Aller au contenu

De la division du travail social/Livre II/Chapitre I/I

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 257-265).
II  ►
Livre II, Chapitre I


I

Rien n’est moins démontré que le prétendu axiome sur lequel elle repose.

On ne peut assigner aucune borne rationnelle à la puissance productive du travail. Sans doute, elle dépend de l’état de la technique, des capitaux, etc. Mais ces obstacles ne sont jamais que provisoires, comme le prouve l’expérience, et chaque génération recule la limite à laquelle s’était arrêtée la génération précédente. Quand même elle devrait parvenir un jour à un maximum qu’elle ne pourrait plus dépasser — ce qui est une conjecture toute gratuite, — du moins il est certain que, dès à présent, elle a derrière elle un champ de développement immense. Si donc, comme on le suppose, le bonheur s’accroissait régulièrement avec elle, il faudrait aussi qu’il pût s’accroître indéfiniment ou que, tout au moins, les accroissements dont il est susceptible fussent proportionnés aux précédents. S’il augmentait à mesure que les excitants agréables deviennent plus nombreux et plus intenses, il serait tout naturel que l’homme cherchât à produire toujours davantage pour jouir encore davantage. Mais, en réalité, notre puissance de bonheur est très restreinte.

En effet, c’est une vérité généralement reconnue aujourd’hui que le plaisir n’accompagne ni les états de conscience qui sont trop intenses, ni ceux qui sont trop faibles. Il y a douleur quand l’activité fonctionnelle est insuffisante ; mais une activité excessive produit les mêmes effets[1]. Certains physiologistes croient même que la douleur est liée à une vibration nerveuse trop intense[2]. Le plaisir est donc situé entre ces deux extrêmes. Cette proposition est d’ailleurs un corollaire de la loi de Weber et de Fechner. Si la formule mathématique que ces expérimentateurs en ont donnée est d’une exactitude contestable, il est un point du moins qu’ils ont mis hors de doute : c’est que les variations d’intensité par lesquelles peut passer une sensation sont comprises entre deux limites. Si l’excitant est trop faible, il n’est pas senti ; mais s’il dépasse un certain degré, les accroissements qu’il reçoit produisent de moins en moins d’effet, jusqu’à ce qu’ils cessent complètement d’être perçus. Or, cette loi est vraie également de cette qualité de la sensation qu’on appelle le plaisir. Elle a même été formulée pour le plaisir et pour la douleur longtemps avant qu’elle ne le fût pour les autres éléments de la sensation. Bernouilli l’appliqua tout de suite aux sentiments les plus complexes, et Laplace, l’interprétant dans le même sens, lui donna la forme d’une relation entre la fortune physique et la fortune morale[3]. Le champ des variations que peut parcourir l’intensité d’un même plaisir est donc limité.

Il y a plus. Si les états de conscience dont l’intensité est modérée sont généralement agréables, ils ne présentent pas tous des conditions également favorables à la production du plaisir. Aux environs de la limite inférieure, les changements par lesquels passe l’activité agréable sont trop petits en valeur absolue pour déterminer des sentiments de plaisir d’une grande énergie. Inversement, quand elle est rapprochée du point d’indifférence, c’est-à-dire de son maximum, les grandeurs dont elle s’accroît ont une valeur relative trop faible. Un homme qui a un très petit capital ne peut pas l’augmenter facilement dans des proportions qui suffisent à changer sensiblement sa condition. Voilà pourquoi les premières économies apportent avec elles si peu de joie : c’est qu’elles sont trop petites pour améliorer la situation. Les avantages insignifiants qu’elles procurent ne compensent pas les privations qu’elles ont coûté. De même, un homme dont la fortune est excessive ne trouve plus de plaisir qu’à des bénéfices exceptionnels, car il en mesure l’importance à ce qu’il possède déjà. Il en est tout autrement des fortunes moyennes. Ici, et la grandeur absolue et la grandeur relative des variations sont dans les meilleures conditions pour que le plaisir se produise, car elles sont facilement assez importantes, et pourtant il n’est pas nécessaire qu’elles soient extraordinaires pour être estimées à leur prix. Le point de repère qui sert à mesurer leur valeur n’est pas encore assez élevé pour qu’il en résulte une forte dépréciation. L’intensité d’un excitant agréable ne peut donc s’accroître utilement qu’entre des limites encore plus rapprochées que nous ne disions tout d’abord, car il ne produit tout son effet que dans l’intervalle qui correspond à la partie moyenne de l’activité agréable. En deçà et au delà, le plaisir existe encore, mais il n’est pas en rapport avec la cause qui le produit, tandis que, dans cette zone tempérée, les moindres oscillations sont goûtées et appréciées. Rien n’est perdu de l’énergie de l’excitation qui se convertit toute en plaisir[4].

Ce que nous venons de dire de l’intensité de chaque irritant pourrait se répéter de leur nombre. Ils cessent d’être agréables quand ils sont trop ou trop peu nombreux, comme quand ils dépassent ou n’atteignent pas un certain degré de vivacité. Ce n’est pas sans raison que l’expérience humaine voit dans l’aurea mediocritas la condition du bonheur.

Si donc la division du travail n’avait réellement progressé que pour accroître notre bonheur, il y a longtemps qu’elle serait arrivée à sa limite extrême, ainsi que la civilisation qui en résulte, et que l’une et l’autre se seraient arrêtées. Car, pour mettre l’homme en état de mener cette existence modeste qui est la plus favorable au plaisir, il n’était pas nécessaire d’accumuler indéfiniment des excitants de toute sorte. Un développement modéré eût suffi pour assurer aux individus toute la somme de jouissances dont ils sont capables. L’humanité serait rapidement parvenue à un état stationnaire d’où elle ne serait plus sortie. C’est ce qui est arrivé aux animaux : la plupart ne changent plus depuis des siècles, parce qu’ils sont arrivés à cet état d’équilibre.


D’autres considérations conduisent à la même conclusion.

On ne peut pas dire d’une manière absolue que tout état agréable est utile, que le plaisir et l’utilité varient toujours dans le même sens et le même rapport. Cependant, un organisme qui, en principe, se plairait à des choses qui lui nuisent, ne pourrait évidemment pas se maintenir. On peut donc accepter comme une vérité très générale que le plaisir n’est pas lié aux états nuisibles, c’est-à-dire qu’en gros le bonheur coïncide avec l’état de santé. Seuls, les êtres atteints de quelque perversion physiologique ou psychologique trouvent de la jouissance dans des états maladifs. Or, la santé consiste dans une activité moyenne. Elle implique en effet un développement harmonique de toutes les fonctions, et les fonctions ne peuvent se développer harmoniquement qu’à condition de se modérer les unes les autres, c’est-à-dire de se contenir mutuellement en deçà de certaines limites, au delà desquelles la maladie commence et le plaisir cesse. Quant à un accroissement simultané de toutes les facultés, il n’est possible pour un être donné que dans une mesure très restreinte qui est marquée par l’état congénital de l’individu.

On comprend de cette manière ce qui limite le bonheur humain ; c’est la constitution même de l’homme, pris à chaque moment de l’histoire. Étant donnés son tempérament, le degré de développement physique et moral auquel il est parvenu, il y a un maximum de bonheur comme un maximum d’activité qu’il ne peut pas dépasser. La proposition n’est guère contestée tant qu’il ne s’agit que de l’organisme : tout le monde reconnaît que les besoins du corps sont limités et que, par suite, le plaisir physique ne peut pas s’accroître indéfiniment. Mais on a dit que les fonctions spirituelles faisaient exception. « Point de douleur pour châtier et réprimer… les élans les plus énergiques du dévouement et de la charité, la recherche passionnée et enthousiaste du vrai et du beau. On satisfait sa faim avec une quantité déterminée de nourriture ; on ne satisfait pas sa raison avec une quantité déterminée de savoir[5]. »

C’est oublier que la conscience, comme l’organisme, est un système de fonctions qui se font équilibre et que, de plus, elle est liée à un substrat organique de l’état duquel elle dépend. On dit que s’il y a un degré de clarté que les yeux ne peuvent pas supporter, il n’y a jamais trop de clarté pour la raison. Cependant, trop de science ne peut être acquise que par un développement exagéré des centres nerveux supérieurs, qui lui-même ne peut se produire sans être accompagné de troubles douloureux. Il y a donc une limite maxima qui ne peut être dépassée impunément, et, comme elle varie avec le cerveau moyen, elle était particulièrement basse au début de l’humanité ; par conséquent, elle eût été vite atteinte. De plus, l’entendement n’est qu’une de nos facultés. Elle ne peut donc s’accroître au delà d’un certain point qu’au détriment des facultés pratiques, en ébranlant les sentiments, les croyances, les habitudes dont nous vivons, et une telle rupture d’équilibre ne peut aller sans malaise. Les sectateurs de la religion la plus grossière trouvent dans la cosmogonie et la philosophie rudimentaires qui leur sont enseignées un plaisir que nous leur enlèverions sans compensation possible si nous parvenions à les pénétrer brusquement de nos doctrines scientifiques, quelque incontestable qu’en soit la supériorité. À chaque moment de l’histoire et dans la conscience de chaque individu, il y a pour les idées claires, les opinions réfléchies, en un mot pour la science, une place déterminée au delà de laquelle elle ne peut pas s’étendre normalement.

Il en est de même de la moralité. Chaque peuple a sa morale, qui est déterminée par les conditions dans lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu’elle soit, sans le désorganiser, et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement ressentis par les particuliers. Mais la morale de chaque société, prise en elle-même, ne comporte-t-elle pas un développement indéfini des vertus qu’elle recommande ? Nullement. Agir moralement, c’est faire son devoir, et tout devoir est défini. Il est limité par les autres devoirs : on ne peut se donner trop complètement à autrui sans s’abandonner soi-même ; on ne peut développer à l’excès sa personnalité sans tomber dans l’égoïsme. D’autre part, l’ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les autres exigences de notre nature. S’il est nécessaire que certaines formes de la conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de la moralité, il en est d’autres, au contraire, qui y sont naturellement réfractaires et qui pourtant sont essentielles. La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions industrielles, commerciales, etc., sans les paralyser, et cependant elles sont vitales ; ainsi, considérer la richesse comme immorale n’est pas une erreur moins funeste que de voir dans la richesse le bien par excellence. Il peut donc y avoir des excès de morale, dont la morale d’ailleurs est la première à souffrir ; car, comme elle a pour objet immédiat de régler notre vie temporelle, elle ne peut nous en détourner sans tarir elle-même la matière à laquelle elle s’applique.

Il est vrai que l’activité esthético-morale, parce qu’elle n’est pas réglée, paraît affranchie de tout frein et de toute limitation. Mais, en réalité, elle est étroitement circonscrite par l’activité proprement morale ; car elle ne peut dépasser une certaine mesure qu’au détriment de la moralité. Si nous dépensons trop de nos forces pour le superflu, il n’en reste plus assez pour le nécessaire. Quand on fait trop grande la place de l’imagination en morale, les tâches obligatoires sont nécessairement négligées. Toute discipline même paraît intolérable quand on a trop pris l’habitude d’agir sans autres règles que celles qu’on se fait à soi-même. Trop d’idéalisme et d’élévation morale font souvent que l’homme n’a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens.

On en peut dire autant de toute activité esthétique d’une manière générale ; elle n’est saine que si elle est modérée. Le besoin de jouer, d’agir sans but et pour le plaisir d’agir, ne peut être développé au delà d’un certain point sans qu’on se déprenne de la vie sérieuse. Une trop grande sensibilité artistique est un phénomène maladif qui ne peut pas se généraliser sans danger pour la société. La limite au delà de laquelle l’excès commence est d’ailleurs variable, suivant les peuples ou les milieux sociaux : elle commence d’autant plus tôt que la société est moins avancée ou le milieu moins cultivé. Le laboureur, s’il est en harmonie avec ses conditions d’existence, est et doit être fermé à des plaisirs esthétiques qui sont normaux chez le lettré, et il en est de même du sauvage par rapport au civilisé.

S’il en est ainsi du luxe de l’esprit, à plus forte raison en est-il de même du luxe matériel. Il y a donc une intensité normale de tous nos besoins, intellectuels, moraux, aussi bien que physiques, qui ne peut être outrepassée. À chaque moment de l’histoire, notre soif de science, d’art, de bien-être est définie comme nos appétits, et tout ce qui va au delà de cette mesure nous laisse indifférents ou nous fait souffrir. Voilà ce qu’on oublie trop quand on compare le bonheur de nos pères avec le nôtre. On raisonne comme si tous nos plaisirs avaient pu être leurs ; alors, en songeant à tous ces raffinements de la civilisation dont nous jouissons et qu’ils ne connaissaient pas, on se sent enclin à plaindre leur sort. On oublie qu’ils n’étaient pas aptes à les goûter. Si donc ils se sont tant tourmentés pour accroître la puissance productive du travail, ce n’était pas pour conquérir des biens qui étaient pour eux sans valeur. Pour les apprécier, il leur eût fallu d’abord contracter des goûts et des habitudes qu’ils n’avaient pas, c’est-à-dire changer leur nature.

C’est en effet ce qu’ils ont fait, comme le montre l’histoire des transformations par lesquelles a passé l’humanité. Pour que le besoin d’un plus grand bonheur put rendre compte du développement de la division du travail, il faudrait donc qu’il fût aussi la cause des changements qui se sont progressivement accomplis dans la nature humaine, que les hommes se fussent transformés afin de devenir plus heureux.

Mais, à supposer même que ces transformations aient eu finalement un tel résultat, il est impossible qu’elles se soient produites dans ce but, et, par conséquent, elles dépendent d’une autre cause.

En effet, un changement d’existence, qu’il soit brusque ou préparé, constitue toujours une crise douloureuse, car il fait violence à des instincts acquis qui résistent. Tout le passé nous retient en arrière, alors même que les plus belles perspectives nous attirent en avant. C’est une opération toujours laborieuse que de déraciner des habitudes que le temps a fixées et organisées en nous. Il est possible que la vie sédentaire offre plus de chances de bonheur que la vie nomade ; mais quand, depuis des siècles, on n’en a pas mené d’autre que cette dernière, on ne s’en défait pas aisément. Aussi, pour peu que de telles transformations soient profondes, une vie individuelle ne suffit pas à les accomplir. Ce n’est pas assez d’une génération pour défaire l’œuvre des générations, pour mettre un homme nouveau à la place de l’ancien. Dans l’état actuel de nos sociétés, le travail n’est pas seulement utile, il est nécessaire ; tout le monde le sent bien, et voilà longtemps déjà que cette nécessité est ressentie. Cependant, ils sont encore relativement rares ceux qui trouvent leur plaisir dans un travail régulier et persistant. Pour la plupart des hommes, c’est encore une servitude insupportable ; l’oisiveté des temps primitifs n’a pas perdu pour eux ses anciens attraits. Ces métamorphoses coûtent donc beaucoup pendant très longtemps sans rien rapporter. Les générations qui les inaugurent n’en recueillent pas les fruits, s’il y en a, parce qu’ils viennent trop tardivement. Elles n’en ont que la peine. Par conséquent, ce n’est pas l’attente d’un plus grand bonheur qui les entraîne dans de telles entreprises.

Mais, en fait, est-il vrai que le bonheur de l’individu s’accroisse à mesure que l’homme progresse ? Rien n’est plus douteux.

  1. Spencer, Psychologie, I, 283. — Wundt, Psychologie physiologique, I, ch. X, §1.
  2. Richet. Voir son article Douleur dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.
  3. Laplace, Théorie analytique des probabilités. Paris, 1847, p. 187, 432. — Fechner, Psychophysik, I, 236.
  4. Cf. Wundt, loc. cit.
  5. Rabier, Leçons de philosophie, I, 479