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De la génération des vers dans le corps de l’homme (1741)/Compléments/Lettre de Georges Baglivi

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Veuve Alix ; Lambert et Durand (Tome IIp. 718-733).




LETTRE[1]
DE Mr GEORGES BAGLIVI,
Médecin de Rome.



Rien, Monsieur, ne m’a été plus agréable que votre Lettre. J’ai toûjours aimé l’illustre Antonio Alberti, à cause de son érudition profonde, de la douceur singuliere de ses mœurs, de sa tendresse pour moi, mais je l’aime encore davantage depuis qu’il m’a procuré l’occasion de vous connoître ; & entre plusieurs marques d’amitié que j’ai reçues de lui, je regarde celle-ci comme une des plus singulieres.

Je ressens un extrême plaisir de celui que vous avez goûté dans la lecture de mon Livre. Je n’osois me flater d’être parvenu à quelque degré de perfection dans la pratique de la Médecine ; mais peu s’en faut à présent, que je ne change d’opinion : la crainte d’être d’un autre avis que le vôtre, me réduit comme par force à juger favorablement de moi-même. Quoi qu’il en soit, Monsieur, je n’oublierai rien, pour acquérir les qualités que vous m’attribuez, & je ferai tous mes efforts pour rendre conformes à la vérité, les sentimens que vous avez de moi.

Je me réjouis d’apprendre que vous travaillez à un Traité sur les Vers du corps de l’homme, & que vous l’appuyez de l’expérience & de l’observation. Comme c’est un sujet important, sur lequel on n’a point encore écrit à fond, & que la maniere dont vous vous y prenez, est une Méthode que jusqu’ici peu de gens se sont donné la peine de suivre ; votre travail ne peut manquer d’avoir une approbation générale. Hâtez-vous donc, Monsieur, de donner au Public un Ouvrage si nécessaire.

J’ai reçu l’Estampe du Ver plat que vous avez fait sortir du corps d’un Malade attaqué de pleurésie & de transport au cerveau. Vous me demandez mon sentiment sur cette espéce de Ver. 1o. Si je pense qu’il vienne d’un œuf. 2o. À quoi j’attribue sa longueur extraordinaire. 3o. Si je crois qu’il s’engendre dans l’homme, dès le ventre de la mere, comme l’écrit Hippocrate, & s’il est rare ou commun à Rome. Vous me demandez encore si c’est sur des Vers de terre, ou sur des Vers du corps que j’ai fait les expériences que je rapporte dans le premier Livre de ma Pratique. Je vais vous répondre, Monsieur, sur ces cinq articles, le plus clairement & le plus succinctement qu’il me sera possible.

Je suis fort de votre avis sur la génération des Insectes. Tous les Animaux & tous les végétaux tirent leur origine d’un œuf. Que sont toutes les graines des plantes, sinon autant d’œufs, qui renferment en abregé tous les principes de la plante qui doit sortir ? La fermentation du suc nourricier qui se présente, le ressort de l’air, la chaleur du Soleil, & le feu central de la terre, font déveloper ensuite ces principes ; les mettent en mouvement, & les font croître peu à peu jusqu’à l’étendue qui leur est prescrite par la nature, selon les différentes espéces des plantes.

Si tous les Philosophes & tous les Médecins conviennent sur ce point à l’égard des végétaux, à plus forte raison doit-on penser la même chose des Animaux, tant de ceux que l’on appelle imparfaits, que de ceux que l’on nomme parfaits. Car, outre qu’en toutes choses il y a un ordre toûjours égal, toûjours semblable à lui-même, que tout vient d’un même principe ; & après un certain cercle de mouvement, retourne au même terme ; on remarque dans les Insectes une structure, une liaison d’organes, des opérations & des mouvemens qui les mettent fort au-dessus des plantes.

Ainsi, puisque les végétaux ne s’engendrent point de pourriture, c’est une conséquence que les Insectes n’en viennent point non plus. Il seroit honteux à un Philosophe, à un Médecin, dans un siécle aussi éclairé que celui-ci, où l’expérience & les solides préceptes des Mathématiques, ont apporté tant de lumiere pour la découverte des cause, d’attribuer à un arrangement fortuit de matiere corrompue ; ce que la loi invariable de la nature fait d’une maniere si constante & si reglée dans toutes les semences.

Ce n’est donc point la pourriture qui produit les Insectes ; mais ce qu’il faut remarquer, c’est que la chaleur & la fermentation des choses qui pourrissent, contribue à la fécondité des œufs des Insectes, ou plûtôt excite & réveille les parties imperceptibles de l’Animal, cachées dans l’œuf déja fécond, & leur donne comme le premier souffle de vie. Cette chaleur fait le même effet que celle du Soleil, ou que celle d’une Poule qui couve.

Ce que nous disons des Insectes en général, se peut dire en particulier des Vers qui s’engendrent dans le corps humain ; ils ne viennent point d’un suc corrompu, comme se l’imaginent les faux Galénistes ; mais un suc corrompu échauffe & réveille les œufs de ces Vers, qui éclosent par ce moyen.

Le Ver plat tire donc son origine d’un œuf de son espéce ; & comme tous les êtres ont des propriétés, qui ne les abandonnent jamais, à cause des loix immuables de la nature, le Ver plat a ceci de particulier, qu’après s’être engendré dans les enfans, lorsqu’ils sont encore au ventre de leurs meres, il croît peu à peu dans la circonvolution des intestins, jusqu’à ce que, semblable à un ruban, il ait atteint toute l’étendue des boyaux. Il ne parvient à cette longueur qu’après plusieurs années, parce qu’il faut que ses parties commencent à se déveloper & à croître peu à peu, avant que de pouvoir se manifester d’une maniere si sensible.

On ne doit point s’étonner qu’un si long espace de temps soit nécessaire pour l’accroissement parfait de cet Animal ; vu que c’est la coûtume de la nature, ainsi qu’on le voit dans le germe de l’œuf, dans les graines des plantes, & dans l’accroissement des végétaux, de tracer d’abord les premiers linéamens de ce qu’elle veut mettre au jour, c’est-à-dire, de former premièrement de petits sacs membraneux, qu’elle remplit d’une humeur délicate, & qu’elle manifeste après dans le temps arrêté. L’humeur ainsi renfermée, se trouve défendue contre les injures extérieures, elle s’épaissit & reçoit enfin, par le moyen des envelopes qui la resserrent, la figure qu’elle doit avoir. C’est ainsi que tous les Animaux & tous les végétaux, selon les différentes espéces qui les distinguent, & selon l’ordre établi par la nature, arrivent chacun en plus ou en moins de temps, à la grandeur qui leur est propre.

Ce sentiment se trouve confirmé par les métamorphoses admirables du Ver à soie : car encore que ses aîles, son aiguillon, & les autres parties qui paroissent quelque temps après sa naissance, soient déja auparavant dans cet Animal ; elles se débrouillent néanmoins par degrés, & ne se montrent qu’après un certain nombre de jours.

Les dents demeurent cachées plusieurs années dans leurs alvéoles, les cheveux sont long-temps enfermés comme en pelotons dans leur bulbe, ou dans leur racine, jusqu’à ce qu’après un certain point de maturité, ces petits corps viennent enfin à forcer leurs prisons, & à croître à la maniere des plantes. C’est ainsi que la longueur extraordinaire du Ver plat quoique renfermée toute entiere dans le petit œuf qui la resserre, ne paroît néanmoins qu’après que l’œuf est parvenu à un certain terme, par où l’on voit qu’il faut attribuer l’étendue de cet Insecte, non à l’abondante nourriture qu’il prend dans les intestins, ainsi que se l’imaginent mal-à-propos quelques Philosophes, mais à une propriété particuliere qui le distingue des autres Vers. En effet, qu’un Pigmée, par exemple, mange tant qu’il voudra, qu’il s’engraisse des meilleures viandes, il demeurera toûjours Pigmée.

Vous me demandez ici, si je crois que cet Insecte s’engendre en l’homme dès le ventre de la mère ? Hippocrate le pense de la sorte dans le IV. Livre des Maladies, Nombre 27. ainsi que vous le remarquez dans votre Lettre. Or, comme les paroles de ce grand homme sont presque toujours l’écho de la nature, je ne voudrois pas m’écarter facilement de son opinion, ou si je m’en éloignois, ce ne seroit point pour me laisser aller aux frivoles subtilités du raisonnement, ni aux vaines fictions des hypotheses, que je fais gloire de mépriser ; ce seroit pour m’attacher à quelque expérience constante, qu’une longue suite d’observations m’auroit fait connoître infaillible. Il y a plusieurs maladies qu’on apporte du ventre de la mère, comme sont celles que nous appellons héréditaires ; pourquoi ne penserons-nous pas que le Ver plat soit de ce nombre, sur-tout lorsque nous avons pour nous l’autorité d’un Homme aussi éclairé qu’Hippocrate.

Cet Auteur au même endroit que nous venons de citer, dit que ce Ver s’engendre dans le fœtus, lorsque le sang & le lait de la mère étant trop abondans, viennent à se corrompre, & il ne paroît pas avancer cela sans raison ; car en effet, comme on l’a découvert certainement par plusieurs observations modernes, l’enfant dans le ventre de la mère, suce & tire par la bouche, une lymphe, qui tient de la nature du lait, & dont sans doute la corruption & la fermentation réveille les œufs des Vers plats, & les dispose à la vie, ce que la corruption des autres choses n’est peut-être pas capable de faire.

Je crois que c’est la raison pourquoi ce genre de Ver est plus commun en Hollande, parce qu’on y abonde en laitage, & que les Habitans n’y vivent presque que de lait & de fromage. J’ai connu à Rome en 1696, un jeune homme de vingt ans, extrêmement pâle, fort maigre, grand cracheur, lequel faisoit excès de toutes sortes de laitages. Un matin, comme il coupoit un oignon, l’odeur lui en vint si fortement au nez, qu’il demeura comme suffoqué, & qu’il croyoit mourir ; mais quelques momens après il lui survint un vomissement, & il jetta un Ver rond et long, ayant trois pieds de longueur, tout roulé comme un peloton, après quoi il revint à lui.

De sçavoir si les Vers plats s’engendrent aussi quelquefois dans les adultes, c’est ce que je n’oserois décider, l’expérience ne m’en apprend rien ; j’estime cependant que cela n’est pas impossible, quoique Hippocrate ne nous en parle pas. Pour s’éclaircir du fait, il faudroit quand les malades rendent de ces Vers, examiner s’ils ont donné des signes de cette maladie dès leur enfance, ou s’ils n’en ont donné qu’après ; dans le premier cas il y auroit lieu, sans doute, de conclure que les Vers auroient été formés avant la naissance de l’enfant ; & dans le second, qu’ils ne se seroient produits que long-tems après : Car il n’est pas probable qu’on puisse apporter dès la naissance un Ver de cette sorte, sans être d’abord attaqué des symptômes qu’il a coûtume de causer.

Ces symptômes sont, un crachement continuel, des tranchées, une grande pâleur, une foiblesse de tout le corps, tantôt des dégoûts, & tantôt des appétits excessifs pour les mêmes viandes, des douleurs que l’on sent à jeûn vers la region du foye, & dont la violence fait quelquefois perdre tout à coup la parole, de petites portions vermiculaires en forme de graines de concombre, lesquelles sont des fragmens du Ver plat, & que Dodonée après Hippocrate regarde comme les signes caracteristiques de cette maladie.

Le Ver plat n’est point commun à Rome, ni dans le reste de l’Italie, comme en Hollande ; ce qui vient peut-être de ce que les Italiens n’habitent pas, comme les Hollandois, un pays froid, humide & marécageux, & que d’ailleurs ils ne sont pas si intemperans qu’eux à l’égard des laitages ; car il n’y a pas contre les Vers, de préservatif comparable à la sobrieté.

J’ai vû à Rome, il y a quatre ans, un enfant de deux ans qui rendit par bas, un ver vivant, long de vingt pieds, que j’aurois encore trouvé plus grand, si la mere de l’enfant n’avoit rompu le Ver.

Cet enfant étoit pâle & fort languissant. Dans le même tems une femme fut attaquée de fiévre, & d’une grande douleur à la région du foye, avec tumeur ; j’ordonnai d’abord une saignée du bras, mais elle fut inutile. Je fis mettre ensuite, sur la partie malade, de l’huile d’absynthe ; il survint aussi-tôt à cette femme, un vomissement avec une diarrhée, & elle rendit cent ascarides, après quoi elle fut guérie. Cinq jours après, le mal recommença ; je fis piler trois poignées d’absynthe, qu’on appliqua sur la région du foye : ce qui ne fut pas plutôt fait, que la malade rendit quinze autres Vers, & recouvra la santé. Pour moi, je crois que cette douleur de la région du foye, n’étoit point du foye même, mais de la partie de l’intestin colon, qui passe à la cavité de ce viscere. Spigelius & Sennert ont écrit au long du Ver plat ; ce dernier fait aussi mention du Ver umbilical : il y a des Vers qu’on appelle crinons, dont parlent quelques Auteurs. Panarolus rapporte l’histoire d’un malade, qui dans le tems d’une fiévre maligne épidemique, rendit des milliers de Vers vivans, dont les uns avoient des becs, les autres étoient velus, & les autres ressembloient à des Vers cucurbitaires.

Quant aux expériences que j’ai rapportées sur les Vers dans le premier livre de ma Méthode Pratique, je les ai faites non sur des Vers de terre, mais sur des Vers du corps humain. En 1694. une bonne femme, âgée de cinquante ans, malade ici à Rome, d’une fiévre & d’une dyssenterie, rendit environ trois cens Vers tout vivans, longs comme des féves, & presque faits comme des Vers cucurbitaires. J’en jettai quelques-uns dans de l’esprit de vin, & dans une infusion de santoline ou poudre à Vers, où ils moururent au bout de cinq heures. J’en mis d’autres dans du vin, dans de l’aloës dissout, dans de l’extrait de camædris, dans de l’extrait de tabac, & ils y vécurent neuf heures. D’autres (c’étoit un Jeudi sur les neuf heures du soir) dans de l’huile d’amandes douces, dans du suc de limon, dans un vase à moitié plein de mercure, dans de l’eau de Tectucium, qui est une eau minerale fort chargée de sels ; & le Vendredi matin, je trouvai engourdis ceux que j’avois mis dans de l’huile d’amandes douces, agiles & vigoureux, ceux qui étoient dans de l’eau de Tectucium, dans le sirop de limon, & dans le vase de mercure : il faut remarquer que ces derniers fuyoient le mercure, & s’efforçoient de gagner le haut du vase. J’en mis d’autres dans de l’eau de fleurs d’oranges, & dans de l’eau rose ; huit heures après ils y moururent avec des convulsions. Voilà pour ce qui regarde les Vers.

Je suis ravi, Monsieur, de voir par votre Lettre, qu’en ce tems, où la Médecine est comme sur le point de périr par les speculations & les Hypothéses, dont on l’accable, il se trouve en France des esprits éclairés, qui voyent le danger qu’elle court, qui connoissent que l’unique moyen de la conserver, c’est de fuir le faste des opinions, & de recourir à Hippocrate, pour apprendre de lui, comme de l’interprête de la nature, le chemin de la vérité. Je ne suis point surpris qu’il y ait ainsi en France des Génies élevés, que l’erreur ne sçauroit surprendre ; car quand est-ce que cette illustre Nation n’a pas été fertile en grands hommes ?

Vous voyez par le programme que je vous envoye, que j’ai été reçû l’année derniere dans la Société Royale de Londres ; je le suis à présent dans l’Académie d’Allemagne : je crois que cette nouvelle vous fera plaisir. Je viens d’écrire à notre cher ami l’illustre Antonio Alberti : Je vous prie de l’en avertir. Adieu, Monsieur.

De Rome, ce 14. Juillet 1699.


  1. L’Original en latin est à la fin du volume.