De la morale naturelle/XX

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chez Volland, Gattey, Bailly (p. 128-131).


CHAPITRE XX.

Vengeance et Duel.



Il n’est pas plus naturel de ressentir une injure que de désirer d’en tirer vengeance ; ce mouvement est dans le cœur du sauvage, comme dans celui de l’homme civilisé ; l’amour-propre se soulève avec d’autant plus de violence, qu’il s’est senti plus injustement opprimé.

Mais comme la société exalte toutes nos affections naturelles, elle a porté aussi celle-ci à un si haut degré d’énergie, qu’on a bientôt senti le besoin d’en réprimer les excès et d’en modérer la violence.

Quelque précaution qu’ait prise la loi pour punir toute injure dont il serait trop dangereux d’abandonner la vengeance au ressentiment particulier de celui qui l’a reçue, elle n’a pu tout prévoir. Les différentes relations de la vie sociale, tous les besoins, tous les préjugés qui en résultent, ont rendu l’amour-propre si sensible et si délicat, les occasions de le blesser se sont si fort multipliées, qu’on a fini par se persuader que la sauvegarde des lois ne pouvait suffire seule à sa défense ; on y a suppléé par ce que nous appellons le point d’honneur, code plus respecté des nations modernes, que celui des lois et de la religion même. Ce code, tout sauvage, tout féroce qu’il paraît aux yeux de la raison, loin d’avoir été conçu par la vengeance, ne le fut, je crois, que pour en arrêter le cours, pour lui fixer du moins un terme quelconque ; et sous ce rapport, son origine me paraît, je l’avoue, presque aussi sublime que barbare.

Je sais bien qu’il n’est guère de folie plus atroce que celle qui oblige un honnête homme à laver dans le sang l’insulte d’un geste ou d’un mot indiscret ; mais tant qu’un peuple aura des préjugés dont la force sera supérieure à celle des lois, ne faut-il pas céder à leur puissance ou cesser de vivre sous leur empire ?

Quel conseil la morale pourrait-elle donc opposer aux accès d’une frénésie devenue universelle ? Celui de fuir les occasions qui la font naître, celui de montrer, dans celles dont la prudence n’a pu défendre, ce courage, ce sang-froid qui, lorsqu’il ne saurait parer absolument les coups du sort, en rend toujours l’impression moins vive et moins funeste.