De la place de l’homme dans la nature/09

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Traduction par Eugène Dally.
J.-B. Baillière et fils (p. 17-28).


II

LA VIE ORGANIQUE


Il importe maintenant de rétrécir le sujet ; et s’il est bien entendu que l’origine est toujours la conséquence d’une évolution, et non point une création, nous pouvons nous demander, sans craindre que l’on se méprenne sur le sens des mots, quelle est l’origine de la vie organique à la surface de la terre. De la terre elle-même il ne saurait être ici question, car il est impossible d’isoler son histoire de celle du système solaire.

Sachons seulement que notre planète a traversé des phases de constitution physique telles que des millions de siècles suffisent à peine pour laisser entrevoir une date dans la durée. Lorsque la terre brillait parmi les astres lumineux du système solaire, et que son atmosphère brûlante s’étendait dans l’espace de beaucoup au delà des limites qu’elle occupe aujourd’hui, nous savons qu’à sa surface aucune existence organique n’était possible dans les conditions que nous attribuons à la vie. Plus tard, le refroidissement, produit par le rayonnement dans l’espace, amène la formation d’une première écorce cristalline minérale continue, qui isole la masse externe ; puis les eaux recouvrent, sur une épaisseur plus ou moins considérable, la plus grande partie de cette écorce ; enfin, une atmosphère, où les proportions des éléments différaient de celles d’aujourd’hui, se superpose à la couche des eaux, et va servir à façonner les couches successives du globe.

« On a pensé, dit M. d’Archiac, que lors de l’apparition des premiers êtres organisés, la composition de l’atmosphère différait de celle de nos jours, et qu’elle doit avoir perdu, depuis, de l’azote, du carbone et de l’oxygène, entrés immédiatement ou médiatement dans la composition des corps organisés et des roches… ; et, en effet, l’azote n’étant connu qu’à l’état gazeux ou combiné dans les corps organisés, on ne comprend pas sous quelle autre forme il pourrait avoir existé. On doit donc penser que c’est à l’atmosphère que l’organisme animal l’a emprunté… Quant au carbone, nous devons supposer également que tout ce qui est contenu dans l’anthracite, la houille, les lignites, les bitumes, la tourbe, etc., fixé ainsi par l’action des forces vitales, a dû être enlevé à l’atmosphère[1]… »

Sans poursuivre plus loin l’examen de ces questions savamment développées dans les ouvrages de Bronn et de M. d’Archiac, nous pouvons concevoir les premières traces de la vie organique et le moment géologique auquel elles se sont montrées. Mais sous quelles formes et d’où provenaient-elles ? Quelle fatalité les poussait ? Venaient-elles des forces cosmiques simples transformées, ou bien représentaient-elles un fait complètement nouveau ? Ce caractère de nouveauté n’était-il qu’apparent, et les germes des êtres vivants étaient-ils disséminés dans l’espace en dehors des conditions de leur existence terrestre, en sorte que ce que nous croyions voir naître n’était qu’invisible ? Questions indécises mais non insolubles !

« Dès que l’abaissement de la température permit aux eaux de se maintenir d’une manière permanente dans les dépressions de la surface devenues les premiers bassins des mers, dit encore M. d’Archiac, le principe de la vie se manifesta ; principe mystérieux dont les actions suivies à travers les modifications les plus étranges, les types innombrables, une variété et une richesse qui défient tout ce que notre imagination pourrait concevoir pendant une série de siècles incalculables, donnent l’idée la plus grandiose de cette nature infinie dans le temps, infinie dans l’espace, infinie dans la forme[2]. »

De quelque façon que l’on envisage ce problème, il semble que le mieux est de ne faire intervenir une hypothèse que si elle est absolument nécessaire ; ici l’hypothèse admet une création de toutes pièces, soit par une volonté extra-naturelle, soit par une combinaison fortuite ou nécessaire des forces physiques. Supposez cette double conception renversée, que reste-t-il ? Le fait d’une apparition des êtres organisés ; or, qui dit apparition ne dit pas création ; — car la notion de l’indestructibilité des forces implique seulement une transformation, ou, si l’on veut, une évolution.

Il va donc de soi, à moins d’y être contraint par un témoignage plus positif, que la voie la plus simple est d’admettre que les germes d’un monde organique, dispersés dans l’espace, se sont développés le jour où ils ont trouvé dans les mers primitives, ou sur le sol, les conditions nécessaires à leur éclosion.

Quand il s’agit des forces physiques, nous semblons ne faire de leur origine aucune difficulté. Nous les prenons telles que nous les trouvons, chaleur, lumière, électricité, soumises à des conditions latentes ou actives qui ne nous trompent point sur leur véritable provenance. Il en est autrement de la vie organique. De ce que les premières forces que nous constatons, et dont nous ne cherchons même pas l’origine au delà de notre système, ne paraissent point suffire à engendrer par leur concours les forces organiques, il ne s’ensuit point qu’une volonté extrinsèque ait dû intervenir pour leur donner naissance. Elles étaient là, latentes. Le philosophe le plus brillant du dix-huitième siècle, Diderot, a exprimé dans les termes suivants cette ingénieuse conception :

« Le philosophe abandonné à ses conjectures, dit-il, ne pourrait-il pas soupçonner que l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la masse de la matière, et qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir parce qu’il était possible que cela se fît ; que l’embryon formé par ces éléments a passé par une infinité d’organisations et de développements… qu’il a eu ou qu’il aura un état stationnaire ; qu’il s’éloigne ou qu’il s’éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées ; qu’il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu’il continuera d’y exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles qu’on lui remarque dans cet instant de la durée[3] ? »

Cette hypothèse, déjà soutenue par Leibnitz, Bonnet le naturaliste, Swammerdam et Haller, a de nos jours trouvé, dans Czolbe un savant interprète. Elle n’est contraire à aucun fait positif. Elle se concilie parfaitement avec la doctrine des transformations, et, à moins que des faits nouveaux ne permettent de la considérer comme superflue, elle mérite d’être réservée, car de l’aveu même de M. P. Janet, elle est à l’abri de toute réfutation.

La seconde hypothèse est celle d’une genèse spontanée des êtres vivants, par l’action des forces physiques et chimiques. Elle reste ouverte à la démonstration expérimentale qui jusqu’à ce jour semble lui avoir fait défaut. De plus, elle a contre elle nombre de faits, et elle semble en contradiction avec quelques-unes des lois les plus généralement admises. Il ne faut pas méconnaître cependant que les forces physiques et les quelques-unes des propriétés vitales peuvent offrir une même mesure, et que le travail mécanique produit par la contractilité musculaire est en rapport avec la quantité de carbone consumée, exactement de la même façon que dans les machines. Mais il ne s’ensuit pas que l’on puisse expérimentalement convertir les forcer physiques en propriétés vitales ; ce sont plutôt celles-ci que se résoudraient partialement en forces inorganiques.

Avant donc de troubler l’ordre sériaire établi d’après la complication croissante des phénomènes, on est en droit d’exiger les démonstrations les plus rigoureuses. Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici une page toute récente de M. le professeur Ch. Robin :

« L’homme faisant partie, avec les autres êtres organisés, des couches superficielles du globe, les lois d’après lesquelles s’accomplissent les phénomènes biologiques, depuis celles de la nutrition jusqu’à celles de l’innervation et de la réunion des hommes en groupes sociaux, n’ont rien de contradictoire avec les phénomènes généraux d’ordre cosmologique. Elles n’offrent aucunement l’opposition qu’on a longtemps admise entre elles avant qu’elles fussent connues ; elles sont seulement de moins en moins simples, de moins en moins générales, de plus en plus subordonnées les unes aux autres ; mais elles ne sont aucunement identifiables, il n’y a pas même une gradation ni une transition insensible des premières aux dernières. De plus, l’immanence à la matière tant brute qu’organisée, selon les cas, des propriétés élémentaires, fait que dans l’une et dans l’autre leur manifestation est simultanée, ou du moins la manifestation de l’une suscite inévitablement la manifestation d’une ou de plusieurs autres d’entre elles. Cela ne se produit pas sans ordre. Cette simultanéité entraîne inévitablement une solidarité d’activité. Cette solidarité d’action a sa loi ; cette loi est commune aux actes d’ordre cosmologique et à ceux d’ordre biologique ; elle est la même pour les actions élémentaires multiples. Elle est supérieure aux lois d’après lesquelles se manifeste chacune des propriétés de la matière brute. C’est elle dont quelques-unes des faces ont été étudiées sous les noms de loi de la corrélation des forces, de l’équivalence des forces, des équivalents mécaniques de la chaleur, de la lumière, etc. Par suite d’une illusion analogue à celle qui fait croire que les propriétés de la substance organisée sont des cas particuliers de celles des corps bruts ; cette loi de la solidarité, conséquence de la simultanéité d’action, est considérée ordinairement comme démontrant l’identité de toutes les propriétés de la matière, ou en d’autres termes l’unité des forces.

« Ainsi les êtres organisés faisant partie du globe terrestre au même titre que les corps bruts, toutes proportions gardées, rien ne contredit fatalement la possibilité de découvrir un jour que les lois relatives à la constitution et aux actes de ces êtres ne sont que des cas particuliers des lois d’ordre cosmologique ; mais jusqu’à présent cette découverte est encore à faire, malgré de fréquentes illusions à cet égard. Du reste, cette découverte une fois opérée, il y aurait encore à formuler la loi de la solidarité d’activité dont bien des faces demandent à être éclairées, surtout en ce qui touche les êtres organisés[4]. »

À ces remarques s’ajoutent des objections qui, pour la doctrine naturaliste, ont non moins de poids que pour les partisans du surnaturel et se pressent de toutes parts ; l’une des plus fortes est le mode même de génération des êtres organisés, qui a donné lieu à l’adage omne animal ex ovo en vertu duquel la genèse spontanée doit produire non plus des organismes, mais des germes, en sorte que ce ne serait que par un singulier détour, que les circonstances extérieures donneraient naissance à l’organisme.

C’est ce qu’a très-bien compris mademoiselle C. A. Royer, qui, dans l’une des très-savantes notes qu’elle a ajoutées à son excellente traduction de Darwin, parle de l’élaboration des germes par la matrice universelle qui aurait eu, « à l’une des phases de son existence, le pouvoir d’élaborer la vie, » et qui suppose ce pouvoir produisant dès l’origine « une multiplicité infinie de germes[5]. » La difficulté, on le voit, reste la même, et rien ne vient expliquer le pouvoir soudain de la matrice universelle. Il y a là un miracle, une sorte de caprice subit, auquel on ne trouve qu’après coup une raison suffisante.

Pour l’école naturaliste, l’hétérogénie, telle que M. F. A. Pouchet l’a présentée[6], est donc inconciliable avec la donnée de la constance des forces ; elle s’allie, au contraire, très-bien avec la notion d’un pouvoir surnaturel intervenant çà et là dans sa création, selon ses mystérieuses fantaisies. Au surplus, M. F. A. Pouchet, l’un de ses plus persévérants et de ses plus ardents partisans, n’a jamais témoigné de désir plus vif que de faire concorder ses expériences avec le miracle.

Toutefois, l’expérimentation tiendrait lieu à cet égard de tous les raisonnements, et comme la thèse des générations spontanées n’est soutenable qu’à la condition d’une telle démonstration, rien ne nous permet de la contester aussi longtemps que ses partisans s’efforceront de la fournir.

Une troisième hypothèse est celle de la permanence des espèces ; elle aboutit nécessairement à la création du monde animal par couples adultes, créés de toutes pièces, à l’état d’espèces immuables, qui depuis leur origine jusqu’à nos jours se seraient perpétués avec ou sans modifications. Ces derniers mots marquent, dans cette hypothèse, une subdivision ; les uns, avec Agassiz, d’Orbigny et de Quatrefages, admettent des créations successives dans les divers types des quatre embranchements, et, dans une certaine mesure, des modifications assez étendues pour constituer des variétés et des races dans les espèces, mais non des espèces mêmes ; les autres, avec Cuvier, Flourens, Godron[7], etc., croient à une fixité presque absolue dans les caractères spécifiques.

Que si maintenant on distingue parmi les premiers ceux qui, pour expliquer les modifications limitées, font intervenir l’action des causes naturelles et ne font appel au miracle que pour se rendre compte de l’apparition première, ou aura les nuances principales des partisans de la doctrine de l’espèce.

Telles sont les hypothèses qui, dès la plus haute antiquité, ont été imaginés sur l’origine des êtres organiques. La première seule, celle de la préexistence éternelle, nous paraît supporter l’épreuve des faits ; elle n’est subordonnée qu’à deux conditions, à savoir : la possibilité d’une existence latente et la réalité des transformations organiques dans le temps et dans l’espace. La seconde, celle des générations spontanées sans antécédence organique, est soumise à une preuve qui n’a point encore été donnée, et qui, donnée, ne contredirait la première hypothèse qu’en ce qu’elle a de très-général. La troisième, enfin, est celle de la fécondité indéfinie et de l’immutabilité des formes. Nous la croyons incompatible avec les découvertes récentes qui ont été faites dans les sciences naturelles, non moins qu’avec la conception de l’ensemble du monde que la philosophie moderne nous permet d’adopter. Mais tant de malentendus sont possibles sur la définition de l’espèce, qu’il importe d’étudier la question de plus près.

  1. D’Archiac, Paléontologie stratigraphique, 1re  année. iie partie, p. 21.
  2. D’Archiac, Géologie et paléontologie, 1866, p. 757.
  3. Interpr. de la nat., 2.
  4. Robin, Leçons sur les humeurs, Introduction, p. xliv. Paris, 1867.
  5. Ch. Darwin, de l’Origine des espèces, 2e édition, p. 582.
  6. F. A. Pouchet, Hétérogénie ou traité de la génération spontanée, Paris, 1859.
  7. Godron, de l’Espèce et des races dans les races organisées et spécialement de l’unité de l’espèce humaine. Paris, 1859.