De la division du travail social/Livre II/Chapitre I/Intro

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Félix Alcan (p. 255-257).
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Livre II, Chapitre I


LIVRE II

Les Causes et les Conditions.


CHAPITRE I

LES PROGRÈS DE LA DIVISION DU TRAVAIL ET CEUX DU BONHEUR


À quelles causes sont dus les progrès de la division du travail ?

Sans doute, il ne saurait être question de trouver une formule unique qui rende compte de toutes les modalités possibles de la division du travail. Une telle formule n’existe pas. Chaque cas particulier dépend de causes particulières qui ne peuvent être déterminées que par un examen spécial. Le problème que nous nous posons est moins vaste. Si l’on fait abstraction des formes variées que prend la division du travail suivant les conditions de temps et de lieu, il reste ce fait général qu’elle se développe régulièrement à mesure qu’on avance dans l’histoire. Ce fait dépend certainement de causes également constantes, que nous allons rechercher.

Cette cause ne saurait consister dans une représentation anticipée des effets que produit la division du travail en contribuant à maintenir l’équilibre des sociétés. C’est un contre-coup trop lointain pour qu’il puisse être compris de tout le monde ; la plupart des esprits n’en ont aucune conscience. En tout cas, il ne pouvait commencer à devenir sensible que quand la division du travail était déjà très avancée.

D’après la théorie la plus répandue, elle n’aurait d’autre origine que le désir qu’a l’homme d’accroître sans cesse son bonheur. On sait en effet que, plus le travail se divise, plus le rendement en est élevé. Les ressources qu’il met à notre disposition sont plus abondantes ; elles sont aussi de meilleure qualité. La science se fait mieux, et plus vite ; les œuvres d’art sont plus nombreuses et plus raffinées ; l’industrie produit plus et les produits en sont plus parfaits. Or, l’homme a besoin de toutes ces choses ; il semble donc qu’il doive être d’autant plus heureux qu’il en possède davantage, et, par conséquent, qu’il soit naturellement incité à les rechercher.

Cela posé, on explique aisément la régularité avec laquelle progresse la division du travail ; il suffit, dit-on, qu’un concours de circonstances, qu’il est facile d’imaginer, ait averti les hommes de quelques-uns de ces avantages, pour qu’ils aient cherché à l’étendre toujours plus loin, afin d’en tirer tout le profit possible. Elle progresserait donc sous l’influence de causes exclusivement individuelles et psychologiques. Pour en faire la théorie, il ne serait pas nécessaire d’observer les sociétés et leur structure : l’instinct le plus simple et le plus fondamental du cœur humain suffirait à en rendre compte. C’est le besoin du bonheur qui pousserait l’individu à se spécialiser de plus en plus. Sans doute, comme toute spécialisation suppose la présence simultanée de plusieurs individus et leur concours, elle n’est pas possible sans une société. Mais, au lieu d’en être la cause déterminante, la société serait seulement le moyen par lequel elle se réalise, la matière nécessaire à l’organisation du travail divisé. Elle serait même un effet du phénomène plutôt que sa cause. Ne répète-t-on pas sans cesse que c’est le besoin de la coopération qui a donné naissance aux sociétés ? Celles-ci se seraient donc formées pour que le travail put se diviser, bien loin qu’il se fût divisé pour des raisons sociales ?

Cette explication est classique en économie politique. Elle paraît d’ailleurs si simple et si évidente qu’elle est admise inconsciemment par une foule de penseurs dont elle altère les conceptions. C’est pourquoi il est nécessaire de l’examiner tout d’abord.