De la division du travail social/Livre II/Chapitre III/IV

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Félix Alcan (p. 335-337).
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Livre II, Chapitre III


IV


On s’explique maintenant comment il se fait que la solidarité mécanique soit liée à l’existence du type segmentaire, ainsi que nous l’avons établi dans le livre précédent. C’est que cette structure spéciale permet à la société d’enserrer de plus près l’individu — le tient plus fortement attaché à son milieu domestique et, par conséquent, aux traditions — enfin, en contribuant à borner l’horizon social, contribue aussi[1] à le rendre concret et défini. C’est donc des causes toutes mécaniques qui font que la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective, et ce sont des causes de même nature qui font qu’elle s’en dégage. Sans doute, cette émancipation se trouve être utile ou, tout au moins, elle est utilisée. Elle rend possibles les progrès de la division du travail ; plus généralement, elle donne à l’organisme social plus de souplesse et d’élasticité. Mais ce n’est pas parce qu’elle est utile qu’elle se produit. Elle est parce qu’elle ne peut pas ne pas être. L’expérience des services qu’elle rend ne peut que la consolider une fois qu’elle existe.

On peut se demander cependant si, dans les sociétés organisées, l’organe ne joue pas le même rôle que le segment ; si l’esprit corporatif et professionnel ne risque pas de remplacer l’esprit de clocher et d’exercer sur les individus la même pression. Dans ce cas, ils ne gagneraient rien au changement. Le doute est d’autant plus permis que l’esprit de caste a eu certainement cet effet, et que la caste est un organe social. On sait aussi combien l’organisation des corps de métiers a, pendant longtemps, gêné le développement des variations individuelles ; nous en avons plus haut cité des exemples.

Il est certain que les sociétés organisées ne sont pas possibles sans un système développé de règles qui prédéterminent le fonctionnement de chaque organe. À mesure que le travail se divise, il se constitue une multitude de morales et de droits professionnels[2]. Mais cette réglementation n’en laisse pas moins agrandi le cercle d’action de l’individu.

En premier lieu, l’esprit professionnel ne peut avoir d’influence que sur la vie professionnelle. Au delà de cette sphère, l’individu jouit de la liberté plus grande dont nous venons de montrer l’origine. Il est vrai que la caste étend son action plus loin ; mais elle n’est pas un organe proprement dit. C’est un segment transformé en organe[3] ; elle tient donc de la nature de l’un et de l’autre. En même temps qu’elle est chargée de fonctions spéciales, elle constitue une société distincte au sein de l’agrégat total. Elle est une société-organe analogue à ces individus-organes que l’on observe dans certains organismes[4]. C’est ce qui fait qu’elle enveloppe l’individu d’une manière beaucoup plus exclusive que les corporations ordinaires.

Comme ces règles n’ont de racines que dans un petit nombre de consciences, mais laissent indifférente la société dans son ensemble, elles ont une moindre autorité par suite de cette moindre universalité. Elles offrent donc une moindre résistance aux changements. C’est pour cette raison qu’en général les fautes proprement professionnelles n’ont pas le même degré de gravité que les autres.

D’autre part, les mêmes causes qui, d’une manière générale, diminuent la force de la tradition en rendant les générations nouvelles plus indépendantes des anciennes, produisent tout leur effet sur les coutumes professionnelles, qui deviennent de moins en moins réfractaires aux innovations.

Enfin, comme chaque organe social devient plus volumineux à mesure que les organes segmentaires fusionnent, et cela d’autant plus que, généralement, le volume total de la société s’accroît au même moment, les pratiques communes au groupe professionnel deviennent plus générales et plus abstraites, comme celles qui sont communes à toute la société. Elles laissent donc la place plus libre aux divergences particulières.

Ainsi, par sa nature même, cette réglementation gêne moins que l’autre l’essor des variétés individuelles, et, de plus, elle le gêne de moins en moins.

  1. Ce troisième effet ne résulte qu’en partie de la nature segmentaire ; la cause principale en est dans l’accroissement du volume social. Resterait à savoir pourquoi en général la densité s’accroît en même temps que le volume. C’est une question que nous posons.
  2. V. plus haut, liv. I, ch. V, notamment p. 247 et suiv.
  3. V. plus haut, p. 198-199.
  4. V. Perier, Colon. anim., 764.