur établit par ces deux sentences qui semblent se contredire quelque peu ; sentences dont l’une dit : celui qui n’est pas avec nous, est contre nous. Et l’autre : celui qui n’est pas contre nous, est avec nous. Par ces deux sentences, l’on voit clairement qu’il est quelques articles par rapport auxquels n’être pas du sentiment général, c’est être réputé hors de l’alliance ; et qu’il en est d’autres sur lesquels on peut, sauf l’alliance, s’écarter de ce sentiment ; car les liens de la communion chrétienne sont ainsi marqués : une même foi, un même baptême, et non pas un seul rite, une seule opinion. Nous voyons aussi que la tunique du Sauveur étoit sans couture[5] : or, le vêtement de l’église est un vêtement de plusieurs couleurs. Il faut, dans le bled, séparer la paille d’avec le grain ; mais il faut bien se garder d’arracher l’ivraie dans le champ. Lorsque Moïse trouva un égyptien querellant avec un Israélite, il ne leur dit point : pourquoi querellez-vous ? il tira son épée et tua l’égyptien[6]. Mais lorsqu’ensuite il rencontra deux israélites qui se querelloient, quoiqu’il ne se pût qu’ils eussent également raison tous deux, il ne laissa pas de leur parler ainsi : vous êtes frères, pourquoi querellez-vous ? Ainsi, toutes ces choses bien considérées, c’est un soin qui semble être de la plus grande importance et utilité que de bien déterminer quelle est l’espèce et la latitude des points qui retranchent les hommes du corps de l’église, et qui les excluent de la communion des fidèles. Que si quelqu’un s’imagine que cela est déjà fait, qu’il considère avec quelle modération et quelle sincérité, et qu’il y pense à plus d’une fois. Quoi qu’il en soit, il y a toute apparence que tel qui s’aviseroit de parler de paix, n’y gagneroit que cette réponse : est-ce qu’il faut parler de paix à Jéhu ? Qu’y a-t-il de commun entre la paix et toi ? Passe, et suis-moi ; car ce n’est pas la paix, mais la guerre, le schisme, qui est du goût de la plupart. Nous avons cru néanmoins devoir classer parmi les choses à suppléer, un traité sur les degrés d’unité dans la cité de Dieu ; le croyant utile et salutaire.

L’écriture sainte, lorsqu’il s’agit de former la théologie, joue un si grand rôle qu’il faut sur-tout s’occuper de son interprétation. Or, nous ne parlons pas ici de l’autorité en vertu de laquelle on peut les interpréter ; autorité qui s’appuie sur le consentement de l’église ; mais seulement la manière même de les interpréter. Et il est deux manières de le faire : l’une, méthodique ; l’autre, plus libre. En effet, ces eaux divines, qui l’emportent infiniment sur celle du puits de Jacob, laquelle n’en est que l’image, se puisent et se distribuent de la même manière que les eaux naturelles tirées des puits ordinaires. Celles-ci, dès qu’elles sont tirées, on les recueille dans des réservoirs, dont on les dérive par une infinité de tuyaux pour la commodité de l’usage : ou on les verse aussi-tôt dans des vases pour les trouver sous sa main. Or, c’est la première de ces deux manières, la manière méthodique, qui a enfanté la théologie scholastique, laquelle a rassemblé la théologie en corps d’art, comme dans un réservoir ; et de là les filets d’axiomes et de principes ont été dérivés et se sont distribués de toutes parts. Mais, dans la manière libre d’interpréter, se glissent deux sortes d’excès : l’un a lieu lorsqu’on suppose dans les écritures une perfection de telle nature, qu’on soit obligé de puiser dans cette source toute espèce de philosophie ; comme si tout autre genre de philosophie, quel qu’il put être, étoit quelque chose de profane et de païen. C’est sur-tout dans l’école de Paracelse que ce genre d’excès a pris pied, et on le retrouve aussi dans quelques autres. C’est aux rabbins et aux cabalistes qu’il doit sa naissance ; mais il s’en faut de beaucoup que ce but auquel ils visent, ils y atteignent. Au lieu de rendre hommage à l’écriture, comme ils le prétendent, ils ne font que la ravaler et la souiller ; car, chercher la terre et le ciel matériel dans la parole divine, dont il est dit : le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront point, c’est chercher parmi les choses éternelles ce qui n’est que passager. Et de même que, chercher la théologie dans la philosophie, c’est, en quelque manière, chercher les vivans parmi les morts ; de même aussi et par la raison des contraires, chercher la philosophie dans la théologie, n’est autre chose que chercher les morts parmi les vivans. Cette autre manière d’interpréter, que nous qualifions d’excès, a, au premier coup d’œil un certain air de réserve et de modestie ; mais elle ne laisse pas d’outrager aussi l’écriture, et d’être fort préjudiciable à l’église ; elle a lieu, en un mot, lorsqu’on explique les écrits d’inspiration divine, de la même manière que les écrits humains. Or, il ne faut pas oublier qu’à Dieu, auteur des écritures, sont parfaitement connues deux choses qui échappent à l’esprit humain ; savoir : le secret des cœurs et la succession des temps. Ainsi les sentences de l’écriture étant de telle nature, qu’elles parlent au cœur et embrassent les vicissitudes de tous les siècles, en vertu d’une préscience éternelle et certaine de toutes les hérésies, de toutes les contrariétés, de tous ces différens états par lesquels l’église doit passer, considérés, tant dans le tout, que dans chacun des élus, la vraie manière de les interpréter n’est pas de les prendre dans la latitude la plus apparente, et dans le sens qui se présente d’abord ou de considérer seulement à quelle occasion les paroles ont été dites ; ou encore de chercher le sens précis dans l’enchaînement d’un passage avec ce qui précède et à ce qui suit. Mais, pour les bien entendre, il faut concevoir qu’elles embrassent, non pas seulement en totalité et collectivement, mais aussi distributivement, même par telle phrase, tel mot, une infinité de ruisseaux et de veines de doctrine, destinées à arroser les diverses parties de l’église, et les âmes des fidèles une à une ; car c’est avec beaucoup de raison qu’on a observé que les réponses de notre Sauveur à un assez grand nombre de questions qu’on lui proposoit, ne semblent pas être trop ad rem et paroissent comme peu pertinentes. Cette manière de répondre est fondée sur deux raisons : l’une, que, connoissant les véritables pensées de ceux qui l’interrogeoient, non pas simplement par leurs discours, à peu près comme nous pourrions le faire nous autres hommes, mais immédiatement et par lui-même ; c’étoit en conséquence à leurs pensées, et non à leurs discours, qu’il répondoit. L’autre, est qu’il ne parloit pas seulement à ceux qui étoient alors présens, mais de plus à nous qui vivons aujourd’hui, aux hommes de tous les temps et de tous les lieux, à qui son évangile devoit être prêché.

Après cette première touche, passons au traité que nous regardons comme étant à suppléer. On ne trouve sans doute, parmi les écrits des théologiens, que trop de livres de controverse ; la masse de cette théologie que nous qualifions de positive, est immense : lieux communs, traités particuliers, cas de conscience discours publics et homélies ; enfin, une infinité de commentaires prolixes sur les livres des écritures. Quant à ce que nous souhaitons et regardons comme à suppléer, voici ce dont il s’agit. C’est une collection succincte, saine et judicieuse d’annotations et d’observations sur les textes particuliers de l’écriture ; sans se jeter dans des lieux communs ; sans s’attacher aux controverses ; enfin, une collection qui ne sente pas trop l’art et la méthode, et où les observations soient exposées telles qu’elles se présentent naturellement à l’esprit. C’est une perfection sans contredit qui se montre quelquefois dans les discours les plus savans ; discours qui, pour la plupart sont bientôt oubliés. Mais elle n’a point pris racine dans les livres qui passent à la postérité. Nul doute que les vins qui, après un premier foulage, sont doucement dérivés, ne soient plus suaves que ceux que le pressoir a exprimés ; parce que ceux-ci contractent toujours un peu de la saveur de la grappe et de la peau du raisin. C’est ainsi que les doctrines les plus suaves et les plus salutaires, sont celles qui coulent des écritures doucement exprimées, et qui n’ont aucune teinte de controverse ou de lieux communs. Or un traité de cette nature, nous l’appelons émanation des écritures.

Il me semble désormais avoir achevé ce petit globe du monde intellectuel avec le plus d’exactitude qu’il m’a été possible, ayant eu soin en même temps de désigner et d’esquisser ces parties, dont, à mon sentiment, l’industrie et l’activité des hommes ne se sont pas assez constamment occupées, et qui ne nous paroissent pas assez cultivées. Que si, dans cet ouvrage, je me suis quelquefois écarté du sentiment des anciens, on doit penser que je ne l’ai fait qu’en vue d’un mieux, et point du tout dans l’intention d’innover et de suivre une route différente. Et je n’aurois pu être d’accord avec moi-même et avec le sujet que j’avois dans les mains, si je n’eusse eu la ferme résolution d’ajouter, autant qu’il étoit en moi, aux inventions des autres ; ce qui ne m’empêchera pas de souhaiter que par la suite mes inventions soient surpassées par celles des autres. Et pour s’assurer de l’équité avec laquelle je me suis conduit à cet égard, il suffit de considérer que par-tout, en exprimant mes propres opinions, je les présente toutes nues, et que je ne m’efforce point d’attenter à la liberté d’autrui par des réfutations contentieuses car, dans les points où j’ai saisi la vérité, j’ai quelqu’espoir que si, à une première lecture, il se présente quelque doute, quelqu’objection ; à une seconde lecture, la réponse se présentera d’elle-même. Mais, dans les points mêmes où j’ai pu me tromper, je suis bien certain de n’avoir pas fait violence à la vérité, par des argumens contentieux, lesquels sont presque toujours de nature à donner à l’erreur une sorte d’autorité qu’ils ôtent aux véritables découvertes ; l’effet du doute étant de donner du relief à l’erreur, et de faire rebuter la vérité. Au reste, je me suis rappelé cette réponse de Thémistocle, qui, entendant le député d’une très petite ville pérorer magnifiquement, lui lança ce trait : Mon ami, à tous ces beaux discours il manque une cité. Certes, on pourroit m’objecter de même, qu’à mes paroles il manque un siècle ; un siècle peut être tout entier pour ébaucher, et une infinité de siècles pour achever. Cependant, comme on a obligation des meilleures choses à ceux qui ont eu le mérite de les commencer, que ce soit assez pour nous d’avoir eu le courage de frayer la route et de semer pour la postérité.


Fin du tome troisième et de la dignité et de l’accroissement des sciences
  1. Je soupçonne qu’il y a ici un peu d’ironie, et que dans son intention ce n’est qu’une contre-vérité.
  2. De la musique naturelle, falloit-il dire ; car la voix se rapporte à la musique ; et les regards, à la lumière.
  3. C’est un fantôme si le bonheur n’en résulte pas ; mais comme il est visible que nous sommes tous fort heureux, il est clair que c’est un être très réel.
  4. Autre ironie : s’il parloit sérieusement, il choisiroit un autre objet de comparaison.
  5. Aussi ne pouvant la découdre a-t-on pris le parti de la déchirer.
  6. Argument précis et péremptoire.