De la division du travail social/Livre I/Chapitre V/V

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Félix Alcan (p. 182-188).
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Livre I, Chapitre V


V


On pourrait vérifier encore cette proposition en procédant d’après une méthode que nous ne ferons qu’indiquer brièvement.

Nous ne possédons pas actuellement de notion scientifique de ce que c’est que la religion ; pour l’obtenir, en effet, il faudrait avoir traité le problème par cette même méthode comparative que nous avons appliquée à la question du crime, et c’est une tentative qui n’a pas encore été faite. On a dit souvent que la religion était, à chaque moment de l’histoire, l’ensemble des croyances et des sentiments de toute sorte relatifs aux rapports de l’homme avec un être ou des êtres dont il regarde la nature comme supérieure à la sienne. Mais une telle définition est manifestement inadéquate. En effet, il y a une multitude de règles, soit de conduite, soit de pensée, qui sont certainement religieuses et qui pourtant s’appliquent à des rapports d’une tout autre sorte. La religion défend au Juif de manger de certaines viandes, lui ordonne de s’habiller d’une manière déterminée ; elle impose telle ou telle opinion sur la nature de l’homme et des choses, sur les origines du monde ; elle règle bien souvent les relations juridiques, morales, économiques. Sa sphère d’action s’étend donc bien au delà du commerce de l’homme avec le divin. On assure d’ailleurs qu’il existe au moins une religion sans Dieu[1] : il suffirait que ce seul fait fût bien établi pour qu’on n’eût plus le droit de définir la religion en fonction de l’idée de Dieu. Enfin, si l’autorité extraordinaire que le croyant prête à la divinité peut rendre compte du prestige particulier de tout ce qui est religieux, il reste à expliquer comment les hommes ont été conduits à attribuer une telle autorité à un être qui, de l’aveu de tout le monde, est, dans bien des cas, sinon toujours, un produit de leur imagination. Rien ne vient de rien ; il faut donc que cette force qu’il a lui vienne de quelque part, et, par conséquent, cette formule ne nous fait pas connaître l’essence du phénomène.

Mais, cet élément écarté, le seul caractère, semble-t-il, que présentent également toutes les idées comme tous les sentiments religieux, c’est qu’ils sont communs à un certain nombre d’individus vivant ensemble, et qu’en outre ils ont une intensité moyenne assez élevée. C’est en effet un fait constant que, quand une conviction un peu forte est partagée par une même communauté d’hommes, elle prend inévitablement un caractère religieux ; elle inspire aux consciences le même respect révérentiel que les croyances proprement religieuses. Il est donc infiniment probable — ce bref exposé ne saurait sans doute constituer une démonstration rigoureuse — que la religion correspond à une région également très centrale de la conscience commune. Il resterait, il est vrai, à circonscrire cette région, à la distinguer de celle qui correspond au droit pénal et avec laquelle d’ailleurs elle se confond souvent en totalité ou en partie. Ce sont des questions à étudier, mais dont la solution n’intéresse pas directement la conjecture très vraisemblable que nous venons de faire.

Or, s’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l’origine, elle s’étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement ; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s’il continue à le dominer, c’est de haut et de loin, et l’action qu’il exerce, devenant plus générale et plus indéterminée, laisse plus de place au libre jeu des forces humaines. L’individu se sent donc, il est réellement moins agi ; il devient davantage une source d’activité spontanée. En un mot, non seulement le domaine de la religion ne s’accroît pas en même temps que celui de la vie temporelle et dans la même mesure, mais il va de plus en plus en se rétrécissant. Cette régression n’a pas commencé à tel ou tel moment de l’histoire ; mais on peut en suivre les phases depuis les origines de l’évolution sociale. Elle est donc liée aux conditions fondamentales du développement des sociétés, et elle témoigne ainsi qu’il y a un nombre toujours moindre de croyances et de sentiments collectifs qui sont et assez collectifs et assez forts pour prendre un caractère religieux. C’est dire que l’intensité moyenne de la conscience commune va elle-même en s’affaiblissant.

Cette démonstration a sur la précédente un avantage : elle permet d’établir que la même loi de régression s’applique à l’élément représentatif de la conscience commune, tout comme à l’élément passionnel. À travers le droit pénal, nous ne pouvons atteindre que des phénomènes de sensibilité, tandis que la religion comprend, outre des sentiments, des idées et des doctrines.

La diminution du nombre des proverbes, des adages, des dictons, etc., à mesure que les sociétés se développent, est une autre preuve que les représentations collectives vont, elles aussi, en s’indéterminant.

Chez les peuples primitifs, en effet, les formules de ce genre sont très nombreuses. « La plupart des races de l’ouest de l’Afrique, dit Ellis, possèdent une abondante collection de proverbes ; il y en a un au moins pour chaque circonstance de la vie, particularité qui leur est commune avec la plupart des peuples qui ont fait peu de progrès dans la civilisation[2]. » Les sociétés plus avancées ne sont un peu fécondes à ce point de vue que pendant les premiers temps de leur existence. Plus tard, non seulement il ne se produit pas de nouveaux proverbes, mais les anciens s’oblitèrent peu à peu, perdent leur acception propre pour finir même par n’être plus entendus du tout. Ce qui montre bien que c’est surtout dans les sociétés inférieures qu’ils trouvent leur terrain de prédilection, c’est qu’aujourd’hui ils ne parviennent à se maintenir que dans les classes les moins élevées[3]. Or, un proverbe est l’expression condensée d’une idée ou d’un sentiment collectifs, relatifs à une catégorie déterminée d’objets. Il est même impossible qu’il y ait des croyances ou des sentiments de cette nature sans qu’ils se fixent sous cette forme. Comme toute pensée tend vers une expression qui lui soit adéquate, si elle est commune à un certain nombre d’individus, elle finit nécessairement par se renfermer dans une formule qui leur est également commune. Toute fonction qui dure se fait un organe à son image. C’est donc à tort que, pour expliquer la décadence des proverbes, on a invoqué notre goût réaliste et notre humeur scientifique. Nous n’apportons pas dans le langage de la conversation un tel souci de la précision ni un tel dédain des images ; tout au contraire, nous trouvons beaucoup de saveur aux vieux proverbes qui nous sont conservés. D’ailleurs, l’image n’est pas un élément inhérent du proverbe ; c’est un des moyens, mais non pas le seul, par lequel se condense la pensée collective. Seulement, ces formules brèves finissent par devenir trop étroites pour contenir la diversité des sentiments individuels. Leur unité n’est plus en rapport avec les divergences qui se sont produites. Aussi ne parviennent-elles à se maintenir qu’en prenant une signification plus générale, pour disparaître peu à peu. L’organe s’atrophie parce que la fonction ne s’exerce plus, c’est-à-dire parce qu’il y a moins de représentations collectives assez définies pour s’enfermer dans une forme déterminée.

Ainsi tout concourt à prouver que l’évolution de la conscience commune se fait dans le sens que nous avons indiqué. Très vraisemblablement, elle progresse moins que les consciences individuelles ; en tout cas, elle devient plus faible et plus vague dans son ensemble. Le type collectif perd de son relief ; les formes en sont plus abstraites et plus indécises. Sans doute, si cette décadence était, comme on est souvent porté à le croire, un produit original de notre civilisation la plus récente et un événement unique dans l’histoire des sociétés, on pourrait se demander si elle sera durable ; mais, en réalité, elle se poursuit d’une manière ininterrompue depuis les temps les plus lointains. C’est ce que nous nous sommes attaché à démontrer. L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans s’arrêter tout le long de l’histoire. Assurément, ce développement n’est pas rectiligne. Les sociétés nouvelles qui remplacent les types sociaux éteints ne commencent jamais leur carrière au point précis où ceux-ci ont cessé la leur. Comment serait-ce possible ? Ce que l’enfant continue, ce n’est pas la vieillesse ou l’âge mûr de ses parents, mais leur propre enfance. Si donc on veut se rendre compte du chemin parcouru, il faut ne considérer les sociétés successives qu’à la même époque de leur vie. Il faut, par exemple, comparer les sociétés chrétiennes du moyen âge avec la Rome primitive, celle-ci avec la cité grecque des origines, etc. On constate alors que ce progrès, ou, si l’on veut, cette régression s’est accomplie, pour ainsi dire, sans solution de continuité. Il y a donc là une loi inéluctable contre laquelle il serait absurde de s’insurger.

Ce n’est pas à dire, d’ailleurs, que la conscience commune soit menacée de disparaître totalement. Seulement, elle consiste de plus en plus eu des manières de penser et de sentir très générales et très indéterminées, qui laissent la place libre à une multitude croissante de dissidences individuelles. Il y a bien un endroit où elle s’est affermie et précisée, c’est celui par où elle regarde l’individu. À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion. Nous avons pour la dignité de la personne un culte qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions. C’est donc bien, si l’on veut, une foi commune ; mais d’abord, elle n’est possible que par la ruine des autres et, par conséquent, ne saurait produire les mêmes effets que cette multitude de croyances éteintes. Il n’y a pas compensation. De plus, si elle est commune en tant qu’elle est partagée par la communauté, elle est individuelle par son objet. Si elle tourne toutes les volontés vers une même fin, cette fin n’est pas sociale. Elle a donc une situation tout à fait exceptionnelle dans la conscience collective. C’est bien de la société qu’elle tire tout ce qu’elle a de force, mais ce n’est pas à la société qu’elle nous attache : c’est à nous-mêmes. Par conséquent, elle ne constitue pas un lien social véritable. C’est pourquoi on a pu justement reprocher aux théoriciens qui ont fait de ce sentiment la base exclusive de leur doctrine morale, de dissoudre la société. Nous pouvons donc conclure en disant que tous les liens sociaux qui résultent de la similitude se détendent progressivement.

À elle seule, cette loi suffit déjà à montrer toute la grandeur du rôle de la division du travail. En effet, puisque la solidarité mécanique va en s’affaiblissant, il faut ou que la vie proprement sociale diminue, ou qu’une autre solidarité vienne peu à peu se substituer à celle qui s’en va. Il faut choisir. En vain on soutient que la conscience collective s’étend et se fortifie en même temps que celle des individus. Nous venons de prouver que ces deux termes varient en sens inverse l’un de l’autre. Cependant le progrès social ne consiste pas en une dissolution continue ; tout au contraire, plus on s’avance, plus les sociétés ont un profond sentiment d’elles-mêmes et de leur unité. Il faut donc bien qu’il y ait quelque autre lien social qui produise ce résultat ; or, il ne peut pas y en avoir d’autre que celui qui dérive de la division du travail.

Si, de plus, on se rappelle que, même là où elle est le plus résistante, la solidarité mécanique ne lie pas les hommes avec la même force que la division du travail, que d’ailleurs elle laisse en dehors de son action la majeure partie des phénomènes sociaux actuels, il deviendra plus évident encore que la solidarité sociale tend à devenir exclusivement organique. C’est la division du travail qui, de plus en plus, remplit le rôle que remplissait autrefois la conscience commune ; c’est principalement elle qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs.

Voilà une fonction de la division du travail autrement importante que celle que lui reconnaissent d’ordinaire les économistes.

  1. Le Bouddhisme. (V. article sur le Bouddhisme dans l’Encyclopédie des sciences religieuses.)
  2. The ewe-Speaking Peoples of the Slaves Coast. Londres, 1890, p 258.
  3. Wilhelm Borchardt. Die Sprichwörtlichen Redensarten. Leipzig, 1888, XII. — Cf. V. Wyss. Die Sprichwörter bei den Roemischen Komikern. Zurich, 1889.