De la division du travail social/Livre II/Chapitre IV/Intro

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Félix Alcan (p. 338-343).
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Livre II, Chapitre IV

CHAPITRE IV



LES FACTEURS SECONDAIRES (suite)




l’hérédité


Dans ce qui précède, nous avons raisonné comme si la division du travail ne dépendait que de causes sociales. Cependant elle est aussi liée à des conditions organico-psychiques. L’individu reçoit en naissant des goûts et des aptitudes qui le prédisposent à certaines fonctions plus qu’à d’autres, et ces prédispositions ont certainement une influence sur la manière dont les tâches se répartissent. D’après l’opinion la plus commune, il faudrait même voir dans cette diversité des natures la condition première de la division du travail, dont la principale raison d’être serait « de classer les individus suivant leurs capacités »[1]. Il est donc intéressant de déterminer quelle est au juste la part de ce facteur, d’autant plus qu’il constitue un nouvel obstacle à la variabilité individuelle et, par conséquent, aux progrès de la division du travail.

En effet, comme ces vocations natives nous sont transmises par nos ascendants, elles se réfèrent non pas aux conditions dans lesquelles l’individu se trouve actuellement placé, mais à celles où vivaient ses aïeux. Elles nous enchaînent donc à notre race, comme la conscience collective nous enchaînait à notre groupe, et entravent par suite la liberté de nos mouvements. Comme cette partie de nous-même est tournée tout entière vers le passé, et vers un passé qui ne nous est pas personnel, elle nous détourne de notre sphère d’intérêts propres et des changements qui s’y produisent. Plus elle est développée, plus elle nous immobilise. La race et l’individu sont deux forces contraires qui varient en raison inverse l’une de l’autre. En tant que nous ne faisons que reproduire et que continuer nos ancêtres, nous tendons à vivre comme ils ont vécu et nous sommes réfractaires à toute nouveauté. Un être qui recevrait de l’hérédité un legs trop important et trop lourd serait à peu près incapable de tout changement ; c’est le cas des animaux qui ne peuvent progresser qu’avec une grande lenteur.

L’obstacle que le progrès rencontre de ce côté est même plus difficilement surmontable que celui qui vient de la communauté des croyances et des pratiques. Car celles-ci ne sont imposées à l’individu que du dehors et par une action morale, tandis que les tendances héréditaires sont congénitales et ont une base anatomique. Ainsi, plus grande est la part de l’hérédité dans la distribution des tâches, plus cette distribution est invariable, plus, par conséquent, les progrès de la division du travail sont difficiles alors même qu’ils seraient utiles. C’est ce qui arrive dans l’organisme. La fonction de chaque cellule est déterminée par sa naissance. « Dans un animal vivant, dit M. Spencer, le progrès de l’organisation implique non seulement que les unités composant chacune des parties différenciées conservent chacune sa position, mais aussi que leur descendance leur succède dans ces positions. Les cellules hépatiques qui, tout en remplissant leur fonction, grandissent et donnent naissance à de nouvelles cellules hépatiques, font place à celles-ci quand elles se dissolvent et disparaissent ; les cellules qui en descendent ne se rendent pas aux reins, aux muscles, aux centres nerveux pour s’unir dans l’accomplissement de leurs fonctions[2]. » Mais aussi les changements qui se produisent dans l’organisation du travail physiologique sont-ils très rares, très restreints et très lents.

Or, bien des faits tendent à démontrer que, à l’origine, l’hérédité avait sur la répartition des fonctions sociales une influence très considérable.

Sans doute, chez les peuples tout à fait primitifs, elle ne joue à ce point de vue aucun rôle. Les quelques fonctions qui commencent à se spécialiser sont électives ; mais c’est qu’elles ne sont pas encore constituées. Le chef ou les chefs ne se distinguent guère de la foule qu’ils dirigent ; leur pouvoir est aussi restreint qu’éphémère ; tous les membres du groupe sont sur un pied d’égalité. Mais, aussitôt que la division du travail apparaît d’une manière caractérisée, elle se fixe sous une forme qui se transmet héréditairement ; c’est ainsi que naissent les castes. L’Inde nous offre le plus parfait modèle de cette organisation du travail ; mais on la retrouve ailleurs. Chez les Juifs, les seules fonctions qui fussent nettement séparées des autres, celles du sacerdoce, étaient strictement héréditaires. Il en était de même à Rome pour toutes les fonctions publiques, qui impliquaient les fonctions religieuses, et qui étaient le privilège des seuls patriciens. En Assyrie, en Perse, en Égypte, la société se divise de la même manière. Là où les castes tendent à disparaître, elles sont remplacées par les classes qui, pour être moins étroitement closes au dehors, n’en reposent pas moins sur le même principe.

Assurément, cette institution n’est pas une simple conséquence du fait des transmissions héréditaires. Bien des causes ont contribué à la susciter. Mais elle n’aurait pu ni se généraliser à ce point, ni persister pendant si longtemps, si, en général, elle n’avait eu pour effet de mettre chacun à la place qui lui convenait. Si le système des castes avait été contraire aux aspirations individuelles et à l’intérêt social, aucun artifice n’eût pu le maintenir. Si, dans la moyenne des cas, les individus n’étaient pas réellement nés pour la fonction que leur assignait la coutume ou la loi, cette classification traditionnelle des citoyens eût été vite bouleversée. La preuve, c’est que ce bouleversement se produit en effet dès que cette discordance éclate. La rigidité des cadres sociaux ne fait donc qu’exprimer la manière immuable dont se distribuaient alors les aptitudes, et cette immutabilité elle-même ne peut être due qu’à l’action des lois de l’hérédité. Sans doute l’éducation, parce qu’elle se faisait tout entière dans le sein de la famille et se prolongeait tard pour les raisons que nous avons dites, en renforçait l’influence ; mais elle n’eût pu à elle seule produire de tels résultats. Car elle n’agit utilement et efficacement que si elle s’exerce dans le sens même de l’hérédité. En un mot, cette dernière n’a pu devenir une institution sociale que là où elle jouait effectivement un rôle social. En fait, nous savons que les peuples anciens avaient un sentiment très vif de ce qu’elle était. Nous n’en trouvons pas seulement la trace dans les coutumes dont nous venons de parler et dans d’autres similaires, mais il est directement exprimé dans plus d’un monument littéraire[3]. Or, il est impossible qu’une erreur aussi générale soit une simple illusion et ne corresponde à rien dans la réalité. « Tous les peuples, dit M. Ribot, ont une foi, au moins vague, à la transmission héréditaire. Il serait même possible de soutenir que cette foi a été plus vive dans les temps primitifs qu’aux époques civilisées. C’est de cette foi naturelle qu’est née l’hérédité d’institution. Il est certain que des raisons sociales, politiques, ou même des préjugés ont dû contribuer à la développer et à l’affermir ; mais il serait absurde de croire qu’on l’a inventée[4]. »

D’ailleurs, l’hérédité des professions était très souvent la règle, alors même que la loi ne l’imposait pas. Ainsi la médecine, chez les Grecs, fut d’abord cultivée par un petit nombre de familles. « Les asclépiades ou prêtres d’Esculape se disaient de la postérité de ce dieu… Hippocrate était le dix-septième médecin de la famille. L’art divinatoire, le don de prophétie, cette haute faveur des dieux, passaient chez les Grecs pour se transmettre le plus souvent de père en fils[5]. » En Grèce, dit Hermann, « l’hérédité de la fonction n’était prescrite par la loi que dans quelques états et pour certaines fonctions qui tenaient plus étroitement à la vie religieuse, comme, à Sparte, les cuisiniers et les joueurs de flûte ; mais les mœurs en avaient fait aussi pour les professions des artisans un fait plus général qu’on ne croie ordinairement[6]. » Maintenant encore, dans beaucoup de sociétés inférieures, les fonctions se distribuent d’après la race. Dans un grand nombre de tribus africaines, les forgerons descendent d’une autre race que le reste de la population. Il en était de même chez les Juifs au temps de Saül. « En Abyssinie, presque tous les artisans sont de race étrangère : le maçon est Juif, le tanneur et le tisserand sont Mahométans, l’armurier et l’orfèvre Grecs et Coptes. Aux Indes, bien des différences de castes qui indiquent des différences de métiers coïncident encore aujourd’hui avec celles de races. Dans tous les pays de population mixte, les descendants d’une même famille ont coutume de se vouer à certaines professions ; c’est ainsi que, dans l’Allemagne orientale, les pêcheurs, pendant des siècles, étaient Slaves[7]. » Ces faits donnent une grande vraisemblance à l’opinion de Lucas, d’après laquelle « l’hérédité des professions est le type primitif, la forme élémentaire de toutes les institutions fondées sur le principe de l’hérédité de la nature morale ».

Mais aussi on sait combien, dans ces sociétés, le progrès est lent et difficile. Pendant des siècles, le travail reste organisé de la même manière, sans qu’on songe à rien innover. « L’hérédité s’offre ici à nous avec ses caractères habituels : conservation, stabilité[8]. » Par conséquent, pour que la division du travail ait pu se développer, il a fallu que les hommes parvinssent à secouer le joug de l’hérédité, que le progrès brisât les castes et les classes. La disparition progressive de ces dernières tend en effet à prouver la réalité de cette émancipation ; car on ne voit pas comment, si l’hérédité n’avait rien perdu de ses droits sur l’individu, elle aurait pu s’affaiblir comme institution. Si la statistique s’étendait assez loin dans le passé et surtout si elle était mieux informée sur ce point, elle nous apprendrait très vraisemblablement que les cas de professions héréditaires deviennent toujours moins nombreux. Ce qui est certain, c’est que la foi à l’hérédité, si intense jadis, est aujourd’hui remplacée par une foi presque opposée. Nous tendons à croire que l’individu est en majeure partie le fils de ses œuvres et à méconnaître même les liens qui le rattachent à sa race et l’en font dépendre ; c’est du moins une opinion très répandue et dont se plaignent presque les psychologues de l’hérédité. C’est même un fait assez curieux que l’hérédité ne soit vraiment entrée dans la science qu’au moment où elle était presque complètement sortie de la croyance. Il n’y a pas là d’ailleurs de contradiction. Car ce qu’affirme au fond la conscience commune, ce n’est pas que l’hérédité n’existe pas, mais que le poids en est moins lourd, et la science, nous le verrons, n’a rien qui contredise ce sentiment.

Mais il importe d’établir le fait directement et surtout d’en faire voir les causes.

  1. Stuart Mill, Économie politique.
  2. Spencer, Sociol., III, 349.
  3. Ribot, L’Hérédité, 2e édit., p. 360.
  4. Ibid., 345
  5. Ribot, op. cit. p. 365. — Cf. Hermann, Griech. Antiq., IV, 353, not.3
  6. ibid, 395, note 2, Ch. I, 33. — Pour les faits, voir notamment : Platon Eutryph., 11 C ; Alcibiade, 121 A ; Rép., IV, 421 D ; surtout Protag., 328 A ; Plutarque, Apophth., Lacon, 208 B.
  7. Schmoller, La Division du travail, in Rev. d’écon. polit., 1888, p. 590.
  8. Ribot, op. cit., p. 360.