De la recherche de la vérité/Texte entier

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PRÉFACE.




L’esprit de l’homme se trouve par sa nature comme situé entre son Créateur et les créatures corporelles ; car, selon saint Augustin, il n’y a rien au-dessus de lui que Dieu, ni rien au-dessous que des corps[1]. Mais comme la grande élévation où il est au-dessus de toutes les choses matérielles n’empêche pas qu’il ne leur soit uni, et qu’il ne dépende même en quelque façon d’une portion de la matière ; aussi la distance infinie qui se trouve entre l’Être souverain et l’esprit de l’homme n’empêche pas qu’il ne lui soit uni immédiatement, et d’une manière très-intime. Cette dernière union l’élève au-dessus de toutes choses ; c’est par elle qu’il reçoit sa vie, sa lumière et toute sa félicité ; et saint Augustin nous parle en mille endroits de ses ouvrages de cette union, comme de celle qui est la plus naturelle et la plus essentielle à l’esprit. Au contraire, l’union de l’esprit avec le corps abaisse l’homme infiniment ; et c’est aujourd’hui la principale cause de toutes ses erreurs et de toutes ses misères.

Je ne m’étonne pas que le commun des hommes, ou que les philosophes païens ne considèrent dans l’âme que son rapport et son union avec le corps, sans reconnaître le rapport et l’union qu’elle a avec Dieu ; mais je suis surpris que des philosophes chrétiens, qui doivent préférer l’esprit de Dieu à l’esprit humain, Moïse à Aristote, saint Augustin à quelque misérable commentateur d’un philosophe païen, regardent plutôt l’âme comme la forme du corps que comme faite à l’image et pour l’image de Dieu, c’est-à-dire, selon saint Augustin, pour la vérité, à laquelle seule elle est immédiatement unie[2]. Il est vrai que l’âme est unie au corps, et qu’elle en est naturellement la forme, mais il est vrai aussi qu’elle est unie à Dieu d’une manière bien plus étroite et bien plus essentielle. Ce rapport qu’elle a à son corps pourrait n’être pas : mais le rapport qu’elle a à Dieu est si essentiel qu’il est impossible de concevoir que Dieu puisse créer un esprit sans ce rapport.

Il est évident que Dieu ne peut agir que pour lui-même, qu’il ne peut créer les esprits que pour le connaître et pour l’aimer, qu’il ne peut leur donner aucune connaissance, ni leur imprimer aucun amour qui ne soit pour lui et qui ne tende vers lui ; mais il a pu ne pas unir à des corps les esprits qui y sont maintenant unis. Ainsi le rapport que les esprits ont à Dieu est naturel, nécessaire, et absolument indispensable ; mais le rapport de notre esprit à notre corps, quoique naturel à notre esprit, n’est point absolument nécessaire ni indispensable.

Ce n’est pas ici le lieu d’apporter toutes les autorités et toutes les raisons qui peuvent porter à croire qu’il est plus de la nature de notre esprit d’être uni à Dieu que d’être uni à un corps ; ces choses nous mèneraient trop loin. Pour mettre cette vérité dans son jour, il serait nécessaire de ruiner les principaux fondements de la philosophie païenne, d’expliquer les désordres du péché, de combattre ce qu’on appelle faussement expérience, et de raisonner contre les préjugés et les illusions des sens. Ainsi il est trop difficile de faire parfaitement comprendre cette vérité au commun des hommes pour l’entreprendre dans une préface.

Cependant, il n’est pas malaisé de la prouver à des esprits attentifs, et qui sont instruits de la véritable philosophie. Car il suffit de les faire souvenir que, la volonté de Dieu réglant la nature de chaque chose, il est plus de la nature de l’âme d’être unie à Dieu par la connaissance de la vérité et par l’amour du bien, que d’être unie à un corps ; puisqu’il est certain, comme on vient de le dire, que Dieu a fait les esprits pour le connaître et pour l’aimer plutôt que pour informer des corps. Cette preuve est capable d’ébranler d’abord les esprits un peu éclairés, de les rendre attentifs, et ensuite de les convaincre ; mais il est moralement impossible que des esprits de chair et de sang, qui ne peuvent connaître que ce qui se fait sentir, puissent être jamais convaincus par de semblables raisonnements. Il faut, pour ces sortes de personnes, des preuves grossières et sensibles, parce que rien ne leur parait solide s’il ne fait quelque impression sur leurs sens.

Le péché du premier homme a tellement affaibli l’union de notre esprit avec Dieu, qu’elle ne se fait sentir qu’à ceux dont le cœur est purifié et l’esprit éclairé ; car cette union parait imaginaire à tous ceux qui suivent aveuglément les jugements des sens et les mouvement des passions[3].

Au contraire, il a tellement fortifié l’union de notre âme avec notre corps qu’il nous semble que ces deux parties de nous-mêmes ne soient plus qu’une même substance ; ou plutôt il nous a de telle sorte assujettis à nos sens et à nos passions, que nous sommes portés à croire que notre corps est la principale des deux parties dont nous sommes composés.

Lorsque l’on considère les différentes occupations des hommes, il y a tout sujet de croire qu’ils ont un sentiment si bas et si grossier d’eux-mêmes ; car comme ils aiment tous la félicité et la perfection de leur être, et qu’ils ne travaillent que pour se rendre plus heureux et plus parfaits, ne doit-on pas juger qu’ils ont plus d’estime de leur corps et des biens du corps que de leur esprit et des biens de l’esprit, lorsqu’on les voit presque toujours occupés aux choses qui ont rapport aux corps, et qu’ils ne pensent presque jamais à celles qui sont absolument nécessaires à la perfection de leur esprit ?

Le plus grand nombre ne travaille avec tant d’assiduité et de peine que pour soutenir une misérable vie, et pour laisser à leurs enfants quelques secours nécessaires à la conservation de leurs corps.

Ceux qui, par le bonheur ou le hasard de leur naissance, ne sont point sujets à cette nécessité, ne font pas mieux connaître par leurs exercices et par leurs emplois qu’ils regardent leur âme comme la plus noble partie de leur être. La chasse, la danse, le jeu, la bonne chère sont leurs occupations ordinaires. Leur âme, esclave du corps, estime et chérit tous ces divertissements, quoique tout à fait indignes d’elle. Mais parce que leur corps a rapport à tous les objets sensibles, elle n’est pas seulement esclave du corps, mais elle l’est encore, par le corps, à cause du corps, de toutes les choses sensibles. Car c’est par le corps qu’ils sont unis à leurs parents, à leurs amis, à leur ville, à leur charge, et à tous les biens sensibles, dont la conservation leur paraît aussi nécessaire et aussi estimable que la conservation de leur être propre. Ainsi le soin de leurs biens et le désir de les augmenter, la passion pour la gloire et pour la grandeur les agitent et les occupent infiniment plus que la perfection de leur âme.

Les savants mêmes, et ceux qui se piquent d’esprit, passent plus de la moitié de leur vie dans des actions purement animales, ou telles qu’elles donnent à penser qu’ils font plus d’état de leur santé, de leurs biens et de leur réputation que de la perfection de leur esprit. Ils étudient plutôt pour acquérir une grandeur chimérique dans l’imagination des autres hommes que pour donner à leur esprit plus de force et plus d’étendue ; ils font de leur tête une espèce de garde-meuble dans lequel ils entassent, sans discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain caractère d’érudition, je veux dire tout ce qui peut paraître rare et extraordinaire et exciter l’admiration des autres hommes. Ils font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d’antiques qui n’ont rien de riche ni de solide, et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard ; et ils ne travaillent presque jamais à se rendre l’esprit juste et à régler les mouvements de leur cœur.

Ce n’est pas toutefois que les hommes ignorent entièrement qu’ils ont une âme, et que cette âme est la principale partie de leur être[4]. Ils ont été aussi mille fois convaincus par la raison et par l’expérience que ce n’est point un avantage fort considérable que d’avoir de la réputation, des richesses, de la santé pour quelques années ; et généralement que tous les biens du corps, et ceux qu’on ne possède que par le corps et qu’à cause du corps, sont des biens imaginaires et périssables. Les hommes savent qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, être raisonnable que d’être savant, avoir l’esprit vif et pénétrant que d’avoir le corps prompt et agile. Ces vérités ne peuvent s’effacer de leur esprit, et ils les découvrent infailliblement lorsqu’il leur plaît d’y penser. Homère, par exemple, qui loue son héros d’être vite à la course, eût pu s’apercevoir, s’il l’eût voulu, que c’est la louange que l’on doit donner aux chevaux et aux chiens de chasse. Alexandre, si célèbre dans les histoires par ses illustres brigandages, entendait quelquefois dans le plus secret de sa raison les mêmes reproches que les assassins et les voleurs, malgré le bruit confus des flatteurs qui l’environnaient ; et César, au passage du Rubicon, ne put s’empêcher de faire connaître que ces reproches l’épouvantaient, lorsqu’il se résolut enfin de sacrifier à son ambition la liberté de sa patrie.

L’âme, quoiqu’unie au corps d’une manière fort étroite, ne laisse pas d’être unie à Dieu ; et dans le temps même qu’elle reçoit par son corps ces sentiments vifs et confus que ses passions lui inspirent, elle reçoit de la vérité éternelle, qui préside à son esprit, la connaissance de son devoir et de ses déréglements[5]. Lorsque son corps la trompe, Dieu la détrompe ; lorsqu’il la flatte, Dieu la blesse ; et lorsqu’il la loue et qu’il lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglants reproches, et il la condamne par la manifestation d’une loi plus pure et plus sainte que celle de la chair qu’elle a suivie.

Alexandre n’avait pas besoin que les Scythes lui vinssent apprendre son devoir dans une langue étrangère ; il savait de celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus barbares les règles de la justice qu’il devait suivre. La lumière de la vérité qui éclaire tout le monde l’éclairait aussi ; et la voix de la nature, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui parlait comme au reste des hommes un langage très-clair et très-intelligible[6]. Les Scythes avaient beau lui faire des reproches sur sa conduite, il ne parlaient qu’à ses oreilles ; et Dieu ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son cœur, mais lui n’écoutant que les Scythes qui ne faisaient qu’irriter ses passions, et qui le tenaient ainsi hors de lui-méme, il n’entendait point la voix de la vérité, quoiqu’elle l’étonnât ; et il ne voyait point sa lumière, quoiqu’elle le pénétrât.

Il est vrai que notre union avec Dieu diminue et s’affaiblit à mesure que celle que nous avons avec les choses sensibles augmente et se fortifie ; mais il est impossible que cette union se rompe entièrement sans que notre être soit détruit. Car encore que ceux qui sont plongés dans le vice et enivrés des plaisirs soient insensibles à la vérité, ils ne laissent pas d’y être unis. Elle ne les abandonne pas, ce sont eux qui l’abandonnent[7]. Sa lumière luit dans les ténèbres, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres[8].

Il en est de même de l’union de notre esprit avec notre corps. Cette union diminue à proportion que celle que nous avons avec Dieu s’augmente ; mais il n’arrive jamais qu’elle se rompe entièrement, que par notre mort[9]. Car quand nous serions aussi éclairés et aussi détachés de toutes les choses sensibles que les apôtres, il est nécessaire depuis le péché que notre esprit dépende de notre corps, et que nous sentions la loi de notre chair résister et s’opposer sans cesse à la loi de notre esprit.

L’esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire, il se corrompt, il s’aveugle, il s’affaiblit et il se resserre à mesure que l’union qu’il a avec son corps s’augmente et se fortifie, parce que cette union fait aussi toute son imperfection. Ainsi un homme qui juge de toutes choses par ses sens, qui suit en toutes choses les mouvements de ses passions, qui n’aperçoit que ce qu’il sent, et qui n’aime que ce qui le flatte, est dans la plus misérable disposition d’esprit où il puisse être ; dans cet état il est infiniment éloigné de la vérité et de son bien. Mais lorsqu’on homme ne juge des choses que par les idées pures de l’esprit, qu’il évite avec soin le bruit confus des créatures, et que rentrant en lui-même il écoute son souverain maître dans le silence de ses sens et de ses passions, il est impossible qu’il tombe dans l’erreur[10].

Dieu ne trompe jamais ceux qui l’interrogent par une application sérieuse et par une conversion entière de leur esprit vers lui, quoiqu’il ne leur fasse pas toujours entendre ses réponses ; mais lorsque l’esprit se détournant de Dieu se répand au dehors, qu’il n’interroge que son corps pour s’instruire de la vérité, qu’il n’écoute que ses sens, son imagination et ses passions qui lui parlent sans cesse, il est impossible qu’il ne se trompe. La sagesse et la vérité, la perfection et la félicité ne sont pas des biens que l’on doive, espérer de son corps ; il n’y a que celui-là seul qui est au-dessus de nous et de qui nous avons reçu l’être qui le puisse perfectionner.

C’est ce que saint Augustin nous apprend par ces belles paroles : « La sagesse éternelle, dit-il, est le principe de toutes les créatures capables d’intelligence ; et cette sagesse, demeurant toujours la même, ne cesse jamais de parler à ses créatures dans le plus secret de leur raison, afin qu’elles se tournent vers leur principe : parce qu’il n’y a que la vue de la sagesse éternelle qui donne l’être aux esprits, qui puisse pour ainsi dire les achever et leur donner la dernière perfection dont ils sont capables[11]. »

« Lorsque nous verrons Dieu tel qu’il est, nous serons semblables à lui[12], » dit l’apôtre saint Jean. Nous serons, par cette contemplation de la vérité éternelle, élevés à ce degré de grandeur auquel tendent toutes les créatures spirituelles par la nécessité de leur nature. Mais pendant que nous sommes sur la terre, le poids du corps appesantit l’esprit[13] ; il le retire sans cesse de la présence de son Dieu ou de cette lumière intérieure qui l’éclairé ; il fait des efforts continuels pour fortifier son union avec les objets sensibles ; et il l’oblige de se représenter toutes choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon le rapport qu’elles ont à la conservation de la vie.

Le corps, selon le Sage, remplit l’esprit d’un si grand nombre de sensations, qu’il devient incapable de connaître les choses les moins cachées[14] ; la vue du corps éblouit et dissipe celle de l’esprit, et il est difficile d’apercevoir nettement quelque vérité par les yeux de l’âme dans le temps que l’on fait usage des yeux du corps pour la connaître. Cela fait voir que ce n’est que par l’attention de l’esprit que toutes les vérités se découvrent, et que toutes les sciences s’apprennent ; parce qu’en effet l’attention de l’esprit n’est que son retour et sa conversion vers Dieu, qui est notre seul maître[15], et qui seul peut nous instruire de toute vérité, par la manifestation de sa substance, comme parle saint Augustin[16].

Il est visible par toutes ces choses qu’il faut résister sans cesse à l’effort que le corps fait contre l’esprit, et qu’il faut peu à peu s’accoutumer à ne pas croire les rapports que nos sens nous font de tous les corps qui nous environnent, qu’ils nous représentent toujours comme dignes de notre application et de notre estime ; parce qu’il n’y a rien de sensible à quoi nous devions nous arrêter, ni de quoi nous devions nous occuper. C’est une des vérités que la sagesse éternelle semble avoir voulu nous apprendre par son incarnation ; car après avoir élevé une chair sensible à la plus haute dignité qui se puisse concevoir, il nous a fait connaître par l’avilissement où il a réduit cette même chair, c’est-à-dire par l’avilissement de ce qu’il y a de plus grand entre les choses sensibles, le mépris que nous devons faire de tous les objets de nos sens[17]. C’est peut-être pour la même raison que saint Paul disait, qu’il ne connaissait plus Jésus-Christ selon la chair[18] : car ce n’est pas à la chair de Jésus-Christ qu’il faul s’arrêter, c’est à l’esprit caché sous la chair : Caro vas fuit quod habebat : attende ; non quod erat, dit saint Augustin[19]. Ce qu’il y a de visible ou de sensible dans Jésus-Christ ne mérite nos adorations qu’à cause de l’union avec le Verbe, qui ne peut être l’objet que de l’esprit seul.

Il est absolument nécessaire que ceux qui se veulent rendre sages et heureux soient entièrement convaincus, et comme pénétrés de ce que je viens de dire. Il ne suffit pas qu’ils me croient sur ma parole ni qu’ils en soient persuadés par l’éclat d’une lumière passagère : il est nécessaire qu’ils le sachent par mille expériences et mille démonstrations incontestables : il faut que ces vérités ne se puissent jamais effacer de leur esprit, et qu’elles leur soient présentes dans toutes leurs études et dans toutes les autres occupations de leur vie.

Ceux qui prendront la peine de lire avec quelque application l’ouvrage que l’on donne présentement au public entreront, si je ne me trompe, dans cette disposition d’esprit ; car on y démontre en plusieurs manières que nos sens, notre imagination et nos passions nous sont entièrement inutiles pour découvrir la vérité et notre bien ; qu’ils nous éblouissent au contraire et nous séduisent en toutes rencontres, et généralement que toutes les connaissances que l’esprit reçoit par le corps on à cause de quelques mouvements qui se font dans le corps sont toutes fausses et confuses par rapport aux objets qu’elles représentent, quoiqu’elles soient très-utiles à la conservation du corps et des biens qui ont rapport au corps.

On y combat plusieurs erreurs, et principalement celles qui sont les plus universellement reçues ou qui sont cause d’un plus grand dérèglement d’esprit ; et l’on fait voir qu’elles sont presque toutes des suites de l’union de l’esprit avec le corps. On prétend en plusieurs endroits faire sentir à l’esprit sa servitude et la dépendance où il est de toutes les choses sensibles, afin qu’il se réveille de son assoupissement et qu’il fasse quelques efforts pour sa délivrance.

On ne se contente pas d’y faire une simple exposition de nos égarements, on explique encore en partie la nature de l’esprit ; on ne s’arrête pas, par exemple, à faire un grand dénombrement de toutes les erreurs particulières des sens ou de l’imagination, mais on s’arrête principalement aux causes de ces erreurs. On montre tout d’une vue, dans l’explication de ces facultés et des erreurs générales dans lesquelles on tombe, un nombre comme infini de ces erreurs particulières dans lesquelles on peut tomber. Ainsi le sujet de cet ouvrage est l’esprit de l’homme tout entier : on le considère en lui-même, on le considère par rapport aux corps et par rapport à Dieu ; on examine la nature de toutes ses facultés, on marque es usages que l’on en doit faire pour éviter l’erreur ; enfin on explique la plupart des choses que l’on a cru être utiles pour avancer dans la connaissance de l’homme.

La plus belle, la plus agréable et la plus nécessaire de toutes nos connaissances est sans doute la connaissance de nous-mêmes. De toutes les sciences humaines, la science de l’homme est la plus digne de l’homme. Cependant cette science n’est pas la plus cultivée ni la plus achevée que nous ayons : le commun des hommes la néglige entièrement. Entre ceux même qui se piquent de science, il y en a très-peu qui s’y appliquent, et il y en a encore beaucoup moins qui s’y appliquent avec succès. La plupart de ceux qui passent pour habiles dans le monde ne voient que fort confusément la différence essentielle qui est entre l’esprit et le corps. Saint Augustin même, qui a si bien distingué ces deux êtres, confesse qu’il a été long-temps sans la pouvoir reconnaître[20]. Et quoiqu’on doive demeurer d’accord qu’il a mieux expliqué les propriétés de l’âme et du corps que tous ceux qui l’ont précédé et qui l’ont suivi jusqu’à notre siècle, néanmoins il serait à souhaiter qu’il n’eût pas attribué aux corps qui nous environnent toutes les qualités sensibles que nous apercevons par leur moyen ; car enfin elles ne sont point clairement contenues dans l’idée qu’il avait de la matière. De sorte qu’on peut dire avec quelque assurance qu’on n’a point assez clairement connu la différence de l’esprit et du corps que depuis quelques années.

Les uns s’imaginent bien connaître la nature de l’esprit ; plusieurs autres sont persuadés qu’il n’est pas possible d’en rien connaître ; le plus grand nombre enfin ne voit pas de quelle utilité est cette connaissance, et pour cette raison ils la méprisent. Mais toutes ces opinions si communes sont plutôt des effets de l’imagination et de l’inclination des hommes que des suites d’une vue claire et distincte de leur esprit. C’est qu’ils sentent de la peine et du dégoût à rentrer dans eux-mêmes pour y reconnaître leurs faiblesses et leurs infirmités, et qu’ils se plaisent dans les recherches curieuses et dans toutes lesseiences qui ont quelque éclat. Étant toujours hors de chez eux, ils ne s’aperçoivent point des désordres qui s’y passent ; ils pensent qu’ils se portent bien, parce qu’ils ne se sentent point ; ils trouvent même à redire que ceux qui connaissent leur propre maladie se mettent dans les remèdes ; ils disent qu’ils se font malades, parce qu’ils tâchent de se guérir.

Mais ces grands génies qui pénètrent les secrets les plus cachés de la nature, qui s’élèvent en esprit jusque dans les cieux et qui descendent jusque dans les abimes devraient se souvenir de ce qu’ils sont. Ces grands objets ne font peut-être que les éblouir. Il faut que l’esprit sorte hors de lui-même pour atteindre à tant de choses, mais il ne peut en sortir sans se dissiper.

Les hommes ne sont pas nés pour devenir astronomes ou chimistes, pour passer toute leur vie pendus à une lunette ou attachés à un fourneau et pour tirer ensuite des conséquences assez inutiles de leurs observations laborieuses. Je veux qu’un astronome ait découvert le premier des terres, des mers et des montagnes dans la lune ; qu’il se soit aperçu le premier des taches qui tournent sur le soleil et qu’il en ait exactement calculé les mouvements. Je veux qu’un chimiste ait enfin trouvé le secret de fixer le mercure ou de faire de cet alkaest par lequel Van Helmont se vantait de dissoudre tous les corps : en sont-ils pour cela devenus plus sages et plus heureux ? Ils se sont peut-être fait quelque réputation dans le monde ; mais, s’ils y ont pris garde, cette réputation n’a fait qu’étendre leur servitude.

Les hommes peuvent regarder l’astronomie, la chimie et presque toutes les autres sciences comme des divertissements d’un honnête homme, mais ils ne doivent pas se laisser surprendre par leur éclat ni les préférer à la science de l’homme. Car, quoique l’imagination attache une certaine idée de grandeur à l’astronomie, parce que cette science considère des objets grands, éclatants et qui sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui nous environne, il ne faut pas que l’esprit révere aveuglément cette idée : il s’en doit rendre le juge et le maître, et la dépouiller de ce faste sensible qui étonne la raison. Il faut que l’esprit juge de toutes choses selon ses lumières intérieures, sans écouter le témoignage faux et confus de ses sens et de son imagination ; et s’il examine à la lumière pure de la vérité qui l’éclaire toutes les sciences humaines, on ne craint point d’assurer qu’il les méprisera presque toutes et qu’il aura plus d’estime pour celle qui nous apprend ce que nous sommes que pour toutes les autres ensemble.

On aime donc mieux exhorter ceux qui ont quelque amour pour la vérité à juger du sujet de cet ouvrage selon les réponses qu’ils recevront du souverain maître de tous les hommes, après qu’ils l’auront interrogé par quelques réflexions sérieuses, que de les prévenir par de grands discours qu’ils pourraient peut-être prendre pour des lieux communs ou pour de vains ornements d’une préface. Que s’ils se persuadent que ce sujet soit digne de leur application et de leur étude, on les prie de nouveau de ne point juger des choses qu’il renferme par la manière bonne ou mauvaise dont elles sont exprimées, mais de rentrer toujours dans eux-mêmes pour y entendre les décisions qu’ils doivent suivre et selon lesquelles ils doivent juger.

Étant aussi persuadés que nous le sommes que les hommes ne se peuvent enseigner les uns les autres, et que ceux qui nous écoutent n’apprennent point les vérités que nous disons à leurs oreilles, si en m me temps celui qui les a découvertes ne les manifeste aussi à leur esprit[21], nous nous trouverons encore obligés d’avertir ceux qui voudront bien lire cet ouvrage de ne point nous croire sur notre parole par inclination, ni s’opposer à ce que nous disons par aversion ; car, encore que l’on pense n’avoir rien avancé de nouveau qu’on ne l’ait appris par la méditation, on serait cependant bien fâché que les autres se contentassent de retenir et de croire nos sentiments sans les savoir, ou qu’ils tombassent dans quelque erreur, ou faute de les entendre, ou parce que nous nous serions trompés.

L’orgueil de certains savants, qui veulent qu’on les croie sur leur parole, nous paraît insupportable. Ils trouvent à redire qu’on interroge Dieu après qu’ils ont parlé, parce qu’ils ne l’interrogent point eux-mêmes. Ils s’irritent dès que l’on s’oppose à leurs sentiments, et ils veulent absolument que l’on préfère les ténèbres de leur imagination à la lumière pure de la vérité qui eclaire l’esprit.

Nous sommes, grâce à Dieu, bien éloignés de cette manière d’agir, quoique souvent on nous l’attribue. Nous ne regardons les auteurs qui nous ont précédés que comme des moniteurs. Nous serions bien injustes et bien vains de vouloir qu’on nous écoutât comme des docteurs et comme des maîtres. Nous demandons bien que l’on croie les faits et les expériences que nous rapportons, parce que ces choses ne s’apprennent point par l’application de l’esprit à la raison souveraine et universelle ; mais, pour toutes les vérités qui se découvrent dans les véritables idées des choses, que la vérité éternelle nous représente dans le plus secret de notre raison, nous avertissons expressément que l’on ne s’arrète point à ce que nous en pensons ; car nous ne croyons pas que ce soit un petit crime que de se comparer à Dieu, en dominant ainsi sur les esprits[22].

La principale raison pour laquelle on souhaite extrêmement que ceux qui liront cet ouvrage s’y appliquent de toutes leurs forces, c’est que l’on désire d’être repris des fautes qu’on pourrait y avoir commises ; car on ne s’imagine pas être infaillible. On a une si étroite liaison avec son corps, et on en dépend si fort, que l’on appréhende, avec raison, de n’avoir pas toujours bien discerné le bruit confus dont il remplit l’imagination d’avec la voix pure de la vérité qui parle à l’esprit.

S’il n’y avait que Dieu qui parlât, et que l’on ne jugeât que selon ce qu’on entendrait, on pourrait peut-être user de ces paroles de Jésus-Christ : Je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste et véritable[23]. Mais on a un corps qui parle plus haut que Dieu même, et ce corps ne dit jamais la vérité. On a de l’amour-propre, qui corrompt les paroles de celui qui dit toujours la vérité. Et on a de l’orgueil, qui inspire l’audace de juger sans attendre les réponses de la vérité, selon lesquelles seules on doit juger ; car la principale cause de nos erreurs, c’est que nos jugements s’étendent à plus de choses que la vue claire de notre esprit. Je prie donc ceux à qui Dieu fera connaître mes égarements de me redresser, afin que cet ouvrage, que je ne donne que comme un essai dont le sujet est très-digne de l’application des hommes, puisse peu à peu se perfectionner.

On ne l’avait entrepris d’abord que dans le dessein de s’instruire ; mais quelques personnes ayant cru qu’il serait utile de le rendre public, on s’est rendu à leurs raisons d’autant plus volontiers qu’une des principales s’accordait avec ce désir que l’on avait de s’etre utile à soi-même. Le véritable moyen, disaient-ils, de s'instruire pleinement de quelque matière, c’est de proposer aux habiles gens les sentiments qu’on en a. Cela excite notre attention et la leur. Quelquefois ils ont d’autres vues, et ils découvrent d’autres que nous ; et quelque fois ils poussent certaines découvertes qu’on a négligées par paresse, on qu’on a abandonnées faute de courage et de force.

C’est dans cette vue de mon utilité particulière et de celle de quelques autres, que je me hasarde à être auteur. Mais, afin que mes espérances ne soient point vaines, je donne cet avis : qu’on ne doit pas se rebuter d’abord, si l’on trouve des choses qui choquent les opinions ordinaires que l’on a crues toute sa vie, et que l’on voit approuvées généralement de tous les hommes et dans tous les siècles. Ce sont les erreurs les plus générales que je tâche principalement de détruire. Si les hommes étaient fort éclairés, l’approbation universelle serait une raison : mais c’est tout le contraire. Que l’on soit donc averti, une fois pour toutes, qu’il n’y a que la raison qui doive présider au jugement de toutes les opinions humaines qui n’ont point de rapport à la foi, de laquelle seule Dieu nous instruit d’une manière toute différente de celle dont il nous découvre les choses naturelles. Que l’on rentre dans soi-même, et que l’on s'approche de la lumière qui y luit incessamment, afin que notre raison soit plus éclairée[24]. Que l’on évite avec soin toutes les sensations trop vives et toutes les émotions de l’âme qui remplissent la capacité de notre faible intelligence ; car le plus petit bruit, le moindre éclat de lumière, dissipe quelquefois la vue de l’esprit. Il est bon d’éviter toutes ces choses, quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire ; et, si en faisant tous ses efforts on ne peut résister aux impressions continuelles que notre corps et les préjugés de notre enfance font sur notre imagination, il est nécessaire de recourir à la prière pour recevoir ce que l’on ne peut avoir par ses propres forces, sans cesser toutefois de résister à ses sens ; car ce doit être l’occupation continuelle de ceux qui, à l’exemple de saint Augustin, ont beaucoup d'amour pour la vérité Nullo modo resistitur corporis sensibus: QUÆ NOBIS SACRATISSIMA DISCIPLINA EST, si per eos inflictis plagis vulneribusque blandimur. Ad. Nebidium Ep. 7.


DE LA RECHERCHE


DE LA VÉRITÉ.




LIVRE PREMIER.


DES SENS.




CHAPITRE PREMIER.
De la nature et des propriétés de l’entendement. — De la nature et des propriétés de la volonté, et ce que c’est que la liberté.


L’erreur est la cause de la misère des hommes ; c’est le mauvais principe qui a produit le mal dans le monde ; c’est elle qui a fait naître et qui entretient dans notre âme tous les maux qui nous affligent, et nous ne devons point espérer de bonheur solide et véritable qu’en travaillant sérieusement à l’éviter.

L’Écriture Sainte nous apprend que les hommes ne sont misérables que parce qu’ils sont pécheurs et criminels ; et ils ne seraient ni pécheurs, ni criminels, s’ils ne se rendaient point esclaves du péché en consentant à l’erreur.

S’il est donc vrai que l’erreur soit l’origine de la misère des hommes, il est bien juste que les hommes fassent effort pour s’en délivrer. Certainement leur effort ne sera point inutile et sans récompense, quoiqu’il n’ait pas tout l’effet qu’ils pourraient souhaiter. Si les hommes ne deviennent pas infaillibles, ils se tromperont beaucoup moins, et s’ils ne se délivrent pas entièrement de leurs maux ils en éviteront au moins quelques-uns. On ne doit pas en cette vie espérer une entière félicité, parce qu’ici-bas on ne doit pas prétendre à l’infaillibilité ; mais on doit travailler sans cesse à ne se point tromper, puisqu’on souhaite sans cesse de se délivrer de ses misères. En un mot, comme on désire avec ardeur un bonheur sans l’espérer, on doit tendre avec effort à l’infaillibilité sans y prétendre.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait beaucoup à souffrir dans la recherche de la vérité ; il ne faut que se rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exactement quelques règles que nous donnerons dans la suite[25]. L’exactitude de l’esprit n’a presque rien de pénible ; ce n’est point une servitude comme l’imagination la représente ; et si nous y trouvons d’abord quelque difficulté, nous en recevons bientôt des satisfactions qui nous récompensent abondamment de nos peines ; car enfin il n’y a qu’elle qui produise la lumière et qui nous découvre la vérité.

Mais sans nous arrêter davantage à préparer l’esprit des lecteurs, qu’il est bien plus juste de croire assez portés d’eux-mêmes à la recherche de la vérité, examinons les causes et la nature de nos erreurs ; et puisque la méthode qui examine les choses en les considérant dans leur naissance et dans leur origine a plus d’ordre et de lumière, et les fait connaitre plus à fond que les autres, tâchons de la mettre ici en usage.

I. L’esprit de l’homme n’étant point matériel ou étendu, est sans doute une substance simple, indivisible, et sans aucune composition de parties ; mais cependant on a coutume de distinguer en lui deux facultés, savoir : l’entendement et la volonté, lesquelles il est nécessaire d’expliquer d’abord, car il semble que les notions ou les idées qu’on a de ces deux facultés, ne sont pas assez nettes ni assez distinctes.

Mais parce que ces idées sont fort abstraites et qu’elles ne tombent point sous l’imagination, il semble à propos de les exprimer par rapport aux propriétés qui conviennent à la matière, lesquelles se pouvant facilement imaginer, rendront les notions qu’il est bon d’attacher à ces deux mots entendement et volonté, plus distinctes et même plus familières. Il faudra seulement prendre garde que ces rapports de l’esprit et de la matière ne sont pas entièrement justes, et qu’on ne compare ensemble ces deux choses que pour rendre l’esprit plus attentif et faire comme sentir aux autres ce que l’on veut dire.

La matière ou l’étendue renferme en elle deux propriétés ou deux facultés. La première faculté est celle de recevoir différentes figures, et la seconde est la capacité d’être mue. De même l’esprit de l’homme renferme deux facultés : la première qui est l’entendement, est celle de recevoir plusieurs idées, c’est-à-dire d’apercevoir plusieurs choses ; la seconde, qui est la volonté, est celle de recevoir plusieurs inclinations ou de vouloir différentes choses. Nous expliquerons d’abord les rapports qui se trouvent entre la première des deux facultés qui appartiennent à la matière, et la première de celles qui appartiennent à l’esprit.

L’étendue est capable de recevoir de deux sortes de figures. Les unes sont seulement extérieures, comme la rondeur à un morceau de cire ; les autres sont intérieures, et ce sont celles qui sont propres à toutes les petites parties dont la cire est composée ; car il est indubitable que toutes les petites parties qui composent un morceau de cire ont des figures fort différentes de celles qui composent un morceau de fer. J’appelle donc simplement figure celle qui est extérieure, et j’appelle configuration la figure qui est intérieure et qui est nécessaire à toutes les parties dont la cire est composée, afin qu’elle soit ce qu’elle est.

On peut dire de même que les perceptions que l’âme a des idées sont de deux sortes. Les premières, que l’on appelle perceptions pures, sont pour ainsi dire superficielles à l’âme ; elles ne la pénètrent et ne la modifient pas sensiblement. Les secondes, qu’on appelle sensibles, la pénètrent plus ou moins vivement. Telles sont le plaisir et la douleur, la lumière et les couleurs, les saveurs, les odeurs, etc. Car on fera voir dans la suite que les sensations ne sont rien autre chose que des manières d’être de l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit.

On pourrait appeler aussi les inclinations de l’âme des modifications de la même âme. Car, puisqu’il est constant que l’inclination de la volonté est une manière d’être de l’âme, on pourrait l’appeler modification de l’âme ; ainsi que le mouvement dans les corps étant une manière d’être de ces mêmes corps, on pourrait dire que le mouvement est une modification de la matière. Cependant je n’appelle pas les inclinations de la volonté ni les mouvements de la matière des modifications, parce que ces inclinations et ces mouvements ont ordinairement rapport à quelque chose d’extérieur, car les inclinations ont rapport au bien, et les mouvements ont rapport à quelque corps étranger. Mais les figures et les configurations des corps et les sensations de l’âme n’ont aucun rapport nécessaire au dehors. Car de même qu’une figure est ronde lorsque toutes les parties extérieures d’un corps sont également éloignées d’une de ses parties qu’on appelle le centre, sans aucun rapport à ceux de dehors, ainsi toutes les sensations dont nous sommes capables pourraient subsister sans qu’il y eût aucun objet hors de nous. Leur être n’enferme point de rapport nécessaire avec les corps qui semblent les causer, comme on le prouvera ailleurs ; et elles ne sont rien autre chose que l’âme modifiée d’une telle ou telle façon ; de sorte qu’elles sont proprement les modifications de l’âme. Qu’il me soit donc permis de les nommer ainsi pour m’expliquer.

La première et la principale des convenances qui se trouvent entre la faculté qu’a la matière de recevoir différentes figures et différentes configurations, et celle qu’a l’âme de recevoir différentes idées et différentes modifications, c’est que de même que la faculté de recevoir différentes figures et différentes configurations dans les corps, est entièrement passive et ne renferme aucune action, ainsi la faculté de recevoir différentes idées et différentes modifications dans l’esprit, est entièrement passive et ne renferme aucune action ; et j’appelle cette faculté ou cette capacité qu’a l’âme de recevoir toutes ces choses, entendement.

D’où il faut conclure que c’est l’entendement qui aperçoit ou qui connaît, puisqu’il n’y a que lui qui reçoive les idées des objets ; car c’est une même chose à l’âme d’apercevoir un objet que de recevoir l’idée qui le représente. C’est aussi l’entendement qui aperçoit les modifications de l’âme ou qui les sent, puisque j’entends par ce mot entendement, cette faculté passive de l’âme par laquelle elle reçoit toutes les différentes modifications dont elle est capable. Car c’est la même chose à l’âme de recevoir la manière d’être qu’on appelle la douleur, que d’apercevoir ou de sentir la douleur ; puisqu’elle ne peut recevoir la douleur d’autre manière qu’en l’apercevant. D’où l’on peut conclure que c’est l’entendement qui imagine les objets absents et qui sent ceux qui sont présents ; et que les sens et l’imagination ne sont que l’entendement apercevant les objets par les organes du corps, ainsi que nous expliquerons dans la suite.

Or, parce que quand on sent de la douleur ou autre chose on l’aperçoit d’ordinaire par l’entremise des organes des sens, les hommes disent ordinairement que ce sont les sens qui l’aperçoivent sans savoir distinctement ce qu’ils entendent par le terme de sens. Ils pensent qu’il y a quelque faculté distinguée de l’âme qui la rend, elle ou le corps, capable de sentir ; car ils croient que les organes des sens ont véritablement part à nos perceptions. Ils s’imaginent que le corps aide tellement l’esprit à sentir que si l’esprit était séparé du corps il ne pourrait jamais rien sentir. Mais ils ne pensent toutes ces choses que par préoccupation et parce que dans l’état où nous sommes nous ne sentons jamais rien sans l’usage des organes des sens, comme nous expliquerons ailleurs plus au long.

C’est pour nous accommoder à la manière ordinaire de parler, que nous dirons dans la suite que les sens sentent ; mais par le mot de sens nous n’entendons rien autre chose que cette faculté passive de l’âme dont nous venons de parler, c’est-à-dire l’entendement apercevant quelque chose à l’occasion de ce qui se passe dans les organes de son corps, selon l’institution de la nature, comme on expliquera ailleurs.

L’autre convenance entre la faculté passive de l’âme et celle de la matière, c’est que, comme la matière n’est point véritablement changée par le changement qui arrive à sa figure, je veux dire par exemple que, comme la cire ne reçoit point de changement considérable pour être ronde ou carrée, ainsi l’esprit ne reçoit point de changement considérable par la diversité des idées qu’il a ; je veux dire que l’esprit ne reçoit point de changement considérable, quoiqu’il reçoive l’idée d’un carré ou d’un rond, en apercevant un carré ou un rond.

De plus, comme l’on peut dire que la matière reçoit des changements considérables lorsqu’elle perd la configuration propre aux parties de la cire pour recevoir celle qui est propre au feu et à la fumée, quand la cire se change en feu et en fumée, ainsi l’on peut dire que l’âme reçoit des changements fort considérables lorsqu’elle change ses modifications et qu’elle souffre de la douleur après avoir senti du plaisir. D’où il faut conclure que les perceptions pures sont à l’âme à peu près ce que les figures sont à la matière, et que les configurations sont à la matière à peu près ce que les sensations sont à l’âme. Mais il ne faut pas s’imaginer que la comparaison soit exacte ; je ne la fais que pour rendre sensible la notion de ce mot entendement, j’expliquerai dans le troisième livre la nature des idées.

II. L’autre faculté de la matière, c’est qu’elle est capable de recevoir plusieurs mouvements, et l’autre faculté de l’âme, c’est qu’elle est capable de recevoir plusieurs inclinations. Comparons ensemble ces facultés.

De même que l’auteur de la nature est la cause universelle de tous les mouvements qui se trouvent dans la matière, c’est aussi lui qui est la cause générale de toutes les inclinations naturelles qui se trouvent dans les esprits ; et de même que tous les mouvements se font en ligne droite, s’ils ne trouvent quelques causes étrangères et particulières qui les déterminent et qui les changent en des lignes courbes par leurs oppositions ; ainsi toutes les inclinations que nous avons de Dieu sont droites, et elles ne pourraient avoir d’autre fin que la possession du bien et de la vérité s’il n’y avait une cause étrangère qui déterminât l’impression de la nature vers de mavaises fins. Or, c’est cette cause étrangère qui est la cause de tous nos maux et qui corrompt toutes nos inclinations.

Pour la bien comprendre, il faut savoir qu’il y a une différence fort considérable entre l’impression ou le mouvement que l’auteur de la nature produit dans la matière, et l’impression ou le mouvement vers le bien en général, que le même auteur de la nature imprime sans cesse dans l’esprit. Car la matière est toute sans action ; elle n’a aucune force pour arrêter son mouvement, ni pour le déterminer et le détourner d’un côté plutôt que d’un autre. Son mouvement, comme l’on vient de dire, se fait toujours en ligne droite, et lorsqu’il est empêché de se continuer en cette manière, il décrit une ligne circulaire la plus grande qu’il est possible, et par conséquent la plus approchante de la ligne droite, parce que c’est Dieu qui lui imprime son mouvement, et qui règle sa détermination. Mais il n’en est pas de même de la volonté[26] ; on peut dire en un sens qu’elle est agissante et qu’elle a en elle-même la force de déterminer diversement l’inclination ou l’impression que Dieu lui donne ; car quoiqu’elle ne puisse pas arrêter cette impression, elle peut en un sens la détourner du côté qu’il lui plaît, et causer ainsi tout le déréglement qui se rencontre dans ses inclinations, et toutes les misères qui sont des suites nécessaires et certaines du péché.

De sorte que par ce mot de volonté, je prétends ici désigner l’impression ou le mouvement naturel, qui nous porte vers le bien indéterminé et en général ; et par celui de liberté, je n’entends autre chose que la force qu’a l’esprit de détourner cette impression vers les objets qui nous plaisent, et faire ainsi que nos inclinations naturelles soient terminées à quelque objet particulier, lesquelles étaient auparavant vagues et indéterminées vers le bien en général ou universel, c’est-à-dire vers Dieu qui est seul le bien général, parce qu’il est le seul qui renferme en soi tous les biens.

D’où il est facile de reconnaître que, quoique les inclinations naturelles soient volontaires, elles ne sont toutefois pas libres de la liberté d’indifférence dont je parle, qui renferme la puissance de vouloir ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire de ce à quoi nos inclinations naturelles nous portent. Car quoique ce soit volontairement et librement que l’on aime le bien en général, puisqu’on ne peut aimer que par sa volonté et qu’il y a contradiction que la volonté puisse jamais être contrainte, on ne l’aime pourtant pas librement, dans le sens que je viens d’expliquer, puisqu’il n’est pas au pouvoir de notre volonté de ne pas souhaiter d’être heureux.

Mais il faut bien remarquer que l’esprit, considéré comme poussé vers le bien en général, ne peut déterminer son mouvement vers le bien particulier, si le même esprit, considéré comme capable d’idées, n’a la connaissance de ce bien particulier. Je veux dire, pour me servir, des termes ordinaires, que la volonté est une puissance aveugle, qui ne peut se porter qu’aux choses que l’entendement lui représente. De sorte que la volonté ne peut déterminer diversement l’impression qu’elle a pour le bien, et toutes ses inclinations naturelles, qu’en commandant à l’entendement de lui représenter quelque objet particulier[27]. La force qu’a la volonté de déterminer ses inclinations renferme donc nécessairement celle de pouvoir porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent.

Je rends sensible par un exemple ce que je viens de dire de la volonté et de la liberté. Une personne se représente une dignité comme un bien qu’elle peut espérer ; aussitôt sa volonté veut ce bien, c’est-à-dire que l’impression que l’esprit reçoit sans cesse vers le bien indéterminé et universel, le porte vers cette dignité. Mais comme cette dignité n’est pas le bien universel, et qu’elle n’est point considérée, par une vue claire et distincte de l’esprit, comme le bien universel (car l’esprit ne voit jamais clairement ce qui n’est pas), l’impression que nous avons vers le bien universel n’est point entièrement arrêtée par ce bien particulier. L’esprit a du mouvement pour aller plus loin ; il n’aime point nécessairement ni invinciblement cette dignité, et il est libre à son égard. Or sa liberté consiste en ce que n’étant point pleinement convaincu que cette dignité renferme tout le bien qu’il est capable d’aimer, il peut suspendre son jugement et son amour ; et ensuite, comme nous expliquerons dans le troisième livre, il peut, par l’union qu’il a avec l’être universel ou celui qui renferme tout bien, penser à d’autres choses et par conséquent aimer d’autres biens. Enfin il peut comparer tous les biens, les aimer selon l’ordre, à proportion qu’ils sont aimables, et les rapporter tous à celui qui les renferme tous et qui est seul digne de borner notre amour, comme étant seul capable de remplir toute la capacité que nous avons d’aimer.

C’est à peu près la même chose de la connaissance de la vérité que de l’amour du bien. Nous aimons la connaissance de la vérité, comme la jouissance du bien, par une impression naturelle ; et cette impression, aussi bien que celle qui nous porte vers le bien, n’est point invincible ; elle n’est telle que par l’évidence ou par une connaissance parfaite et entière de l’objet ; et nous sommes aussi libres dans nos faux jugements que dans nos amours déréglés, comme nous l’allons faire voir dans le chapitre suivant.


CHAPITRE II.
I. Des jugements et des raisonnements. — II. Qu’ils dépendent de la volonté. — III. De l’usage qu’on doit faire de sa liberté à leur égard. — IV. Deux règles générales pour éviter l’erreur et le péché. — V. Réflexions nécessaires sur ces règles.


I. On pourrait assez conclure des choses que nous avons dites dans le chapitre précédent que l’entendement ne juge jamais, puisqu’il ne fait qu’apercevoir, ou que les jugements et les raisonnements, même de la part de l’entendement, ne sont que de pures perceptions ; que c’est la volonté seule qui juge véritablement en acquiesçant à ce que l’entendement lui représente et en s’y reposant volontairement ; et qu’ainsi c’est elle seule qui nous jette dans l’erreur. Mais il faut expliquer ces choses plus au long.

Je dis donc qu’il n’y a point d’autre différence de la part de l’entendement entre une simple perception, un jugement et un raisonnement, sinon que l’entendement aperçoit une chose simple sans aucun rapport à quoi que ce soit, par une simple perception ; qu’il aperçoit les rapports, entre une ou plusieurs choses, dans les jugements ; et qu’enfin il aperçoit des rapports, qui sont entre les rapports des choses, dans les raisonnements ; de sorœ que toutes les opérations de l’entendement ne sont que de pures perceptions.

Quand on aperçoit, par exemple, deux fois 2 ou 4, ce n’est qu’une simple perception. Quand on juge que deux fois 2 sont 4, ou que deux fois 2 ne sont pas 5, l’entendement ne fait encore qu’apercevoir le rapport d’égalité qui se trouve entre deux fois 2 et 4, ou le rapport d’inégaIité qui se trouve entre deux fois 2 et 5. Ainsi le jugement de la part de l’entendement n’est que la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs choses. Mais le raisonnement est la perception du rapport qui se trouve, non pas entre deux ou plusieurs choses, car ce serait un jugement, mais c’est la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs rapports de deux ou plusieurs choses. Ainsi, quand je conclus que 4 étant moins que 6, deux fois 2 étant égaux à 4, ils sont par conséquent moins que 6 ; je n’aperçois pas seulement le rapport d’inégalité entre 2 et 2 et 6, car alors ce ne serait qu’un jugement, mais le rapport d’inégalité qui est entre le rapport de deux fois 2 et 4, et le rapport qui est entre 4 et 6, ce qui est un raisonnement. Uentendement ne fait donc qu’apercevoir, et il n’y a que la volonté qui juge et qui raisonne, en se reposant volontairement dans ce que l'entendement lui représente, comme l’on vient de dire.

II. Mais, cependant, lorsque les choses que nous considérons sont dans une entière évidence, il nous semble que ce n’est plus volontairement que nous y consentons ; de sorte que nous sommes portés à croire que ce n’est point notre volonté, mais notre entendement qui en juge.

Afin de reconnaître notre erreur, il faut savoir que les choses que nous considérons ne nous paraissent entièrement évidentes, que lorsque l’entendement en a examiné tous les côtés et tous les rapports nécessaires pour en juger ; d’où il arrive que la volonté ne pouvant rien vouloir sans connaissance, elle ne peut plus agir dans l’entendement, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus désirer qu’il représente quelque chose de nouveau dans son objet, parce qu’il en a déjà considéré tous les côtés qui ont rapport à la question que l’on veut décider. Elle est donc obligée de se reposer dans ce qu’il a déjà représenté, et de cesser de l’agiter et de l’appliquer à des considérations inutiles ; et c’est ce repos qui, est proprement ce qu’on appelle jugement et raisonnement. Ainsi ce repos ou ce jugement n’étant pas libre, quand les choses sont dans la dernière évidence, il nous semble aussi qu’il n’est pas volontaire. »

Mais tant qu’il y a quelque chose d’obscur dans le sujet que nous considérons, ou que nous ne sommes pas entièrement assurés que nous ayons découvert tout ce qui est nécessaire pour résoudre la question, comme il arrive presque toujours dans celles qui sont difficiles et qui renferment plusieurs rapports, il nous est libre de ne pas consentir, et la volonté peut encore commander à l’entendement de s’appliquer à quelque chose de nouveau ; ce qui fait que nous ne sommes pas si éloignés de croire que les jugements que nous formons sur ces sujets soient volontaires.

Cependant la plupart des philosophes prétendent que ces jugements mêmes que nous formons sur des choses obscures ne sont pas volontaires, et ils veulent généralement que le consentement à la vérité soit une action de l’entendement, ce qu’ils appellent acquiescement, assensus, à la différence du consentement au bien qu’il attribuent à la volonté, et qu’ils appellent consentement, consensus. Mais voici la cause de leur distinction et de leur erreur.

C’est que dans l’état où nous sommes souvent nous voyons évidemment des vérités sans aucune raison d’en douter, et ainsi la volonté n’est point indifférente dans le consentement qu’elle donne à ces vérités évidentes, comme nous venons d’expliquer ; mais il n’en est pas de même des biens, et nous n’en connaissons aucun sans quelque raison de douter que nous le devions aimer. Nos passions et les inclinations que nous avons naturellement pour les plaisirs sensibles sont des raisons confuses, mais très-fortes à cause de la corruption de notre nature, lesquelles nous rendent froids et indifférents dans l’amour même de Dieu ; et ainsi nous sentons manifestement notre indifférence, et nous sommes intérieurement convaincus que nous faisons usage de notre liberté quand nous aimons Dieu.

Mais nous n’apercevons pas de même que nous fassions usage de notre liberté quand nous consentons à la vérité, principalement lorsqu’elle nous paraît entièrement évidente ; et cela nous fait croire que le consentement, à la vérité, n’est pas volontaire. Comme s’il fallait que nos actions fussent indifférentes pour être volontaires, et comme si les bienheureux n’aimaient pas Dieu très-volontairement sans en être détournés par quoi que ce soit, de même que nous consentons à cette proposition évidente que deux fois 2 sont 4, sans être détournés de la croire par quelque apparence de raison contraire.

Mais afin que l’on reconnaisse distinctement la différence qu’il y a entre le consentement de la volonté à la vérité et son consentement à la bonté, il faut savoir la différence qui se trouve entre la vérité et la bonté prise dans le sens ordinaire et par rapport à nous. Cette différence consiste en ce que la bonté nous regarde et nous touche, et que la vérité ne nous touche pas ; car la vérité ne consiste que dans le rapport que deux ou plusieurs choses ont entre elles, mais la bonté consiste dans le rapport de convenance que les choses ont avec nous[28]. Ce qui fait qu’il n’y a qu’une seule action de la volonté au regard de la vérité, qui est son acquiescement ou son consentement à la représentation du rapport qui est entre les choses, et qu’il y en a deux au regard de la bonté, qui sont son acquiescement ou son consentement au rapport de convenance de la chose avec nous, et son amour ou son mouvement vers cette chose, lesquelles actions sont bien différentes, quoiqu’on les confonde ordinairement. Car il y a bien de la différence entre acquiescer simplement et se porter par amour à ce que l’esprit représente, puisqu’on acquiesce souvent à des choses que l’on voudrait bien qui ne fussent pas et que l’on fuit.

Or, si on considère bien ces choses, on reconnaîtra visiblement que c’est toujours la volonté qui acquiesce, non pas aux choses si elles ne lui sont agréables, mais à la représentation des choses ; et que la raison pour laquelle la volonté acquiesce toujours à la représentation des choses qui sont dans la dernière évidence est, comme nous l’avons déjà dit, qu’il n’y a plus dans ces choses aucun rapport qu’il ait fallu considérer que l’entendement ne l’ait aperçu. De sorte qu’il est comme nécessaire que la volonté cesse de s’agiter et de se fatiguer inutilement, et qu’elle acquiesce avec une pleine assurance qu’elle ne s’est pas trompée, puisqu’il n’y a plus rien vers quoi elle puisse tourner son entendement.

Il faut principalement remarquer que dans l’état où nous sommes, nous ne connaissons les choses qu’imparfaitement, et que par conséquent, il est absolument nécessaire que nous ayons cette liberté d’indifférence par laquelle nous pouvons nous empêcher de consentir.

Pour en reconnaître la nécessité, il faut considérer que nous sommes portés par nos inclinations naturelles vers la vérité et vers la bonté ; de sorte que la volonté ne se portant qu’aux choses dont l’esprit a quelque connaissance, il faut qu’elle se porte à ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté. Mais parce que tout ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté, n’est pas toujours tel qu’il paraît ; il est visible que si la volonté n’était pas libre, et si elle se portait infailliblement et nécessairement à tout ce qui a ces apparences de bonté et de vérité, elle se tromperait presque toujours. D’où on pourrait conclure que l’auteur de son être serait aussi l’auteur de ses égarements et de ses erreurs.

III. La liberté nous est donc donnée de Dieu afin que nous nous empêchions de tomber dans l’erreur, et dans tous les maux qui suivent de nos erreurs, en ne nous reposant jamais pleinement dans les vraisemblances. mais seulement dans la vérité, c’est-à-dire en ne cessant jamais d’appliquer l’esprit, et de lui commander qu’il examine jusqu’à ce qu’il ait éclairci, et développé tout ce qu’il y a à examiner. Car la vérité ne se trouve presque jamais qu’avec l’évidence, et l’évidence ne consiste que dans la vue claire et distincte de toutes les parties, et de tous les rapports de l’objet, qui sont nécessaires pour porter un jugement assuré.

L’usage donc que nous devons faire de notre liberté, c’est de nous en servir autant que nous le pouvons ; c’est-à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu’à ce que nous y soyons comme forcés par des reproches intérieurs de notre raison.

C’est se faire esclave contre la volonté de Dieu que de se soumettre aux fausses apparences de la vérité ; mais c’est obéir à la voix de la vérité éternelle, qui nous parle intérieurement, que de nous soumettre de bonne foi à ces reproches secrets de notre raison qui accompagnent le refus que l’on fait de se rendre à l’évidence. Voici donc deux règles établies sur ce que je riens de dire, lesquelles sont les plus nécessaires de toutes pour les sciences spéculatives et pour la morale, et que l’on peut regarder comme le fondement de toutes les sciences humaines.

IV. Voici la première qui regarde les sciences : On ne doit jamais donner de consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies, qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison ; c’est-à-dire sans que l’on connaisse clairement qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne voulait pas consentir, ou si l’on voulait étendre son pouvoir sur des choses sur lesquelles elle n’en a plus.

La seconde pour la morale est telle : On ne doit jamais aimer absolument un bien si l’on peut sans remords ne le point aimer. D’où il s’ensuit qu’on ne doit rien aimer que Dieu absolument et sans rapport, car il n’y a que lui seul qu’on ne puisse s’abstenir d’aimer de cette sorte sans remords ; c’est-a-dire sans qu’on sache évidemment qu’on fait mal, supposé qu’on le connaisse par la raison ou par la foi.

V. Mais il faut remarquer ici que quand les choses que nous apercevons nous paraissent fort vraisemblables, nous nous trouvons extrêmement portés à les croire ; nous sentons même de la peine quand nous ne nous en laissons pas persuader ; de sorte que si nous n’y prenons bien garde, nous sommes fort en danger d’y consentir, et par conséquent de nous tromper ; car c’est un grand hasard que la vérité se trouve entièrement conforme à la vraisemblance. Et c’est pour cela que j’ai mis expressément dans ces deux règles, qu’il ne faut consentir à rien jusqu’à ce que l’on voie évidemment qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne consentait pas.

Or quoi que l’on se sente extrêmement porté à consentir a la vraisemblance, si toute lois on prend le soin de faire réflexion si l’on voit évidemment qu’on est obligé d’y consentir, on trouvera sans doute que non. Car si la vraisemblance est appuyée sur les impressions de nos sens, vraisemblance néanmoins qui n’en mérite pas le nom, alors on se trouvera fort incliné à s’y rendre ; mais on n’en reconnaîtra point d’autre cause que quelque passion, ou l’affection générale que l’on a pour ce qui touche les sens, comme on le verra assez dans la suite.

Mais si la vraisemblance vient de quelque conformité avec la vérité, comme d’ordinaire les connaissances vraisemblables sont vraies, prises dans un certain sens, alors si on fait réflexion sur soi-même, l’on se sentira porté à faire deux choses ; l’une à croire, et l’autre à examiner encore ; mais on ne se trouvera jamais si persuadé, qu’on croie évidemment mal faire, si l’ou ne consent pas tout à fait.

Or ces deux inclinations que l’on a à l’égard des choses vraisemblables, sont fort bonnes. Car on peut et on doit donner son consentement aux choses vraisemblables, prises au sens qui porte l’image de la vérité : mais on ne doit pas donner encore un consentement entier, comme nous avons mis dans la règle ; et il faut examiner les côtés et les faces inconnues, afin d’entrer pleinement dans la nature de la chose, et bien distinguer le vrai d’avec le faux ; et alors consentir entièrement si l’évidence nous y oblige.

Il faut donc bien s’accoutumer à-distinguer la vérité d’avec la vraisemblance, en s’examinant intérieurement comme je viens d’expliquer : car c’est faute d’avoir eu soin de s’examiner de cette sorte, que nous nous sentons touchés presque de la même manière de deux choses si différentes. Car enfin il est de la dernière conséquence de faire bon usage de sa liberté, en s’abstenant toujours de consentir aux choses et de les aimer, jusqu’à ce qu’on se sente comme forcé de le faire par la voix puissante de l’auteur de la nature, que j’ai appelée auparavant les reproches de notre raison et les remords de notre conscience.

Tous les devoirs des êtres spirituels, tant des anges que des hommes, consistent principalement dans ce bon usage ; et l’on peut dire sans crainte, que, s’ils se servent avec soin de leur liberté, sans se rendre mal à propos esclave du mensonge et de la vanité, ils sont dans le chemin de la plus grande perfection dont ils soient naturellement capables : pourvu néanmoins que leur entendement ne demeure point oisif, qu’ils aient soin de l’exciter continuellement à de nouvelles connaissances, et qu’ils le rendent capable des plus grandes vérités, par des méditations continuelles sur des sujets dignes de son attention.

Car afin de se perfectionner l’esprit, il ne suffit pas de faire toujours usage de sa liberté, en ne consentant jamais à rien, comme ces personnes qui font gloire de ne rien savoir, et de douter de toutes choses. Il ne faut pas aussi consentir à tout, comme plusieurs autres qui ne craignent rien tant que d’ignorer quelque chose, et qui prétendent tout savoir. Mais il faut faire un si bon usage de son entendement, par des méditations continuelles, qu’on se trouve souvent en état de pouvoir consentir à ce qu’il nous représente sans aucune crainte de se tromper.


CHAPITRE III.
I. Réponse à quelques objections. — II. Remarques sur ce qu’on a dit de la nécessité de l’évidence.


I. Il n’est pas fort difficile de deviner que la pratique de la première règle, dont je viens de parler dans le chapitre précédent, ne plaira pas à tout le monde, mais principalement à ces savants imaginaires qui prétendent tout savoir et qui ne savent jamais rien, qui se plaisent à parler hardiment des choses les plus difficiles, et qui certainement ne connaissent pas les plus faciles.

Ils ne manqueront pas de dire avec Aristote, que ce n’est que dans les mathématiques qu’il faut chercher une entière certitude ; mais que la morale et la physique sont des sciences où la seule probabilité suffit, que Descartes a eu grand tort de vouloir traiter de la physique, comme de la géométrie, et que c’est pour cette raison qu’il n’y a pas réussi, qu’il est impossible aux hommes de connaître la nature ; que ses ressorts et ses secrets sont impénétrables à l’esprit humain ; et une infinité d’autres belles choses, qu’ils débitent avec pompe et magnificence, et qu’ils appuient de l’autorité d’une foule d’auteurs. dont ils font gloire de savoir les noms, et de citer quelque passage.

Je voudrais fort prier ces messieurs de ne parler plus de ce qu’ils avouent eux-mêmes qu’ils ne savent pas ; et d’arrêter les mouvements ridicules de leur vanité, en cessant de composer de si gros volumes sur des matières qui, selon leur propre aveu, leur sont inconnues.

Mais que ces personnes examinent sérieusement, s’il n'est pas absolument nécessaire, ou de tomber dans l’erreur, ou de ne donner jamais un consentement entier, qu’à des choses entièrement évidentes : si la vérité n’accompagne pas toujours la géométrie, à cause que les géomètres observent cette règle ; et si les erreurs où quelques-uns sont tombés touchant la quadrature du cercle, la duplication du cube, et quelques autres problèmes fort difficiles, ne viennent pas de quelque précipitation et de quelque entêtement, qui leur a fait prendre la vraisemblance pour la vérité.

Qu’ils considèrent aussi d’un autre côté, si la fausseté et la confusion.ne règnent pas dans la philosophie ordinaire. À cause que les philosophes se contentent d’une vraisemblance fort facile à trouver, et si commode pour leur vanité et pour louis intérêts. N’y trouve-t-on pas presque partout une infinie diversité de sentiments sur les mêmes sujets, et par conséquent une infinité d’erreurs ? Cependant un très-grand nombre de disciples se laissent séduire, et se soumettent aveuglément à l’autorité de ces philosophes, sans comprendre même leurs sentiments.

Il est vrai qu’il y en a quelques-uns qui reconnaissent, après vingt ou trente années de temps perdu, qu’ils n’ont rien appris dans leur lectures, mais il ne leur plaît pas de nous le dire avec sincérité. Il faut auparavant qu’ils aient prouvé à leur mode qu’on ne peut rien savoir, et puis après ils le confessent, parce qu’alors ils croient le pouvoir faire, sans qu’on se moque de leur ignorance.

On aurait toutefois assez de sujet de s’en divertir et d’en rire. si on leur faisait avec adresse des demandes sur le progrès de leur belle érudition ; et s’ils se mettaient en humeur de nous déclarer en détail toutes les fatigues qu’ils ont endurées pour l’acquérir.

Mais quoique cette docte et profonde ignorance mérite d’ètre raillée, il semble plus à propos de l’épargner et d’avoir compassion de ceux qui ont consume tant d’années pour ne rien apprendre, que cette fausse proposition ennemie de toute science et de toute vérité, qu’on ne peut rien savoir.

Puis donc que la règle que j’ai établie est si nécessaire dans la recherche de la vérité, comme nous venons de voir, que l’on ne trouve point à redire qu’on la propose. Et que ceux qui ne veulent pas prendre la peine de l’observer ne condamnent pas au moins un auteur aussi illustre qu’est M. Descartes, à cause qu’il l’a suivie ou qu’il a fait tous ses efforts pour la suivre. Ils ne le condamneraient pas si hardiment s’ils connaissaient celui de qui ils portent un jugement si téméraire, et s’ils ne lisaient point ses ouvrages comme des fables et des romans, qu’on lit pour se divertir, et sur lesquels on ne médite pas pour s’instruire. S’ils méditaient avec cet auteur, ils trouveraient encore dans eux-mêmes quelques notions et quelques semences des vérités qu’il enseigne, qui pourraient se développer malgré le poids incommode de leur fausse érudition.

Le maître qui nous enseigne intérieurement veut que nous l’écoutions plutôt que l’autorité des plus grands philosophes ; il se plaît à nous instruire, pourvu que nous soyons appliqués à ce qu’il nous dit. C’est par la méditation, et par une attention fort exacte, que nous l’interrogeons, et c’est par une certaine conviction intérieure, et par ces reproches secrets qu’il fait à ceux qui ne s’y rendent pas, qu’il nous répond.

Il faut lire de telle sorte les ouvrages des hommes qu’on n’attend point d’être instruit par les hommes. Il faut interroger celui qui éclaire le monde afin qu’il nous éclaire avec le reste du monde ; et s’il ne nous éclaire pas après que nous l’aurons interrogé, ce sera sans doute que nous l’aurons mal interrogé.

Soit donc qu’on lise Aristote, soit qu’on lise Descartes, il ne faut croire d’abord ni Aristote ni Descartes ; mais il faut seulement méditer comme ils ont fait ou comme ils ont dû faire, avec toute l’attention dont on est capable, et ensuite obéir à la voix de notre maître commun, et nous soumettre de bonne foi in la conviction intérieure, et à ces mouvemens que l’on sent en méditant.

C’est après cela qu’il est permis de former un jugement pour ou contre les auteurs. Mais c’est après avoir ainsi digéré les principes de la philosophie de Descartes et d’Aristote, qu’on rejette l’un et qu”on approuve l’autre ; que l’on peut même assurer du dernier qu’on n’expliquera jamais aucun phénomène de la nature, par les principes qui lui sont particuliers, comme ils n’y ont encore de rien servi depuis deux mille ans, quoique sa philosophie ait été l’étude des plus habiles gens dans presque toutes les parties du monde : et qu’au contraire, on peut dire hardiment de l’autre, qu’il a pénétré ce qui paraissait le plus caché aux yeux des hommes, et qu’il leur a montré un chemin très-sûr pour découvrir toutes les vérités qu’un entendement limité peut comprendre.

Mais, sans nous arrêter au sentiment qu’on peut avoir de ces deux philosophes et de tous les autres, regardons-les toujours comme des hommes, et que les sectateurs d’Aristote ne trouvent pas à redire, si après avoir marché pendant tant de siècles dans les ténèbres, sans se trouver plus avancé qu’on était auparavant, on veut enfin voir clair à ce qu’on lait, et si après s’être laissé mener comme des aveugles on se souvient que l’on a des yeux avec lesquels on veut essayer de se conduire.

Soyons donc pleinement convaincus que cette règle : qu’il ne faut jamais donner un consentement entier, qu’aux choses qu’on voit avec évidence, est la plus nécessaire de toutes les règles dans la recherche de la vérité ; et n’admettons dans notre esprit pour vrai que ce qui nous paraît dans l’évidence qu’elle demande. Il faut que nous en soyons persuadés pour nous défaire de nos préjugés ; et il est absolument nécessaire que nous soyons entièrement délivrés de nos préjugés pour entrer dans la connaissance de la vérité ; parce qu’il faut absolument que l’esprit soit purifié avant que d’être éclairé : Sapíentía prima stultitia caruísse.

II. Mais avant que de finir ce chapitre il faut remarquer trois choses. La première est que je ne parle point ici des choses de la loi que l’évidence n’accompagne pas, comme les sciences naturelles, dont il semble que la raison est que nous ne pouvons apercevoir les choses que par les idées que nous en avons. Or Dieu ne nous a donné des idées que selon les besoins que nous en avions pour nous conduire dans l’ordre naturel des choses, selon lequel il nous a créés. De sorte que les mystères de la foi étant d’un ordre sumaturel, il ne faut pas s’étonner si nous n’en avons pas l’évidence puisque nous n’en avons pas même d’idées : parce que nos âmes sont créées en vertu du décret général, par lequel nous avons toutes les notions qui nous sont nécessaires, et les mystères de la foi n’ont été établis que par l’ordre de la grâce qui, selon notre manière ordinaire de concevoir, est un décret postérieur à cet ordre de la nature[29].

Il faut donc distinguer les mystères de la foi des choses de la nature. Il faut se soumettre également à la foi et à l’évidence ; mais dans les choses de la foi il ne faut point chercher d’évidence, comme dans celles de la nature il ne faut point s’arrêter à la foi, c’est-à-dire à l’autorité des philosophes. En un mot, pour être fidèle, il faut croire aveuglément, mais pour être philosophe il faut voir évidemment.

On ne laisse pas de tomber d’accord qu’il y a encore des vérités outre celles de la foi, dont ; on aurait tort de demander des démonstrations incontestables, comme sont celles qui regardent des faits d’histoire, et d’autres choses qui dépendent de la volonté des hommes. Car il y a deux sortes de vérités, les unes sont nécessaires et les autres contingentes. J’appelle vérités nécessaires celles qui sont immuables par leur nature et celles qui ont été arrêtées par la volonté de Dieu, laquelle n’est point sujette aux changements. Toutes les autres sont des vérités contingentes. Les mathématiques, la métaphysique, et même une grande partie de la physique et de la morale contiennent des vérités nécessaires. L’histoire, la grammaire, le droit particulier ou les coutumes, et plusieurs autres qui dépendent de la volonté changeante des hommes, ne contiennent que des vérités contingentes.

On demande donc qu’on observe exactement la règle que l’on vient d’établir dans la recherche des vérités nécesaires, dont la connaissance peut être appelée science, et l’on doit se contenter de la plus grande vraisemblance dans l’histoire qui comprend les choses contingentes. Car on peut généralement appeler du nom d’histoire la connaissance des langues, des coutumes et même celles des différentes opinions des philosophes, quand on ne les a apprises que par mémoire et sans en avoir eu d'évidence ni de certitude.

La seconde chose qu’il faut remarquer, est que dans la morale, la politique, la médecine et dans toutes les sciences qui sont de pratique, on est obligé de se contenter de la vraisemblance, non pour toujours, mais pour un temps ; non parce qu’elle satisfait l’esprit, mais parce que le besoin presse, et que si l’on attendait pour agir qu’on se fût entièrement assuré du succès, souvent l’occasion se perdrait. Mais quoiqu’il arrive qu'il faille agir, l’on doit en agissant douter du succès des choses que l’on exécute, et il faut tâcher de faire de tels progrès dans ces sciences, qu'on puisse dans les occasions agir avec plus de certitude ; car ce devrait être là la fin ordinaire de l’étude et de l’emploi de tous les hommes qui font usage de leur esprit.

La troisième chose enfin, c’est qu’il ne faut pas mépriser absolument les vraisemblances, parce qu’il arrive ordinairement que plusieurs, jointes ensemble, ont autant de force pour convaincre que des démonstrations très-évidentes. Il s’en trouve une infinité d’exemples dans la physique et dans la morale, de sorte qu’il est souvent à propos d’en amasser un nombre suffisant sur les matières qu’on ne peut démontrer autrement, afin de pouvoir trouver la vérité qu’il serait impossible de découvrir d’une autre manière.

Il faut que j’avoue encore ici que la loi que j’impose est bien rigoureuse, qu’une infinité de gens aimeront mieux ne raisonner jamais que de raisonner à ces conditions ; qu’on ne courra pas si vite avec des circonspections si incommodes. Mais il faut aussi que l'on m’accorde qu’on marchera avec sûreté en la suivant ; que jusqu’à présent pour avoir couru trop vite on a été obligé de retourner sur ses pas ; et même un grand nombre de personnes conviendront avec moi, que puisque M. Descartes a découvert en trente années plus de vérités que tous les autres philosophes. À cause qu’il s’est soumis à cette loi ; si plusieurs personnes philosophaient comme lui, on pourrait savoir avec le temps la plupart des choses qui sont nécessaires pour vivre heureux, autant qu’on le petit sur une terre que Dieu a maudite.


CHAPITRE IV.
I. Des causes occasionnelles de l’erreur, et qu’il y en a cinq principales. — II. Dessein général de tout l’ouvrage, et dessein particulier du premier livre.


Nous venons de voir qu’on ne tombe dans l’erreur que parce que l’on ne fait pas l'utsage qu’on devrait faire de sa liberté : que c’est faute de modérer l’empressement et l’ardeur de la volonté pour les seules apparences de la vérité, qu’on se trompe, et que l’erreur ne consiste que dans un consentement de la volonté qui a plus d’étendue que la perception de l’entendement, puisqu’on ne se tromperait point si l’on ne jugeait simplement que de ce que l’on voit.

I. Mais, quoiqu’à proprement parler il n’y ait que le mauvais usage de la liberté qui soit cause de l’erreur, en peut dire néanmoins que nous avons beaucoup de facultés qui sont cause de nos erreurs, non pas causes véritables, mais causes qu’on peut appeler occasionnelles. Toutes nos manières d’apercevoir nous sont autant d’occasions de nous tromper. Car puisque nos faux jugements renferment deux choses, le consentement de la volonté, et la perception de l’entendement ; il est bien clair que toutes nos manières d’apercevoir nous peuvent donner quelque occasion de nous tromper, puisqu’elles nous peuvent porter à des consentements précipités.

Or, parce qu’il est nécessaire de faire d’abord sentir à l’esprit ses faiblesses et ses égarements, afin qu’il entre dans de justes désirs de s’en délivrer, et qu’il se défasse avec plus de facilités de ses préjugés, on va tâcher de faire une division exacte de ses manières d’apercevoir, qui seront comme autant de chefs à chacun desquels on rapportera dans la suite les différentes erreurs auxquelles nous sommes sujets.

L’âme peut apercevoir les choses en trois manières, par l’entendement pur, par l’imagination, par les sens.

Elle aperçoit par l’entendement pur les choses spirituelles, les universelles, les notions communes, l’idée de la perfection, celle d’un être infiniment parfait, et généralement toutes ses pensées lorsqu’elle les connait par la réflexion qu’elle fait sur soi. Elle aperçoit même par l’entendement pur les choses matérielles, l’étendue avec ses propriétés ; car il n’y a que l’entendement pur qui puisse apercevoir un cercle et un carré parfait, une figure de mille côtés, et choses semblables. Ces sortes de perceptions s’appellent pures intellections, ou pures perceptions, parce qu’il n’est point nécessaire que l’esprit forme des images corporelles dans le cerveau pour se représenter toutes ces choses.

Par l’imagination, l’âme n’aperçoit que les êtres matériels, lors qu’étant absents, elle se les rend présents en s’en formant des images dans le cerveau. C’est de cette manière qu’on imagine toutes sortes de figures, un cercle, un triangle, un visage, un cheval, des villes et des campagnes, soit qu’on les ait déjà vues ou non. Ces sortes de perceptions se peuvent appeler imaginations, parce que l’âme se représente ces objets en s’en formant des images dans le cerveau ; et parce qu’on ne peut pas se former des images des choses spirituelles, il s’ensuit que l’âme ne les peut pas imaginer ; ce que l’on doit bien remarquer.

Enfin l’âme n’aperçoit par les sens que les objets sensibles et grossiers, lors qu’étant présents ils font impression sur los organes extérieurs de son corps et que cette impression se communique jusqu’au cerveau, ou, lors qu’étant absents, le cours des esprits animaux fait dans le cerveau une semblable impression. C’est ainsi qu’elle voit des plaines et des rochers présents à ses yeux, qu’elle connaît la dureté du fer, et la pointe d’une épée et choses semblables ; et ces sortes de sensations s’appellent sentiments ou sensations.

L’âme n’aperçoit donc rien qu’en ces trois manières ; ce qu’il est facile de voir si l’on considère que les choses que nous apercevons sont spirituelles ou matérielles. Si elles sont spirituelles, il n’y a que l’entendement pur qui les puisse connaître ; que si elles sont matérielles, elles seront présentes ou absentes. Si elles sont absentes, l’âme ne se les représente ordinairement que par l’imagination ; mais si elles sont présentes, l’âme peut les apercevoir par les impressions qu’elles font sur ses sens ; et ainsi nos âmes n’aperçoivent les choses qu’en trois manières, par l’entendement pur, par l'imagination et par les sens.

On peut donc regarder ces trois facultés comme de certains chefs auxquels on peut rapporter les erreurs des hommes et les causes de ces erreurs, et éviter ainsi la confusion où leur grand nombre nous jetterait infailliblement si nous voulions en parler sans ordre.

Mais nos inclinations et nos passions agissent encore très-fortement sur nous ; elles éblouissent notre esprit par de fausses lueurs, et elles le couvrent et le remplissent de ténèbres. Ainsi nos inclinations et nos passions nous engagent dans un nombre infini d’erreurs lorsque nous suivons ce faux jour et cette lumière trompeuse qu’elles produisent en nous. On doit donc les considérer avec les trois facultés de l’esprit, comme des sources de nos égarements et de nos fautes, et joindre aux erreurs des sens, de l’imagination et de l’entendement pur celles que l’on peut attribuer aux passions et aux inclinations naturelles. Ainsi l’on peut rapporter toutes les erreurs des hommes et leurs causes à cinq chefs, et on les traitera selon cet ordre.

II. Premièrement, on parlera des erreurs des sens ; secondement, des erreurs de l’imagination ; en troisième lieu, des erreurs de l’entendement pur ; en quatrième lieu, des erreurs des inclinations ; en cinquième lieu, des erreurs des passions ; enfin, après avoir essayé de délivrer l’esprit des erreurs auxquelles il est sujet, on donnera une méthode générale pour se conduire dans la recherche de la vérité.

III. Nous allons commencer à expliquer les erreurs de nos sens, ou plutôt les erreurs où nous tombons en ne faisant pas l’usage que nous devrions faire de nos sens, et nous ne nous arrêterons pas tant aux erreurs particulières, qui sont presque infinies, qu’aux causes générales de ces erreurs et aux choses que l’on croit nécessaires pour la connaissance de la nature de l’esprit humain.


CHAPITRE V.
Des sens.
I. Deux manières d’expliquer comment nos sens sont corrompus par le péché. — II. Que ce ne sont pas nos sens, mais notre liberté qui est la véritable cause de nos erreurs. — III. Règle pour ne se point tromper dans l’usage de ses sens.


Quand on considère avec attention les sens et les passions de l’homme, on les trouve si bien proportionnés avec la fin pour laquelle ils nous sont donnés, qu’on ne peut entrer dans la pensée de ceux qui disent qu’ils sont entièrement corrompus par le péché originel. Mais, afin que l’on reconnaisse si c’est avec raison que l’on ne se rend pas à leur sentiment, il est nécessaire d’expliquer de quelle manière on peut concevoir l’ordre qui se trouvait dans les facultés et dans les passions de notre premier père pendant sa justice originelle, et les changements et les désordres qui y sont arrivés après son péché. Ces choses se peuvent concevoir en deux manières, dont voici la première.

I. Il semble que c’est une notion commune, qu’afin que les choses soient bien ordonnées, l’âme doit sentir de plus grands plaisirs à proportion de la grandeur des biens dont elle jouit. Le plaisir est un instinct de la nature, ou, pour parler plus clairement, c’est une impression de Dieu même qui nous incline vers quelque bien, laquelle doit être d’autant plus forte que ce bien est plus grand. Selon ce principe, il semble qu’on ne puisse douter que notre premier père, avant son péché et sortant des mains de Dien, ne trouvât plus de plaisir dans les biens les plus solides que dans les autres. Ainsi, puisque Dieu l’avait créé pour l’aimer, et que Dieu était son vrai bien, on peut dire que Dieu se faisait goûter à lui, qu’il le portait à son amour par un sentiment de plaisir, et qu’il lui donnait des satisfactions intérieures dans son devoir qui contre-balançaient les plus grands plaisirs des sens, lesquelles, depuis le péché, les hommes ne ressentent plus sans une grâce particulière.

Cependant, comme il avait un corps que Dieu voulait qu’il conservât et qu’il regardât comme une partie de lui-même, il lui faisait aussi sentir par les sens des plaisirs semblables à ceux que nous ressentons dans l’usage des choses qui sont propres pour la conservation de la vie.

On n’ose pas décider si le premier homme, avant sa chute, pouvait s’empêcher d’avoir des sensations agréables ou désagréables dans le moment que la partie principale de son cerveau était ébranlée par l’usage actuel des choses sensibles. Peut-être avait-il cet empire sur soi-même, à cause de sa soumission à Dieu, quoiqu’il paraisse plus vraisemblable de penser le contraire ; car, encore qu’Adam pût arrêter les émotions des esprits et du sang, et les ébranlements du cerveau que les objets excitaient en lui, à cause qu’étant dans l’ordre, il fallait que son corps fût soumis à son esprit, cependant il n’est pas vraisemblable qu’il eût pu s’empêcher d’avoir les sensations des objets dans le temps qu’il n’eût point arrêté les mouvements qu’ils produisaient dans la partie de son corps à laquelle son âme était immédiatement unie ; car l’union de l’âme et du corps consistant principalement dans un rapport mutuel des sentiments avec les mouvements des organes, il semble qu’elle eût été plutôt arbitraire que naturelle si Adam eût pu ne rien sentir lorsque la principale partie de son corps recevait quelque impression de ceux qui l’environnaient. Je ne prends toutefois aucun parti sur ces deux opinions.

Le premier homme ressentait donc du plaisir dans ce qui perfectionnait son corps comme il en sentait dans ce qui perfectionnait son âme ; et, parce qu’il était dans un état parfait, il éprouvait celui de l’âme beaucoup plus grand que celui du corps. Ainsi il lui était infiniment plus facile de conserver sa justice qu’à nous sans la grâce de Jésus-Christ, puisque sans elle nous ne trouvons plus du plaisir dans notre devoir. Il s’est toutefois laissé malheureusement séduire ; il a perdu cette justice par sa désobéissance[30]. Ainsi le principal changement qui lui est arrivé, et qui cause tout le désordre des sens et des passions, c’est que, par une juste punition, Dieu s’est retiré de lui et qu’il n’a plus voulu être son bien, ou plutôt qu’il ne lui a plus fait sentir ce plaisir qui lui marquait qu’il était son bien ; de sorte que les plaisirs sensibles qui ne portent qu’aux biens du corps étant demeurés seuls, et n’étant plus contre-balancés par ceux qui le portaient auparavant à son véritable bien, l’union étroite qu’il avait avec Dieu s’est étrangement affaiblie, et celle qu’il avait avec son corps s’est beaucoup augmentée. Le plaisir sensible, étant le maître, a corrompu son cœur en l’attachant a tous les objets sensibles, et la corruption de son cœur a obscurci son esprit en le détournant de la lumière qui l’éclaire et le portant à ne juger de toutes choses que selon le rapport qu’elles peuvent avoir avec le corps.

Mais, dans le fond, on ne peut pas dire que le changement soit fort grand du côté des sens ; car, de même que si deux poids étant en équilibre dans une balance, je venais à en ôter quelqu’un, l’autre la ferait trébucher de son côté sans aucun changement de la part du premier poids, puisqu’il demeure toujours le même, ainsi, depuis le péché, les plaisirs des sens ont abaissé l’âme vers les choses sensibles par le défaut de ces délectations intérieures qui contre-balançaient avant le péché l’inclination que nous avons pour les biens du corps, mais sans un changement aussi considérable de la part des sens qu’on se l’imagine ordinairement.

Voici la seconde manière d’expliquer les désordres du péché, laquelle est certainement plus raisonnable que celle que nous venons de dire. Elle en est beaucoup différente, parce que le principe en est différent, mais cependant ces deux manières s’accordent parfaitement pour ce qui regarde les sens.

Étant composés d’un esprit et d’un corps, nous avons deux sortes de biens à rechercher, ceux de l’esprit et ceux du corps. Nous avons aussi deux moyens de reconnaître qu’une chose nous est bonne ou mauvaise : nous pouvons le reconnaître par l’usage de l’esprit seul et par l’usage de l’esprit joint au corps ; nous pouvons reconnaître notre bien par une connaissance claire et évidente ; nous le pouvons aussi reconnaître par un sentiment confus. Je reconnais par la raison que la justice est aimable ; je sais aussi par le goût qu’un tel fruit est bon. La beauté de la justice ne se sent pas ; la bonté d’un fruit ne se connait pas. Les biens du corps ne méritent pas l’application d’un esprit que Dieu n’a fait que pour lui. Il faut donc que l’esprit reconnaisse de tels biens sans examen et par la preuve courte et incontestable du sentiment. Les pierres ne sont pas propres à la nourriture : la preuve en est convaincante, et le seul goût en a fait tomber d’accord tous les hommes.

Le plaisir et la douleur sont donc les caractères naturels et incontestables du bien et du mal, je l’avoue ; mais ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui, ne pouvant être par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, ne peuvent aussi être reconnues pour telles par une connaissance claire et évidente ; ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui, étant au-dessous de l’esprit, ne peuvent ni le récompenser ni le punir. Enfin ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui ne méritent pas que l’esprit s’occupe d’elles ; et desquelles Dieu ne voulant pas que l’on s’occupe, il ne nous porte à elles que par instinct, c’est-à-dire par des sentiments agréables ou désagréables.

Mais pour Dieu, qui seul est le vrai bien de l’esprit, qui seul est au-dessus de lui, qui seul peut le récompenser en mille façons différentes, qui seul est digne de son application, et qui ne craint point que ceux qui le connaissent ne le trouvent point aimable, il ne se contente pas d’être aimé d’un amour aveugle et d’un amour d’instinct, il veut être aimé d’un amour éclairé et d’un amour de choíx.

Si l’esprit ne voyait dans les corps que ce qui y est véritablement, sans y sentir ce qui n’y est pas, il ne pourrait les aimer ni s’en servir qu’avec beaucoup de peine. Ainsi il est comme nécessaire qu’ils paraissent agréables en causant des sentiments qu’ils n’ont pas. Mais il n’en est pas de même de Dieu : il suffit qu’on le voie tel qu’il est afin qu’on se porte à l’aimer, et il n’est point nécessaire qu’il se serve de cet instinct de plaisir comme d’une espèce d’artifice pour s’attirer de l’amour sans le mériter.

Les choses étant ainsi, on doit dire qu’Adam n’était point porté à l’amour de Dieu et aux choses de son devoir par un plaisir prévenant[31], parce que la connaissance qu’il avait de Dieu comme de son bien, et la joie qu’il ressentait sans cesse comme une suite nécessaire de la vue de son bonheur en s’unissant à Dieu, pouvait suffire pour l’attacher à son devoir et pour le faire agir avec plus de mérite que s’il eût été comme déterminé par un plaisir prévenant. Il était de cette sorte en une pleine liberté ; et c’est peut-être dans cet état que l’Écriture sainte nous le veut représenter par ces paroles : Dieu a fait l’homme dés le commencement, et, après lui avoir proposé ses commandements, il l’a laissé à lui-même[32], c’est-à-dire sans le déterminer par le goût de quelque plaisir prévenant, le tenant seulement attaché à lui par la vue claire de son bien et de son devoir. Mais l’expérience a fait voir, à la honte du libre arbitre et à la gloire de Dieu seul, la fragilité dont Adam était capable dans un état aussi réglé et aussi heureux que celui où il était avant son péché.

Mais on ne peut pas dire qu’Adam se portait à la recherche et à l’usage des choses sensibles par une connaissance exacte du rapport qu’elles pouvaient avoir avec son corps. Car enfin, s’il avait fallu qu’il eût examiné les configurations des parties de quelque fruit, celles de toutes les parties de son corps et le rapport qui résultait des unes avec les autres pour juger si dans la chaleur présente de son sang et dans mille autres dispositions de son corps ce fruit eût été bon pour sa nourriture, il est visible que des choses qui étaient indignes de l’application de son esprit en eussent entièrement rempli la capacité, et cela même assez inutilement, parce qu’il ne se fût pas conservé long-temps par cette seule voie.

Si l’on considère donc que l’esprit d’Adam n’était pas infini, l’on ne trouvera pas mauvais que nous disions qu’il ne connaissait pas toutes les propriétés des corps qui l’environnaient, puisqu’il est constant que ces propriétés sont infinies ; et si l’on accorde, ce qui ne peut se nier avec quelque attention, que son esprit n’était pas fait pour examiner les mouvements et les configurations de la matière, mais pour être continuellement appliqué à Dieu, l’on ne pourra pas trouver à redire si nous assurons que c’eùt été un désordre et un dérèglement, dans un temps où toutes choses devaient être parfaitement bien ordonnées, s’il eût été obligé de se détourner l’esprit de la vue des perfections de son vrai bien pour examiner la nature de quelque fruit afin de s’en nourrir.

Adam avait donc les mêmes sens que nous, par lesquels il était averti, sans être détourné de Dieu, de ce qu’il devait faire pour son corps. Il sentait, comme nous, des plaisirs, et même des douleurs ou des dégoùts prévenants et indélibérés. Mais ces plaisirs et ces douleurs ne pouvaient le rendre esclave ni malheureux comme nous, parce qu’étant maître absolu des mouvements qui s’excitaient dans son corps, il les arrêtait incontinent, après qu’ils l’avaient averti, s’il le souhaitait ainsi ; et, sans doute, il le souhaitait toujours a l’égard de la douleur. Heureux, et nous aussi, s’il eût fait la même chose à l’égard du plaisir, et s’il ne se fût point distrait volontairement de la présence de son Dieu, en laissant remplir la capacité de son esprit de la beauté et de la douceur espérée du fruit défendu, ou peut-être d’une joie présomptueuse excitée dans son âme à la vue de ses perfections naturelles, ou enfin d’une tendresse naturelle pour sa femme et d’une crainte déréglée de la contrister, car, apparemment, tout cela a contribué à sa désobéissance.

Mais après qu’il eut péché, ces plaisirs qui ne faisaient que l’avertir avec respect, et ces douleurs qui sans troubler sa félicite lui faisaient seulement connaître qu’il pouvait la perdre et devenir malheureux, n’eurent plus pour lui les mêmes égards ; ses sens et ses passions se révoltèrent contre lui, ils n’obéirent plus à ses ordres, et ils le rendirent, comme nous, esclave de toutes les choses sensibles.

Ainsi les sens et les passions ne firent point leur naissance du péché, mais seulement cette puissance qu’ils ont de tyranniser des pécheurs ; et cette puissance n’est pas tant un désordre du côté des sens que de celui de l’esprit et de la volonté des hommes, qui, n’étant plus si étroitement unis à Dieu, ne reçoivent plus de lui cette lumière et cette force par laquelle ils conservaient leur liberté et leur bonheur.

On doit conclure en passant de ces deux manières, selon lesquelles nous venons d’expliquer les désordres du péché, qu’il y a deux choses nécessaires pour nous rétablir dans l’ordre.

La première est qu’il faut ôter de ce poids qui nous fait pencher et qui nous entraîne vers les biens sensibles en retranchant continuellement de nos plaisirs et en mortifiant la sensibilité de nos sens par la pénitence, et par la circoncision du cœur.

La seconde est qu’il faut demander à Dieu le poids de sa grâce et cette délectation prévenante[33] que Jésus-Christ nous a particulièrement méritée, sans laquelle nous avons beau retrancher de ce premier poids, il pesera toujours ; et si peu qu’il pèse, il nous entraînera infailliblement dans le péché et dans le désordre.

Ces deux choses sont absolument nécessaires pour rentrer et pour persévérer dans notre devoir. La raison, comme l’on voit, s’accorde parfaitement avec l’Évangile, et l’un et l’autre nous apprennent que la privation, l’abnégation, la diminution du poids du péché sont des préparations nécessaires, afin que le poids de la grâce nous redresse et nous attache à Dieu.

Mais, quoique dans l’état où nous sommes il y ait obligation de combattre continuellement contre nos sens, on n’en doit pas conclure qu’ils soient absolument corrompus et mal réglés ; car si l’on considère qu’ils nous sont donnés pour la conservation de notre corps, on trouvera qu’ils s’acquittent admirablement bien de leur devoir, et qu’ils nous conduisent d’une manière si juste et si fidèle à leur fin, qu’il semble que c’est à tort qu’on les accuse de corruption et de dérèglement ; il s’avertissent si promptement l’âme par la douleur et par le plaisir, par les goûts agréables et désagréables, et par les autres sensations, de ce qu’elle doit faire ou ne faire pas pour la conservation de la vie, qu’on ne peut pas dire avec raison que cet ordre et cette exactitude soient une suite du péché.

II. Nos sens ne sont donc pas si corrompus qu’on s’imagine ; mais c’est le plus intérieur de notre âme, c’est notre liberté qui est corrompue. Ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, mais c’est notre volonté qui nous trompe par ses jugements précipités. Quand on voit, par exemple, de la lumière, il est très-certain que l’on voit de la lumière ; quand on sent de la chaleur, on ne se trompe point de croire que l’on en sent, soit devant ou après le péché. Mais on se trompe quand on juge que la chaleur que l’on sent est hors de l’âme qui la sent, comme nous expliquerons dans la suite.

Les sens ne nous jetteraient donc point dans l’erreur si nous faisions bon usage de notre liberté, et si nous ne nous servions point de leur rapport pour juger des choses avec trop de précipitation. Mais parce qu’il est très-difficile de s’en empêcher, et que nous y sommes quasi contraints à cause de l’étroite union de notre âme avec notre corps, voici de quelle manière nous nous devons conduire dans leur usage pour ne point tomber dans l’erreur.

III. Nous devons observer exactement cette règle de ne juger jamais par les sens de ce que les choses sont en elles-mêmes, mais seulement du rapport quelles ont avec notre corps, parce qu’en effet ils ne nous sont point donnés pour connaître la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour la conservation de notre corps.

Mais afin qu’on se délivre tout à fait de la facilité et de l’inclination que l’on a à suivre ses sens dans la recherche de la vérité, on va faire dans les chapitres suivants une déduction des principales et des plus générales erreurs où ils nous jettent, et l’on reconnaîtra manifestement la vérité de ce que l’on vient d’avancer.


CHAPITRE VI.
I. Des erreurs de la vue à l’égard de l’étendue en soi. — II. Suite de ces erreurs sur des objets invisibles. — III. Des erreurs de nos yeux touchant l’étendue considérée par rapport.


La vue est le premier, le plus noble et le plus étendu de tous les sens ; de sorte que s’ils nous étaient donnés pour découvrir la vérité, elle y aurait seule plus de part que tous les autres ensemble. Ainsi il suffira de ruiner l’autorité que les yeux ont sur la raison pour nous détromper et pour nous porter à une défiance générale de tous nos sens.

Nous allons donc faire voir que nous ne devons point nous appuyer sur le témoignage de notre vue pour juger de la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour découvrir le rapport qu’elles ont à la conservation de notre corps ; que nos yeux nous trompent généralement dans tout ce qu’ils nous représentent, dans la grandeur des corps, dans leurs figures et dans leurs mouvements, dans la lumière et dans les couleurs, qui sont les seules choses que nous voyons ; que toutes ces choses ne sont point telles qu’elles nous paraissent ; que tout le monde s’y trompe, et que cela nous jette encore dans d’autres erreurs dont le nombre est infini. Nous commençons par l’étendue, et voici les preuves qui nous font croire que nos yeux ne nous la font jamais voir telle qu’elle est.

I. On voit assez souvent avec des lunettes des animaux beaucoup plus petits qu’un grain de sable qui est presque invisible[34] ; on en a vu même de mille fois plus petits. Ces atomes vivants marchent aussi bien que les autres animaux. Ils ont donc des jambes et des pieds, des os dans ces jambes pour les soutenir (ou plutôt sur ces jambes, car les os des insectes c’est leur peau) ; ils ont des muscles pour les remuer, des tendons et une infinité de fibres dans chaque muscle, et eníin du sang ou des esprits animaux extrêmement subtils et déliés pour remplir ou pour faire mouvoir successivement ces muscles. Ils n’est pas possible sans cela de concevoir qu’ils vivent, qu’ils se nourrissent et qu’ils transportent leur petit corps en différents lieux, selon les différentes impressions des objets ; ou plutôt il n’est pas possible que ceux-mêmes qui ont employé toute leur vie à l’anatomie et à la recherche de la nature se représentent le nombre, la diversité et la délicatesse de toutes les parties dont ces petits corps sont nécessairement composés pour vivre et pour exécuter toutes les choses que nous leur voyons faire.

L’imagination se perd et s’étonne à la vue d’une si étrange petitesse ; elle ne peut atteindre ni se prendre à des parties, qui n’ont point de prise pour elle ; et quoique la raison nous convainque de ce qu’on vient de dire, les sens et l’imagination s’y opposent, et nous obligent souvent d’en douter.

Notre vue est très limitée, mais elle ne doit pas limiter son objet. L’idée qu’elle nous donne de l’étendue a des bornes fort étroites ; mais il ne suit pas de là que l’étendue en ait. Elle est sans doute infinie en un sens ; et cette petite partie de matière, qui se cache à nos yeux, est capable de contenir un monde dans lequel il se trouverait autant de choses, quoique plus petites à proportion, que dans ce grand monde dans lequel nous vivons.

Les petits animaux dont nous venons de parler, ont peut-être d’autres petits animaux qui les dévorent, et qui leur sont imperceptibles à cause de leur petitesse effroyable, de même que ces autres nous sont imperceptibles. Ce qu’un ciron est a notre égard, ces animaux le sont a un ciron ; et peut-être qu’il y en a dans la nature de plus petits, et de plus petits à l’infini dans cette proportion si étrange d’un homme à un ciron.

Nous avons des démonstrations évidentes et mathématiques de la divisibilité de la matière à l’infini ; et cela suffit pour nous faire croire qu’il peut y avoir des animaux plus petits et plus petits à l’infini, quoique notre imagination s’effarouche de cette pensée. Dieu n’a fait la matière que pour en former des ouvrages admirables ; et puisque nous sommes certains qu’il n’y a point de parties dont la petitesse soit capable de borner sa puissance dans la formation de ces petits animaux, pourquoi la limiter et diminuer ainsi sans raison l’idée que nous avons d’un ouvrier infini, en mesurant sa puissance et son adresse par notre imagination qui est finie ?

L’expérience nous a déjà détrompés en partie, en nous faisant voir des animaux mille fois plus petits qu’un ciron, pourquoi voudrions-nous qu’ils fussent les derniers et les plus petits de tous ? Pour moi, je ne vois pas qu’il y ait raison de se l’imaginer. Il est au contraire bien plus vraisemblable de croire qu’il y en a de beaucoup plus petits que ceux que l’on a découverts ; car enfin les petits animaux ne manquent pas aux microscopes, comme les microscopes manquent aux petits animaux.

Lorsqu’on examine au milieu de l’hiver le germe de l’oignon d’une tulipe, avec une simple loupe ou verre convexe, ou même seulement avec les yeux, on découvre fort aisément dans ce germe les feuilles qui doivent devenir vertes, celles qui doivent composer la fleur ou la tulipe, cette petite partie triangulaire qui enferme la graine, et les six petites colonnes qui l’environnent dans le fond de la tulipe. Ainsi on ne peut douter que le germe d’un oignon de tulipe ne renferme une tulipe tout entière.

Il est raisonnable de croire la même chose du germe d’un grain de moutarde, de celui d’un pépin de pomme, et généralement de toutes sortes d’arbres et de plantes, quoique cela ne se puisse pas voir avec les yeux, ni même avec le microscope ; et l’on peut dire avec quelque assurance que tous les arbres sont en petit dans le germe de leur semence.

Il ne paraît pas même déraisonnable de penser qu’il y a des arbres infinis dans un seul germe, puisqu’il ne contient pas seulement l’arbre dont il est la semence, mais aussi un très-grand nombre d’autres semences, qui, peuvent toutes renfermer dans elles-mêmes de nouveaux arbres et de nouvelles semences d’arbres ; lesquelles conserveront peut-être encore, dans une petitesse incompréhensible, d’autres arbres et d’autres semences aussi fécondes que les premières, et ainsi à l’infini. De sorte que, selon cette pensée qui ne peut paraitre impertinente et bizarre qu’a ceux qui mesurent les merveilles de la puissance infinie de Dieu avec les idées de leurs sens et de leur imagination, on pourrait dire que dans un seul pépin de pomme il y aurait des pommiers, des pommes et des semences de pommiers pour des siècles infinis ou presque infinis, dans cette proportion d’un pommier parfait a un pommier dans sa semence ; que la nature ne fait que développer ces petits arbres, en donnant un accroissement sensible à celui qui est hors de sa semence, et des accroissements insensibles, mais très-réels et proportionnés à leur grandeur, à ceux qu’on conçoit être dans leurs semences ; car on ne peut pas douter qu’íl ne puisse y avoir des corps assez petits, pour s’insinuer entre les fibres de ces arbres que l’on conçoit dans leurs semences, et pour leur servir ainsi de nourriture.

Ce que nous venons de dire des plantes et de leurs germes, se peut aussi penser des animaux et du germe dont ils sont produits. On voit dans le germe de l’oignon d’une tulipe une tulipe entière. On voit aussi dans le germe d’un œuf frais, et qui n’a point été couvé, un poulet qui est peut-être entièrement formé[35]. On voit des grenouilles dans les œufs des grenouilles, et on verra encore d’autres animaux dans leur germe, lorsqu’on aura assez d’adresse et d’expérience pour les découvrir. Mais il ne faut pas que l’esprit s’arrête avec les yeux ; car la vue de l’esprit a bien plus d’étendue que la vue du corps. Nous devons donc penser outre cela que tous les corps des hommes et des animaux, qui naîtront jusqu’à la consommation des siècles, ont peut-être été produits des la création du monde ; je veux dire que les femelles des premiers animaux ont peut-être été créées avec tous ceux de même espèce qu’ils ont engendrés, et qui devaient d’engendrer dans la suite des temps.

Un pourrait encore pousser davantage cette pensée, et peut-être avec beaucoup de raison et de vérité ; mais on appréhende avec sujet de vouloir pénétrer trop avant dans les ouvrages de Dieu. On n’y voit qu’infinitós partout, et nou-seulement nos sens et notre imagination sont trop limites pour les comprendre, mais l’esprít même, tout pur et tout dégagé qu’il est de la matière, est trop grossier et trop faible pour pénétrer le plus peut des ouvrages de Dieu. Il se perd, il se dissipe, il s’éblouit, il s’effraie à la vue de ce qu’on appelle un atome selon le langage des sens. Mais toutefois l’esprit pur à cet avantage sur les sens et sur l’imagination, qu’il reconnaît sa faiblesse et la grandeur de Dieu, et qu’il aperçoit l’infini dans lequel il se perd ; au lieu que notre imagination et nos sens rabaissent les ouvrages de Dieu, et nous donnent une sotte confiance qui nous précipite aveuglément dans l’erreur. Car nos yeux ne nous font point avoir l’idée de toutes ces choses que nous découvrons avec les microscopes et par la raison. Nous n’apercevons point par notre vue de plus petit corps qu’un ciron ou une mite. La moitié d’un ciron n’est rien, si nous croyons le rapport qu’elle nous en fait. Une mite n’est qu’un point de mathématique à son égard ; on ne peut la diviser sans l’anéantir. Notre vue ne nous représente donc point l’étendue, selon ce qu’elle est en elle-même, mais seulement ce qu’elle est par rapport à notre corps ; et parce que la moitié d’une mite n’a pas un rapport considérable à notre corps, et que cela ne peut ni le conserver ni le détruire, notre vue nous le cache entièrement.

Mais si nous avions les yeux faits comme les microscopes, ou plutôt si nous étions aussi petits que les cirons et les mites, nous jugerions tout autrement de la grandeur des corps. Car sans doute ces petits animaux ont les yeux disposés pour voir ce qui les environne, et leur propre corps beaucoup plus grand ou composé d’un plus grand nombre de parties que nous ne le voyons, puisqu’autrement ils n’en pourraient pas recevoir les impressions nécessaires à la conservation de leur vie, et qu’ainsi les yeux qu’ils ont leur seraient entièrement inutiles.

Mais afin de se mieux persuader de tout ceci, nous devons considérer que nos propres yeux ne sont en effet que des lunettes naturelles ; que leurs humeurs font le même effet que les verres dans les lunettes ; et que selon la situation qu’ils gardent entre eux, et selon la figure du cristallin et de son éloignement de la rétine, nous voyons les objets différemment. De sorte qu’on ne peut pas assurer qu’il y ait deux hommes dans le monde qui les voient précisément de la même grandeur, ou composés de semblables parties, puisqu’on ne peut pas assurer que leurs yeux soient tout à fait semblables.

Ils voient les objets de la même grandeur en ce sens qu’ils les voient compris dans les mêmes bornes. Car ils en voient les extrémités par des lignes presque droites, et qui composent un angle visuel qui est sensiblement égal, lorsque les objets sont vus d’une égale distance. Mais il n’est pas certain que l’idée sensible qu’ils ont de la grandeur d’un même objet soit égale en eux, parœ que les moyens qu’ils ont de juger de la distance ne sont pas égaux. De plus, ceux dont les fibres du nerf optique sont plus petites et plus délicates peuvent remarquer dans un objet beaucoup plus de parties que ceux dont ce nerf est d’un tissu plus grossier.

Il n’y a rien de si facile que de démontrer géométriquement toutes ces choses ; et si elles n’étaient assez connues, on s’arrêterait davantage à les prouver[36]. Mais parce que plusieurs personnes ont déjà traité ces matières, on prie ceux qui s’en veulent instruire de les consulter.

Puisqu’il n’est pas certain qu’il y ait deux hommes dans le monde qui voient les objets de la même grandeur, et que quelquefois un même homme les voit plus grands de l’œil gauche que du droit, selon les observations que l’on en a faites, qui sont rapportées dans le Journal des Savants de Rome, du mois de janvier 1669, il est visible qu’il ne faut pas nous fier au rapport de nos yeux pour en juger. Il vaut mieux écouter la raison qui nous prouve que nous ne saurions déterminer quelle est la grandeur absolue des corps qui nous environnent, ni quelle idée nous devons avoir de l’étendue d’un pied en carré, ou de celle de notre propre corps, añn que cette idée nous le représente tel qu’il est. Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait point si petit s’il était seul, puisqu’il est composé d’un nombre infini de parties, de chacune desquelles Dieu peut former une terre qui ne serait qu’un point à l’égard des autres jointes ensemble. Ainsi l’esprit de l’homme n’est pas capable de se former une idée assez grande pour comprendre et pour embrasser la plus petite étendue qui soit au monde, puisqu’il est borné et que cette idée doit être infinie.

Il est vrai que l’esprit peut connaître à peu près les rapports qui se trouvent entre ces infinis dont le monde est composé ; que l’un, par exemple, est double de l’autre, et qu’une toise contient six pieds ; mais cependant il ne peut se former une idée qui représente ce que ces choses sont en elles-mêmes.

Je veux toutefois supposer que l’esprit soit capable d’idées qui égalent ou qui mesurent l’étendue des corps que nous voyons ; car il est assez difficile de bien persuader aux hommes le contraire. Examinons donc ce qu’on peut conclure de cette supposition. On en conclura sans doute que Dieu ne nous trompe pas ; qu’il ne nous a pas donné des yeux semblables aux lunettes qui grossissent ou qui diminuent les objets ; et qu’ainsi nous devons croire que nos yeux nous représentent les choses comme elles sont.

Il est vrai que Dieu ne nous trompe jamais ; mais nous nous trompons souvent nous-mêmes en jugeant des choses avec trop de précipitation. Car nous jugeons souvent que les objets dont nous avons des idées existent, et même qu’ils sont tout à fait semblables à ces idées, et il arrive souvent que ces objets ne sont point semblables à nos idées, et même qu’ils n’existent point.

De ce que nous avons l’idée d’une chose, il ne s’ensuit pas qu’elle existe, et encore moins qu’elle soit entièrement semblable à l’idée que nous en avons. De ce que Dieu nous fait avoir une telle idée sensible de grandeur, lorsqu’une toise est devant nos yeux, il ne s’ensuit pas que cette toise n’ait que l’étendue qui nous est représentée par cette idée. Car premièrement tous les hommes n’ont pas précisément la même idée sensible de cette toise, puisque tous n’ont pas les yeux disposés de la même façon. Secondement, une même personne n’a quelquefois pas la même idée sensible d’une toise, lorsqu’il voit cette toise avec l’œil droit, et ensuite avec le gauche, comme nous avons déjà dit. Enfin il arrive souvent que la même personne a des idées toutes différentes des mêmes objets en différents temps, selon qu’elle les croit plus ou moins éloignés, comme nous expliquerons ailleurs.

C’est donc un préjugé qui n’est appuyé sur aucune raison, que de croire qu’on voit les corps tels qu’ils sont en eux-mêmes. Car nos yeux ne nous étant donnés que pour la conservation de notre corps, ils s’acquittent fort bien de leur devoir, en nous faisant avoir des idées des objets, lesquelles soient proportionnées à celle que nous avons de sa grandeur, quoiqu’il y ait dans ces objets une infinité de parties qu’ils ne nous découvrent point.

Mais pour mieux comprendre ce que nous devons juger de l’étendue des corps sur le rapport de nos yeux ; imaginons-nous que Dieu ait fait en petit, et d’une portion de matière de la grosseur d’une balle, un ciel et une terre, et des hommes sur cette terre, avec les mêmes proportions qui sont observées dans ce grand monde. Ces petits hommes se verraient les uns les autres, et les parties de leurs corps, et mêmes les petits animaux qui seraient capables de les incommoder ; car autrement leurs yeux leur seraient inutiles pour leur conservation. Il est donc manifeste dans cette supposition, que ces petits hommes auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes de celles que nous en avons ; puisqu’ils regardemient leur petit monde qui ne serait qu’une balle à notre égard, comme des espaces infinis, à peu près de même que nous jugeons du monde dans lequel nous sommes.

Ou si nous le trouvons plus facile à concevoir, pensons que Dieu ait fait une terre infiniment plus vaste, que celle que nous habitons ; de sorte que cette nouvelle terre soit à la nôtre, comme la nôtre serait à celle dont nous venons de parler dans la supposition précédente. Pensons, outre cela, que Dieu ait gardé dans toutes les parties, qui composeraient ce nouveau monde, la même proportion que dans celles qui composent le nôtre. Il est clair que les hommes de ce dernier monde, seraient plus grands qu’il n’y a d’espace entre notre terre, et les étoiles les plus éloignées que nous voyons ; et cela étant, il est visible que s’ils avaient les mêmes idées de l’étendue des corps que nous en avons, ils ne pourraient pas distinguer quelques-unes des parties de leur propre corps, et qu’ils en verraient quelques autres d’une grosseur énorme. De sorte qu’il est ridicule de penser qu’ils vissent les choses de la même grandeur que nous les voyons.

Il est manifeste dans les deux suppositions que nous venons de faire, que les hommes du grand on du petit monde auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes des nôtres, supposé que leurs yeux leur fissent avoir des idées des objets qui seraient autour d’eux, proportionnées à la grandeur de leur propre corps. Or si ces hommes assuraient hardiment sur le témoignage de leurs yeux, que les corps seraient tels qu’ils les verraient, il est visible qu’ils se tromperaient ; personne n’en peut douter. Cependant il est certain que ces hommes auraient tout autant de raison que nous de défendre leur sentiment. Apprenons donc, par leur exemple, que nous sommes très-incertains de la véritable grandeur des corps que nous voyons, et que tout ce que nous en pouvons savoir par notre vue, n’est que le rapport qui est entre eux et le nôtre, rapport nullement exact ; en un mot, que nos yeux ne nous sont pas donnés pour juger de la vérité des choses, mais seulement pour nous faire connaître celles’qui peuvent nous incommoder ou nous être utiles en quelque chose.

II. Mais les hommes ne se fient pas seulement à leurs yeux pour juger des objets visibles : ils s’y tient même pour juger de ceux qui sont invisibles. Dès qu’ils ne voient point certaines choses, ils en concluent qu’elles ne sont point ; attribuant ainsi à la vue une pénétration en quelque façon infinie. C’est ce qui les empêche de reconnaître les véritables causes d’une infinité d’effets naturels ; car s’ils les rapportent à des facilités et à des qualités imaginaires, c’est souvent parce qu’ils ne voient pas les réelles, qui consistent dans les différentes configurations de ces corps.

Ils ne voient point, par exemple, les petites parties de l’air et de la flamme, encore moins celles de la lumière, ou d’une autre matière encore plus subtile ; et cela les porte a ne pas croire qu’elles existent, ou à juger qu’elles sont sans force et sans action. Ils ont recours à des qualités occultes ou à des facultés imaginaires, pour expliquer tous les effets dont ces parties imperceptibles sont la cause naturelle.

Ils aiment mieux recourir à l’horreur du vide, pour expliquer l’élévation de l’eau dans les pompes, qu’à la pesanteur de l’air ; à des qualités de la lune, pour le flux et reflux de la mer, qu’au pressement de l’air qui environne la terre ; à des facultés attractives dans le soleil pour l’élévation des vapeurs, qu’au simple mouvement d’impulsion causé par les parties de la matière subtile qu’il répand sans cesse.

Ils regardent comme impertinente la pensée de ceux qui n’ont recours qu’à du sang et à de la chair pour rendre raison de tous les mouvements des animaux, des habitudes même, et de la mémoire corporelle des hommes. Et cela vient en partie de ce qu’ils conçoivent le cerveau fort petit, et par conséquent sans une capacité suffisante pour conserver des vestiges d’un nombre presque infini des choses qui y sont. Ils aiment mieux admettre sans le concevoir, une âme dans les bêtes qui ne soit ni corps ni esprit ; des qualités et des espèces intentionnelles pour les habitudes et pour la mémoire des hommes ; ou de semblables choses, desquelles on ne trouve point de notion particulière dans son esprit.

On serait trop long si on s’arrêtait à faire le dénombrement des erreurs auxquelles ce préjugé nous porte ; il y en a très-peu dans la physique, auxquelles il n’ait donné quelque’occasion ; et si on veut faire une forte réflexion, on en sera peut-être étonné.

Mais, quoiqu’on ne veuille pas trop s’arrêter à ces choses, on a pourtant de la peine à se taire sur le mépris que les hommes font ordinairement des insectes, et des autres petits animaux qui naissent d’une matière qu’ils appellent corrompue. C’est un mépris injuste qui n’est fondé que sur l’ignorance de la chose qu’on méprise, et sur le préjugé dont je viens de parler. Il n’y a rien de méprisable dans la nature, et tous les ouvrages de Dieu sont dignes qu’on les respecte et qu’on les admire, principalement si l’on prend garde à la simplicité des voies par lesquelles Dieu les fait et les conserve. Les plus petits moucherons sont aussi parfaits que les animaux les plus énormes, les proportions de leurs membres sont aussi justes que celles des autres ; et il semble même que Dieu ait voulu leur donner plus d’ornements pour récompenser la petitesse de leur corps. Ils ont des couronnes, des aigrettes, et d’autres ajustements sur leur tête, qui effacent tout ce que le luxe des hommes peut inventer ; et je puis dire hardiment que tous ceux qui ne se sont jamais servis que de leurs yeux, n’ont jamais rien vu de si beau, de si juste, ni même de si magnifique dans les maisons des plus grands princes, que ce qu’on voit avec des lunettes sur la tête d’une simple mouche.

Il est vrai que ces choses sont fort petites ; mais il est encore plus surprenant qu’il se trouve tant de beautés ramassées dans un si petit espace ; et quoiqu’elles soient fort communes, elles n’en sont pas moins estimables, et ces animaux n’en sont pas moins parfaits en eux mêmes ; au contraire Dieu en paraît plus admirable, qui a fait avec tant de profusion et de magnificence un nombre presque infini de miracles en les produisant.

Cependant notre vue nous cache toutes ces beautés, elle nous fait mépriser tous ces ouvrages de Dieu, si dignes de notre admiration ; et à cause que ces animaux sont petits par rapport à notre corps, elle nous les fait considérer comme petits absolument, et ensuite comme méprisables à cause de leur petitesse, comme si les corps pouvaient être petits en eux mêmes.

Tâchons donc de ne point suivre les impressions de nos sens dans le jugement que nous portons de la grandeur des corps ; et quand nous dirons, par exemple, qu’un oiseau est petit, ne l’entendons pas absolument, car rien n’est grand ni petit en soi. Un oiseau même est grand par rapport à une mouche ; et s’il est petit par rapport à notre corps, il ne s’ensuit pas qu’il le soit absolument, puisque notre corps n’est pas une règle absolue sur laquelle nous devions mesurer les autres. Il est lui-même très-petit par rapport à la terre ; et la terre par rapport au cercle que le soleil ou la terre même décrit à l’entour l’un de l’autre ; et ce cercle par rapport à l’espace contenu entre nous et les étoiles fixes ; et ainsi en continuant, car nous pouvons toujours imaginer des espaces plus grands et plus grands à l’infini.

III. Mais il ne faut pas nous imaginer que nos sens nous apprennent au juste le rapport que les autres corps ont avec le nôtre : car l’exactitude et la justesse ne sont point essentielles aux connaissances sensibles qui ne doivent servir qu’à la conservation de la vie. Il est vrai que nous connaissons assez exactement le rapport que les corps qui sont proches de nous ont avec le nôtre : mais à proportion que ces corps s’éloignent nous les connaissons moins parce qu’alors ils ont moins de rapport avec notre corps. L’idée ou le sentiment de grandeur que nous avons à la vue de quelque corps, diminue à proportion que ce corps est moins en état de nous nuire : et cette idée ou sentiment s’étend à mesure que ce corps s’approche de nous, ou plutôt à mesure que le rapport qu’il a avec notre corps s’augmente. Enfin si ce rapport cesse tout in fait, je veux dire, si quelque corps est si petit ou si éloigné de nous qu’il ne puisse nous nuire, nous n’en avons plus aucun sentiment. De sorte que par la vue nous pouvons quelquefois juger à peu près du rapport que les corps ont avec le nôtre, et de celui qu’ils ont entre eux ; mais nous ne devons jamais croire qu’ils soient de la grandeur qu’ils nous paraissent.

Nos yeux, par exemple, nous représentent le soleil et la lune de la largeur d’un ou de deux pieds ; mais il ne faut pas nous imaginer, comme Épicure et Lucrèce, qu’ils n’aient véritablement que cette largeur. La même lune nous paraît à la vue beaucoup plus grande que les plus grandes étoiles, et néanmoins on ne doute pas qu’elle ne soit sans comparaison plus petite. De même nous voyons tous les jours sur la terre deux ou plusieurs choses, desquelles nous ne saurions découvrir au juste la grandeur ou le rapport, parce qu’il est nécessaire pour en juger d’en connaître la juste distance, ce qu’il est très-difficile de savoir.

Nous avons même de la peine à juger avec quelque certitude du rapport qui se trouve entre deux corps qui sont tout proche de nous ; il les faut prendre entre nos mains et les tenir l’un contre l’autre pour les comparer, et avec tout cela nous hésitons souvent sans en pouvoir rien assurer. Cela se reconnaît visiblement lorsqu’on veut examiner la grandeur de quelques pièces de monnaie presque égales ; car alors on est obligé de les mettre les unes sur les autres pour voir d’une manière plus sûre que par la vue si elles conviennent en grandeur. Nos yeux ne nous trompent donc pas seulement dans la grandeur des corps en eux-mêmes, mais aussi dans les rapports que les corps ont entre eux.


CHAPITRE VII.
I. Des erreurs de nos yeux touchant les figures. — II. Nous n’avons aucune connaissance des plus petites. — III. Que la connaissance, que nous avons des plus grandes, n’est pas exacte. — IV. Explication de certains jugements naturels, qui nous empêchent de nous tromper. — V. Que ces mêmes jugements nous trompent dans des rencontres particulières.


I. Notre vue nous porte moins à l’erreur quand elle nous représente les figures que quand elle nous représente toute autre chose ; parce que la figure en soi n’est rien d’absolu, et que sa nature consiste dans le rapport qui est entre les parties qui terminent quelque espace et un point que l’on conçoit dans cet espace, et que l’on peut appeler, comme dans le cercle, centre de la figure. Cependant nous nous trompons en mille manières dans les figures, et nous n’en connaissons jamais aucune par les sens dans la dernière exactitude.

II. Nous venons de prouver que notre vue ne nous fait pas voir toute sorte d’étendue, mais seulement celle qui a un rapport assez considérable avec notre corps, et que pour cette raison nous ne voyons pas toutes les parties des plus petits animaux ni celles qui composent tous les corps tant durs que liquides. Ainsi ne pouvant apercevoir ces parties à cause de leur petitesse, il s’ensuit que nous n’en pouvons apercevoir les figures, puisque la figure des corps n’est que le terme qui les borne. Voilà donc déjà un nombre presque infini de figures, et même le plus grand, que nos yeux ne nous découvrent point ; et ils portent même l’esprit qui se fie trop à leur capacité, et qui n’examine pas assez les choses, à croire que ces figures ne sont point.

III. Pour les corps proportionnés à notre vue, qui sont en très-petit nombre en comparaison des autres, nous découvrons à peu pres leur figure, mais nous ne la connaissons jamais exactement par les sens. Nous ne pouvons pas même nous assurer par la vue si un rond et un carré, qui sont les deux figures les plus simples, ne sont point une ellipse et un parallélogramme, quoique ces figures soient entre nos mains et tout proche de nos yeux.

Je dis plus, nous ne pouvons distinguer exactement si une ligne est droite. ou non, principalement si elle est un peu longue ; il nous faut pour cela une règle. Mais quoi ? nous ne savons pas si la règle même est telle que nous la supposons devoir être, et nous ne pouvons nous en assurer entièrement. Cependant sans la connaissance de la ligne on ne peut jamais connaître aucune figure, comme tout le monde sait assez.

Voilà ce que l’on peut dire en général des figures qui sont tout proche de nos yeux et entre nos mains ; mais si on les suppose éloignées de nous, combien trouverons-nous de changement dans la projection quelles feront sur le fond de nos yeux ? Je ne veux pas m'arrêter ici a les décrire, on les apprendra aisément dans quelque livre d’optique ou dans l’examen des figures qui se trouvent dans les tableaux. Car, puisque les peintres sont obligés de les changer presque toutes afin qu’elles paraissent dans leur naturel, et de peindre par exemple des cercles comme des ovales, c’est une marque infaillible des erreurs de notre vue dans les objets qui ne sont pas peints. Mais ces erreurs sont corrigées par de nouvelles sensations qu’on pourrait peut-être regarder comme une espèce de jugements naturels et qu’on pourrait appeler jugements des sens.

IV. Quand nous regardons un cube par exemple, il est certain que tous les côtés que nous en voyons ne font presque jamais de projection ou d’image d’égale grandeur dans le fond de nos yeux, puisque l’image de chacun de ces côtés qui se peint sur la rétine ou nerf optique est fort semblable à un cube peint en perspective, et par conséquent la sensation que nous en avons nous devrait représenter les faces du cube comme inégales, puisqu’elles sont inégales dans un cube en perspective. Cependant nous les voyons toutes égales, et nous ne nous trompons point.

Or, l’on pourrait dire que cela arrive par une espèce de jugement que nous faisons naturellement, savoir : que les faces du cube les plus éloignées et qui sont vues obliquement ne doivent pas former sur le fond de nos yeux des images aussi grandes que les faces qui sont plus proches. Mais, comme les sens ne font que sentir et ne jugent jamais à proprement parler, il est certain que ce jugement n’est qu’une sensation composée, laquelle par conséquent peut quelquefois être fausse.

Cependant ce qui n’est en nous que sensation, pouvant être considéré par rapport à l’auteur de la nature qui l’excite en nous comme une espèce de jugement, je parle quelquefois des sensations comme de jugements naturels, parce que cette manière de parler sert à rendre raison des choses ; comme on le peut voir ici, dans le neuvième chapitre, vers la fin, et dans plusieurs autres endroits.

V. Quoique ces jugements dont je parle nous servent à corriger nos sens en mille façons différentes, et que sans eux nous nous tromperions presque toujours, cependant ils ne laissent pas de nous être des occasions d’erreur. S’il arrive par exemple que nous voyions le haut d’un clocher derrière une grande muraille ou derrière une montagne, il nous paraîtra assez proche et assez petit. Que si après nous le voyons dans la même distance, mais avec plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui, il nous paraitra sans doute plus éloigné et plus grand ; quoique dans l’une et dans l’autre manière la projection des rayons du clocher, ou l’image du clocher qui se peint au fond de notre œil, soit toute la même. Or, l’on peut dire que nous le voyons plus grand à cause d’un jugement que nous faisons naturellement, savoir : que, puisqu’il y a tant de terres entre nous et le clocher, il faut qu’il soit plus éloigné, et par conséquent plus grand.

Que si au contraire nous ne voyons point de terres entre nos yeux et le clocher, quoique nous sachions même d’autre part qu’il y en a beaucoup et qu’il est fort éloigné, ce qui est assez remarquable, il nous paraîtra toutefois fort proche et fort petit, comme je viens de dire. Et l’on peut encore penser que cela se fait par une espèce de jugement naturel à notre âme, laquelle voit de la sorte ce clocher, parce qu’elle le juge à cinq ou six cents pas. Car d’ordinaire notre imagination ne se représente pas plus d’étendue entre les objets si elle n’est aidée par la vue sensible d’autres objets qu’elle voie entre deux, et au delà desquels elle puisse encore imaginer[37].

C’est pour cela que quand la lune se lève ou qu’elle se couche, nous la voyons beaucoup plus grande que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon ; car étant fort haute, nous ne voyons point entre elle et nous d’objets dont nous sachions la grandeur pour juger de celle de la lune par leur comparaison. Mais quand elle vient de se lever ou qu’elle est prête à se coucher, nous voyons entre elle et nous plusieurs campagnes dont nous connaissons à peu près la grandeur ; et ainsi nous la jugeons plus éloignée, et à cause de cela nous la voyons plus grande.

Et il faut remarquer que lorsqu’elle est élevée au-dessus de nos têtes, quoique nous sachions très-certainement par la raison qu’elle est dans une très-grande distance, nous ne laissons pourtant pas de la voir fort proche et fort petite ; parce qu’en effet ces jugements naturels de la vue ne sont appuyés que sur des perceptions de la même vue, et que la raison ne peut les corriger. De sorte qu’ils nous portent souvent à l’erreur en nous faisant former des jugements libres qui s’accordent parfaitement avec eux. Car quand on juge comme l’on sent on se trompe toujours ; quoiqu’on ne se trompe jamais quand on juge comme l’on conçoit, parce que le corps n’instruit que pour le corps, et qu’il n’y a que Dieu qui enseigne toujours la vérité, comme je ferai voir ailleurs.

Ces faux jugements ne nous trompent pas seulement dans l’ëéloignement et dans la grandeur des corps, ce qui n’est pas de ce chapitre, mais aussi en nous faisant voir leur figure autre qu’elle n’est. Nous voyons, par exemple, le soleil et la lune et les autres corps sphériques fort éloignés comme s’ils étaient plats et comme des cercles ; parce que dans cette grande distance nous ne pouvons pas distinguer si la partie qui nous est opposée est plus proche de nous que les autres, et à cause de cela nous la jugeons dans une égale distance. C’est aussi pour la même raison que nous jugeons que toutes les étoiles et le bleu qui paraît au ciel sont à peu près dans le même éloignement que leurs voisines et comme dans une voûte parfaitement convexe et elliptique, parce que notre esprit suppose toujours l’égalité où il ne voit point d’inégalité ; cependant il ne la devrait positivement reconnaître qu’où il la voit avec évidence.

On ne s’arrète pas ici à expliquer plus au long les erreurs de notre vue à l’égard des figures des corps, parce qu’on s’en peut instruire dans quelque livre d’optique. Cette science en effet n’apprend que la manière de tromper les yeux ; et toute son adresse ne consiste qu’à trouver des moyens pour nous faire faire les jugements naturels dont je viens de parler dans le temps que nous ne les devons pas faire. Et cela se peut exécuter en tant de différentes manières que de toutes les figures qui sont au monde, il n’y en a pas une seule qu’on ne puisse peindre en mille façons ; de sorte que la vue s’y trompera infailliblement. Mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses à fond. Ce que l’on a dit suffit pour faire voir qu’il ne faut pas tant se fier à ses yeux, lors même qu’ils nous représentent la figure des corps ; quoiqu’en matière de figures ils soient beaucoup plus fidèles qu’en toute autre rencontre.


CHAPITRE VIII.
I. Que nos yeux ne nous apprennent point la grandeur ou la vitesse du mouvement considéré en soi. — II. Que la durée qui est nécessaire pour connaître le mouvement ne nous est pas connue. — III. Exemple des erreurs de nos yeux touchant le mouvement et le repos.


Nous avons découvert les principales et plus générales erreurs de notre vue à l’égard de l’étendue et des figures ; il faut maintenant corriger celles où cette même vue nous engage touchant le mouvement de la matière. Et cela ne sera guère difficile après ce que nous avons dit de l’étendue ; car il y a tant de rapport entre ces deux choses que si nous nous trompons dans la grandeur des corps, il est absolument nécessaire que nous nous trompions aussi dans leur mouvement.

Mais afin de ne rien dire que de net et de distinct, il faut d’abord ôter l’équivoque du mot de mouvement ; car ce terme signifie ordinairement deux choses : la première est une certaine force qu’on imagine dans le corps mu qui est la cause de son mouvement ; la seconde est le transport continuel d’un corps qui s’éloigne ou qui s’approche d’un autre que l’on considère comme en repos.

Quand on dit par exemple qu’une boule a communiqué de son mouvement à une autre, le mot de mouvement se prend dans la première signification ; mais si on dit simplement qu’on voit une boule dans un grand mouvement, il se prend dans la seconde. En un mot, ce terme mouvement signifie la cause et l’effet tout ensemble, qui sont cependant deux choses toutes différentes.

On est, ce me semble, dans des erreurs très-grossières et même très-dangereuses touchant la force qui donne le mouvement et qui transporte les corps. Ces beaux termes de nature et de qualités impresses ne semblent être propres qu’a mettre à couvert l’ignorance des faux savants et l’impiété des libertins, comme il serait facile de le prouver. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler de cette force qui meut les corps ; elle n’est rien de visible, et je ne parle ici que des erreurs de nos yeux. Je remets à le faire quand il sera temps[38].

Le mouvement pris dans le second sens, et pour ce transport d’un corps qui s’éloigne d’un autre, est quelque chose de visible et le sujet de ce chapitre.

I. J’ai, ce me semble, démontré dans le sixième chapitre que notre vue ne nous faisait pas connaître la grandeur des corps en eux-mêmes, mais seulement le rapport qu’ils ont les uns avec les autres, et principalement avec le nôtre. D’où je conclus que nous ne pouvons aussi connaître la grandeur véritable ou absolue de leurs mouvements, c’est-à-dire de leur vitesse et de leur lenteur, mais seulement le rapport que ces mouvements ont les uns avec les autres, et principalement avec celui qui arrive ordinairement à notre corps ; ce que je prouve ainsi :

Il est constant que nous ne saurions juger de la grandeur du mouvement d’un corps que par la longeur de l’espace que ce même corps a parcouru. Ainsi puisque nos yeux ne nous font pas voir la véritable longueur de l’espace parcouru, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas nous faire connaître la véritable grandeur du mouvement.

Cette preuve n’est qu’une suite de ce que j’ai dit de l’étendue, et elle n’a sa force que parce qu’elle est une suite nécessaire de ce que j’en ai démontré. En voici une qui ne suppose rien. Je dis donc que quand même nous pourrions connaître clairement la véritable grandeur de l’espace parcouru, il ne s’ensuivrait pas que nous pussions de même connaître celle du mouvement.

II. La grandeur ou la vitesse du mouvement renferme deux choses : la première est le transport d’un corps d’un lieu à un autre, comme de Paris à Saint-Germain ; la seconde est le temps qu’il a fallu pour faire ce transport. Or, il ne suffit pas de savoir exactement combien il y a d’espace entre Paris et Saint-Germain pour savoir si un homme y est allé d’un mouvement vite ou d’un mouvement lent ; il faut outre cela savoir combien il a employé de temps pour en faire le chemin. J’accorde donc que l’ou sache au vrai la longueur de ce chemin ; mais je nie absolument qu’on puisse connaître exactement par la vue, ni même de quel qu’autre manière que ce soit, le temps qu’on a mis à le faire et la véritable grandeur de la durée.

Cela paraît assez de ce qu’en certains temps une seule heure nous paraît aussi longue que quatre ; et au contraire en d’autres temps quatre heures s’écoulent insensiblement. Quand, par exemple, on est comblé de joie, les heures ne durent qu’on moment, parce qu’alors le temps passe sans qu’on y pense. Mais quand on est abattu de tristesse ou que l’on souffre quelque douleur, les jours durent beaucoup plus long-temps. La raison de ceci est qu’alors l’esprit s’ennuie de sa durée, parce qu’elle lui est pénible. Comme il s’y applique davantage, il la reconnaît mieux ; et ainsi il la trouve plus longue que durant la joie ou quelque occupation agréable qui le fait sortir comme hors de lui pour l’attacher à l’objet de sa joie ou de son occupation. Car de même qu’une personne trouve un tableau d’autant plus grand qu’elle s’arrête à considérer avec plus d’attention les moindres choses qui y sont représentées ; ou de même qu’on trouve la tête d’une mouche fort grande quand on en distingue toutes les parties avec un microscope, ainsi l’esprit trouve sa durée d’autant plus grande qu’il la considère avec plus d’attention et qu’il en sent toutes les parties.

De sorte que je ne doute point que Dieu ne puisse appliquer de telle sorte notre esprit aux parties de la durée, en nous faisant avoir un très-grand nombre de sensations dans très-peu de temps, qu’une seule heure nous paraisse plusieurs siècles. Car enfin il n’y a point d’instant dans la durée, comme il n’y a point d’atomes dans les corps ; et de même que la plus petite partie de la matière se peut diviser à l’infini, on peut aussi donner des parties de durée plus petites et plus petites à l’infini, comme il est facile de le démontrer. Si donc l’esprit était attentif à ces petites parties de sa durée par des sensations qui laissassent quelques traces dans le cerveau, desquelles il se pût ressouvenir, il la trouverait sans doute beaucoup plus longue qu’elle ne lui parait.

Mais enfin l’usage des montres prouve assez qu’on ne connaît point exactement la durée, et cela me suffit. Car puisque l’on ne peut connaître la grandeur du mouvement en lui-même qu’on ne connaisse auparavant celle de la durée ; comme nous l’avons montré, il s’ensuit que si l’on ne peut exactement connaître la grandeur absolue de la durée, on ne peut aussi connaître exactement la grandeur absolue du mouvement.

Mais parce que l’on peut connaître quelques rapports des durées ou des temps les uns avec les autres, on peut aussi connaître quelques rapports des mouvements les uns avec les autres. Car de même qu’on peut savoir que l’année du soleil est plus longue que celle de la lune, on peut aussi savoir qu’un boulet de canon a plus de mouvement qu’une tortue. De sorte que si nos yeux ne nous font point voir la grandeur absolue du mouvement, ils ne laissent pas de nous aider à en connaître à peu près la grandeur relative ; c’està-dire le rapport qu’un mouvement a avec un autre ; et c’est cela seul qu’il est nécessaire de savoir pour la conservation de notre corps.

III. Il y a bien des rencontres dans lesquelles on reconnaît clairement que notre vue nous trompe touchant le mouvement des corps. Il arrive même assez souvent que les choses qui nous paraissent se mouvoir ne sont point mues, et qu’au contraire celles qui nous paraissent comme en repos ne laissent pas d’être en mouvement. Lors, par exemple, qu’on est assis sur le bord d’un vaisseau qui va fort vite et d’un mouvement fort égal, on voit que les terres et les villes s’éloignent ; elles paraissent en mouvement, et le vaisseau parait en repos.

De même, si un homme était placé sur la planète de Mars, il jugerait à la vue que le soleil, la terre et les autres planètes avec toutes les étoiles fixes feraient leur circonvolution environ en 24 ou 25 heures, qui est le temps que Mars emploie à faire son tour sur son axe. Cependant la terre, le soleil et les étoiles ne tournent point autour de cette planète ; de sorte que cet homme verrait des choses en mouvement qui sont en repos, et se croirait en repos quoiqu’il fût en mouvement.

Je ne m’arrête point à expliquer d’où vient que celui qui serait sur le bord d’un vaisseau corrigerait facilement l’erreur de ses yeux. et que celui qui serait sur la planète de Mars demeurerait obstinément attaché à son erreur. Il est trop facile d’en connaître la raison ; et on la trouvera encore avec plus de facilité si l’on fait réflexion sur ce qui arriverait à un homme dormant dans un vaisseau qui se réveillerait en sursaut et ne verrait à son réveil que le haut du mât de quelque autre vaisseau qui s’approcherait de lui. Car supposé qu’íl ne vît point de voiles enflées de vent, ni de matelots en besogne, et qu’il ne sentit point l’agitation et les secousses de son vaisseau ni autre chose semblable : il demeurerait absolument dans le doute, sans savoir lequel des deux vaisseaux serait en mouvement ; ni ses yeux, ni même sa propre raison ne lui en pourraient rien découvrir.


CHAPITRE IX.
Continuation du même sujet. — I. Preuve générale des erreurs de notre vue touchant le mouvement. — II. Qu’il est nécessaire de connaître la distance des objets pour juger de la grandeur de leur mouvement. — III. Examen des moyens pour reconnaître les distances.


I. Voici une preuve générale de toutes les erreurs dans lesquelles notre vue nous fait tomber touchant le mouvement.

A soit l’œil du spectateur ; C l’objet que je suppose assez éloigné d’A. Je dis que quoique l’objet demeure immobile en C, on peut le croire s’éloigner jusqu’à D ou s’approcher jusqu’à B. Que quoique l’objet s’éloigne vers D, on peut le croire immobile en C et même s’approcher vers B ; et au contraire, quoiqu’il s’approche vers B, on peut le croire immobile en C et même s’éloigner vers D. Que quoique l’objet se soit avancé depuis C jusqu’en E ou en H, ou jusqu’en G, ou en K, on peut croire qu'il ne s’est mu que depuis C jusqu’à F ou I ; et au contraire, que bien que l’objet se soit mu depuis C jusqu’à F ou I, on peut croire qu’il s’est mu jusqu’à E, ou H, ou bien jusqu’à G ou K. Que si l’objet se ment par une ligne également distante du spectateur, c’est-à-dire par une circonférence dont le spectateur soit le centre : encore que cet objet se meuve de C en P, on peut croire qu’il ne se meut que de B en O ; et au contraire, bien qu’il ne se meuve que de B en O, on le peut croire se mouvoir de C en P.

Si par delà l’objet C il se trouve un autre objet M, que l’on croie immobile, et qui cependant se meuve vers N ; quoique l’objet C demeure immobile, ou se meuve beaucoup plus lentement vers F, que M. vers N, il paraîtra se mouvoir vers Y, et au contraire, si, etc.

II. Il est évident que la preuve de toutes ces propositions, hormis de la dernière, où il n’y a point de difficultés, ne dépend que d’une chose, qui est, que nous ne pouvons d’ordinaire juger avec assurance de la distance des objets. Car s’il est vrai que nous n’en saurions juger avec certitude, il s’ensuit que nous ne pouvons savoir si C s’est avancé vers D, ou s’il s’est approché vers B, et ainsi des autres propositions.

Or pour voir si les jugements que nous formons de la distance des objets sont assurés, il n’y a qu’à examiner les moyens dont nous nous servons pour en juger ; et si ces moyens sont incertains, il ne se peut pas faire que les jugements soient infaillibles. Il y en a plusieurs et il les faut expliquer.

III. Le premier, le plus universel, et quelquefois le plus sûr moyen que nous ayons pour juger de la distance des objets, est l’angle que font les rayons de nos yeux duquel l’objet en est le sommet, c’est-à-dire, duquel l’objet est le point où ces rayons se rencontrent. Lorsque cet angle est fort grand, nous voyons l’objet fort proche, et au contraire quand il est fort petit, nous le voyons fort éloigné. Et le changement qui arrive dans la situation de nos yeux selon les changements de cet angle, est le moyen dont notre âme se sert pour juger de l’éloignement ou de la proximité des objets. Car de même qu’un aveugle qui aurait dans ses mains deux bâtons droits desquels il ne saurait pas la longueur, pourrait, par une espèce de géométrie naturelle, juger à peu près de la distance de quelque corps en le touchant du bout de ces deux bâtons, à cause de la disposition et de l’éloignement ou ses mains se trouveraient ; ainsi on peut dire que l’âme juge de la distance d’un objet par la disposition de ses yeux qui n’est pas la même quand l’angle par lequel elle le voit est grand que quand il est petit, c’est-à-dire quand l’objet est proche que quand il est éloigné[39].

On se persuadera facilement de ce que je dis, si l’on prend la peine de faire cette expérience qui est fort facile. Que l’on suspende au bout d’un filet une bague dont l’ouverture ne nous regarde pas, ou bien qu’on enfonce un bâton dans la terre, et qu’on en prenne un autre à la main qui soit courbe par le bout ; que l’on se retire à trois ou quatre pas de la bague ou du bâton ; que l’on ferme un œil d’une main et que de l’autre on tâche d’enfiler la bague, ou de toucher de travers et à la hauteur environ de ses yeux le bâton avec celui que l’on tient à sa main ; et on sera surpris de ne pouvoir peut-être faire en cent fois ce que l’on croyait très-facile. Si l’on quitte même le bâton et qu’on veuille encore enfiler de travers la bague avec quelqu’un de ses doigts, on y trouvera quelque difficulté, quoique l’on en soit tout proche.

Mais il faut bien remarquer que j’ai dit qu’on tâchât d’enfiler la bague ou de toucher le bâton de travers, et non point par une ligne droite de notre œil à la bague ; car alors il n’y aurait aucune difficulté, et même il serait encore plus facile d’en venir à bout avec un œil fermé que les deux yeux ouverts, parce que cela nous réglerait.

Or l’on peut dire que la difficulté qu’on trouve à enfiler une bague de travers n’ayant qu’un œil ouvert, vient de ce que l’autre étant fermé, l’angle dont je viens de parler n’est point connu. Car il ne suffit pas pour connaître la grandeur d’un angle, de savoir celle de la base et celle d’un angle que fait un de ses côtés sur cette base ; ce qui est connu par l’expérience précédente. Mais il est encore nécessaire de connaître l’autre angle que fait l’autre côté sur la base, ou la longueur d’un des côtés, ce qui ne se peut exactement savoir qu’en ouvrant l’autre œil. Ainsi l’âme ne se peut servir de sa géométrie naturelle pour juger de la distance de la bague.

La disposition des yeux qui accompagne l’angle formé des rayons visuels qui se coupent et se rencontrent dans l’objet, est donc un des meilleurs et des plus universels moyens dont l’âme se serve pour juger de la distance des choses. Si donc cet angle ne change point sensiblement, quand l’objet est un peu éloigné, soit qu’il s’approche ou qu’il se recule de nous, il s’ensuivra que ce moyen sera faux, et que l’âme ne s’en pourra servir pour juger de la distance de cet objet.

Or il est très-facile de reconnaître que cet angle change notablement, quand un objet qui est à un pied de notre vue est transporte à quatre : mais s’il est seulement transporté de quatre à huit, le changement est beaucoup moins sensible ; si de huit a douze encore moins ; si de mille à cent mille, presque plus ; enfin ce changement ne sera plus sensible, quand même on le porterait jusque dans les espaces imaginaires. De sorte que s’il y a un espace assez considérable entre A et C, l’âme ne pourra point par ce moyen connaître si l’objet est proche de B ou de D.

C’est pour cette raison que nous voyons le soleil et la lune comme s’ils étaient enveloppes dans les nues, quoiqu’ils en soient étrangement éloignés ; que nous croyons naturellement que tous les astres sont dans une égale distance, et que les comètes sont stables et presque sans aucun mouvement sur la fin de leur cours. Nous nous imaginons même que les comètes se dissipent entièrement au bout de quelques mois, à cause qu’elles s’éloignent de nous par une ligne presque droite ou directe à nos yeux, et quelles vont ainsi se perdre dans ces grands espaces, d’où elles ne retournent qu’après plusieurs années, ou même après plusieurs siècles ; car il y a bien de l’apparence qu’elles ne se dissipent pas dès qu’on cesse de les voir.

Pour expliquer le second moyen dont l’âme se sert pour juger de la distance des objets, il faut savoir qu’il est absolument nécessaire que la figure de l’œil soit différente, selon la différente distance des objets que nous voyons ; car lorsqu’un homme voit un objet proche de soi, il est nécessaire que ses yeux soient plus longs que si l’objet était plus éloigné : parce qu’afin que les rayons de cet objet se rassemblent sur le nerf optique, ce qui est nécessaire afin qu’on le voie distinctement, principalement parce que l’objet est peu éclairé, il faut que la distance d’entre ce nerf et le cristallin soit plus grande.

ll est vrai que si le cristallin devenait plus convexe quand l’objet est proche, cela ferait le même effel que si l’œil s’allongeait ; mais il n’est pas croyable que le cristallin puisse facilement changer de convexité ; et l’on a, d’un autre côté, une preuve assez vraisemblable que l’œil s’allonge ; car l’anatomie apprend qu’il y a des muscles qui environnent l’œil par le milieu, et l’on sent l’effort de ces muscles qui le pressent, et qui l’allongent apparemment quand on veut voir quelque chose de fort près.

Mais il n’est pas nécessaire de savoir ici de quelle manière cela se fait, il suffit qu’il arrive du changement dans l’œil, soit parce que les muscles qui l’environnent le pressent, soit parce que les petits nerfs qui répondent aux ligaments ciliaires, lesquels tiennent le cristallin suspendu entre les autres humeurs de l’œil, se lâchent pour augmenter la convexité du cristallin, ou se roidissent pour la diminuer, soit enfin parce que la prunelle se dilate ou se resserre, car il y a bien des gens dont les yeux ne reçoivent point d’autre changement.

Can enfin, le changement qui arrive, quel qu’il soit, n’est que pour faire que les rayons des objets se rassemblent tout juste sur le nerf optique. Or il est constant que, quand l’objet est à cinq cents pas ou à dix mille lieues, on le regarde avec la même disposition des yeux, sans qu’il y ait aucun changement sensible dans les muscles qui environnent l’œil, ni dans les nerfs qui répondent aux ligaments ciliaires du cristallin, ni enfin dans l’ouverture de la prunelle, et les rayons des objets se rassemblent fort exactement sur la rétine ou nerf optique. Ainsi l’âme jugerait que des objets éloignés de dix mille ou de cent mille lieues ne sont qu’à cinq ou six cents pas, si elle ne jugeait de leur éloignement que par la disposition des yeux dont je viens de parler.

Cependant il est certain que ce moyen pourrait servir à l’âme quand l’objet est proche. Si par exemple un objet n’est qu’à demi-pied de nous, nous pouvons distinguer assez bien sa distance par la disposition des muscles qui pressent nos yeux, afin de les faire un peu plus longs, et même cette disposition est pénible. Si cet objet est a deux pieds, nous le distinguons encore, parce que la disposition des muscles est quelque peu sensible, quoiqu’elle ne soit plus pénible. Mais si l’on éloigne encore l’objet de quelques pieds, cette disposition de nos muscles devient si peu sensible, qu’elle nous est tout à fait inutile pour juger de la distance de l’objet.

Voila donc déjà deux moyens dont l’âme se peut servir pour juger de la distance de l’objet qui sont fort inutiles, quand cet objet est éloigné de cinq à six cents pas, et qui même ne sont point assurés quoique l’objet soit plus proche.

Le troisième moyen consiste dans la grandeur de l’image qui se peint au fond de l’œil et qui représente les objets que nous voyons. On avoue que cette image diminue à proportion que l’objet s’éloigne, mais cette diminution est d’autant moins sensible que l’objet qui change de distance est plus éloigné. Car lorsqu’un objet est déjà dans une distance raisonnable, comme de cinq à six cents pas, plus ou moins à proportion de sa grandeur, il arrive des changements fort considérables dans son éloignement, sans qu’il arrive de changement sensible dans l’image qui le représente, comme il est facile de le démontrer. Ainsi ce troisième moyen a le même défaut que les deux autres dont nous venons de parler.

il y a de plus à remarquer que l’âme ne juge pas ces objets-là les plus éloignés, dont l’image, peinte sur la rétine, est plus petite. Quand je vois par exemple un homme et un arbre à cent pas, ou bien plusieurs étoiles dans le ciel, je ne juge pas que l’homme soit plus éloigné que l’arbre, et les petites étoiles plus éloignées que les plus grandes, quoique les images de l’homme et des petites étoiles qui sont peintes sur la rétine, soient plus petites que celles de l’arbre et des grandes étoiles ; il faut encore savoir par l’expérience du sentiment la grandeur de l’objet pour pouvoir juger à peu près de son éloignement ; et parce que je sais ou que j’ai vu plusieurs fois qu’une maison est plus grande qu’un homme, quoique l’image d’une maison soit plus grande que celle d’un homme, je ne la juge pas néanmoins ou je ne la vois pas plus proche[40].Il en est de même des étoiles. Nos yeux nous les représentent toutes dans une même distance, quoiqu’il soit très-raisonnable d’en croire quelques-unes beaucoup plus éloignées de nous que les autres. Ainsi il y a une infinité d’objets dont nous ne pouvons point savoir la distance, puisqu’il y en a une infinité dont nous ne connaissons point la grandeur.

Nous jugeons encore de l’éloignement de l’objet par la force avec laquelle il agit sur nos yeux, parce qu’un objet éloigné agit bien plus faiblement qu’un autre ; et par la distinction et la netteté de l’image qui se forme dans l’œil ; parce que quand l’objet est éloigné il faut que le trou de l’œil s’ouvre davantage et par conséquent que les rayons se rassemblent un peu confusément. C’est pour cela que les objets peu éclairés, ou que nous voyons confusément, nous paraissent plus éloignés qu’ils ne sont, et, au contraire, que les corps lumíneux, et que nous voyons distinctement, nous paraissent plus proches. Il est assez clair que ces derniers moyens ne sont pas assurés pour juger avec quelque certitude de la distance des objets ; et on ne veut point s’y arrêter pour venir enfin au dernier de tous, qui est celui qui aide le plus l’imagination et qui porte plus facilement l’âme à juger que les objets sont fort éloignés.

Le sixième donc et le principal moyen consiste en ce que l’œil ne rapporte point à l’âme un seul objet séparé des autres, mais qu’il lui fait voir aussi tous ceux qui se trouvent entre nous et l’objet principal que nous considérons.

Quand par exemple nous regardons un clocher assez éloigné, nous voyons d’ordinaire dans le même temps plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui ; et parce que nous jugeons de l’éloignement de ces terres et de ces maisons, et que cependant nous voyons que le clocher est au delà, nous jugeons aussi qu’il est bien plus éloigné et même plus gros et plus grand que si nous le voyions tout seul. Cependant l’image qui s’en trace au fond de l’œil est toujours d’une égale grandeur, soit qu’il y ait des terres et des maisons entre nous et lui, soit qu’il n’y en ait point, pourvu que nous le voyions d’un lieu également distant, comme on le suppose. Ainsi nous jugeons de la grandeur des objets par l’éloignement où nous les croyons ; et les corps que nous voyons entre nous et les objets aident beaucoup notre imagination à juger de leur éloignement, de même que nous jugeons de la grandeur de notre durée ou du temps qui s’est passé depuis que nous avons fait quelque action par le souvenir confus des choses que nous avons faites ou des pensées que nous avons eues successivement depuis cette action. Car ce sont toutes ces pensées et toutes ces actions qui se sont succédé les unes aux autres qui aident notre esprit à juger de la longueur de quelque temps ou de quelque partie de notre durée ; ou plutôt le souvenir confus de toutes ces pensées successives est la même chose que le jugement de notre durée, comme la vue confuse des terres qui sont entre nous et un clocher est la même chose que le jugement naturel de l’éloignement du clocher, car ces jugements ne sont que des sensations composées[41].

De là il est facile de reconnaître la véritable raison pourquoi la lune nous paraît plus grande lorsqu’elle se lève que lorsqu’elle est fort haute sur l’horizon ; car lorsqu’elle se lève elle nous paraît éloignée de plusieurs lieues et même au delà de l’horizon sensible ou des terres qui terminent notre vue, au lieu que nous ne la jugeons qu’environ à une demi-lieue de nous ou sept ou huit fois plus élevée que nos maisons lorsqu’elle est montée sur notre horizon. Ainsi nous la jugeons beaucoup plus grande quand elle est proche de l’horizon que lorsqu’elle en est fort éloignée, parce que nous la jugeons beaucoup plus éloignée de nous lorsqu’elle se leve que lois qu’elle est fort haute sur notre horizon.

Il est vrai qu’un très-grand nombre de philosophes attribuent ce que nous venons de dire aux vapeurs qui s’élèvent de la terre. Ils prétendent que les vapeurs rompant les rayons des objets, elles les tout paraître plus grands. Mais il est certain qu’ils se trompent, car les réfractions n’augmentent que leur élévation sur l’horizon et elles diminuent au contraire quelque peu l’angle visuel sous lequel ils sont vus. Elles n’empêchent pas que l’image qui se trace au fond de nos yeux, lorsque que nous voyons la lune qui se lève, ne soit plus petite que celle qui s’y forme lorsqu’il y a long-temps qu’elle est levée.

Les astronomes qui mesurent le diametre des planètes remarquent que celui de la lune s’agrandit à proportion qu’elle s’éloigne de l’horizon, et par conséquent à proportion qu’elle nous paraît plus petite ; ainsi le diametre de l’image que nous en avons dans le fond de nos yeux est plus petit lorsque nous la voyons plus grande. En effet lorsque la lune se lève, elle est plus éloignée de nous du diamètre de la terre que lorsqu’elle est perpendiculairement sur notre tête ; et c’est là la raison pour laquelle son diamètre s’agrandit lorsqu’elle monte sur l’horizon, parce qu’alors elle s’approche de nous.

Ce qui fait donc que nous la voyons plus grande lorsqu’elle se lève n’est point la réfraction que souffrent ses rayons dans les vapeurs qui sortent de la terre, puisque l’image qui est formée de ces rayons est alors plus petite ; mais c’est le jugement naturel qui se forme en nous de son éloignement, à cause qu’elle nous paraît au delà des terres que nous voyons fort éloignées de nous, comme l’on a expliqué auparavant ; et l’on s’étonne que des philosophes tiennent que la raison de cette apparence et de cette tromperie de nos sens soit plus difficile à trouver que les plus grandes équations d’algèbre.

Ce moyen que nous avons pour juger de l’éloignement de quelque objet par la connaissance de la distance des choses qui sont entre nous et lui, nous est souvent assez utile quand les autres moyens dont j’ai parlé ne nous peuvent de rien servir ; car nous pouvons juger par ce dernier moyen que de certains objets sont éloignés de nous de plusieurs lieues, ce que nous ne pouvons pas faite par les autres. Cependant si on l’examine on y trouvera plusieurs défauts.

Car premièrement ce moyen ne nous sert que pour les objets qui sont sur la terre, puis qu’on n’en peut faire usage que très-rarement et même fort inutilement pour ceux qui sont dans l’air ou dans les cieux. Secondement, on ne s’en peut servir sur la terre que pour des choses éloignées de peu de lieues. En troisième lieu, il faut être assuré qu’il ne se trouve entre nous et l’objet ni vallées, ni montagnes, ni autre chose semblable qui nous empêche de nous servir de ce moyen. Enfin je crois qu’il n’y a personne qui n’ait fait assez d’expériences sur ce sujet pour être persuadé qu’il est extrêmement difficile de juger avec quelque certitude de l’éloignement des objets par la vue sensible des choses qui se trouvent entre eux et nous, et on ne s’y est peut-être que trop arrêté.

Voilà tous les moyens que nous avons pour juger de la distance des objets ; on y a fait remarquer des défauts considérables, et on en doit conclure que les jugements qui sont appuyés sur des moyens si peu sûrs doivent être aussi très-incertains.

Il est facile de là de faire voir la vérité des propositions que j’ai avancées. On a supposé l’objet C assez éloigné d’A, dont il peut en plusieurs rencontres s’avancer vers D ou s’approcher vers B, sans qu’on le reconnaisse, puisqu’on n’a pas de moyen assuré pour juger de sa distance. Il peut même reculer vers D lorsqu’on le croira s’approcher vers B parce que l’image de l’objet s’augmente et s’agrandit quelquefois sur le nerf optique, soit à cause que la matière transparente qui est entre l’objet et l’œil peut faire une plus grande réfraction en un temps qu’en un autre, soit parce qu’il arrive quelquefois de petits tremblements ce nerf, soit enfin parce que l’impression que fait l’union peu exacte des rayons sur ce même nerf se répand et se communique aux parties qui n’en devaient point être agitées, ce qui peut venir de plusieurs causes différentes. Ainsi l’image des mêmes objets se trouvant plus grande dans ces occasions, elle donne sujet à l’âme de croire que l’objet s’approche. Il en faut dire autant des autres propositions.

Avant que de finir ce chapitre, il faut remarquer qu’il nous importe beaucoup, pour la conservation de notre vie, de connaître mieux le mouvement ou le repos des corps à proportion qu’ils sont plus proches de nous, et qu’il nous est assez inutile de savoir avec exactitude la vérité de ces choses quand elles se passent dans des lieux forts éloignés. Car cela montre évidemment que ce que j’ai avancé généralement de tous les sens, qu’ils ne nous font connaître les choses que par rapport à la conservation de notre corps et non pas selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, se trouve exactement vrai en cette rencontre, puisque nous connaissons mieux le mouvement ou le repos des objets à proportion qu’ils s’approchent de nous, et que nous ne saurions juger par les sens quand ils sont si éloignés qu’il semble qu’ils n’aient plus ou presque plus de rapport à nos corps ; comme quand ils sont à cinq ou six cents pas de nous, s’ils sont d’une grandeur médiocre ; ou même plus près que cela, s’ils sont plus petits, ou enfin plus loin de quelque chose, s’ils sont plus grands.


CHAPITRE X.
Des erreurs touchant les qualités sensibles. — I. Distinction de l’âme et du corps — II. Explication des organes des sens. — III. A quelle partie du corps l’âme est immédiatement unie. — IV. Ce que les objets font sur les corps. — V. Ce qu’ils produisent dans l’âme, et les raisons pour lesquelles l’âme n’aperçoit point les mouvements des libres du corps. — VI. Quatre choses que l’on confond dans chaque sensation.


Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que les jugements que nous formons sur le rapport de nos yeux touchant l’étendue. la figure et le mouvement, ne sont jamais exactement vrais : cependant il faut tomber d’accord qu’ils ne sont pas entièrement faux ; ils renferment au moins cette vérité, qu’il y a hors de nous de l’étendue, des figures et des mouvements quels qu’ils soient.

Il est vrai que nous voyons souvent des choses qui ne sont point et qui ne furent jamais, et que nous ne devons pas conclure qu’une chose soit hors de nous de cela seul que nous la voyons hors de nous. Il n’y a point de liaison nécessaire entre la présence d’une idée à l’esprit d’un homme et l’existence de la chose que cette idée représente, et ce qui arrive à ceux qui dorment ou qui sont en délire le prouve suffisamment. Mais cependant on peut assurer qu’il y a ordinairement hors de nous de l’étendue, des figures et des mouvements lorsque nous en voyons. Ces choses ne sont point seulement imaginaires, elles sont réelles, et nous ne nous trompons point de croire qu’elles ont une existence réelle et indépendante de notre esprit, quoiqu’il soit très-difficile de le prouver démonstrativement[42].

Il est donc constant que les jugements que nous faisons touchant l’étendue, les figures et les mouvements des corps, renferment quelque vérité ; mais il n’en est pas de même de ceux que nous faisons touchant la lumière, les couleurs, les saveurs, les odeurs et toutes les autres qualités sensibles : car la vérité ne s’y rencontre jamais, comme nous l’allons faire voir dans le reste de ce premier livre.

On ne sépare point ici la lumière d’avec les couleurs, parce qu’on ne les croit pas fort différentes et qu’on ne les peut expliquer séparément. L’on sera même obligé de parler des autres qualités sensibles en général en même temps que l’on traitera de ces deux-ci, parce qu’elles s’expliqueront par les mêmes principes. Il faut apporter beaucoup d’attention aux choses qui suivent ; car elles sont de la dernière conséquence, et bien différentes pour leur utilité de celles qui ont précédé.

I. Je suppose d’abord qu’on sache bien distinguer l’âme du corps par les attributs positifs et par les propriétés qui conviennent à ces deux substances. Le corps n’est que l’étendue en longueur, largeur et profondeur, et toutes ses propriétés ne consistent que dans le repos et le mouvement, et dans une infinité de figures différentes ; car il est clair : 1° que l’idée de l’étendue représente une substance, puisqu’on peut penser à l’étendue sans penser à autre chose ; 2° et cette idée ne peut représenter que des rapports de distance ou successifs ou permanents, c’est-à-dire des mouvements et des figures. Comme on ne se trompe point quand on ne croit que ce qu’on conçoit, il ne faut attribuer aux corps que les propriétés que je viens de dire. l’âme, au contraire, c’est ce moi qui pense, qui sent, qui veut : c’est la substance où se trouvent toutes les modifications dont j’ai sentiment intérieur, et qui ne peuvent subsister que dans l’âme qui les sent. Ainsi il ne faut attribuer à l’âme aucune propriété différente de ses diverses pensées. Je suppose donc que l’on sache bien distinguer l’âme du corps ; que si ce que je viens de dire ne suffit pas pour faire sentir la différence de ces deux substances, ou peut lire et méditer quelques endroits de saint Augustin, comme le chapitre 40 du livre de la Trinité, les chapitres 4 et 14 du livre de la Quantité de l’âme, ou les Méditations de M. Descartes, principalement ce qui regarde la distinction de l’âme et du corps ; ou enfin le sixième discours du Discemement de l’âme et du corps, de M. de Cordemoy.

II. Je suppose aussi qu’on sache l’anatomie des organes des sens, et qu’ils sont composés de petits filets qui ont leur origine dans le milieu du cerveau ; qu’ils se répandent dans tous nos membres où il y a du sentiment, et qu’ils viennent enfin aboutir, sans aucune interruption, jusqu’aux parties extérieures du corps ; que, pendant que l’on veille et qu’on est en santé, on ne peut en remuer un bout que l’autre ne se remue en même temps, à cause qu’ils sont toujours un peu bandés ; de même qu’il arrive à une corde bandée, de laquelle on ne peut remuer une partie sans que l’autre soit éhranlée.

Il faut aussi savoir que ces filets peuvent être remués en deux manières, ou bien par le bout qui est hors du cerveau, ou par le bout qui est dans le cerveau. Si ces filets sont agitée au dehors par l’action des objets, et que leur agitation ne se communique point jusqu’au cerveau, comme il arrive dans le sommeil, l’âme n’en reçoit pour lors aucune sensation nouvelle. Mais si ces petits filets sont remués dans le cerveau par le cours des esprits animaux ou par quel qu’autre cause, l’âme aperçoit quelque chose, quoique les parties de ces filets, qui sont hors du cerveau et répandus dans toutes les parties de notre corps, soient dans un parlait repos, Oomme il arrive encore pendant qu’on dort.

III. Il est bon de remarquer ici, en passant, que l’expérience apprend qu’il peut arriver que nous sentions de la douleur dans des parties de notre corps qui nous ont été entièrement coupées, parce que les filets du cerveau, qui leur répondent, étant ébranlés de la même manière que si elles étaient effectivement blessées, l’âme sent dans ces parties imaginaires une douleur très-réelle. Car toutes ces choses montrent visiblement que l’âme réside immédiatement dans la partie du cerveau à laquelle tous les organes des sens aboutissent : je veux dire qu’elle y sent tous les changements qui s’y passent par rapport aux objets qui les ont causés ou qui ont accoutumé de les causer, et qu’elle n’aperçoit ce qui se passe au dehors de cette partie que par l’entremise des fibres qui y aboutissent, ou, si l’on veut, par les diverses secousses des esprits contenus dans ces fibres. Cela posé et bien conçu, il ne sera pas fort difficile de voir comment la sensation se fait : ce qu’il faut expliquer par quelque exemple.

IV. Lorsqu’on appuie la pointe d’une aiguille sur sa main, cette pointe remue et sépare les fibres de la chair. Ces fibres sont étendues depuis cet endroit jusqu’au cerveau ; et, quand on veille, elles sont assez bandées pour ne pouvoir être ébranlées que celles du cerveau ne le soient. Il s’ensuit donc que les extrémités de ces fibres, qui sont dans le cerveau, sont aussi remuées. Si le mouvement des fibres de la main est modéré, celui des fibres du cerveau le sera aussi ; et si ce mouvement est assez violent pour rompre quelque chose sur la main, il sera de même plus fort et plus violent dans le cerveau.

De même, si on approche sa main du feu, les petites parties du bois qu’il pousse continuellement en fort grand nombre et avec beaucoup de violence, comme la raison le démontre au défaut de la vue, viennent heurter contre ces fibres et leur communiquent une partie de leur agitation. Si cette action est modérée, celle des extrémités des fibres du cerveau, qui répondent à la main, sera modérée ; et si ce mouvement est assez violent dans la main pour en séparer quelques parties, comme il arrive quand on se brûle, le mouvement des fibres intérieures du cerveau sera, à proportion. plus fort et plus violent. Voilà ce qu’en peut concevoir qui arrive à notre corps quand les objets nous frappent. Il faut maintenant voir ce qui arrive à notre âme.

V. Elle réside principalement, s’il est permis de le dire ainsi, dans cette partie du cerveau où tous les filets de nos nerfs aboutissent ; elle y est pour entretenir et pour conserver toutes les parties de notre corps ; et, par conséquent, il faut qu’elle soit avertie de tous les changements qui y arrivent, et qu’elle puisse distinguer ceux qui sont conformes à la constitution de son corps d’avec les autres, parce qu’il lui serait inutile de les reconnaître absolument et sans ce rapport à son corps. Ainsi, quoique tous ces changements de nos fibres ne consistent, selon la vérité, que dans des mouvements qui ne diffèrent ordinairement que du plus et du moins, il est nécessaire que l’âme les regarde comme des changements essentiellement différents ; car encore qu’en eux-mêmes ils ne diffèrent que très-peu, on les doit toutefois considérer comme essentiellement différents par rapport à la conservation du corps.

Le mouvement, par exemple, qui cause la douleur ne diffère assez souvent que très-peu de celui qui cause le chatouillement. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait de différence essentielle entre ces deux mouvements ; mais il est nécessaire qu’il y ait une différence essentielle entre le chatouillement et la douleur que ces deux mouvements causent dans l’âme, car l’ébranlement des fibres qui accompagne le chatouillement témoigne à l’âme la bonne constitution de son corps, qu’il a assez de force pour résister à l’impression de l’objet, et qu’elle ne doit point appréhender qu’il en soit blessé. Mais le mouvement qui accompagne la douleur étant quelque peu plus violent, il est capable de rompre quelque fibre du corps, et l’âme en doit être avertie par quelque sensation désagréable, afin qu’elle y prenne garde. Ainsi, quoique les mouvements qui se passent dans le corps ne diffèrent que du plus et du moins en eux-mêmes, si néanmoins on les considère par rapport à la conservation de notre vie, on peut dire qu’ils diffèrent essentiellement[43].

C’est pour cela que notre âme n’aperçoit point les ébranlements que les objets excitent dans les fibres de notre chair. Il lui serait assez inutile de les connaître, et elle n’en tirerait pas assez de lumière pour juger si les choses qui nous environnent seraient capables de détruire ou d’entretenir l’économie de notre corps ; mais elle se sent touchée de sentiments qui diffèrent essentiellement, et qui, marquant précisément les qualités des objets par rapport à son corps, lui font sentir très-distinctement si ces objets sont capables de lui nuire.

Il faut, de plus, considérer que si l’âme n’apercevait que ce qui se passe dans sa main quand elle se brûle, si elle n’y voyait que le mouvement et la séparation de quelques fibres, elle ne s’en mettrait guère en peine ; et même elle pourrait quelquefois, par fantaisie ou par caprice, y prendre quelque satisfaction, comme ces fantasques qui se divertissent à tout rompre dans leurs emportements et dans leurs débauches.

Ou bien, de même qu’un prisonnier ne se mettrait guère en peine s’il voyait qu’on démolit les murailles qui l’enferment, et que même il s’en réjouirait dans l’espérance d’être bientôt délivré ; ainsi, si nous n’apercevions que la séparation des parties de notre corps lorsque nous nous brûlons ou que nous recevons quelque blessure, nous nous persuaderions bientôt que notre bonheur n’est pas d’être renfermé dans un corps qui nous empêche de jouir des choses qui nous doivent rendre heureux, et ainsi nous serions bien aises de le voir détruire.

Il s’ensuit de là que c’est avec une grande sagesse que l’auteur de l’union de notre âme avec notre corps a ordonné que nous sentions de la douleur quand il arrive au corps un changement capable de lui nuire, comme quand une aiguille entre dans la chair ou que le feu en sépare quelques parties, et que nous sentions du chatouillement ou une chaleur agréable quand ces mouvements sont modérés, sans apercevoir la vérité de ce qui se passe dans notre corps ni les mouvements de ces fibres dont nous venons de parler.

Premièrement, parce qu’en sentant de la douleur et du plaisir, qui sont des choses qui diffèrent bien davantage que du plus ou du moins, nous distinguons avec plus de facilité les objets qui en sont l’occasion ; secondement, parce que cette voie de nous faire connaître si nous devons nous unir aux corps qui nous environnent ou nous en séparer est la plus courte, et qu’elle occupe moins la capacité d’un esprit qui n’est fait que pour Dieu ; enfin, parce que la douleur et le plaisir étant des modifications de notre âme, qu’elle sent par rapport à son corps et qui la touchent bien davantage que la connaissance du mouvement de quelques fibres qui lui appartiendraient, cela l’oblige à s’en mettre fort en peine, et fait une union très-étroite entre l’une et l’autre partie de l’homme. Il est donc évident de tout ceci que les sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps, et non pour nous apprendre la vérité.

Ce que l’on vient de dire du chatouillement et de la douleur se doit entendre généralement de toutes les autres sensations, comme on le verra mieux dans la suite. On a commencé par ces deux sentiments plutót que par les autres, parce que ce sont les plus vifs et qu’ils font concevoir plus sensiblement ce que l’on voulait dire.

Il est présentement très-facile de faire voir que nous tombons en une infinité d’erreurs touchant la lumière et les couleurs, et généralement touchant toutes les qualités sensibles, comme le froid, le chaud, les odeurs, les saveurs, le son, la douleur, le chatouillement ; et, si je voulais m’arrêter à rechercher en particulier toutes celles où nous lombons sur tous les objets de nos sens, des années entières ne suffiraient pas pour les déduire, parce qu’elles sont presque infinies. Ainsi ce sera assez d’en parler en général.

Dans presque toutes les sensations il y a quatre choses différentes, que l’on confond, parce qu’elles se font toutes ensemble et comme en un instant. C’est là le principe de toutes les autres erreurs de nos sens.

VI. La première est l’action de l’objet, c’est-à-dire dans la chaleur, par exemple, l’impulsion et le mouvement des petites parties du bois contre les fibres de la main.

La seconde est la passion de l’organe du sens, c’est-à-dire l’agitation des fibres de la main causée par celle des petites parties du feu, laquelle agitation se communique jusque dans le cerveau, parce qu’autrement l’âme ne sentirait rien.

La troisième est la passion, la sensation ou la perception de l’âme, c’est-à-dire ce que chacun sent quand il est auprès du feu.

La quatrième est le jugement que l’âme fait, que ce qu’elle sent est dans sa main et dans le feu. Or, ce jugement est naturel, ou plutôt ce n’est qu’une sensation composée ; mais cette sensation ou ce jugement naturel est presque toujours suivi d’un autre jugement libre, que l’âme a pris une si grande habitude de faire, qu’elle ne peut presque plus s’en empêcher.

Voilà quatre choses bien différentes, comme l’on peut voir, lesquelles on n’a pas soin de distinguer et que l’on est porté à confondre à cause de l’union étroite de l’âme et du corps, laquelle nous empéche de bien démêler les propriétés de la matière d’avec celles de l’esprit.

Il est cependant facile de reconnaître, que de ces quatre choses qui se passent en nous, quand nous sentons quelque objet, les deux premières appartiennent au corps, et que les deux autres ne peuvent appartenir qu’à l’âme, pourvu qu’on ait un peu inédite sur la nature de l’âme et du corps, comme on l’a dû faire, ainsi que je l’ai supposé ; mais il faut expliquer ces choses en particulier.


CHAPITRE XI.
I. De l’erreur où l’on tombe touchant l’action des objets contre les fibres extérieures de nos sens. — II. Cause de cette erreur. — III. Objection et réponse.


On traitera dans ce chapitre et dans les trois suivants, de ces quatre choses que nous venons de dire que l’on confondait et que l’on prenait pour une simple sensation ; et on expliquera seulement, en général, les erreurs dans lesquelles nous tombons : parce que si on voulait entrer dans le détail, ce ne serait jamais fait. On espère toutefois mettre l’esprit des lecteurs en état de découvrir avec une très-grande facilité toutes les erreurs où les sens nous peuvent porter ; mais on leur demande pour cela qu’ils méditent avec quelque application, tant sur les chapitres qui suivent que sur celui qu’ils viennent de lire.

I. La première de ces choses que nous confondons dans chacune de nos sensations est l’action des objets sur les fibres extérieures de notre corps. Il est certain qu’on ne met presque jamais de différence entre la sensation de l’âme et cette action des objets, et cela n’a pas besoin de preuve. Presque tous les hommes s’imaginent que la chaleur, par exemple, que l’on sent, est dans le feu qui la cause, que la lumière est dans l’air, et que les couleurs sont sur les objets colorés. Ils ne pensent point aux mouvements des corps imperceptibles qui causent ces sentiments ou plutôt qui les accompagnent.

II. Il est vrai qu’ils ne jugent pas que la douleur soit dans l’aiguille qui les pique, de même qu’ils jugent que la chaleur est dans le feu ; mais c’est que l’aiguille et son action sont visibles, et que les petites parties du bois qui sortent du feu et leur mouvement contre nos mains ne se voient pas. Ainsi ne voyant rien qui frappe nos mains quand nous nous chauffons, et y sentant de la chaleur, nous jugeons naturellement que cette chaleur est dans le feu, faute d’y voir autre chose.

De sorte qu’il est ordinairement vrai que nous attribuons nos sensations aux objets, quand les causes de ces sensations nous sont inconnues ; et parce que la douleur et le chatouillement sont produits avec des corps sensibles, comme avec une aiguille et une plume que nous voyons et que nous touchons, nous ne jugeons pas à cause de cela qu’il y ait rien de semblable à ces sentiments dans les objets qui nous les causent.

III. Il est vrai néanmoins que nous ne laissons pas de juger que la brûlure n’est pas dans le feu, mais seulement dans la main, quoiqu’elle ait pour cause les petites parties du bois aussi bien que la chaleur, laquelle toutefois nous attribuons au feu : mais la raison de ceci est que la brûlure est une espèce de douleur ; car ayant jugé plusieurs fois que la douleur n’est pas dans le corps extérieur qui la cause, nous sommes portés à faire encore le même jugement de la brûlure.

Ce qui nous porte encore à en juger de la sorte, c’est que la douleur ou la brûlure appliquent fortement notre âme aux parties de notre corps, et cela nous détourne de penser à autre chose. Ainsi l’esprit attache la sensation de la brûlure à l’objet qui lui est le plus présent ; et parce que nous reconnaissons un peu après que la brûlure a laissé quelques marques visibles dans la partie où nous avons senti de la douleur, cela nous confirme dans le jugement que nous avons fait que la brûlure est dans la main.

Mais cela n’empêche pas qu’on ne doive recevoir cette règle générale : que nous avons coutume d’attribuer nos sensations aux objets, toutes les fois qu’íls agissent sur nous par le mouvement de quelques parties invisibles ; et c’est pour cette raison que l’on croit ordinairement que les couleurs, la lumière, les odeurs, les saveurs, le son, et quelques autres sentiments, sont dans l’air ou dans les objets extérieurs qui les causent, parce que toutes ces sensations sont produites en nous par le mouvement de quelques corps imperceptibles[44].


CHAPITRE XII.
I. Des erreurs touchant les mouvements des fibres de nos sens. — II. Que nous n'apercevons pas ces mouvements, ou que nous les confondons avec nos sensations. — III. Expérience qui le prouve. — IV. Trois sortes de sensations. — V. Les erreurs qui les accompagnent.


I. La seconde chose qui se trouve dans chacune des sensations est ébranlement des fibres de nos nerfs qui se communique jusqu’au cerveau, et nous nous trompons en ce que nous confondons toujours cet ébranlement avec la sensation de l'âme, et que nous jugeons qu’il n’y a point de tel ébranlement lorsque nous n’en apercevons point par les sens.

II. Nous confondons, par exemple, l'ébranlement que le feu excite dans les fibres de notre main, avec la sensation de chaleur, et nous disons que la chaleur est dans notre main : mais parce que nous ne sentons point l’ébranlement que les objets visibles font sur le nerf optique qui est au fond de l’œil, nous pensons que ce nerf n’est point ébranlé et qu'il n’est point couvert des couleurs que nous voyons ; nous jugeons au contraire qu'il n’y a que l’objet extérieur sur lequel ces couleurs soient répandues. Cependant on peut voir par l’expérience qui suit que les couleurs sont presque aussi fortes et aussi vives sur le fond du nerf optique que sur les objets visibles ;

III. Que l’on prenne un œil de bœuf nouvellement tué, qu’on ôte les peaux qui sont à l’opposite de la prunelle à l’endroit où est le nerf optique et qu’on mette en leur place quelque morceau de papier assez mince pour être transparent ; cela fait, qu’on mette cet œil au trou d’une fenêtre, ensorte que la prunelle soit à l’air, et que le derrière de l’œíl soit dans la chambre, qu’il faut bien fermer afin qu’elle soit fort obscure, et alors on verra toutes les couleurs des objets qui sont hors de la chambre répandues sur le fond de l’œil, mais peints à la renverse. Que s’il arrive que ces couleurs ne soient pas assez vives, il faudra allonger l’œil en le pressant par les côtés, si les objets qui se peignent au fond de l’œil sont trop proches, ou bien le faire plus court si les objets sont trop éloignés.

On voit bien par cette expérience que nous devrions juger on sentir les couleurs au fond de nos yeux, de même que nous jugeons que la chaleur est dans nos mains, si nos sens nous étaient donnés pour découvrir la vérité, et si nous nous conduisions par raison dans les jugements que nous formons sur les objets de nos sens.

Mais pour rendre quelque raison de toute la bizarrerie de nos jugements sur les qualités sensibles, il faut considérer que l’âme est unie si étroitement à son corps, et qu’elle est encore devenue si charnelle depuis le péché, qu’elle lui attribue beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à elle-même, et qu’elle ne se distingue presque plus d’avec lui. De sorte qu’elle ne lui attribue pas seulement toutes les sensations dont nous parlons à présent, mais aussi la force d’imaginer, et même quelquefois la puissance de raisonner ; car il y a eu un grand nombre de philosophes assez stupides et assez grossiers pour croire que l’âme n’était que la plus déliée et la plus subtile partie du corps. ›

Si l’on veut bien lire Tertullien, on ne verra que trop de preuves de ce je dis, puisqu’il est lui-même de ce sentiment après un très-grand nombre d’auteurs qu’il rapporte. Cela est si vrai, qu’il tâche de prouver dans le livre De l’Ame que la foi, l’Écriture et même les révélations particulières nous obligent de croire que l’âme est corporelle[45] ; et il ne faut pas s’en étonner puisqu’il est tombé dans cet excès de folie de s’imaginer que Dieu même était corporel. Je ne veux point réfuter ces sentiments, parce que j’ai supposé qu’on devait avoir lu quelques ouvrages de saint Augustin, ou de M. Descartes, qui auront assez fait voir l’extravagance de ces pensées, et qui auront assez affermi l’esprit dans la distinction de l’étendue et de la pensée, de l’àme et du corps.

L’âme est donc si aveugle qu’elle se méconnaît elle-même, et qu’elle ne voit pas que ses propres sensations lui appartiennent ; mais, pour expliquer çeci, il faut distinguer dans l’âme trois sortes de sensations, quelques-unes fortes et vives, quelques autres faibles et languissantes, et enfin de moyennes entre les unes et les autres.

IV. Les sensations fortes et vives, sont celles qui étonnent l’esprit et qui le réveillent avec quelque force, parce qu’elles lui sont fort agréables ou fort incommodes ; telles sont la douleur, le chatouillement, le grand froid, le grand chaud, et généralement toutes celles qui ne sont pas seulement accompagnées de vestiges dans le cerveau, mais encore de quelque mouvement des esprits vers les parties intérieures du corps, c’est-à-dire de quelques mouvements des esprits, propres à exciter les passions, comme nous expliquerons ailleurs.

Les sensations faibles et languissantes sont celles qui touchent fort peu l’âme, et qui ne lui sont ni fort agréables ni fort incommodes, comme la lumière médiocre, toutes les couleurs, les sons ordinaires et assez faibles, etc.

Enfin, j’appelle moyennes entre les fortes et les faibles ces sortes de sensations qui touchent l’âme médiocrement, comme une grande lumière, un son violent, etc. Or, il faut remarquer qu’une sensation faible et languissante peut devenir moyenne, et enfin forte et vive. La sensation, par exemple, qu’on a de la lumière est faible quand la lumière d’un flambeau est languissante ou que le flambeau est éloigné ; mais cette sensation peut devenir moyenne si l’on approche le flambeau assez près de nous ; et enfin, elle peut devenir très-forte et très-vive si l’on approche le flambeau si près de ses yeux qu’on en soit ébloui, ou bien quand on regarde le soleil. Ainsi la sensation de la lumière peut être forte, faible ou moyenne, selon ses différens degrés.

V. Voici donc les jugements que notre âme fait de ces trois sortes de sensations, où nous pouvons voir qu’elle suit presque toujours aveuglément les impressions sensibles ou les jugements naturels des sens, et qu’elle se plait pour ainsi dire à se répandre sur tous les objets qu’elle considère en se dépouillant de ce qu’elle a pour les en revêtir.

Les premières de ces sensations sont si vives et si touchantes, que l’âme ne peut presque s’empêcher de reconnaître qu’elles lui appartiennent en quelque façon, de sorte qu’elle ne juge pas seulement qu’elles sont dans les objets, mais elle les croit aussi dans les membres de son corps, lequel elle considère comme une partie d’elle-même. Ainsi elle juge que le froid et le chaud ne sont pas seulement dans la glace et dans le feu, mais qu’ils sont aussi dans ses propres mains.

Pour les sensations languissantes, elles touchent si peu l’âme. qu’elle ne croit pas qu’elles lui appartiennent ni qu’elles soient au dedans d’elle-même, ni aussi dans son propre corps, mais seulement dans les objets. C’est pour cette raison que nous ôtons la lumière et les couleurs à notre âme et à nos propres yeux pour en parer les objets de dehors, quoique la raison nous apprenne qu’elles ne se trouvent point dans l’idée que nous avons de la matière, et que l’expérience nous fasse voir que nous les devrions juger dans nos yeux aussi bien que sur les objets, puisque nous les y voyons aussi bien que dans les objets, comme j’ai prouvé par l’expérience d’un œil de bœuf mis au trou d’une fenêtre.

Or, la raison pour laquelle tous les hommes ne voient point d’abord que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et toutes les autres sensations, sont des modifications de leur âme, c’est que nous n’avons point d’idée claire de notre âme ; car lorsque nous connaissons une chose par l’idée qui la représente, nous connaissons clairement les modifications qu’elle peut avoir. Tous les hommes conviennent que la rondeur, par exemple, est une modification de I’étendue, parce que tous les hommes connaissent l’étendue par une idée claire qui la représente[46]. Ainsi ne connaissant point notre âme par son idée, comme je l’expliquerai ailleurs, mais seulement par le sentiment intérieur que nous en avons, nous ne savons point par simple vue, mais seulement par raisonnement, si la blancheur, la lumière, les couleurs, et les autres sensations faibles et languissantes sont ou ne sont pas des modifications de notre âme. Mais pour les sensations vives, comme la douleur et le plaisir, nous jugeons facilement qu’elles sont en nous, à cause que nous sentons bien qu’elles nous touchent, et que nous n’avons pas besoin de les connaître par leurs idées pour savoir qu’elles nous appartiennent.

Pour les sensations moyennes, l’âme s’y trouve fort embarrassée. Car, d’un côté, elle veut suivre les jugements naturels des sens et, pour cela, elle éloigne de soi, autant qu’elle peut, ces sortes de sensations, pour les attribuer aux objets ; mais, de l’autre côté, elle ne peut qu’elle ne sente au dedans d’elle-même qu’elles lui appartiennent, principalement quand ces sensations approchent de celles que j’ai nommées fortes et vives. De sorte que voici comme elle se conduit dans le jugement qu’elle en fait : si la sensation la touche assez fort, elle la juge dans son propre corps aussi bien que dans l’objet ; si elle ne la touche que très-peu, elle ne la juge que dans l’objet ; et, si cette sensation est exactement moyenne entre les fortes et les faibles, alors l’âme ne sait plus qu’en croire, lorsqu’elle n’en juge que par les sens.

Par exemple, si on regarde une chandelle d’un peu loin, l’âme juge que la lumière n’est que dans l’objet ; si on la met tout proche de ses yeux, l’âme juge qu’elle n’est pas seulement dans la chandelle, mais aussi dans ses yeux ; que si on la retire environ à un pied de soi, l’âme demeure quelque temps sans juger si cette lumière n’est que dans l’objet. Mais elle ne s’avise jamais de penser, comme elle devrait faire, que la lumière n’est et ne peut être une propriété ou une modification de la matière, et qu’elle n’est qu’au dedans d’elle-même ; parce qu’elle ne pense pas à se servir de sa raison pour découvrir la vérité de ce qui en est, mais seulement de ses sens, qui ne la découvrent jamais et qui ne sont donnés que pour la conservation du corps.

Or, la cause pour laquelle l’âme ne se sert pas de sa raison, c’est-à-dire de sa pure intellection, quand elle considère un objet qui peut être aperçu par les sens, c’est que l’âme n’est point touchée par les choses qu’elle aperçoit par la pure intellection, et qu’au contraire elle l’est très-vivement par les choses sensibles ; car l’âme s’applique fort à ce qui la touche beaucoup, et elle néglige de s’appliquer aux choses qui ne la touchent pas. Ainsi, elle conforme presque toujours ses jugements libres aux jugements naturels de ses sens.

Pour juger donc sainement de la lumière et des couleurs, aussi bien que de toutes les autres qualités sensibles, on doit distinguer avec soin le sentiment de couleur d’avec le mouvement du nerf optique, et reconnaître, par la raison, que les mouvements et les impulsions sont des propriétés des corps, et qu’ainsi ils se peuvent rencontrer dans les objets et dans les organes de nos sens ; mais que la lumière et les couleurs que l’on voit sont des modifications de l’âme bien différentes des autres, et desquelles aussi l’on a des idées bien différentes.

Car il est certain qu’un paysan, par exemple, voit fort bien les couleurs et qu’il les distingue de toutes les choses qui ne sont point couleur ; il est de même certain qu’il n’aperçoit point de mouvement ni dans les objets colorés ni dans le fond de ses yeux. Donc la couleur n’est point du mouvement. De même, un paysan sent fort bien la chaleur, et il en a une connaissance assez claire pour la distinguer de toutes les choses qui ne sont point chaleur ; cependant il ne pense pas seulement que les fibres de sa main soient remuées. La chaleur, qu’il sent n’est donc point un mouvement, puisque les idées de chaleur et de mouvement sont différentes, et qu’il peut avoir l’une sans l’autre. Car il n’y a point d’autre raison pour dire qu’un carré n’est pas un rond, que parce que l’idée d’un carré est différente de celle d’un rond, et que l’on peut penser à l’une sans penser à l’autre.

Il ne faut qu’un peu d’attention pour reconnaître qu’il n’est pas nécessaire que la cause qui nous fait sentir telle ou telle chose la contienne en soi. Car, de même qu’il ne faut pas qu’il y ait de la lumière dans ma main afin que l’on voie quand je me frappe les yeux, il n’est pas aussi nécessaire qu’il y ait de la chaleur dans le feu afin que j’en sente quand je lui présente mes mains, ni que toutes les autres qualités sensibles que je sens soient dans les objets ; il suffit qu’ils causent quelque ébranlement dans les fibres de ma chair afin que mon âme qui y est unie soit modifiée par quelque sensation. Il n’y a point de rapports entre des mouvements et des sentiments, il est vrai ; mais il n’y en a point aussi entre le corps et l’esprit, et, puisque la nature, ou la volonté du Créateur, allie ces deux substances, tout opposées qu’elles sont par leur nature, il ne faut pas s’étonner si leurs modifications sont réciproques. Il est nécessaire que cela soit, afin qu’elles ne fassent ensemble qu’un tout.

Il faut bien remarquer que nos sens nous étant donnés seulement pour la conservation de notre corps, il est très à propos qu’ils nous portent à juger comme nous faisons des qualités sensibles. Il nous est bien plus avantageux de sentir la douleur et la chaleur comme étant dans notre corps, que si nous jugions qu’elles ne fussent que dans les objets qui les causent, parce que la douleur et la chaleur, étant capables de nuire à nos membres, il est à propos que nous soyons avertis quand ils en sont attaqués, afin d’empêcher qu’ils n’en soient offensés.

Mais il n’en est pas de même des couleurs. Elles ne peuvent d’ordinaire blesser le fond de l’œil, où elles se rassemblent, et il nous est inutile de savoir qu’elles y sont peintes. Ces couleurs ne nous sont nécessaires que pour connaître plus distinctement les objets, et c’est pour cela que nos sens nous portent à les attribuer seulement aux objets. Ainsi, les jugements auxquels l’impression de nos sens flous portent sont très-justes, si on les considère par rapport à la conservation du corps ; mais, néanmoins, ils sont tout-à-fait bizarres et très-éloignés de la vérité, comme on a déjà vu en partie et comme on le verra encore mieux dans la suite.


CHAPITRE XIII.
I. De la nature des sensations. — II. Qu’on les connait. mieux qu’on ne croit. — III. Objection et réponse. — IV. Pourquoi l’on s’imagine ne rien connaître de ses sensations. — V. Qu’on se trompe de croire, que tous les hommes ont les mêmes sensations des mêmes objets. — VI. Objection et réponse.


I. La troisième chose qui se trouve dans chacune de nos sensations, ou ce que nous sentons, par exemple, quand nous sommes auprès du feu, est une modification de notre âme par rapport à ce qui se passe dans le corps auquel elle est unie. Cette modification est agréable quand ce qui se passe dans le corps est propre pour aider la circulation du sang et les autres fonctions de la vie : on la nomme du terme équivoque de chaleur ; et cette modification est pénible et toute différente de l’autre, quand ce qui se passe dans le corps est capable de l’incommoder ou de le brûler, c’est-à-dire quand les mouvements qui sont dans le corps sont capables d’en rompre quelques fibres, et elle s’appelle ordinairement douleur ou brûlure et ainsi des autres sensations. Mais voici les pensées ordinaires que l’on a sur ce sujet.

II. La première erreur est que l’on croit n’avoir aucune connaissance de ses sensations. Il se trouve tous les jours une infinité de gens qui se mettent fort en peine de savoir ce que c’est que la douleur, le plaisir et les autres sensations ; ils ne demeurent pas d’accord qu’elles ne sont que dans l’âme et qu’elles n’en sont que des modifications. Il est vrai que ces sortes de gens sont admirables, de vouloir qu’on leur apprenne ce qu’ils ne peuvent ignorer, car il n’est pas possible à un homme d’ignorer entièrement ce que c’est que la douleur quand il la sent.

Une personne, par exemple, qui se brûle la main, distingue fort bien la douleur qu’elle sent d’avec la lumière, la couleur, le son, les saveurs, les odeurs, le plaisir, et d’avec toute autre douleur que celle qu’elle sent ; elle la distingue très-bien de l’admiration, du désir, de l’amour ; elle la distingue d’un carré, d’un cercle, d’un mouvement ; enfin elle la reconnaît fort différente de toutes les choses qui ne sont point cette douleur qu’elle sent. Or, si elle n’avait aucune connaissance de la douleur, je voudrais bien savoir comment elle pourrait connaître avec évidence et certitude que ce qu’elle sent n’est aucune de ces choses.

Nous connaissons donc, en quelque manière, ce que nous sentons immédiatement quand nous voyons des couleurs ou que nous avons quelque autre sentiment, et même il est très-certain que, si nous ne le connaissions pas, nous ne connaîtrions aucun objet sensible ; car il est évident que nous ne pourrions pas distinguer, par exemple, l’eau d’avec le vin, si nous ne savions que les sensations que nous avons de l’un sont différentes de celles que nous avons de l’autre, et ainsi de toutes les choses que nous connaissons par les sens.

III. Il est vrai que, si on me presse, et qu’on me demande que j’explique donc ce que c’est que la douleur, le plaisir, la couleur, etc., je ne le pourrai pas faire comme il faut par des paroles ; mais il ne s’ensuit pas de là que, si je vois de la couleur ou que je me brûle, je ne connaisse au moins, en quelque manière, ce que je sens actuellement.

Or, la raison pour laquelle toutes les sensations ne peuvent pas bien s’expliquer par des paroles, comme toutes les autres choses, c’est qu’il dépend de la volonté des hommes d’attacher les idées des choses à tels noms qu’il leur plaît. Ils peuvent appeler le ciel Ouranos, Schamajim, etc., comme les Grecs et les Hébreux ; mais ces mêmes hommes n’attachent pas comme il leur plaît leurs sensations à des paroles, ni même à aucune autre chose. Ils ne voient point de couleur quoiqu’on leur en parle, s’ils n’ouvrent les yeux ; ils ne goùtent point de saveurs s’il n’arrive quelque changement dans l’ordre des fibres de leur langue et de leur cerveau. En un mot, toutes les sensations ne dépendent point de la volonté des hommes, et il n’y a que celui qui les a faits qui les conserve dans cette mutuelle correspondance des modifications de leur âme avec celle de leur corps. De sorte que si un homme veut que je lui représente de la chaleur ou de la couleur, je ne puis me servir de paroles pour cela ; mais il faut que j’imprime dans les organes de ses sens les mouvements auxquels la nature a attaché ces sensations ; il faut que je l’approche du feu et que je lui fasse voir des tableaux.

C’est pour cela qu’il est impossible de donner aux aveugles la moindre connaissance de ce que l’on entend par rouge, vert, jaune, etc. Car, puisqu’on ne peut se faire entendre quand celui qui écoute n’a pas les mêmes idées que celui qui parle, il est manifeste que les couleurs n’étant point attachées au son des paroles ou au mouvement du nerf des oreilles, mais à celui du nerf optique, on ne peut pas les représenter aux aveugles, puisque leur nerf optique ne peut être ébranlé par les objets colorés.

IV. Nous avons donc quelque connaissance de nos sensations. Voyons maintenant d’où vient que nous cherchons encore à les connaître et que nous croyons n’en avoir aucune connaissance. En voici sans doute la raison.

L’âme, depuis le péché, est devenue comme corporelle par inclination. Son amour pour les choses sensibles diminue sans cesse l’union ou le rapport qu’elle a avec les choses intelligibles. Ce n’est qu’avec dégoût qu’elle conçoit les choses qui ne se font point sentir, et elle se lasse incontinent de les considérer. Elle fait tous ses efforts pour produire dans son cerveau quelques images qui les représentent ; et elle s’est si fort accoutumée dès l’enfance à cette sorte de conception, qu’elle croit même ne point connaître ce qu’elle ne peut imaginer. Cependant il se trouve plusieurs choses qui, n’étant point corporelles, ne peuvent être représentées à l’esprit par des images corporelles, comme notre âme avec toutes ses modifications. Lors donc que notre âme veut se représenter sa nature et ses propres sensations, elle fait effort pour s’en former une image corporelle ; elle se cherche dans tous les êtres corporels ; elle se prend tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre ; tantôt pour l’air, tantôt pour le feu, ou pour l’harmonie des parties de son corps, et, se voulant ainsi trouver parmi les corps et imaginer ses propres modifications, qui sont ses sensations, comme les modifications des corps, il ne faut pas s’étonner si elle s’égare et si elle se méconnaît entièrement elle-même.

Ce qui la porte encore beaucoup à vouloir imaginer ses sensations, c’est qu’elle juge qu’elles sont dans les objets et qu’elles en sont même des modifications, et, par conséquent, que c’est quelque chose de corporel et qui se peut imaginer. Elle juge donc que la nature de ses sensations ne consiste que dans le mouvement qui les cause, ou dans quelque autre modification d’un corps ; ce qui se trouve différent de ce qu’elle sent, qui n’est rien de corporel et qui ne se peut représenter par des images corporelles. Cela l’embarrasse et lui fait croire qu’elle ne connait pas ses propres sensations.

Pour ceux qui ne font point de vains efforts afin de se représenter l’âme et ses modifications par des images corporelles, et qui ne laissent pas de demander qu’on leur explique les sensations, ils doivent savoir qu’on ne connaît point l’âme ni ses modifications par des idées, prenant le mot d’idée dans son véritable sens, tel que je le détermine et que je l’explique dans le troisième livre, mais seulement par sentiment intérieur[47] ; et, qu’ainsi, lorsqu’ils souhaitent qu’on leur explique l’âme et ses sensations par quelques idées, ils souhaitent ce qu’il n’est pas possible à tous les hommes ensemble de leur donner, puisque les hommes ne peuvent pas nous instruire en nous donnant les idées des choses, mais seulement en nous faisant penser à celles que nous avons naturellement.

La seconde erreur où nous tombons touchant les sensations, c’est que nous les attribuons aux objets. Elle a été expliquée dans les chapitres xi et xii.

V. La troisième, est que nous jugeons que tout le monde a les mêmes sensations des mêmes objets. Nous croyons par exemple que tout le monde voit le ciel bleu, les prés verts, et tous les objets visibles de la même manière que nous les voyons, et ainsi de toutes les autres qualités sensibles des autres sens. Plusieurs personnes s’étonneront même de ce que je mets en doute des choses qu’ils croient indubitables. Cependant je puis assurer qu’ils n’ont jamais eu aucune raison d’en juger de la manière qu’ils en jugent, et quoique je ne puisse pas démontrer mathématiquement qu’ils se trompent, je puis toutefois démontrer que s’ils ne se trompent pas, c’est par le plus grand hasard du monde. J’ai même des raisons assez fortes pour assurer qu’ils sont véritablement dans l’erreur. Pour reconnaître la vérité de ce que j’avance, il faut se souvenir de ce que j’ai déjà prouvé, savoir qu’il y a grande différence entre les sensations et les causes des sensations. Car on peut juger de là qu’absolument parlant il se peut faire que des mouvements semblables des fibres intérieures du nerf optique ne fassent pas avoir à différentes personnes les mêmes sensations, c’est-à-dire voir les mêmes couleurs, et qu’il peut arriver qu’un mouvement, qui causera dans une personne la sensation du bleu, causera celle du vert ou du gris dans une autre, ou même une nouvelle sensation que personne n’aura jamais eue.

Il est constant que cela peut être et qu’on n’a point de raison qui nous démontre le contraire. Cependant on tombe d’accord qu’il n’est pas vraisemblable que cela soit ainsi. Il est bien plus raisonnable de croire que Dieu agit toujours de la même manière dans l’union qu’il a mise entre nos âmes et nos corps, et qu’il a attaché les mêmes idées et les mêmes sensations aux mouvements semblables des fibres intérieures du cerveau de différentes personnes.

Qu’il soit donc vrai que les mêmes mouvements des fibres qui aboutissent dans le cerveau soient accompagnés des mêmes sensations dans tous les hommes ; s’il arrive que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes mouvements dans leur cerveau, ils n’exciteront pas par conséquent les mêmes sensations dans leur âme. Or il me paraît indubitable que les organes des sens de tous les hommes n’étant pas disposés de la même manière, ils ne peuvent pas recevoir les mêmes impressions des mêmes objets.

Les coups de poings par exemple que les portefaix se donnent pour se flatter, seraient capables d’estropier des personnes délicates. Le même coup produit des mouvements bien différents, et excite par conséquent des sensations bien différentes dans un homme d’une constitution robuste et dans un enfant ou une femme de faible complexion. Ainsi, n’y ayant pas deux personnes au monde, de qui on puisse assurer qu’ils aient les organes des sens dans une parfaite conformité, on ne peut pas assurer qu’il y ait deux hommes dans le monde qui aient tout à fait les mêmes sentiments des mêmes objets.

C’est là l’origine de cette étrange variété qui se rencontre dans les inclinations des hommes. Il y en à qui aiment extrêmement la musique, d’autres qui y sont insensibles ; et même entre ceux qui sy plaisent, les uns aiment un genre de musique les autres un autre, selon la diversité presque infinie qui se trouve dans les fibres du nerf de l’ouïe, dans le sang et dans les esprits. Combien, par exemple, y a-t-il de diiïérence entre la musique de France, celle d’Italie, celle des Chinois et les autres, et par conséquent entre le goût que les différents peuples ont des différents genres de musique ! Il arrive même qu’en différents temps on reçoit des impressions fort différentes par les mêmes concerts ; car si l’on a l’imagination échauffée par une grande abondance d’esprits agités, on se plaît beaucoup plus à entendre une musique hardie et où il entre beaucoup de dissonances, que dans une musique plus douce et plus selon les règles et l’exactitude mathématique. L’expérience le prouve et il n’est pas fort difficile d’en donner la raison.

Il en est de même des odeurs. Celui qui aime la fleur d’orange ne pourra peut-être souffrir la rose, et d’autres au contraire.

Pour les saveurs il y a autant de diversité que dans les autres sensations. Les sauces doivent être toutes différentes pour plaire également à différentes-personnes, ou pour plaire également à une même personne en différents temps. L’un aime le doux, l’autre aime l’aigre. L’un trouve le vin agréable et l’autre en a de l’horreur ; et la même personne qui le trouve agréable quand elle se porte bien, le trouve amer quand elle à la fièvre, et ainsi des autres sens. Cependant tous les hommes aiment le plaisir ; ils aiment tous les sensations agréables ; ils ont tous en cela la même inclination. Ils ne reçoivent donc pas les mêmes sensations des mêmes objets, puisqu’ils ne les aiment pas également.

Ainsi, ce qui fait dire à un homme qu’il aime le doux, c’est que la sensation qu’il en a est agréable ; et ce qui fait qu’un autre dit qu’il n’aime pas le doux, c’est que selon la vérité il n’a pas la même sensation que celui qui l’aime. Et alors quand il dit qu’il n’aime pas le doux, cela ne veut pas dire qu’il n’aime pas à avoir la même sensation que l’autre, mais seulement qu’il ne l’a pas. De sorte que l’on parle improprement quand on dit qu’on n’aime pas le doux, on devrait dire qu’on n’aime pas le sucre, le miel, etc., que tous les autres trouvent doux et agréables, et qu’on ne trouve pas de même goût que les autres parce qu’on a les fibres de la langue autrement disposées.

Voici un exemple plus sensible : supposé que de vingt personnes il y en ait quel qu’une qui ait froid aux mains, et qui ne sache pas les noms dont on se sert en France pour expliquer les sensations de froideur et de chaleur, et que tous les autres au contraire aient les mains extrêmement chaudes. Si en hiver on leur apportait à tous de l’eau un peu tiède pour se laver, ceux qui auraient les mains fort chaudes, se lavant d’abord les uns après les autres, pourraient bien dire : Voilà de l’eau bien froide, je n’aime point cela. Mais quand ce dernier qui a les mains extrêmement froides viendrait à la fin pour se laver, il dirait au contraire : Je ne sais pas pourquoi vous n’aimez pas l’eau froide, pourmoi je prends plaisir de sentir le froid, et de me laver.

Il est bien clair dans cet exemple, que quand ce dernier dirait : J’aime le froid, cela ne signifierait autre chose sinon qu’il aime la chaleur et qu’il la sent où les autres sentent le contraire.

Ainsi quand un homme dit : J’aime ce qui est amer, et je ne puis souffrir les douceurs, cela ne signifie autre chose sinon qu’il n’a pas les mêmes sensations que ceux qui disent qu’ils aiment les douceurs et qu’ils ont de l’aversion pour tout ce qui est amer.

Il est donc certain qu’une sensation qui est agréable à une personne l’est aussi à tous ceux qui la sentent ; mais que les mêmes objets ne la font pas sentir à tout le monde, à cause de la différente disposition des organes des sens : ce qu’il est de la dernière conséquence de remarquer pour la physique et pour la morale.

VI. On peut seulement ici faire une objection fort facile à résoudre, savoir : qu’il arrive quelquefois que des personnes qui aiment extrêmement de certaines viandes viennent enfin à en avoir horreur, ou parce qu’en les mangeant ils y ont trouvé quelque saleté mêlée qui les a surpris, ou parce qu’ils ont été fort malades à cause qu’ils en avaient pris avec excès, ou enfin pour d’autres raisons. Ces sortes de personnes, dira-t-on, n’aiment plus les mêmes sensations qu’ils aimaient autrefois, car ils les ont encore quand ils mangent les mêmes viandes, et cependant elles ne leur sont plus agréables.

Pour répondre à cette objection il faut prendre garde que quand ces personnes goûtent des viandes dont ils ont tant d’horreur et de dégoût, ils ont deux sensations bien différentes en même temps. Ils ont celle de la viande qu’ils mangent, l’objection le suppose, et ils ont encore une autre sensation de dégoût, qui vient par exemple de ce qu’ils imaginent fortement la saleté qu’ils ont vue mêlée avec ce qu’ils mangent. La raison de ceci est, que lorsque deux mouvements se sont faits dans le cerveau en même temps, l’un ne s’excite plus sans l’autre, si ce n’est après un temps considérable. Ainsi, parce que la sensation agréable ne vient jamais sans cette autre degoûtante, et que nous confondons les choses qui se font en meine temps, nous nous. imaginons que cette sensation qui était autrefois agréable ne l’est plus. Cependant, si elle est toujours la même, il est nécessaire qu’elle soit toujours agréable. De sorte que si l’on s’imagine qu’elle n’est pas agréable, c’est parce qu’elle est jointe et confondue avec une autre qui cause plus de dégoût que celle-ci n’a d’agrément.

Il y a plus de difficulté à prouver que les couleurs et quelques autres sensations, que j’ai appelées faibles et languissantes, ne sont pas les mêmes dans tous les hommes, parce que toutes ces sensations touchent si peu l’âme qu’on ne peut pas distinguer, comme dans les saveurs ou d’autres sensations plus fortes et plus vives, que l’une est plus agréable que l’autre, et reconnaître ainsi, par la variété du plaisir ou du dégoût qui se trouverait dans différentes personnes, la diversité de leurs sensations. Toutefois la raison, qui montre que les autres sensations ne sont pas semblables en différentes personnes, montre aussi qu’il doit y avoir de la variété dans les sensations que l’on a des couleurs. En effet, on ne peut pas douter qu’il n’y ait beaucoup de diversité dans les organes de la vue de différentes personnes, aussi bien que dans ceux de l’ouïe ou du goût ; car il n’y a aucune raison de supposer une parfaite ressemblance dans la disposition du nerf optique de tous les hommes, puisqu’il y a une variété infinie dans toutes les choses de la nature, et principalement dans celles qui sont matérielles. Il y a donc quelque apparence que tous les hommes ne voient pas les mêmes couleurs dans les mêmes objets.

Cependant je crois qu’il n’arrive jamais, ou presque jamais, que des personnes voient le blanc et le noir d’une autre couleur que nous, quoiqu’ils ne le voient pas également blanc ou noir. Mais pour les couleurs moyennes, comme le rouge, le jaune et le bleu, et principalement celles qui sont composées de ces trois-ci, je crois qu’il y a très-peu de personnes qui en aient tout à fait la même sensation. Car il se trouve quelquefois des personnes qui voient certains corps d’une couleur jaune, par exemple, lorsqu’ils les regardent d’un œil, et d’une couleur verte ou bleue lorsqu’ils les regardent de l’autre. Cependant si l’on supposait que ces personnes fussent nées borgnes, ou avec des yeux disposés à voir bleu ce qu’on appelle vert, ils croiraient voir les objets de la même couleur que nous les voyons, parce qu’ils auraient toujours entendu nommer vert ce qu’ils verraient bleu.

On pourrait encore prouver que tous les hommes ne voient pas les mêmes objets de même couleur, à cause que, selon les remarques de quelques-uns, les mêmes couleurs ne plaisent pas également à toutes sortes de personnes ; puisque si ces sensations étaient les mêmes elles seraient également agréables à tous les hommes. Mais parce qu’on peut faire contre cette preuve des objections très-fortes, appuyées sur la réponse que j’ai donnée à l’objection précédente, on ne la croit pas assez solide pour la proposer.

En effet, il est assez rare qu’on se plaise beaucoup plus à une couleur qu’à une autre, de même qu’on prend beaucoup plus de plaisir à une saveur qu’à une autre. La raison en est que les sentiments des couleurs ne nous sont pas donnés pour juger si les corps sont propres à notre nourriture ou s’ils n’y sont pas propres. Cela se marque par le plaisir et la douleur, qui sont les caractères naturels du bien et du mal. Les objets en tant que colorés ne sont ni bons ni mauvais à manger. Si les objets nous paraissaient agréables ou désagréables en tant que colorés, leur vue serait toujours suivie du cours des esprits qui excite et qui accompagne les passions, puisqu’on ne peut toucher l’âme sans l’émouvoir. Nous haïrions souvent de bonnes choses, et nous en aimerions de mauvaises, de sorte que nous ne conserverions pas long-temps notre vie. Enfin les sentimens de couleur ne nous sont donnés que pour distinguer les corps les uns des autres, et c’est ce qui se fait aussi bien, soit qu’on voie l’herbe verte ou qu’on la voie rouge, pourvu que la personne qui la voit verte ou rouge la voie toujours de la même manière.

Mais c’est assez parler de ces sensations ; parlons maintenant des jugements naturels et des jugements libres qui les accompagnent. C’est la quatrième chose, que nous confondons avec les trois autres, dont nous venons de traiter.


CHAPITRE XIV.
I. Des faux jugements qui accompagnent nos sensations, et que nous confondons avec elles. — II. Raisons de ces faux jugements. — III. Que l’erreur ne se trouve point dans non sensations, mais seulement dans ces jugements.


I. On prévoit bien d’abord qu’il se trouvera très-peu de personnes qui ne soient choquées de cette proposition générale que l’on avance ; savoir : que nous n’avons aucune sensation des objets de dehors qui ne renferme un ou plusieurs faux jugements. On sait bien que la plupart ne croient pas même qu’il se trouve aucun jugement ou vrai ou faux dans nos sensations. De sorte que ces personnes, surprises de la nouveauté de cette proposition, diront sans doute en eux-mêmes : Mais comment cela se peut-il faire ? Je ne juge pas que cette muraille soit blanche, je vois bien quelle l’est ; je ne juge point que la douleur soit dans ma main, je l’y sens très-certainement ; et qui peut douter de choses si certaines, s’il ne sent les objets autrement que je ne fais ? Enfin leurs inclinations pour les préjugés de l’enfance les porteront bien plus avant ; et s’ils ne passent aux injures et au mépris de ceux qu’ils croiront persuadés des sentiments contraires aux leurs, ils mériteront sans doute d’être mis au nombre des personnes modérées.

Mais il ne faut pas nous arrêter à prophétiser les mauvais succès de nos pensées ; il est plus à propos de tâcher de les produire avec des preuves si fortes, et de les mettre dans un si grand jour, qu’on ne puisse les attaquer les yeux ouverts, ni les regarder avec attention sans s’y soumettre. On doit prouver que nous n’avons aucune sensation des objets de dehors qui ne renferme quelque faux jugement ; en voici la preuve.

Il est, ce me semble, indubitable que nos âmes ne remplissent pas des espaces aussi vastes que ceux qui sont entre nous et les étoiles fixes, quand même on accorderait qu’elles fussent étendues ; ainsi, il n’est pas raisonnable de croire que nos âmes soient dans les cieux quand elles y voient des étoiles. Il n’est pas même croyable qu’elles sortent à mille pas de leur corps pour voir des maisons à cette distance. Il est donc nécessaire que notre âme voie les maisons et les étoiles où elles ne sont pas, puisqu’elle ne sort point du corps, où elle est, et qu’elle ne laisse pas de les voir hors de lui. Or, comme les étoiles qui sont immédiatement unies à l’âme, lesquelles sont les seules que l’âme puisse voir, ne sont pas dans les cieux, il s’ensuit que tous les hommes qui voient les étoiles dans les cieux, et qui jugent ensuite volontairement qu’elles y sont, font deux faux jugements, dont l’un est naturel et l’autre libre. L’un est un jugement des sens ou une sensation composée qui est en nous sans nous et même malgré nous, et selon laquelle on ne doit pas juger ; l’autre est un jugement libre de la volonté que l’on peut s’empêcher de faire, et par conséquent que l’on ne doit pas faire, si l’on veut éviter l’erreur.

II. Mais voici pourquoi l’on croit que ces mêmes étoiles que l’on voit immédiatement sont hors de l’âme et dans les cieux. C’est qu’il n’est pas en la puissance de l’âme de les voir quand il lui plaît ; car elle ne peut les apercevoir que lorsqu’il arrive dans son cerveau des mouvements auxquels les idées de ces objets sont jointes par la nature. Or, parce que l’âme n’aperçoit point les mouvements de ses organes, mais seulement ses propres sensations, et qu’elle sait que ces mêmes sensations ne sont point produites en elle par elle-même, elle est portée à juger qu’elles sont au dehors et dans la cause qui les lui représente ; et elle a fait tant de lois ces sortes de jugements dans le même temps qu’elle aperçoit les objets, qu’elle ne peut presque plus s’empêcher de les faire.

Il serait nécessaire, pour expliquer à fond ce que je viens de dire, de montrer l’inutilité de ce nombre infini de petits êtres qu’on nomme des espèces et des idées, qui ne sont comme rien et qui représentent toutes choses, que nous créons et que nous détruisons quand il nous plaît, et que notre ignorance nous a fait imaginer pour rendre raison des choses que nous n’entendons point. Il faudrait faire voir la solidité du sentiment de ceux qui croient que Dieu est le vrai père de la lumière, qui éclaire seul tous les hommes, sans lequel les vérités les plus simples ne seraient point intelligibles, et le soleil, tout éclatant qu’il est, ne serait pas même visible ; car c’est ce sentiment qui m’a conduit à la découverte de cette vérité, qui paraît un paradoxe : que les idées qui nous représentent les créatures ne sont que des perfections de Dieu qui répondent à ces mêmes créatures et qui les représentent. En un mot il faudrait expliquer et prouver le sentiment que j’ai sur la nature des idées, et ensuite il serait facile de parler plus nettement des choses que je viens de dire ; mais cela nous mènerait trop loin. On n’expliquer tout ceci que dans le troisième livre ; l’ordre le demande ainsi. Il suffit présentement que j’apporte un exemple très-sensible et incontestable, où il se trouve plusieurs jugements confondus avec une même sensation.

Je crois qu’il n’y a personne au monde qui, regardant la lune, ne la voie environ à mille pas loin de soi, et qui ne la trouve plus grande lorsqu’elle se lève ou qu’elle se couche que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, et peut-être même qui ne croie voir seulement qu’elle est plus grande, sans penser qu’il se trouve aucun jugement dans sa sensation. Cependant il est indubitable que, s’il n’y avait point quelque espère de jugement renfermé dans sa sensation, il ne verrait point la lune dans la proximité où elle lui paraît ; et, outre cela, il la verrait plus petite lorsqu’elle se lève que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, puisque nous ne la voyons plus grande quand elle se lève qu’à cause que nous la jugeons plus éloignée par un jugement naturel dont j’ai parlé dans le sixième chapitre.

Mais, outre nos jugements naturels, que l’on peut regarder romme des sensations composées, il se rencontre dans presque toutes nos sensations un jugement libre ; car, non-seulement les hommes jugent par un jugement naturel que la douleur par exemple est dans leur main, ils le jugent aussi par un jugement libre ; non seulement ils l’y sentent, mais ils l’y croient ; et ils ont pris une si forte habitude de former de tels jugements, qu’ils ont beaucoup de peine à s’en empêcher. Cependant ces jugements sont très-faux en eux-mêmes, quoique fort utiles à la conservation de la vie ; car nos sens ne nous instruisent que pour notre corps, et tous les jugements libres qui sont conformes aux jugements des sens sont très-éloignés de la vérité.

Mais, afin de ne laisser pas toutes ces choses sans donner quelque moyen d’en découvrir les raisons, il faut reconnaître qu’il y a de deux sortes d’êtres : des êtres que notre âme voit immédiatement, et d’autres qu’elle ne connaît que par le moyen des premiers. Par exemple, lorsque j’aperçois le soleil qui se lève, j’aperçois premièrement celui que je vois immédiatement ; et parce que je n’aperçois ce premier qu’à cause qu’il y a quelque chose hors de moi qui produit certains mouvements dans mes yeux et dans mon cerveau, je juge que ce premier soleil, qui est dans mon âme, est au dehors et qu’il existe[48]

ll peut toutefois arriver que nous voyions ce premier soleil, qui est uni intimement à notre âme, sans que l’autre soit sur l’horizon et même sans qu’il existe du tout. De même, nous pouvons voir ce premier soleil plus grand lorsque l’autre se lève que quand il est fort élevé sur l’horizon ; et, quoiqu’il soit vrai que ce premier soleil que nous voyons immédiatement soit plus grand quand l’autre se lève, il ne s’ensuit pas que cet autre que nous regardons, ou vers lequel nous tournons les yeux, soit plus grand : car ce n’est pas proprement celui qui se lève que nous voyons, ce n’est pas celui que nous regardons, puisqu’il est éloigné de plusieurs millions de lieues ; mais c’est ce premier qui est véritablement plus grand et tel que nous le voyons, parce que toutes les choses que nous voyons immédiatement sont toujours telles que nous les voyons, et nous ne nous trompons que parce que nous jugeons que ce que nous voyons immédiatement se trouve dans les objets extérieurs, qui sont cause de ce que nous voyons.

De même, quand nous voyons de la lumière en voyant ce premier soleil qui est immédiatement uni à notre esprit, nous ne nous trompons pas de croire que nous en voyons ; il n’est pas possible d’en douter. Mais notre erreur est que nous voulons, sans aucune raison et même contre toute raison, que cette lumière que nous voyons immédiatement existe dans le soleil qui est hors de nous. C’est la même chose des autrès-objets de nos sens.

III. Si l’on prend garde à ce que nous avons dit dès le commencement et dans la suite de cet ouvrage, il sera facile de voir que, de toutes les choses qui se trouvent dans chaque sensation, l’erreur ne se rencontre que dans les jugements que nous faisons, que nos sensations sont dans les objets.

Premièrement, ce n’est pas une erreur d’ignorer que l’action des objets consiste dans le mouvement de quelques-unes de leurs parties, et que ce mouvement se communique aux organes de nos sens, qui sont les deux premières choses qui se trouvent dans chaque sensation ; car il y a bien de la différence entre ignorer une chose et être dans une erreur à l’égard de cette chose.

Secondement, nous ne nous trompons point dans la troisième, qui est proprement la sensation. Lorsque nous sentons de la chaleur, lorsque nous voyons de la lumière, des couleurs ou d’autres objets, il est vrai que nous les voyons, quand même nous serions frénétiques ; car il n’y a rien de plus vrai que tous les visionnaires voient ce qu’ils voient, et leur erreur ne consiste que dans les jugements qu’ils font que ce qu’ils voient existe véritablement au dehors à cause qu’ils le voient au dehors.

C’est ce jugement qui renferme un consentement de notre liberté, et par conséquent qui est sujet à l’erreur ; et nous devons toujours nous empêcher de le faire, selon la règle que nous avons mise au commencement de ce livre : que nous ne devons jamais juger de quoi que ce soit, lorsque nous pouvons nous en empêcher, et que l’évidence et la certitude ne nous y contraignent pas ; comme il arrive ici ; car, quoique nous nous sentions extrêmement portés, par une habitude très-forte, à juger que nos sensations sont dans les objets, comme que la chaleur est dans le feu et les couleurs dans les tableaux, cependant nous ne voyons point de raison certaine et évidente qui nous presse et qui nous oblige à le croire ; et ainsi nous nous soumettons volontairement à l’erreur, par le mauvais usage que nous faisons de notre liberté, quand nous formons librement de tels jugements.


CHAPITRE XV.
Explication des erreurs particulières de la vue, pour servir d’exemple des erreurs générales de nos sens.


Nous avons donné, ce me semble, assez d’ouverture pour reconnaître les erreurs de nos sens à l’égard des qualités sensibles en général, desquelles on a parlé à l’occasion de la lumière et des couleurs, que l’ordre demandait qu’on expliquât. Il semble qu'on devrait maintenant descendre un peu dans le particulier et examiner en détail les erreurs où chacun de nos sens nous porte ; mais on ne s’arrêtera pas à ces choses, parce qu’après ce que l’on a déjà dit, un peu d’attention suppléera facilement à des discours en nuyeux que l’on serait obligé de faire. On va seulement rapporter les erreurs générales où notre vue nous fait tomber touchant la lumière et les couleurs, et Fon croit que cet exemple suffira pour faire reconnaître les erreurs de tous les autres sens.

Lorsque nous avons regardé quelques moments le soleil, voici ce qui se passe dans nos yeux et dans notre âme, et les erreurs dans lesquelles nous tombons.

Ceux qui savent les premiers éléments de la dioptrique et quelque chose de la structure admirable des yeux, n’ignorent pas que les rayons du soleil souffrent réfraction dans le cristallin et dans les autres humeurs, et qu’ils se rassemblent ensuite sur la rétine ou nerf optique, qui tapisse tout le fond de l’œil, de la même manière que les rayons du soleil qui traversent une loupe ou verre convexe se rassemblent au foyer ou point brûlant de ce verre, à deux, trois ou quatre pouces de lui, à proportion de sa convexité. Or, l’expérience apprend que si on met au foyer de cette loupe quelque petit morceau d’étoffe ou de papier noir, les rayons du soleil font une si grande impression sur cette étoffe ou sur ce papier, et ils en agitent les petites parties avec tant de violence, qu’ils les rompent et les séparent les unes des autres ; en un mot, qu’ils les brûlent ou les réduisent en fumée et en cendres[49].

Ainsi l’on doit conclure de cette expérience que si le nerf optique était noir, et que si la prunelle ou le trou de l’uvée par laquelle la lumière entre dans les yeux s’élargissait pour laisser librement passer les rayons du soleil, au lieu qu’elle se rétrécit pour les en empêcher, il arriverait la même chose à notre rétine qu’à cette étoffe ou à ce papier noir, et ses fibres seraient si fort agitées qu’elles seraient bientôt rompues et brûlées. C’est pour cette raison que la plupart des hommes sentent une grande douleur s’ils regardent pour un moment le soleil, parce qu’ils ne peuvent si bien fermer le trou de la prunelle qu’il n’y passe toujours assez de rayons pour agiter les filets du nerf optique avec beaucoup de violence et avec quelque sujet de craindre qu’ils ne se rompent.

L’âme n’a aucune connaissance de tout ce que nous venons de dire ; et quand elle regarde le soleil, elle n’aperçoit ni son nerf optique ni qu’il y ait du mouvement dans ce nerf ; mais cela n’est pas une erreur, ce n’est qu’une simple ignorance. La première erreur où elle tombe est qu’elle juge que la douleur qu’elle sent est dans son œil.

Si, incontinent après qu’on a regardé le soleil, on entre dans un lieu fort obscur les yeux ouverts, cet ébranlement des fibres du nerf optique causé par les rayons du soleil diminue et se change peu à peu. C’est là tout le changement que l’on peut concevoir dans les yeux. Cependant ce n’est pas ce que l’âme aperçoit, mais seulement une lumière blanche et jaune ; et la seconde erreur est qu’elle juge que la lumière qu’elle voit est dans ses yeux ou sur une muraille proche de nous.

Enfin l’agitation des fibres de la rétine diminue toujours et cesse peu à peu ; car lorsqu’un corps a été ébranlé, on n’y doit rien concevoir autre chose qu’une diminution de son mouvement ; mais ce n’est point encore ce que l’âme sent dans ses yeux. Elle voit que la couleur blanche devient orangée, puis se change en rouge, et enfin en bleue. Et la troisième erreur où nous tombons est que nous jugeons qu’il y a dans notre œil ou sur une muraille proche de nous des changements qui diffèrent bien davantage que du plus et du moins, à cause que les couleurs bleue, orangée et rouge que nous voyons diffèrent entre elles bien autrement que du plus et du moins.

Voilà quelques erreurs où nous tombons touchant la lumière et les couleurs ; et ces erreurs nous font encore tomber en beaucoup d’autres, comme nous l’allons expliquer dans les chapitres suivants.


CHAPITRE XVI.
I. Que les erreurs de nos sens nous servent de principes généraux et fort féconds pour tirer de fausses conclusions, lesquelles servent. de principes à leur tour. — II. Origine des différences essentielles. — III. Des formes substantielles. — IV. De quelques autres erreurs de la philosophie de l’école.


I. On a, ce me semble expliqué suffisamment, pour des personnes qui ne sont point préoccupées et qui sont capables de quelque attention d’esprit, en quoi consistent nos sensations et les erreurs générales qui s’y trouvent. Il est maintenant à propos de montrer qu’on s’est servi de ces erreurs générales comme de principes incontestables pour expliquer toutes choses ; qu'on en a tiré une infinité de fausses conséquences qui ont aussi à leur tour servi de principes pour tirer d’autres conséquences, et qu’ainsi on a composé peu à peu ces sciences imaginaires sans corps et sans réalité après lesquelles on court aveuglément, mais qui, semblables à des fantômes, ne laissent autre chose à ceux qui les embrassent que la confusion et la honte de s’être laissé séduire, ou ce caractère de folie qui fait qu’on prend plaisir à se repaître d’illusions et de chimères. C’est ce qu’il faut montrer en particulier par des exemples.

On a déjà dit que nous avions coutume d’attribuer aux objets nos propres sensations, et que nous jugions que les couleurs, les odeurs, les saveurs et les autres qualités sensibles se trouvaient dans les corps que nous appelons colorés, odoriférants, savoureux, et ainsi des autres. On a reconnu que c’est une erreur. Il faut présentement montrer que nous nous servons de cette erreur comme d’un principe pour tirer de fausses conséquences, et qu’en suite nous regardons ces dernières conséquences commes d’autres principes sur lesquels nous continuons d’appuyer nos raisonnements. En un mot, il faut exposer ici les démarches que fait l’esprit humain dans la recherche de quelques vérités particulières lorsque ce faux principe, que nos sensations sont dans les objets, lui paraît incontestable.

Mais, afin de rendre ceci plus sensible, prenons quelque corps en particulier dont on rechercherait la nature, et voyons ce que ferait un homme qui voudrait, par exemple, connaître ce que c’est que du miel et du sel. La première chose que ferait cet homme serait d’en examiner la couleur, l’odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles, quelles sont celles du miel et celles du sel, en quoi elles conviennent, en quoi elles diffèrent, et le rapport qu’elles peuvent encore avoir avec celles des autres corps. Cela fait, voici à peu près la manière dont il raisonnerait ; supposé qu’il crùt comme un principe incontestable que les sensations fussent dans les objets des sens.

II. Toutes les choses que je sens en goûtant, en voyant et en maniant ce miel et ce sel sont dans ce miel et dans ce sel. Or il est indubitable que ce que je sens dans le miel diffère essentiellement de ce que je sens dans le sel. La blancheur du sel diffère sans doute bien davantage que du plus et du moins de la couleur du miel, et la douceur du miel de la saveur piquante du sel : et par conséquent, il faut qu’il y ait une différence essentielle entre le miel et le sel ; puisque tout ce que je sens dans l’un et dans l’autre ne diffère pas seulement du plus et du moins, mais qu’il diffère essentiellement.

Voilà la première démarche que cette personne ferait ; car sans doute il ne peut juger que le miel et le sel diffèrent essentiellement que parce qu’il trouve que les apparences de l’un diffèrent essentiellement de celles de l’autre, c’est-à-dire que les sensations qu’il a du miel diffèrent essentiellement de celles qu’il a du sel, puisqu’il n’en juge que par l’impression qu’ils font sur les sens. Il regarde donc ensuite sa conclusion comme un nouveau principe duquel il tire d’autres conclusions en cette sorte.

III. Puis donc que le miel et le sel et les autres corps naturels diffèrent essentiellement les uns des autres, il s’ensuit que ceux-la se trompent lourdement qui nous veulent faire croire que toute la différence qui se trouve entre ces corps ne consiste que dans la différente configuration des petites parties qui les composent. Car puisque la figure n’est point essentielle aux différents corps, que la figure de ces petites parties qu’ils imaginent dans le miel change, le miel demeurera toujours miel, quand même ces parties auraient la figure des petites parties du sel. Ainsi, il faut de nécessité qu’il se trouve quelque substance qui, étant jointe à la matière première commune in tous les différents corps, fasse qu’ils diffèrent essentiellement les uns des autres.

Voila la seconde démarche que ferait cet homme, et l’heureuse découverte des formes substantielles : ces substances fécondes qui font tout ce que nous voyons dans la nature, quoiqu’elles ne subsistent que dans l’imagination de notre philosophe. Mais voyons les propriétés qu’il va libéralement donner à cet être de son invention, car il ôtera sans doute à toutes les autres substances les propriétés qui leur sont les plus essentielles pour l’en revêtir.

IV. Puis donc qu’il se trouve dans chaque corps naturel deux substances qui le composent, l’une qui est commune au miel et au sel et à tous les autres corps, et l’autre qui fait que le miel est miel, que le sel est sel, et que tous les autres corps sont ce qu’ils sont, il s’ensuit que la première, qui est la matière, n’ayant point de contraire et étant indifférente à toutes les formes, doit demeurer sans force et sans action, puisqu’elle n’a pas besoin de se défendre. Mais pour les autres, qui sont les formes substantielles, elles ont besoin d’être toujours accompagnées de qualités et de facultés pour les défendre. Il faut quelles soient toujours sur leurs gardes, de peur d’être surprises : qu’elles travaillent continuellement à leur conservation, à étendre leur domination sur les matières voisines, et à pousser leurs conquêtes le plus avant quelles pourront, parce que si elles étaient sans force, ou si elles manquaient d’agir, d’autres formes les viendraient surprendre et les anéantiraient aussitôt. Il faut donc quelles combattent toujours, et quelles nourrissent des antipathies et ces haines irréconciliables contre ces formes ennemies qui ne cherchent qu’a les détruire.

Que s’il arrive qu’une forme s’empare de la matière d’une autre. que la forme (le cadavre, par exemple, s’empare du corps d’un chien, il ne faut pas que cette forme se contente d’anéantir la forme du chien, il faut que sa haine se satisfasse dans la destruction de toutes les qualités qui ont suivi le parti de son ennemie. Il faut aussitôt que le poil du cadavre soit blanc d’une blancheur de création nouvelle ; que son sang soit rouge d’une rougeur qui ne soit point suspecte ; que tout ce corps soit couvert de qualités fidèles à leur maîtresse, et qu’elles la défendent selon le peu de forces qu’ont les qualités d’un corps mort, qui doivent bientôt périr à leur tour. Mais parce qu’on ne peut pas toujours combattre et que toutes choses ont un lieu de repos, il faut sans doute que le feu, par exemple, ait son centre, où il tâche toujours d’aller par sa légèreté et par son inclination naturelle, afin de se reposer, de ne brûler plus, et de quitter même sa chaleur qu’il ne gardait ici-bas que pour sa défense.

Voilà une petite partie des conséquences que l’on tire de ce dernier principe, qu’il y a des formes substantielles, lesquelles conséquences on a fait conclure à notre philosophe avec un peu trop de liberté, car d’ordinaire les autres disent ces mêmes choses plus sérieusement qu’il n’a fait ici.

Il y a encore une infinité d’autres conséquences que tire tous les jours chaque philosophe, selon son humeur et son inclination, selon la fécondité ou la stérilité de son imagination ; car ce ne sont que ces choses qui les font différer les uns des autres.

On ne s’arrète point ici à combattre ces substances chimériques, d’autres personnes les ont assez examinées. Ils ont assez fait voir que les formes substantielles ne furent jamais dans la nature, et quelles servent à tirer un très-grand nombre de conséquences fausses, ridicules et même contradictoires. On se contente d’avoir reconnu leur origine dans l’esprit de l’homme, et qu’elles doivent ce qu’elles sont aujourd’hui à ce préjugé commun à tous les hommes, que les sensations sont dans les objets qu’ils sentent[50]. Car si l’on considère avec un peu d’attention ce que nous avons déjà dit, savoir, qu’il est nécessaire pour la conservation du corps que nous ayons des sensations essentiellement différentes, quoique les impressions que les objets font sur notre corps ne différent que très-peu, on verra clairement que c’est à tort qu’on s’imagine de si grandes différences dans les objets de nos sens.

Mais il faut que je dise ici en passant qu’on ne trouve rien à redire à ces termes de forme et de différence essentielle. Le miel est sans doute miel par sa forme, et c’est ainsi qu’il diffère essentiellement du sel ; mais cette forme ou cette différence essentielle ne consiste que dans la différente configuration de ses parties. C’est cette différente configuration qui fait que le miel est miel et que le sel est sel ; et quoiqu’il ne soit qu’accidente à la matière en général d’avoir la configuration des parties du miel ou du sel, et ainsi d’avoir la forme du miel ou du sel, on peut dire cependant qu’il est essentiel au miel et au sel, pour être ce qu’ils sont, d’avoir une telle ou telle configuration dans leurs parties : de même que les sensations de froid, de chaud, du plaisir et de la douleur ne sont point essentielles à l’âme, mais seulement à l’âme qui les sent ; parce que c’est par ces sensations qu’elle est appelée à sentir du chaud, du froid, du plaisir et de la douleur.


CHAPITRE XVII.
I. Autre exemple tiré de la morale, lequel fait voir que nos sens ne nous offrent que de faux biens. — II. Qu’il n’y a que Dieu qui soit notre bien. — III. Origine des erreurs des épicuriens et des stoïciens.


On a rapporté des preuves qui font, ce me semble, assez voir que ce préjugé, que nos sensations sont dans les objets est un principe très-fécond en erreurs dans la physique. Il en faut maintenant apporter d’autres tirées de la morale. dans laquelle ce même préjugé joint avec celui-ci, que les objets de nos sens sont les véritables causes de nos sensations, est aussi très-dangereux.

I. Il n’y a rien de si commun dans le monde que de voir des personnes qui s’attachent aux biens sensibles : les uns aiment la musique, les autres la bonne chère, et d’autres enfin sont passionnés pour d’autres choses. Or, voici à peu près de quelle manière ils doivent avoir raisonné pour s’être persuadé que tous ces objets sont des biens. Toutes ces saveurs agréables qui nous plaisent dans les festins, ces sons qui flattent l’oreille et ces autres plaisirs que nous sentons en d’autres occasions, sont sans doute renfermés dans les objets sensibles, ou tout au moins ces objets nous les font sentir, et nous ne pouvons les goûter que par leur moyen. Or il n’est pas possible de douter que le plaisir ne soit bon, que la douleur ne soit mauvaise : nous en sommes intérieurement convaincus ; et par conséquent les objets de nos passions sont des biens très-réels, auxquels nous devons nous attacher pour être heureux.

Voilà le raisonnement que nous faisons d’ordinaire presque sans y penser. Ainsi, c’est à cause que nous croyons que nos sensations sont dans les objets, ou bien que les objets ont en eux-mêmes le pouvoir de nous les faire sentir, que nous considérons comme nos biens des choses au-dessus desquelles nous sommes infiniment élevés, qui ne peuvent au plus agir que sur nos corps et produire quelques mouvements dans leurs fibres ; mais qui ne peuvent jamais agir sur nos âmes, ni nous faire sentir du plaisir ou de la douleur[51]

II. Certainement. si ce n’est pas notre âme qui agit sur elle-même à l’occasion de ce qui se passe dans le corps, il n’y a que Dieu seul qui ait ce pouvoir ; et si ce n’est point elle qui se cause du plaisir ou de la douleur selon la diversité des ébranlements des fibres de son corps, comme il y a toutes les apparences, puisqu’elle sent du plaisir et de la douleur sans qu’elle y consente, je ne connais point d’autre main assez puissante pour les lui faire sentir que celle de l’auteur de la nature.

En effet, il n’y a que Dieu qui soit notre véritable bien. Il n’y a que lui qui puisse nous combler de tous les plaisirs dont nous sommes capables. Ce n’est que dans sa connaissance et dans son amour qu’il a résolu de nous les faire sentir ; et ceux qu’il a attachés aux mouvements qui se passent dans notre corps afin que nous eussions soin de sa conservation, sont très-petits, très-faibles et de très-peu de durée, quoique, dans l’état où le péché nous a réduits, nous en soyons comme esclaves. Mais ceux qu’il fera sentir à ses élus dans le ciel seront infiniment plus grands, puisqu’il nous a faits pour le connaître et pour l’aimer. Car enfin l’ordre demandant que l’on ressente de plus grands plaisirs lorsqu’on possède de plus grands biens, puisque Dieu est infiniment au-dessus de toutes choses, le plaisir de ceux qui le posséderont surpassera certainement tous les plaisirs.

III. Ce que nous venons de dire de la cause de nos erreurs à l’égard du bien fait assez connaître la fausseté des opinions qu’avaient les stoïciens et les épicuriens touchant le souverain bien. Les épicuriens le mettaient dans le plaisir ; et parce qu’on le sent aussi bien dans le vice que dans la vertu, et même plus ordinairement dans le premier que dans l’autre, on a cru communément qu’il se laissaient aller à toutes sortes de voluptés.

Or, la première cause de leur erreur est que, jugeant faussement qu’il y avait quelque chose d’agréable dans les objets de leurs sens, ou qu’ils étaient les véritables causes des plaisirs qu’ils sentaient ; étant outre cela convaincus, par le sentiment intérieur qu’ils avaient d’eux-mêmes, que le plaisir était un bien pour eux, au moins pour le temps qu’ils en jouissaient, ils se laissaient aller à toutes les passions, desquelles ils n’appréhendaient point de souffrir quelque incommodité dans la suite. Au lieu qu’ils devaient considérer que le plaisir que l’on sent dans les choses sensibles ne peut être dans ces choses comme dans leurs véritables causes ni d’une autre manière, et par conséquent que les biens sensibles ne peuvent être des biens à l’égard de notre âme, et le reste que nous avons expliqué.

Les stoïciens, persuadés au contraire que les plaisirs sensibles n’étaient que dans le corps et pour le corps, et que l’âme devait avoir son bien particulier, mettaient le bonheur dans la vertu. Or, voici la source de leurs erreurs.

C’est qu’ils croyaient que le plaisir et la douleur sensibles n’étaient point dans l’âme, mais seulement dans le corps ; et ce faux jugement leur servait ensuite de principe pour d’autres fausses conclusions, comme : que la douleur n’est point un mal, ni le plaisir un bien ; que les plaisirs des sens ne sont point bons en eux-mêmes ; qu’ils sont communs aux hommes et aux bêtes, etc. Cependant il est facile de voir que, quoique les épicuriens et les stoïciens aient eu tort en bien des choses, ils ont eu raison en quelques-unes. Car le bonheur des bienheureux ne consiste que dans une vertu accomplie, c’est-à-dire dans la connaissance et l’amour de Dieu, et dans un plaisir très-doux qui les accompagne sans cesse.

Retenons donc bien que les objets extérieurs ne renferment rien d’agréable ni de fâcheux, qu’ils ne sont point les causes de nos plaisirs, que nous n'avons point de sujet de les craindre ni de les aimer ; mais qu’il n’y a que Dieu qu’il faille craindre et qu’il faille aimer, comme il n’y a que lui qui soit assez puissant pour nous punir et pour nous récompenser, pour nous faire sentir du plaisir et de la douleur ; enfin que ce n’est qu’en Dieu et que de Dieu que nous devons espérer les plaisirs, pour lesquels nous avons une inclination si forte, si naturelle et si juste.


CHAPITRE XVIII.
I. Que nos sens nous portent à l'erreur en des choses même qui ne sont point sensibles. — II. Exemple tiré de la conversation des hommes. — III. Qu’il ne faut point s’arrêter aux manières sensibles.


Nos sens ne nous trompent pas seulement à l’égard de leurs objets, comme de la lumière, des couleurs, et des autres qualités sensibles ; ils nous séduisent même touchant les objets qui ne sont point de leur ressort, en nous empêchant de les considérer avec assez d’attention pour en porter un jugement solide. C’est ce qui mérite bien d’être expliqué.

I. L’attention et l’application de l’esprit aux idées claires et distinctes que nous avons des objets est la chose du monde la plus nécessaire pour découvrir ce qu’ils sont véritablement. Car de même qu’il n’est pas possible de voir la beauté de quelque ouvrage sans ouvrir les yeux et sans le regarder fixement, ainsi l’esprit ne peut pas voir évidemment la plupart des choses avec les rapports qu’elles ont les unes aux autres, s’il ne les considère avec attention. Or, il est certain que rien ne nous détourne davantage de l’attention aux idées claires et distinctes que nos propres sens ; et par conséquent, rien ne nous éloigne davantage de la vérité, et ne nous jette sitôt dans l’erreur.

Pour bien concevoir cette vérité, il est absolument nécessaire de savoir que les trois manières dont l’âme aperçoit, savoir, par les sens, par l’imagination et par l’esprit, ne la touchent pas toutes également, et que par conséquent elle n’apporte pas une pareille attention à tout ce qu’elle aperçoit par leur moyen ; car elle s’applique beaucoup à ce qui la touche beaucoup, et elle est peu attentive à ce qui la touche peu.

Or ce qu’elle aperçoit par les sens la touche et l’applique extrêmement, ce qu’elle connaît par l’imagination la touche beaucoup moins ; mais ce que l’entendement lui représente, je veux dire ce qu’elle aperçoit par elle-même ou indépendamment des sens et de l’imagination, ne la réveille presque pas. Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne soit plus présente à l’esprit et ne le rende plus attentif que la méditation d’une chose de beaucoup plus grande conséquence.

La raison de ceci est que les sens représentent les objets comme présents, et que l’imagination ne les représente que comme absents. Or, il est à propos que, de plusieurs biens ou de plusieurs maux proposés à l’âme, ceux qui sont présents la touchent et l’appliquent davantage que les autres qui sont absents, parce qu’il est nécessaire que l’âme se détermine promptement sur ce qu’elle doit faire en cette rencontre. Ainsi, elle s’applique beaucoup plus à une simple piqûre qu’à des spéculations fort relevées, et les plaisirs et les maux de ce monde font même plus d’impression sur elle que les douleurs terribles et les plaisirs infinis de l’éternité.

Les sens appliquent donc extrêmement l’âme à ce qu’ils lui représentent. Or, comme elle est limitée et qu’elle ne peut nettement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut apercevoir nettement ce que l’entendement lui représente dans le même temps que les sens lui offrent quelque chose à considérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de l’entendement, propres cependant à découvrir la vérité des choses en elles-mêmes ; et elle s’applique uniquement aux idées confuses des sens qui la touchent beaucoup, et qui ne lui représentent point les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu’elles ont avec son corps.

II. Si une personne, par exemple, veut expliquer quelque vérité, il est nécessaire qu’il se serve de la parole, et qu’il exprime ses mouvements et ses sentiments intérieurs par des mouvements et des manières sensibles. Or, l’âme ne peut dans le même temps apercevoir distinctement plusieurs choses. Ainsi, ayant toujours une grande attention à ce qui lui vient par les sens, elle ne considère presque point les raisons qu’elle entend dire. Mais elle s’applique beaucoup au plaisir sensible qu’elle a de la mesure des périodes, des rapports des gestes avec les paroles, de l’agrément du visage, enfin de l’air et de la manière de celui qui parle. Cependant après qu’elle a écouté, elle veut juger, c’est la coutume. Ainsi, ses jugements doivent être différents, selon la diversité des impressions qu’elle aura reçues par les sens.

Si, par exemple, celui qui parle s’énonce avec facilité, s’il garde une mesure agréable dans ses périodes, s’il a l’air d’un honnête homme et d’un homme d’esprit, si c’est une personne de qualité, s’il est suivi d’un grand train, s’il parle avec autorité et avec gravité, si les autres l’écoutent avec respect et en silence ; s’il a quelque réputation et quelque commerce avec les esprits du premier ordre ; enfin s’il est assez heureux pour plaire ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu’il avancera, et il n’y aura pas jusqu’à son collet et à ses manchettes qui ne prouvent quelque chose.

Mais s’il est assez malheureux pour avoir des qualités contraires à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne prouvera jamais rien ; qu’il dise les plus belles choses du monde, on ne les apercevra jamais. L’attention des auditeurs n’étant qu’à ce qui touche les sens, le dégoût qu’ils auront de voir un homme si mal composé les occupera tout entiers et empêchera l’application qu’ils devraient avoir à ses pensées. Ce collet sale et chiffonné fera mépriser celui qui le porte et tout ce qui peut venir de lui ; et cette manière de parler de philosophe et de rêveur fera traiter de rêveries et d’extravagances ces hautes et sublimes vérités, dont le commun du monde n’est pas capable.

Voilà quels sont les jugements des hommes. Leurs yeux et leurs oreilles jugent de la vérité, et non pas la raison, dans les choses même qui ne dépendent que de la raison, parce que les hommes ne s’appliquent qu’aux manières sensibles et agréables, et qu’ils n’apportent presque jamais une attention forte et sérieuse pour découvrir la vérité.

III. Qu’y a-t-il cependant de plus injuste que de juger des choses par la manière, et de mépriser la vérité parce qu’elle n’est pas revêtue d’ornements qui nous plaisent et qui flattent nos sens ? Il devrait être honteux à des philosophes et à des personnes qui se piquent d’esprit, de rechercher avec plus de soin ces manières agréables que la vérité même, et de se repaître plutôt l’esprit, de la vanité des paroles, que de la solidité des choses. C’est au commun des hommes, c’est aux âmes de chair et de sang à se laisser gagner par des périodes bien mesurées et par des figures et des mouvements qui réveillent les passions.

Omnia enim stolidi mngis admirantur, amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt ;
Veraque constituunt, quæ belle tangere possunt
Aures, et lepido quæ sunt fucata sonore.

Mais les personnes sages tâchent de se défendre contre la force maligne et les charmes puissants de ces manières sensibles. Les sens leur imposent aussi bien qu’aux autres hommes, puisqu’en effet ils sont hommes ; mais ils méprisent les rapports qu’ils leur font. Ils imitent ce fameux exemple des juges de l’Aréopage, qui défendaient rigoureusement à leurs avocats de se servir de ces paroles et de ces figures trompeuses ; et qui ne les écoutaient que dans les ténèbres, de peur que les agréments de leurs paroles et de leurs gestes ne leur persuadassent quelque chose contre la vérité et la justice, et afin qu’ils pussent davantage s’appliquer à considérer la solidité de leurs raisons.


CHAPITRE XIX.
Deux autres exemples. — I. Le premier, de nos erreurs touchant la nature des corps. — II. Le second, de celles qui regardent les qualités de ces mêmes corps.


Il est certain que la plupart de nos erreurs ont pour première cause cette forte application de l’âme à ce qui lui vient par les sens, et cette nonchalance où elle est pour les choses que l’entendement pur lui représente. On vient d’en donner un exemple de fort grande conséquence pour la morale, tiré de la conversation des hommes ; en voici encore d’autres tirés du commerce que l’on a avec le reste de la nature, lesquels il est absolument nécessaire de remarquer pour la physique.

I. Une des principales erreurs où l’on tombe en matière de physique, c’est que l’on s’imagine qu’il y beaucoup plus de substance dans les corps qui se font beaucoup sentir que dans les autres qu’on ne sent presque pas. La plupart des hommes croient qu’il y a bien plus de matière dans l’or et dans le plomb que dans l’air et dans l’eau ; et les enfants même, qui n’ont point remarqué par les sens les effets de l’air, s’imaginent ordinairement que ce n’est rien de réel.

L’or et le plomb sont fort pesants, fort durs et fort sensibles ; L’eau et l’air au contraire ne se font presque pas sentir. De là les hommes concluent que les premiers ont bien plus de réalité que les autres, ou qu’il y a plus de matière dans un pied cube d’or que dans un pied cube d’air. Ils jugent de la vérité des choses par l’impression sensible qui nous trompe toujours, et ils négligent les idées claires et distinctes de l’esprit qui ne nous trompent jamais, parce que le sensible nous touche et nous applique, et que l’intelligible nous endort. Ces faux jugements regardent la substance des corps ; en voici d’autres sur les qualités des mêmes corps.

II. Les hommes jugent presque toujours que les objets qui excitent en eux des sensations plus agréables sont les plus parfaits et les plus purs, sans savoir seulement en quoi consiste la perfection et la pureté de la matière, et même sans s’en mettre en peine.

Ils disent, par exemple, que de la fange est impure et que de l’eau très-claire est fort pure. Mais les chameaux qui aiment l’eau bourbeuse, et ces animaux qui se plaisent dans la fange, ne seraient pas de leur sentiment. Ce sont des bêtes, il est vrai. Mais les personnes qui aiment les entrailles de la bécasse et les excréments de la fouine ne disent pas que c’est de l’impureté, quoiqu’ils le disent de ce qui sort de tous les autres animaux. Enfin, le musc et l’ambre sont estimés généralement de tous les hommes, de ceux même qui croient que ce ne sont que des excréments.

Certainement on ne juge de la perfection de la matière et de sa pureté que par rapport à ses propres sens ; et de là il arrive que les sens étant différents dans tous les hommes, comme on l’a suffisamment expliqué, ils doivent juger très-diversement de la perfection et de la pureté de la matière. Ainsi, les livres qu’ils composent tous les jours sur les perfections imaginaires qu’ils attribuent à certains corps sont nécessairement remplis d’erreurs dans une variété tout à fait étrange et bizarre, puisque les raisonnements qu’ils contiennent ne sont appuyés que sur les idées fausses, confuses et irrégulières de nos sens.

Il ne faut pas que des philosophes disent que la matière est pure ou impure, s’ils ne savent ce qu’ils entendent précisément par ces mots de pur et d’impur ; car il ne faut pas parler sans savoir ce que l’on dit, c’est-à-dire, sans avoir des idées distinctes qui répondent aux termes dont on se sert. Or, s’ils avaient fixé des idées claires et distinctes à l’un et à l’autre de ces mots, ils verraient que ce qu’ils appellent pur serait souvent très-impur, et que ce qui leur parait impur se trouverait souvent très-pur.

S’ils voulaient, par exemple, que cette matière-là fût la plus pure et la plus parfaite dont les parties seraient les plus déliées et les plus faciles à se mouvoir, l’or, l’argent et les pierres précieuses seraient des corps extrêmement imparfaits, et l’air et le feu seraient au contraire très-parfaits. Quand de la chair viendrait à se corrompre et à sentir mauvais, ce serait alors qu’elle commencerait à se perfectionner, et une charogne puante serait un corps bien plus parfait que la chair ordinaire.

Que si au contraire ils voulaient que les corps les plus parfaits fussent ceux dont les parties seraient les plus grosses, les plus solides et les plus difficiles à remuer, de la terre serait plus parfaite que de l’or, et l’air et le feu seraient les corps les plus imparfaits.

Que si on ne veut pas attacher aux termes de pur et de parfait les idées distinctes dont je viens de parler, il est permis d’en substituer d’autres en leur place. Mais si on prétend ne définir ces mots que par des notions sensibles, on confondre éternellement toutes choses, puisqu’on ne fixera jamais la signification des termes qui les expriment. Tous les hommes, comme l’on a déjà prouvé, ont des sensations bien différentes des mêmes objets ; donc on ne doit pas définir ces objets par les sensations qu’on’en a, si on ne veut parler sans s’entendre, et mettre la confusion partout.

Mais au fond je ne vois pas qu’il y ait de matière, fùt-ce celle dont les cieux sont composés, qui contienne en soi plus de perfection que les autres. Toute matière ne semble capable que de figures et de mouvements, et il lui est égal d’avoir des figures et des mouvements réguliers, ou d’en avoir d’irréguliers. La raison ne nous dit pas que le soleil soit plus parfait ni plus lumineux que la boue, ni que ces beautés de nos romans et de nos poëtes aient aucun avantage sur les cadavres les plus corrompus. Ce sont nos sens faux et trompeurs qui nous le disent. On a beau se récrier ; toutes les railleries et les exclamations paraîtront froides et badines à ceux qui examineront attentivement les raisons qu’on a apportées.

Ceux qui savent seulement sentir croient que le soleil est plein de lumière ; mais ceux qui savent sentir et raisonner ne le croient pas, pourvu qu’ils sachent aussi bien raisonner qu’ils savent sentir. On est très-persuadé que ceux même qui défèrent le plus au témoignage de leurs sens entreraient dans le sentiment où l’on est s’ils avaient bien médité les choses que l’on a dites. Mais ils aiment trop les illusions de leurs sens ; il y a trop long-temps qu’ils obéissent à leurs préjugés, et leur âme s’est trop oubliée pour reconnaître que c’est à elle-même qu’appartiennent toutes les perfections qu’elle s’imagine voir dans les corps.

Ce n’est pas aussi à ces sortes de gens que l’on parle ; on se met peu en peine de leur approbation et de leur estime : ils ne veulent pas écouter, ils ne peuvent donc pas juger. Il suffit qu’on défende la vérité et qu’on ait l’approbation de ceux qui travaillent sérieusement à se délivrer des erreurs de leurs sens et à user bien des lumières de leur esprit. On leur demande seulement qu’ils méditent ces pensées avec le plus d’attention qu’ils pourront, et qu’ils jugent, qu’ils les condamnent ou qu’ils les approuvent. On les soumet à leur jugement, parce que par leur méditation ils ont acquis sur elles droit de vie et de mort, qui ne peut leur être contesté sans injustice.


CHAPITRE XX.
Conclusion de ce premier livre. — I. Que nos sens ne nous sont donnés que pour notre corps. — II. Qu’il faut douter de ce qu’ils nous rapportent. — III. Que ce n’est pas peu que de douter comme il faut.


Nous avons, ce me semble, assez découvert les erreurs générales où nos sens nous portent, soit à l’égard de leurs propres objets, soit à l’égard des choses qui ne peuvent être aperçues que par l’entendement ; et je ne crois pas qui en suivant leur rapport nous tombions dans aucune erreur dont on ne puisse reconnaître la cause par les choses que nous venons de dire, pourvu qu’on les veuille un peu méditer.

I. Nous avons encore vu que nos sens sont très-fidèles et très-cxacts pour nous instruire des rapports que tous les corps qui nous environnent ont avec le nôtre, mais qu’ils sont incapables de nous apprendre ce que ces corps sont en eux-mêmes ; que, pour en faire un bon usage, il ne faut s’en servir que pour conserver sa santé et sa vie, et qu’on ne les peut assez mépríser quand ils veulent s’élever jusqu’à se soumettre l’esprit. C’est la principale chose que je souhaite que l’on retienne bien de tout ce premier livre. Que l’on conçoive bien que nos’sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps ; qu’on se fortifie dans cette pensée, et que pour se délivrer de l’ignorance ou l’on est on cherche d’autres secours que ceux qu’ils nous fournissent.

II. Que s’il se trouve quelques personnes, comme sans doute il n’y en aura que trop, qui ne soient point persuadées de ces dernières propositions par les choses qu’on a dites jusqu’ici, on leur demande encore bien moins. Il suffit qu’ils entrent seulement en quelque défiance de leurs sens ; et s’ils ne peuvent pas rejeter entièrement leurs rapports comme faux et trompeurs, on leur demande seulement qu’ils doutent sérieusement que ces rapports soient entièrement vrais.

Et véritablement il me semble qu’on en a assez dit pour jeter au moins quelque scrupule dans lesprit des personnes raisonnables, et par conséquent pour les exciter à se servir de leur liberté autrement qu’ils n’ont fait jusqu’à présent ; car s’ils peuvent entrer dans quelque doute que les rapports de leurs sens soient vrais, ils auront aussi plus de facilité à retenir leur consentement, et à s’empêcher ainsi de tomber dans les erreurs où ils sont tombés jusqu’ici, principalement s’ils se souviennent de la règle qui est au commencement de ce traité : qu’on ne doit jamais donner un consentement entier qu’à des choses qui paraissent entièrement évidentes, et auxquelles on ne peut s’abstenir de consentir sans reconnaître avec une entière certitude que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne s’y rendait pas.

III. Au reste, qu’on ne s’imagine pas avoir peu avancé si on a seulement appris à douter. Savoir douter par esprit et par raison n’est pas si peu de chose qu’on le pense ; car, il faut le dire ici, il y a bien de la différence entre douter et douter. On doute par emportement et par brutalité, par aveuglement et par malice ; et enfin par fantaisie, et parce que l’on veut douter. Mais on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et par pénétration d’esprit. Les académiciens et les athées doutent de la première sorte, les vrais philosophes doutent de la seconde : le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière, mais qui en éloigne toujours ; le second soutenait de la lumière, et il aide en quelque façon à la produire à son tour.

Ceux qui ne doutent que de la première façon ne comprennent pas ce que c’est que douter avec esprit ; ils se raillent de ce que M. Descartes apprend à douter dans la première de ses Méditations métaphysiques, parce qu’il leur semble qu’il n’y a qu’à douter par fantaisie, et qu’il n’y a qu’à dire en général que notre nature est infirme ; que notre esprit est plein d’aveuglement ; qu’il faut avoir un grand soin de se défaire de ses préjugés, et autres choses semblables. Ils pensent que cela suffit pour ne plus se laisser séduire à ses sens et pour ne plus se tromper du tout. Il ne suffit pas de dire que l’esprit est faible ; il faut lui faire sentir ses faiblesses. Ce n’est pas assez de dire qu’il est sujet à l’erreur ; il faut lui découvrir en quoi consistent ses erreurs. C’est ce que nous croyons avoir commencé de faire dans ce premier livre, en expliquant la nature et les erreurs de nos sens ; et nous allons poursuivre notre même dessein, en expliquant dans le second la nature et les erreurs de notre imagination..




LIVRE DEUXIÈME.


DE L’IMAGINATION.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


I. Idée générale de l’imagination. — II. Qu’elle renferme deux facultés, l’une active et l’autre passive. — III. Cause générale des changements qui arrivent à l’imagination des hommes, et le fondement de ce second livre.


Dans le livre précédent nous avons traité des sens. Nous avons tâche d’en expliquer la nature. et de marquer précisément l’usage que l’on en doit faire ; nous avons découvert les principales et les plus générales erreurs dans lesquelles ils nous jettent, et nous avons tâche de limiter de telle sorte leur puissance, qu’on doit beaucoup espérer d’eux, et n’en rien craindre si on les retient loujours dans les bornes que nous leur avons prescrites. Dans ce deuxième livre nous traiterons de l’imagination : l’ordre naturel nous y oblige, car il y a un si grand rapport entre les sens et l’imagination, qu’on ne doit pas les séparer. On verra même dans la suite que ces deux facultés ne diffèrent entre elles que du plus et du moins.

Voici l’ordre que nous gardons dans ce traité. Il est divisé en trois parties. Dans la première nous expliquons les causes physiques du dérèglement et des erreurs de l’imagination ; dans la deuxième nous faisons quelques applications de ces causes aux erreurs les plus générales de l’imagination, et nous parlons aussi des causes que l’on peut appeler morales de ces erreurs ; dans la troisième nous parlons de la communication contagieuse des imaginations fortes.

Si la plupart des choses que ce traité contient ne sont pas si nouvelles que celles que l’on a déjà dites en expliquant les erreurs des sens, elles ne seront pas toutefois moins utiles. Les personnes éclairées reconnaissent assez les erreurs et les causes même des erreurs dont je traite, mais il y a très-peu de personnes qui y fassent assez de réflexion. Je ne prétends pas instruire tout le monde ; j’instruis les ignorants, et j’avertis seulement les autres, ou plutôt je tâche ici de m’instruire et de m’avertir moi-même.

I. Nous avons dit dans le premier livre que les organes de nos sens étaient composés de petits filets, qui d’un côté se terminent aux parties extérieures du corps et à la peau, et de l’autre aboutissent vers le milieu du cerveau. Or ces petits filets peuvent être remués en deux manières, ou en commençant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par ceux qui se terminent au dehors. L’agitation de ces petits filets ne pouvant se communiquer jusqu’au cerveau que l’âme n’aperçoive quelque chose, si l’agitation commence par l’impression que les objets font sur la surface extérieure des filets de nos nerfs, et qu’elle se communique jusqu’au cerveau, alors l’âme sent et juge que ce qu’elle sent est au dehors, c’est-à-dire qu’elle aperçoit un objet comme présent. Mais s’il n’y a que les filets intérieurs qui soient agités par le cours des esprits animaux, ou de quelque autre manière, l’âme imagine, et juge que ce qu’elle imagine n’est point au dehors, mais au dedans du cerveau, c’est-à-dire qu’elle aperçoit un objet comme absent. Voilà la différence qu’il y a entre sentir et imaginer.

Mais il faut remarquer que les fibres du cerveau sont beaucoup plus agitées par l’impression des objets que par le cours des esprits ; et que c’est pour cela que l’âme est beaucoup plus touchée par les objets extérieurs, qu’elle juge comme présents et comme capables de lui faire sentir du plaisir ou de la douleur, que par le cours des esprits animaux. Cependant il arrive quelquefois dans les personnes qui ont les esprits animaux fort agiles par des jeûnes, par des veilles, par quelque fièvre chaude ou par quelque passion violente, que ces esprits remuent les fibres intérieures de leur cerveau avec autant de force que les objets extérieurs ; de sorte que ces personnes sentent ce qu’ils ne devraient qu’imaginer, et croient voir devant leurs yeux des objets qui ne sont que dans leur imagination. Cela montre bien qu’à l’ègard de ce qui se passe dans le corps, les sens et l’imagination ne diffèrent que du plus et du moins, ainsi que je viens de l’avancer.

Mais afin de donner une idée plus distincte et plus particulière de imagination, il faut savoir que toutes les fois qu’il y a du changement dans la partie du cerveau à laquelle les nerfs aboutissent, il arrive aussi du changement dans l’âme, c’est-à-dire, comme nous avons déjà expliqué, que s’il arrive dans cette partie quelque mouvement des esprits qui change quelque peu l’ordre de ses fibres, il arrive aussi quelque perception nouvelle dans l’âme ; elle sent nécessairement, ou elle imagine quelque chose de nouveau, et l’âme ne peut jamais rien sentir, ni rien imaginer de nouveau, qu’il n’y ait du changement dans les fibres de cette même partie du cerveau.

De sorte que la faculté d’imaginer, ou l’imagination, ne consiste que dans la puissance qu’a l’âme de se former des images des objets, en produisant du changement dans les fibres de cette partie du cerveau que l’on peut appeler principale, parce qu’elle répond à toutes les parties de notre corps, et que c’est le lieu où notre âme réside immédiatement, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

II. Cela fait voir clairement que cette puissance qu’a l’âme de former des images renferme deux choses : l’une qui dépend de l’âme même, et l’autre qui dépend du corps. La première est l’action, et le commandement de la volonté ; la seconde est l’obéissance que lui rendent les esprits animaux qui tracent ces images, et les fibres du cerveau sur lesquelles elles doivent être gravées. Dans cet ouvrage, on appelle indifféremment du nom d’imagination l’une ou l’autre de ces deux choses ; et on ne les distingue point par les mots d’active et de passive qu’on leur pourrait donner, parce que le sens de la chose dont on parle marque assez de laquelle des deux on entend parler, si c’est de l’imagination active de l’âme, ou de l’imagination passive du corps.

On ne détermine point encore en particulier quelle est cette partie principale dont on vient de parler. Premièrement parce qu’on le croit assez inutile. Secondement parce que cela est fort incertain. Et enfin parce que n’en pouvant convaincre les autres, à cause que c’est un fait qui ne se peut prouver ici ; quand on serait très assuré quelle est cette partie principale, on croit qu’il serait mieux de n’en rien dire.

Que ce soit donc, selon le sentiment d'Uvlis, dans les deux petits corps qu’il appelle corpora striata, que réside le sens commun ; que les sinuosités du cerveau conservent les espèces de la mémoire, et que le corps calleux soit le siège de l’imagination : que ce soit suivant le sentiment de Fernel dans la pie-mère, qui enveloppe la substance du cerveau ; que ce soit dans la glande pinéale de M. Descartes, ou enfin dans quelque autre partie inconnue jusques ici, que notre âme exerce ses principales fonctions, on ne s’en met pas fort en peine. Il suffit qu’il y ait une partie principale ; et cela est même absolument nécessaire, comme aussi que le fond du système de M. Descartes subsiste. Car il faut remarquer que quand il se serait trompé, comme il y a bien de l’apparence, lorsqu’il a assuré que c’est à la glande pinéale que l’âme est immédiatement unie, cela toutefois ne pourrait faire de tort au fond de son système, duquel on tirera toujours toute l’utilité qu’on peut attendre du véritable, pour avancer dans la connaissance de l’homme.

III. Puis donc que l’imagination ne consiste que dans la force qu’a l’âme de se former des images des objets, en les imprimant pour ainsi dire dans les fibres de son cerveau ; plus les vestiges des esprits animaux, qui sont les traits de ces images, seront grands et distincts, plus l’âme imaginera fortement et distinctement ces objets. Or de même que la largeur, la profondeur et la netteté des traits de quelque gravure dépend de la force dont le burin agit et de l’obéissance que rend le cuivre, ainsi la profondeur et la netteté des vestiges de l’imagination dépend de la force des esprits animaux, et de la constitution des fibres du cerveau ; et c’est la variété qui se trouve dans ces deux choses qui fait presque toute cette grande différence, que nous remarquons entre les esprits.

Car il est assez facile de rendre raison de tous les différents caractères qui se rencontrent dans les esprits des hommes : d’un côté par l’abondance, et la disette, par l’agitation, et la lenteur, par la grosseur et la petitesse des esprits animaux ; et de l’autre, par la délicatesse et la grossièreté, par l’humidité, et la sécheresse, par la facilité et la difficulté de se ployer des fibres du cerveau, et enfin par le rapport que les esprits animaux peuvent avoir avec ces fibres. Et il serait fort à propos que d’abord chacun tâchât d’imaginer toutes les différentes combinaisons de ces choses, et qu’on les appliquât soi-même à toutes les différences qu’on a remarquées entre les esprits ; parce qu’il est toujours plus utile et même plus agréable de faire usage de son esprit, et de l’accoutumer ainsi à découvrir par lui-même la vérité, que de le laisser corrompre dans l’oisiveté, en ne l’appliquant qu’à des choses toutes digérées, et toutes développées. Outre qu’il y a des choses si délicates et si fines dans la différence des esprits, qu’on peut bien quelquefois les découvrir et les sentir soi-même, mais on ne peut pas les représenter ni les faire sentir aux autres.

Mais afin d’expliquer autant qu’on le peut toutes ces différences qui se trouvent entre les esprits, et afin qu’un chacun remarque plus aisément dans le sien même la cause de tous les changements, qu’il y sent en différents temps, il semble à propos d’examiner en général les causes des changements qui arrivent dans les esprits animaux et dans les fibres du cerveau, parce qu’ainsi on découvrira tous ceux qui se trouvent dans l’imagination.

L’homme ne demeure guère long-temps semblable à lui-même ; tout le monde a assez de preuves intérieures de son inconstance ; on juge tantôt d’une façon et tantôt d’une autre sur le même sujet ; en un mot, la vie de l’homme ne consiste que dans la circulation du sang, et dans une autre circulation de pensées et de désirs, et il semble qu’on ne puisse guère mieux employer son temps qu’à rechercher les causes de ces changements qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître nous-mêmes.


CHAPITRE II.
I. Des esprits animaux, et des changements auxquels ils sont sujets en général. — II. Que le chyle va au cœur, et qu’il apporte du changement dans les esprits. — III. Que le vin en fait autant.


I. Tout le monde convient assez que les esprits animaux ne sont que les parties les plus subtiles et les plus agitées du sang, qui se subtilise et s’agite principalement par la fermentation, et par le mouvement violent des muscles dont le cœur est composé ; que ces esprits sont conduits avec le reste du sang par les artères jusque dans le cerveau, et que là ils en sont séparés par quelques parties destinées à cet usage, desquelles on ne convient pas encore.

Il faut conclure de la que si le sang est fort subtil, il y aura beaucoup d’esprits animaux ; et que s’il est grossier, il y en aura peu ; que si le sang est composé de parties fort faciles à s’embraser dans le cœur et ailleurs, ou fort propres au mouvement, les esprits qui seront dans le cerveau seront extrêmement échauffés ou agités ; que si au contraire le sang ne se fermente pas assez, les esprits animaux seront languissants, sans action et sans force : enfin que, selon la solidité qui se trouvera dans les parties du sang, les esprits animaux auront plus ou moins de solidité, et par conséquent plus ou moins de force dans leur mouvement. Mais il faut expliquer plus au long toutes ces choses, et apporter des exemples et des expériences incontestables, pour en faire reconnaître plus sensiblement la vérité.

II. L’autorité des anciens n’a pas seulement aveuglé l’esprit de quelques gens, on peut même dire qu’elle leur a fermé les yeux. Car il y a encore quelques personnes si respectueuses à l’égard des anciennes opinions, ou peut-être si opiniâtres, qu’ils ne veulent pas voir des choses qu’ils ne pourraient plus contredire s’il leur plaisait seulement d’ouvrir les yeux. On voit tous les jours des personnes assez estimées par leur lecture et par leurs études, qui font des livres et des conférences publiques contre les expériences visibles et sensibles de la circulation du sang, contre celle du poids et de la force élastique de l’air, et d’autres semblables. La découverte que M. Pecquet a faite en nos jours, de laquelle on a besoin ici, est du nombre de celles qui ne sont malheureuses que parce qu’elles ne naissent pas toutes vieilles, et pour ainsi dire avec une barbe vénérable. On ne laissera pas cependant de s’en servir, et on ne craint pas que les personnes judicieuses y trouvent à redire.

Selon cette découverte, il est constant que le chyle ne va pas d’abord des viscères au foie par les veines mésaraïques, comme le croient les anciens ; mais qu’il passe des boyaux dans les veines lactées, et ensuite dans certains réservoirs où elles aboutissent toutes ; que de là il monte par le canal thoracique le long des vertèbres du dos, et se va mêler avec le sang dans la veine axillaire, laquelle entre dans le tronc supérieur de la veine cave ; et qu’ainsi, étant mêlé avec le sang, il se va rendre dans le cœur.

Il faut conclure de cette expérience que le sang mêlé avec le chyle étant fort différent d’un autre sang qui aurait déjà circulé plusieurs fois par le cœur, les esprits animaux, qui n’en sont que les plus subtiles parties, doivent être aussi tort différents dans les personnes qui sont à jeun, et dans d’autres qui viendraient de manger. De plus, parce que, entre les viandes et les breuvages dont on se sert, il y en a d’une infinité de sortes, et même ceux qui s’en servent ont des corps diversement disposés ; deux personnes qui viennent de dîner, et qui sortent d’une même table, doivent sentir dans leur faculté d’imaginer une si grande variété de changements qu’il n’est pas possible de la décrire.

Il est vrai que ceux qui jouissent d’une santé parfaite font une digestion si achevée, que le chyle entrant dans le cœur n’en augmente ou n’en diminue presque point la chaleur, et n’empêche pas que le sang ne s’y fermente presque de la même façon que s’il y entrait seul : de sorte que leurs esprits animaux, et par conséquent leur faculté d’imaginer, n’en reçoivent presque pas de changement. Mais pour les vieillards et les infirmes, ils remarquent en eux-mêmes des changements fort sensibles après leur repas. Ils s’assoupissent presque tous, ou pour le moins leur imagination devient toute languissante et n’a plus de vivacité ni de promptitude ; ils ne conçoivent plus rien distinctement ; ils ne peuvent s’appliquer à quoi que ce soit ; en un mot, ils sont tout autres qu’ils n’étaient auparavant.

III. Mais afin que les plus sains et les plus robustes aient aussi des preuves sensibles de ce que l’on vient de dire, ils n’ont qu’à faire réflexion sur ce qui leur est arrivé quand ils ont bu du vin bien plus qu’à l’ordinaire, ou bien sur ce qui leur arrivera quand ils ne boiront que du vin dans un repas, et que de l’eau dans un autre. Car ou est assuré que s’ils ne sont entièrement stupides, ou si leur corps n’est composé d’une façon tout extraordinaire, ils sentiront aussitôt de la gaieté, ou quelque petit assoupissement, ou quelque autre accident semblable.

Le vin est si spiritueux, que ce sont des esprits animaux presque tout formés ; mais des esprits libertins, qui ne se soumettent pas volontiers aux ordres de la volonté à cause de leur solidité et de leur agitation excessive. Ainsi, dans les hommes même les plus forts et les plus vigoureux, il produit de plus grands changements dans l’imagination et dans toutes les parties du corps que les viande set les autres breuvages. Il donne du croc-en-jambe, pour parler comme Plaute[52] ; et il produit dans l’esprit bien des effets qui ne sont pas si avantageux que ceux qu’Horace décrit en ces vers :

Quid non ebrietas désignat ! operta recludit :
Spes jubet esse rates : in prœlia trudit inermem :
Sollicitis anímis onus eximit : addocet artes.
Fecundi calices quem non fecere disertum !
Contracta quem non in paupertate solutum !

Il serait assez facile de rendre raison des principaux effets que le mélange du chyle avec le sang produit dans les esprits animaux, et ensuite dans le cerveau et dans l’âme même ; comme pourquoi le vin réjouit, pourquoi il donne une certaine vivacité à l’esprit quand on en prend avec modération, pourquoi il l’abrutit avec le temps quand on en fait excès, pourquoi on est assoupi après le repas, et de plusieurs autres choses, desquelles on donne ordinairement des raisons fort ridicules. Mais outre qu’on ne fait pas ici une physique, il faudrait donner quelque idée de l’anatomie du cerveau, ou faire quelques suppositions, comme M. Descartes en fait dans le traité qu’il a fait de l’homme, sans lesquelles il n’est pas possible de s’expliquer. Mais enfin, si on lit avec attention ce traité de M. Descartes, on pourra peut-être se satisfaire sur toutes ces questions : parce que cet auteur explique toutes ces choses, ou du moins il en donne assez de connaissance pour les découvrir après de soi-même par la méditation, pourvu qu’on ait quelque connaissance de ses principes.


CHAPITRE III.
Que l’air qu’on respire cause aussi quelque changement dans les esprits.


La seconde cause générale des changements qui arrivent dans les esprits animaux est l’air que nous respirons. Car quoiqu’il ne fasse pas d’abord des impressions si sensibles que le chyle, cependant il fait à la longue ce que les sucs des viandes font en peu de temps. Cet air entre des branches de la trachée-artère dans celles de l’artère veineuse : de là il se mêle et se fermente avec le reste du sang dans le cœur ; et selon sa disposition particulière et celle du sang, il produit de très-grands changements dans les esprits animaux, et par conséquent dans la faculté d’imaginer.

Je sais qu’il y a quelques personnes qui ne croient pas que l’air se mêle avec le sang dans les poumons et dans le cœur, parce qu’ils ne peuvent découvrir avec leurs yeux, dans les branches de la trachée-artère et dans celles de l’artère veineuse, les passages par où cet air se communique. Mais il ne faut pas que l’action de l’esprit s’arrête avec celle des sens ; il peut pénétrer ce qui leur est impénétrable et s’attacher à des choses qui n’ont point de prise pour eux. Il est indubitable qu’il passe continuellement quelques parties du sang des branches de la veine artérieuse dans celles de la trachée-artère ; l’odeur et l’humidité de l’haleine le prouvent assez ; et cependant les passages de cette communication sont imperceptibles. Pourquoi donc les parties subtiles de l’air ne pourraient-elles pas passer des branches de la trachée-artère dans l’artere veineuse quoique les passages de cette communication ne soient pas visibles. Enfin il se transpire beaucoup plus d’humeurs par les pores imperceptibles des artères et de la peau qu’il n’en sort par les autres passages du corps, et les métaux même les plus solides n’ont point de pores si étroits qu’il ne se rencontre encore dans la nature, des corps assez petits pour y trouver le passage libre, puisque autrement ces pores se fermeraient.

Il est vrai que les parties grossières et branchues de l’air ne peuvent point passer par les pores ordinaires des corps, et que l’ean même, quoique fort-grossière, peut se glisser par des chemins où cet air est obligé de s’arrêter. Mais on ne parle pas ici de ces parties les plus grossières de l’aír ; elles sont, ce semble, assez inutiles pour la fermentation. On ne parle que des plus petites, parties roides, piquantes, et qui n’ont que fort peu de branches qui les puissent arrêter, parce que ce sont apparemment les plus propres pour la fermentation du sang.

Je pourrais cependant assurer, sur le rapport de Silvius, que l’air même le plus grossier passe de la trachée-artère dans le cœur, puisqu’il assure lui-même qu’il l’y a vu passer par l’adresse de M. Swammerdam. Car il est plus raisonnable de croire un homme qui dit avoir vu, qu’un million d’autres qui parlent en l’air. Il est donc certain que les parties les plus subtiles de l’air que nous respirons entrent dans notre cœur ; qu’elles y entretiennent avec le sang et le chyle la chaleur qui donne la vie et les mouvements à notre corps, et que, selon leurs différentes qualités, elles apportent de grands changements dans la fermentation du sang et dans les esprits animaux.

On reconnaît tous les jours la vérité de ceci par les diverses humeurs, et les différens caractères d’esprit des personnes de différents pays. Les Gascons, par exemple, ont l’imagination bien plus vive que les Normands. Ceux de Rouen et de Dieppe et les Picards diffèrent tous entre eux, et encore bien plus des Bas-Normands, quoiqu’ils soient assez proches les uns des autres. Mais si on considère les hommes qui vivent dans des pays plus éloignés, on y rencontrera des différences encore bien plus étranges, comme entre un Italien et un Flamand ou un Hollandais. Enfin il y a des lieux renommés de tout temps par la sagesse de leurs habitants, comme Theman et Athènes[53] ; et d’autres pour leur stupidité. comme Thèbes, Abdère et quelques autres.

Athenis tenue cœlum, ex quo acutiores etiam putantur Attici ; crassum Thebis. (Cic., De fato.)
Abderitanœ pectora plebis habes. (Mart.)
Bœotum in crasso jurares aere natum. (Hor.)


CHAPITRE IV.
I. Du changement des esprits causé par les nerfs qui vont au cœur et aux poumons. — II. De celui qui est causé par les nerls qui vont au foie, à la rate, et dans les viscères. — III. Que tout cela se fait contre notre volonté, mais que cela ne se peut faire sans une providence.


La troisième cause des changements qui arrivent aux esprits animaux est la plus ordinaire et la plus agissante de toutes ; parce que c’est elle qui produit, qui entretient et qui fortifie toutes les passions. Pour la bien comprendre, il faut savoir que la cinquième. la sixième et la huitième paire des nerfs envoient la plupart de leurs rameaux dans la poitrine et dans le ventre, où ils ont des usages bien utiles pour la conservation du corps, mais extrêmement dangereux pour l’âme ; parce que ces nerfs ne dépendent point dans leur action de la volonté des hommes, comme ceux qui servent à remuer les bras, les jambes et les autres parties extérieures du corps, et qu’ils agissent beaucoup plus sur l’àme que l’âme n’agit sur eux.

I. Il faut donc savoir que plusieurs branches de la huitième paire des nerfs se jettent entre les fibres du principal de tous les muscles, qui est le cœur ; qu’ils environnent ses ouvertures, ses oreillettes et ses artères ; qu’ils se répandent même dans la substance du poumon, et qu’ainsi par leurs différents mouvements ils produisent des changements fort considérables dans le sang. Car les nerfs qui sont répandus entre les fibres du cœur, le faisant quelquefois étendre et raccourcir avec trop de force et de promptitude, poussent avec une violence extraordinaire quantité de sang vers la tête et vers toutes les parties extérieures du corps ; quelquefois aussi ces mêmes nerfs font un effet tout contraire. Pour les nerfs qui environnent les ouvertures du cœur, ses oreillettes et ses artères, ils font à peu près le même effet que les registres avec lesquels les chimistes modèrent la chaleur de leurs fourneaux, et que les robinets dont on se sert dans les fontaines pour régler le cours de leurs eaux. Car l’usage de ces nerfs est de serrer et d’élargir diversement les ouvertures du cœur, de hâter et de retarder de cette manière l’entrée et la sortie du sang, et d’en augmenter ainsi et d’en diminuer la chaleur. Enfin, les nerfs qui sont répandus dans le poumon ont aussi le même usage ; car le poumon n’étant composé que des branches de la trachée-artère, de la veine artérieuse et de l’artère veineuse entrelacées les unes dans les autres, il est visible que les nerfs qui sont répandus dans sa substance empêchent par leur contraction que l’air ne passe avec assez de liberté des branches de la trachée-artère, et le sang de celles de la veine artérieuse, dans l’artère veineuse pour se rendre dans le cœur. Ainsi ces nerfs, selon leur différente agitation, augmentent ou diminuent encore la chaleur et le mouvement du sang.

Nous avons dans toutes nos passions des expériences fort sensibles de ces différents degrés de chaleur de notre cœur. Nous l’y sentons manifestement diminuer et s’augmenter quelquefois tout d’un coup ; et comme nous jugeons faussement que nos sensations sont dans les parties de notre corps à l’occasion desquelles elles s’excitent en notre âme, ainsi qu’il a été expliqué dans le premier livre, presque tous les philosophes se sont imaginé que le cœur était le siége principal des passions de l’âme, et c’est même encore aujourd’hui l’opinion la plus commune.

Or, parce que la faculté d’imaginer reçoit de grands changements par ceux qui arrivent aux esprits animaux, et que les esprits animaux sont fort différents selon la différente fermentation ou agitation du sang qui se fait dans le cœur, il est facile de reconnaître ce qui fait que les personnes passionnées imaginent les choses tout autrement que ceux qui les considèrent de sang-froid.

II. L’autre cause, qui contribue fort à diminuer et à augmenter ces fermentations extraordinaires du sang, consiste dans l’action de plusieurs autres rameaux des nerfs, desquels nous venons de parler.

Ces rameaux se répandent dans le foie, qui contient la plus subtile partie du sang, ou ce qu’on appelle ordinairement la bile ; dans la rate, qui contient la plus grossière, ou la mélancolie ; dans le pancréas, qui contient un suc acide très-propre, ce semble, pour la fermentation ; dans l’estomac, les boyaux et les autres parties qui contiennent le chyle ; enfin ils se répandent dans tous les endroits, qui peuvent contribuer quelque chose pour varier la fermentation ou le mouvement du sang. Il n’y a pas même jusqu’aux artères et aux veines qui ne soient liées de ces nerfs, comme M. Willis l’a découvert du tronc inférieur de la grande artère qui en est liée proche du cœur, de l’artère axillaíre du côté droit, de la veine émulgente et de quelques autres.

Ainsi l’usage des nerfs étant d’agiter diversement les parties auxquelles ils sont attachés, il est facile de concevoir comment, par exemple, le nerf qui environne le foie peut en le serrant faire couler grande quantité de bile dans les veines et dans le canal de la bile, laquelle s’étant mêlée avec le sang dans les veines, et avec le chyle par le canal de la bile, entre dans le cœur et y produit une chaleur bien plus ardente qu’à l’ordinaire. Ainsi lorsqu’on est ému de certaines passions, le sang bout dans les artères et dans les veines ; l’ardeur se répand dans tout le corps ; le feu monte à la tête, et elle se remplit d’un si grand nombre d’esprits animaux trop vifs et trop agités, que par leur cours impétueux ils empêchent l’imagination de se représenter d’autres choses que celles dont ils forment des images dans le cerveau, c’est-à-dire de penser à d’autres objets qu’à ceux de la passion qui domine.

Il en est de même des petits nerfs qui vont à la rate ou à d’autres parties qui contiennent une matière plus grossière et moins susceptible de chaleur et de mouvement ; ils rendent l’imagination toute languissante et tout assoupie, en faisant couler dans le sang quelque matière grossière et difficile à mettre en mouvement.

Pour les nerfs qui environnent les artères et les veines, leur usage est d’empêcher le sang de passer, et de l’obliger en les serrant de s’écouler dans les lieux où il trouve le passage libre. Ainsi la partie de la grande artère qui fournit du sang à toutes les parties qui sont au-dessous du cœur, étant liée et serrée par ces nerfs, le sang doit nécessairement entrer dans la tête en plus grande abondance, et produire ainsi du changement dans les esprits animaux, et par conséquent dans l’imagination.

III. Il faut bien remarquer que tout cela ne se fait que par machine, je veux dire que tous les différents mouvements de ces nerfs dans toutes les passions différentes n’arrivent point par le commandement de la volonté, mais se font au contraire sans ses ordres, et même contre ses ordres ; de sorte qu’un corps sans âme disposé comme celui d’un homme sain, serait capable de tous les mouvements qui accompagnent nos passions. Ainsi les bêtes mêmes en peuvent avoir de semblables quand elles ne seraient que de pures machines.

C’est ce qui nous doit faire admirer la sagesse incompréhensible de celui qui a si bien rangé tous ces ressorts, qu’il suffit qu’un objet remue légèrement le nerf optique d’une telle ou telle manière pour produire tant de divers mouvements dans le cœur, dans les autres parties intérieures du corps et même sur le visage. Car on a découvert depuis peu que le même nerf qui répand quelques rameaux dans le cœur et dans les autres parties intérieures, communique aussi quelques-unes de ses branches aux yeux, à la bouche et aux autres parties du visage. De sorte qu’il ne peut s’élever aucune passion au dedans qui ne paraisse au dehors, parce qu’il ne peut y avoir de mouvement dans les branches qui vont au cœur, qu’il n’en arrive quelqu’un dans celles qui sont répandues sur le visage.

La correspondance et la sympathie qui se trouve entre les nerfs du visage et quelques autres qui répondent à d’autres endroits du corps qu’on ne peut nommer, est encore bien plus remarquable ; et ce qui fait cette grande sympathie, c’est, comme dans les autres passions, que les petits nerfs qui vont au visage ne sont encore que des branches de celui qui descend plus bas.

Lorsqu’on est surpris de quelque passion violente, si l’on prend soin de faire réflexion sur ce que l’on sent dans les entrailles et dans les autres parties du corps où les nerfs s’insinuent, comme aussi aux changements de visage qui l’accompagnent ; et si on considère que toutes ces diverses agitations de nos nerfs sont entièrement involontaires, et qu’elles arrivent même malgré toute la résistance que notre volonté y apporte, on n’aura pas grand-peine à se laisser persuader de la simple exposition que l’on vient de faire de tous ces rapports entre les nerfs.

Mais si l’on examine les raisons et la fin de toutes ces choses, on y trouvera tant d’ordre et de sagesse, qu’une attention un peu sérieuse sera capable de convaincre les personnes les plus attachées à Êpicure et à Lucrèce qu’il y a une providence qui régit le monde. Quand je vois une montre, j’ai raison de conclure qu’il y a une intelligence, puisqu’il est impossible que le hasard ait pu produire et arranger toutes ses roues. Comment donc serait-il possible que le hasard et la rencontre des atomes fùt capable d’arranger dans tous les hommes et dans tous les animaux tant de ressorts divers, avec la justesse et la proportion que je viens d’expliquer, et que les hommes et les animaux en engendrassent d’autres qui leur fussent tout à fait semblables ? Ainsi il est ridicule de penser ou de dire comme Lucrèce, que le hasard a formé toutes les parties qui composent l’homme ; que les yeux n’ont point été faits pour voir, mais qu’on s’est avisé de voir parce qu’on avait des yeux ; et ainsi des autres parties du corps. Voici ses paroles :

Lumina ne facias oculorum clara creata
Prospicere ut possimus, et ut proferre vial
Proceros passus, ideo fastigia posse
Surarum ac feminum pedibus fundata plicari :
Brachia tum porro validis exapta lacertis
Esse, manusque datas utraque ex parte ministras
Ut facere ad vitam possimus, quæ foret usus.
Cætera de genere hoc inter quæcumque pretantur
Omnia perversa præpostera sunt ratione.
Nil ideo natum est in nostro corpore ut uti
Possimus ; sed quod natum est. id procreat usum[54]

Ne faut-il pas avoir une étrange aversion d’une providence pour s’aveugler ainsi volontairement de peur de la reconnaître, et pour tâcher de se rendre insensible à des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que celles que la nature nous en fournit ? Il est vrai que quand on affecte une fois de faire l’esprit fort, ou plutôt l’impie, ainsi que faisaient les épicuriens, on se trouve incontinent tout couvert de ténèbres, et on ne voit plus que de fausses lueurs ; on nie hardiment les choses les plus claires, et on assure fièrement et magistralement les plus fausses et les plus obscures.

Le poëte que je viens de citer peut servir de preuve de cet aveuglement des esprits forts. Car il prononce hardiment et contre toute apparence de vérité sur les questions les plus difficiles et les plus obscures, et il semble qu’il n’aperçoive pas les idées même les plus claires et les plus évidentes. Si je m’arrêtais à rapporter des passages de cet auteur pour justifier ce que je dis, je ferais une digression trop longue et trop ennuyeuse. S’il est permis de faire quelques réflexions qui arrêtent pour un moment l’esprit sur des vérités essentielles, il n’est jamais permis de faire des digressions qui détournent l’esprit pendant un temps considérable de l’attention à son principal sujet, pour l’appliquer à des choses de peu d’importance.

On vient d’expliquer les causes générales tant extérieures qu’intérieures qui produisent du changement dans les esprits animaux, et par conséquent dans la faculté d’imaginer. On a fait voir que les extérieures sont les viandes dont on se nourrit et l’air que l’on respire, et que l’intérieure consiste dans l’agitation involontaire de certains nerfs. On ne sait point d’aμtres causes générales et l’en assure même qu’il n’y en a point. De sorte que la faculté d’imaginer ne dépendant de la part du corps que de ces deux choses, savoir, des esprits animaux et de la disposition du cerveau sur lequel ils agissent, il ne reste plus ici pour donner une parfaite connaissance de l’imagination que d’exposer les différents changements qui peuvent arriver dans la substance du cerveau. Mais avant que d’examiner ces changements il est à propos d’expliquer la liaison de nos pensées avec les traces du cerveau, et la liaison réciproque de ces traces. Il faudra aussi donner quelque idée de la mémoire et des habitudes, c’est-à-dire de cette facilité que nous avons de penser à des choses auxquelles nous avons déjà pensé, et de faire des choses que nous avons déjà faites.


CHAPITRE V.
I. De la liaison des idées de l’esprit avec les traces du cerveau. — II. De la liaison réciproque qui est entre ces traces. — III. De la mémoire. — IV. Des habitudes.


De toutes les choses matérielles, il n’y en a point de plus digne de l’application des hommes que la structure de leur corps et que la correspondance qui est entre toutes les parties qui le composent ; et de toutes les choses spirituelles, il n’y en a point dont la connaissance leur soit plus nécessaire que celle de leur âme, et de tous les rapports qu’elle a indispensablement avec Dieu, et naturellement avec le corps.

Il ne suffit pas de sentir ou de connaître confusément que les traces du cerveau sont liées les unes avec les autres, et qu’elles sont suivies du mouvement des esprits animaux ; que les traces réveillées dans le cerveau réveillent des idées dans l’esprit, et que des mouvements excités dans les esprits animaux excitent des passions dans la volonté. Il faut autant qu’on le peut savoir distinctement la cause de toutes ces liaisons différentes, et principalement les effets qu’elles sont capables de produire.

Il en faut connaître la cause, parce qu’il faut connaître celui qui seul est capable d’agir en nous et de nous rendre heureux ou malheureux ; et il en faut connaître les effets parce qu’il faut nous connaître nous-mêmes autant que nous le pouvons, et les autres hommes avec qui nous devons vivre. Alors nous saurons les moyens de nous conduire et de nous conserver nous-mêmes dans l’état le plus heureux et le plus parfait où l’on puisse parvenir, selon l’ordre de la nature et selon les règles de l’Évangile ; et nous pourrons vivre avec les autres hommes, en connaissant exactement et les moyens de nous en servir dans nos besoins, et ceux de les aider dans leurs misères.

Je ne prétends pas expliquer dans ce chapitre un sujet si vaste et si étendu. Je ne prétends pas même de le faire entièrement dans tout cet ouvrage. Il y a beaucoup de choses que je ne connais pas encore, et que je n’espère pas de bien connaître ; et il y en a quelques-unes que je crois savoir, et que je ne puis expliquer. Car il n’y a point d’esprit si petit qu’il soit qui ne puisse en méditant découvrir plus de vérités que l’homme du monde le plus éloquent n’en pourrait déduire.

I. Il ne faut pas s’imaginer, comme la plupart des philosophes, que l’esprit devient corps lorsqu’il s’unit au corps, et que le corps devient esprit lorsqu’il s’unit à l’esprit. L’âme n’est point répandue dans toutes les parties du corps afin de lui donner la vie et le mouvement, comme l’imagination se le figure ; et le corps ne devient point capable de sentiment par l’union qu’il a avec l’esprit, comme nos sens faux et trompeurs semblent nous en convaincre., Chaque substance demeure ce qu’elle est ; et comme l’âme n’est point capable d’étendue et de mouvements, le corps n’est point capable de sentiment et d’inclinations. Toute l’alliance de l’esprit et du corps qui nous est connue consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l’âme avec les traces du cerveau, et des émotions de l’âme avec les mouvements des esprits animaux.

Dès que l’âme reçoit quelques nouvelles idées, il s’imprime dans le cerveau de nouvelles traces : et dès que les objets produisent de nouvelles traces, l’âme reçoit de nouvelles idées. Ce n’est pas qu’elle considère ces traces, puisqu’elle n’en a aucune connaissance ; ni que ces traces renferment ces idées, puisqu’elles n’y ont aucun rapport ; ni enfin qu’elle reçoive ses idées de ces traces, car, comme nous expliquerons ailleurs, il n’est pas concevable que l’esprit reçoive quelque chose du corps, et qu’il devienne plus éclairé qu’il n’est en se tournant vers lui, ainsi que les philosophes le prétendent, qui veulent que ce soit par conversion aux fantômes ou aux traces du cerveau, per conversionem ad phantasmata, que l’esprit aperçoive toutes choses.

De même, dès que l’âme veut que le bras soit mu, le bras est mu, quoiqu’elle ne sache pas seulement ce qu’il faut faire pour le remuer ; et dès que les esprits animaux sont agités l’âme se trouve émue, quoiqu’elle ne sache pas seulement s’il y a dans son corps des esprits animaux.

Lorsque je traiterai des passions, je parlerai de la liaison qu’il y a entre les traces du cerveau et les mouvements des esprits, et de celle qui est entre les idées et les émotions de l’âme, car toutes les passions en dépendent. Je dois seulement parler ici de la liaison des idées avec les traces, et de la liaison des traces les unes avec les autres.

Il y a trois causes fort considérables de la liaison des idées avec les traces. La première et la plus générale, c’est l’identíté du temps. Car il suffit souvent que nous ayons eu certaines pensées dans le temps qu’il y avait dans notre cerveau quelques nouvelles traces, afin que ces traces ne puissent plus se produire sans que nous ayons de nouveau ces mêmes pensées. Si l’idée de Dieu s’est présentée à mon esprit dans le même temps que mon cerveau a été frappé de la vue de ces trois caractères Iah ou du son de ce même mot, il suffira que les traces que ces caractères ou leur son auront produites se réveillent, afin que je pense à Dieu, et je ne pourrai penser à Dieu qu’il ne se produise dans mon cerveau quelques traces confuses des caractères ou des sons qui auront accompagné les pensées que j’aurai eues de Dieu ; car, le cerveau n’étant jamais sans traces, il a toujours celles qui ont quelque rapport à ce que nous pensons, quoique souvent ces traces soient fort imparfaites et fort confuses.

La seconde cause de la liaison des idées avec les traces, et qui suppose toujours la première, c’est la volonté des hommes. Cette volonté est nécessaire, afin que cette liaison des idées avec les traces soit réglée et accommodée à l’usage. Car si les hommes n’avaient pas naturellement de l’inclination à convenir entre eux pour attacher leurs idées à des signes sensibles ; non seulement cette liaison des idées serait entièrement inutile pour la société, mais elle serait encore fort déréglée et fort imparfaite.

Premièrement, parce que les idées ne se lient fortement avec les traces que lorsque les esprits étant agités, ils rendent ces traces profondes et durables ; De sorte que les esprits n’étant agités que par les passions, si les hommes n’en avaient aucune pour communiquer leurs sentiments et pour entrer dans ceux des autres, il est évident que la liaison exacte de leurs idées à certaines traces serait bien faible ; puisqu’ils ne s’assujettissent à ces liaisons exactes et régulières que pour se communiquer leurs pensées.

Secondement, la répétition de la rencontre des mêmes idées avec les mêmes traces étant nécessaire pour former une liaison qui se puisse conserver long-temps, puisqu’une première rencontre, si elle n’est accompagnée d’un mouvement violent d’esprits animaux, ne peut faire de fortes liaisons, il est clair que si les hommes ne voulaient pas convenir, ce serait le plus grand hasard du monde s’il arrivait de ces rencontres des mêmes idées et des mêmes traces. Ainsi la volonté des hommes est nécessaire pour régler la liaison des mêmes idées avec les mêmes traces, quoique cette volonté de convenir ne soit pas tant un effet de leur choix et de leur raison qu’une impression de l’auteur de la nature qui nous a tous faits les uns pour les autres, et avec une inclination très-forte à nous unir par l’esprit autant que nous le sommes par le corps.

La troisième cause de la liaison des idées avec les traces, c’est la nature ou la volonté constante et immuable du Créateur. Il y a, par exemple, une liaison naturelle, et qui ne dépend point de notre volonté, entre les traces que produisent un arbre ou une montagne que nous voyons, et les idées d’arbres ou de montagnes ; entre les traces que produisent dans notre cerveau le cri d’un homme, ou d’un animal qui souffre, et que nous entendons se plaindre, l’air du visage d’un homme qui nous menace ou qui nous craint, et les idées de douleur, de force, de faiblesse, et même entre les sentiments de compassion, de crainte et de courage qui se produisent en nous.

Ces liaisons naturelles sont les plus fortes de toutes ; elles sont semblables généralement dans tous les hommes, et elles sont absolument nécessaires à la conservation de la vie. C’est pourquoi elles ne dépendent point de notre volonté : car si la liaison des idées avec les sons et certains caractères est faible et fort différente dans différents pays, c’est qu’elle dépend de la volonté faible et changeante des hommes ; et la raison pour laquelle elle en dépend, c’est parce que cette liaison n’est point absolument nécessaire pour vivre, mais seulement pour vivre comme des hommes qui doivent former entre eux une société raisonnable.

Il faut bien remarquer ici que la liaison des idées qui nous représentent des choses spirituelles distinguées de nous, avec les traces de notre cerveau, n’est point naturelle et ne le peut être ; et, par conséquent, qu’elle est ou qu’elle peut être différente dans tous les hommes, puisqu’elle n’a point d’autre cause que leur volonté et l’identité du temps dont j’ai parlé auparavant. Au contraire, la liaison des idées de toutes les choses matérielles avec certaines traces particulières est naturelle ; et par conséquent, il y a certaines traces qui réveillent la même idée dans tous les hommes. On ne peut douter, par exemple, que tous les hommes n’aient l’idée d’un carré à la vue d’un carré, parce que cette liaison est naturelle ; mais on peut douter qu’ils aient tous l’idée d’un carré lorsqu’ils entendent prononcer ce mot carré, parce que cette liaison est entièrement volontaire. Il faut penser la même chose de toutes les traces qui sont liées avec les idées des choses spirituelles.

Mais, parce que les traces qui ont une liaison naturelle avec les idées touchent et appliquent l’esprit, et le rendent par conséquent attentif, la plupart des hommes ont assez de facilité pour comprendre et retenir les vérités sensibles et palpables, c’est-à-dire les rapports qui sont entre les corps ; et, au contraire, parce que les traces qui n’ont point d’autre liaison avec les idées que celle que la volonté y a mises ne frappent point vivement l’esprit, tous les hommes ont assez de peine à comprendre et encore plus à retenir les vérités abstraites, c’est-à-dire les rapports qui sont entre les choses qui ne tombent point sous l’imagination. Mais lorsque ces rapports sont un peu composés, ils paraissent absolument incompréhensibles, principalement à ceux qui n’y sont point accoutumés, parce qu’ils n’ont point fortifié la liaison de ces idées abstraites avec leurs traces par une méditation continuelle ; et quoique les autres les aient parfaitement comprises, ils les oublient en peu de temps, parce que cette liaison n’est presque jamais aussi forte que les naturelles.

ll est si vrai que toute la difficulté que l’on a à comprendre et à retenir les choses spirituelles et abstraites vient de la difficulté que l’on a à fortifier la liaison de leurs idées avec les traces du cerveau, que lorsqu’on trouve moyen d’expliquer par les rapports des choses matérielles ceux qui se trouvent entre les choses spirituelles, on les fait aisément comprendre, et on les imprime de telle sorte dans l’esprit, que non-seulement on en est fortement persuadé, mais encore qu’on les retient avec beaucoup de facilité. L’idée générale que l’on a donnée de l’esprit dans le premier chapitre de cet ouvrage, est peut-être une assez bonne preuve de ceci.

Au contraire, lorsqu’on exprime les rapports qui se trouvent entre les choses matérielles, de telle manière qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre les idées de ces choses et les traces de leurs expressions, on a beaucoup de peine à les comprendre et on les oublie facilement.

Ceux, par exemple, qui commencent l’étude de l’algèbre ou de l’analyse ne peuvent comprendre les démonstrations algébriqueœ qu’avec beaucoup de peine, et, lorsqu’ils les ont une fois comprises, ils ne s’en souviennent pas long-temps, parce que les carrés, par exemple, les parallélogrammes, les cubes, les solides, etc., étant exprimés par aa, ab, a3, abc, etc., dont les traces n’ont point de liaison naturelle avec leurs idées, l’esprit ne trouve point de prise pour s’en fixer les idées et pour en examiner les rapports.

Mais ceux qui commencent la géométrie commune conçoivent très-clairement et très-promptement les petites démonstrations qu’on leur explique, pourvu qu’ils entendent très-distinctement les termes dont on se sert, parce que les idées de carré, de cercle, etc., sont liées naturellement avec les traces des figures qu’ils voient devant leurs yeux. Il arrive même souvent que la seule exposition de la figure qui sert à la démonstration la leur fait plutôt comprendre que les discours qui l’expliquent, parce que les mots n’étant liés aux idées que par une institution arbitraire, ils ne réveillent pas ces idées avec assez de promptitude et de netteté pour en reconnaître facilement les rapports, car c’est principalement à cause de cela qu’il y a de la difficulté à apprendre les sciences.

On peut en passant reconnaître par ce que je viens de dire, que ces écrivains qui fabriquent un grand nombre de mots nouveaux et de nouvelles figures pour expliquer leurs sentiments font souvent des ouvrages assez inutiles. Ils croient se rendre intelligibles, lorsqu’en effet ils se rendent incompréhensibles. Nous définissons tous nos termes et tous nos caractères, disent-ils, et les autres en doivent convenir. Il est vrai, les autres en conviennent de volonté, mais leur nature y répugne. Leurs idées ne sont point attachées ces termes nouveaux ; parce qu’il faut pour cela de l’usage et un grand usage. Les auteurs ont peut-être cet usage, mais les lecteurs ne l’ont pas. Lorsqu’on prétend instruire l’esprit, il est nécessaire de le connaître ; parce qu’il faut suivre la nature et ne pas l’irriter ni la choquer.

On ne doit pas cependant condamner le soin que prennent les mathématiciens de définir leurs termes, car il est évident qu’il les faut définir pour ôter les équivoques ; mais, autant qu’on le peut, il faut se servir de termes qui soient reçus ou dont la signification ordinaire ne soit pas fort éloignée de celle qu’on prétend introduire, et c’est ce qu’on n’observe pas toujours dans les mathématiques.

On ne prétend pas aussi, par ce qu’on vient de dire, condamner l’algèbre, telle principalement que M. Descartes l’a rétablie ; car encore que la nouveauté de quelques expressions de cette science lasse d’abord quelque peine à l’esprit, il y a si peu de variété et de confusion dans ces expressions, et le secours que l’esprit en reçoit surpasse si fort la difficulté qu’il y a trouvée, qu’on ne croit pas qu’il se puisse inventer une manière de raisonner et d’exprimer ses raisonnements qui s’accommode mieux avec la nature de l’esprit et qui puisse le porter plus avant dans la découverte des vérités inconnues. Les expressions de cette science ne partagent point la capacité de l’esprit ; elles ne chargent point la mémoire ; elles abrègent d’une manière merveilleuse toutes nos idées et tous nos raisonnements, et elles les rendent même en quelque manière sensibles par l’usage. Enfin leur utilité est beaucoup plus grande que celle des expressions, quoique naturelles, des figures dessinées de triangles, de carrés et autres semblables qui ne peuvent servir à la recherche et à l’exposition des vérités un peu cachées : mais c’est assez parler de la liaison des idées avec les traces du cerveau ; il est à propos de dire quelque chose de la liaison des traces les unes avec les autres, et par conséquent de celle qui est entre les idées qui répondent à ces traces.

II. Cette liaison consiste en ce que les traces du cerveau se lient si bien les unes avec les autres qu’elles ne peuvent plus se réveiller sans toutes celles qui ont été imprimées dans le même temps. Si un homme, par exemple, se trouve dans quelque cérémonie publique, s’il en remarque toutes les circonstances et toutes les principales personnes qui y assistent, le temps, le lieu, le jour et toutes les autres particularités, il suffira qu’il se souvienne du lieu, ou même d’une autre circonstance moins remarquable de la cérémonie, pour se représenter toutes les autres. C’est pour cela que quand nous ne nous souvenons pas du nom principal d’une chose, nous le désignons suffisamment en nous servant d’un nom qui signifie quelque circonstance de cette chose. Comme ne pouvant pas nous souvenir du nom propre d’une église, nous pouvons nous servir d’un autre nom qui signifie une chose qui y a quelque rapport. Nous pouvons dire : c’est cette église où il y avait tant de presse, où monsieur… prêchait, où nous allâmes dimanche ; et ne pouvant trouver le nom propre d’une personne, ou étant plus à propos de le désigner d’une autre manière, on le peut marquer par ce visage picoté de vérole, ce grand homme bienfait, ce petit bossu, selon les inclinations qu’on a pour lui, quoiqu’on ait tort de se servir de paroles de mépris.

Or la liaison mutuelle des traces, et par conséquent des idées les unes avec les autres, n’est pas seulement le fondement de toutes les figures de la rhétorique, mais encore d’une infinité d’autres choses de plus grande conséquence dans la morale, dans la politique, et généralement dans toutes les sciences qui ont quelque rapport à l’homme, et par conséquent de beaucoup de choses dont nous parlerons dans la suite.

La cause de cette liaison de plusieurs traces est l’ídentité du temps auquel elles ont été imprimées dans le cerveau, car il suffit que plusieurs traces aient été produites dans le même temps, afin qu’elles ne puissent plus se réveiller que toutes ensemble, parce que les esprits animaux trouvant le chemin de toutes la traces qui se sont faites dans le même temps, en trouvent, ils y continuent leur chemin à cause qu’ils y passent plus facilement que par les autres endroits du cerveau : c’est là la cause de la mémoire et des habitudes corporelles qui nous sont communes avec les bêtes.

Ces liaisons des traces ne sont pas toujours jointes avec les émotions des esprits, parce que toutes les choses que nous voyons ne nous paraissent pas toujours ou bonnes ou mauvaises. Ces liaisons peuvent aussi changer et se rompre, parce que n’étant pas toujours nécessaires à la conservation de la vie, elles ne doivent pas toujours être les mêmes.

Mais il y a dans notre cerveau des traces qui sont liées naturellement les unes avec les autres, et encore avec certaines émotions des esprits, parce que cela est nécessaire à la conservation de la vie, et leur liaison ne peut se rompre, ou ne peut se rompre facilement, parce qu’il est bon qu’elle soit toujours la même. Par exemple, la trace d’une grande hauteur que l’on voit au-dessous de soi, et de laquelle on est en danger de tomber, ou la trace de quelque grand corps qui est prêt à tomber sur nous et à nous écraser, est naturellement liée avec celle qui nous représente la mort, et avec une émotion des esprits qui nous dispose à la fuite et au désir de fuir. Cette liaison ne change jamais, parce qu’il est nécessaire qu’elle soit toujours la même, et elle consiste dans une disposition des fibres du cerveau que nous avons des notre naissance.

Toutes les liaisons qui ne sont point naturelles se peuvent et se doivent rompre, parce que les différentes circonstances des temps et des lieux les doivent changer, afin qu’elles soient utiles à la conservation de la vie. Il est bon que les perdrix, par exemple, fuient les hommes qui ont des fusils, dans les lieux ou dans les temps où l’on leur fait la chasse ; mais il n’est pas nécessaire qu’elles les fuient en d’autres lieux et en d’autres temps. Ainsi, pour la conservation de’tous les animaux, il est nécessaire qu’il y ait de certaines liaisons de traces qui se puissent former et détruire facilement ; qu’il y en ait d’autres qui ne se puissent rompre que difficilement, et d’autres enfin qui ne se puissent jamais rompre.

Il est très-utile de rechercher avec soin les différents effets que ces différentes liaisons sont capables de produire ; car ces effets sont en très-grand nombre et de très-grande conséquence pour la connaissance de l’homme.

III. Pour explication de la mémoire, il suffit de bien comprendre cette vérité : que toutes nos différentes perceptions sont attachées aux changements qui arrivent aux fibres de la partie principale du cerveau dans laquelle l’âme réside plus particulièrement, parce que ce seul principe supposé, la nature de la mémoire est expliquée. Car de même que les branches d’un arbre, qui ont demeure quelque temps ployées d’une certaine façon, conservent quelque facilité pour être ployées de nouveau de la même manière, ainsi les fibres du cerveau, ayant une fois reçu certaines impressions par le cours des esprits animaux et par l’action des objets, gardent assez longtemps quelque facilité pour recevoir ces mêmes dispositions. Or la mémoire ne consiste que dans cette facilité, puisque l’on pense aux mêmes choses lorsque le cerveau reçoit les mêmes impressions.

Comme les esprits animaux agissent tantôt plus et tantôt moins fort sur la substance du cerveau, et que les objets sensibles font des impressions bien plus grandes que l’imagination toute seule, il est facile de là de reconnaître pourquoi on ne se souvient pas également de toutes les choses que l’on a aperçues ; pourquoi, par exemple, ce que l’on a aperçu plusieurs fois se représente d’ordinaire à l’àme plus nettement que ce que l’on n’a aperçu qu’une ou deux fois ; pourquoi on se souvient plus distinctement des choses qu’on a vues que de celles qu’on a seulement imaginées ; et ainsi pourquoi on saura mieux, par exemple, la distribution des veines dans le foie après l’avoir vue une seule fois dans la dissection de cette partie qu’après l’avoir lue plusieurs fois dans un livre d’anatomie, et d’autres choses semblables.

Que si on veut faire réflexion sur ce qu’on a dit auparavant de l’imagination et sur le peu que l’on vient de dire de la mémoire, et si l’on est délivré de ce préjugé, que notre cerveau est trop petit pour conserver des vestiges et des impressions en fort grand nombre, on aura le plaisir de découvrir la cause de tous ces effets surprenants de la mémoire, dont parle saint Augustin avec tant d’admiration, dans le dixième livre de ses Confessions. Et l’on ne veut pas expliquer ces choses plus au long, parce qque l’on croit qu’il est plus à propos que chacun se les explique à soi-même par quelque effort d’esprit ; à cause que les choses qu’on découvre par cette voie sont toujours plus agréables, et font davantage d’impression sur nous que celles qu’on apprend des autres.

IV. Pour l’explication des habitudes, il est nécessaire de savoir la manière dont on a sujet de penser que l’âme remue les parties du corps auquel elle est unie. La voici. Selon toutes les apparences du monde, il y a toujours dans quelques endroits du cerveau, quels qu’ils soient, un assez grand nombre d’esprits animaux très-agités par la chaleur du cœur d’où ils sont sortis, et tous prêts de couler dans les lieux où ils trouvent le passage ouvert. Tous les nerfs aboutissent au réservoir de ces esprits, et l’âme a le pouvoir de déterminer leur mouvement et de les conduire par ces nerfs dans tous les muscles du corps. Ces esprits y étant entrés, ils les enflent, et par conséquent ils les raccourcissent ; ainsi ils remuent les parties auxquelles ces muscles sont attachés.

On n’aura pas de peine à se persuader que l’âme remue le corps de la manière qu’on vient d’expliquer, si on prend garde que, lorsqu’on a été long-temps sans manger, on a beau vouloir donner de certains mouvements à son corps, on n’en peut venir à bout, et même l’on a quelque peine à se soutenir sur ses pieds. Mais si on trouve moyen de faire couler dans son cœur quelque chose de fort spiritueux, comme du vin ou quel qu’autre pareille nourriture, on sent aussitôt que le corps obéit avec beaucoup plus de facilité, et l’on se remue en toutes les manières qu’on souhaite. Car cette seule expérience fait, ce me semble, assez voir que l’âme ne pouvait donner de mouvement à son corps faute d’esprits animaux, et que c’est par leur moyen qu’elle a recouvre son empire sur lui.

Or, les enflures des muscles sont si visibles et si sensibles dans les agitations de nos bras et de toutes les parties de notre corps, et il est si raisonnable de croire que ces muscles ne se peuvent enfler, que parce qu’il y entre quelque corps, de même qu’un ballon ne petit se grossir ni s’enfler que parce qu’il y entre de l’air ou autre chose, qu’il semble qu’on ne puisse douter que les esprits animaux ne soient poussés du cerveau, par les nerfs, jusque dans les muscles, pour les enfler et pour y produire tous les mouvements que nous souhaitons : car un muscle étant plein, il est nécessairement plus court que s’íl était vide. Ainsi il tire et remue la partie à laquelle il est attaché, comme on le peut voir expliqué plus au long dans les livres des Passions et de l’Homme de M. Descartes. On ne donne pas cependant cette explication comme parfaitement démontrée dans toutes ses parties. Pour la rendre entièrement évidente. il y a encore plusieurs choses à désirer, desquelles il est presque impossible de s’éclaircir. Mais il est aussi assez inutile de les savoir pour notre sujet ; car, que cette explication soit vraie ou fausse, elle ne laisse pas d’être également utile pour faire connaître la nature des habitudes, parce que si l’âme ne remue point le corps de cette manière, elle le remue nécessairement de quel qu’autre qui lui est assez semblable, pour en tirer les conséquences que nous en tirons.

Mais, afin de suivre notre explication, il faut remarquer que les esprits ne trouvent pas toujours les chemins par où ils doivent passer assez ouverts et assez libres, et que cela fait que nous avons, par exemple, de la difficulté à remuer les doigts avec la vitesse qui est nécessaire pour jouer des instruments de musique, ou les muscles qui servent à la prononciation pour prononcer les mots d’une langue étrangère ; mais que peu à peu les esprits animaux, par leur cours continuel, ouvrent et aplanissent ces chemins, en sorte qu’avec le temps ils n’y trouvent plus de résistance. Or, c’est dans cette facilité que les esprits animaux ont de passer dans les membres de notre corps que consistent les habitudes.

Il est très-facile, selon cette explication, de résoudre une infinité de questions qui regardent les habitudes, comme, par exemple, pourquoi les enfants sont plus capables d’acquérir de nouvelles habitudes que les personnes plus âgées ; pourquoi il est très-difficile de perdre de vieilles habitudes ; pourquoi les hommes, à force de parler, ont acquis une si grande facilité à cela, qu’ils prononcent leurs paroles avec une vitesse incroyable, et même sans y penser, comme il n’arrive que trop souvent à ceux qui disent des prières qu’ils ont accoutumé de faire depuis plusieurs années. Cependant, pour prononcer un seul mot, il faut remuer dans un certain temps et dans un certain ordre plusieurs muscles à la fois, comme ceux de la langue, des lèvres, du gosier et du diaphragme. Mais on pourra, avec un peu de méditation, se satisfaire sur ces questions et sur plusieurs autres très-curieuses et assez utiles ; et il n’est pas nécessaire de s’y arrêter.

Il est visible, par ce que l’on vient de dire, qu’il y a beaucoup de rapport entre la mémoire et les habitudes, et qu’en un sens la mémoire peut passer pour une espèce d’habitude. Car, de même que les habitudes corporelles consistent dans la facilité que les esprits ont acquise de passer par certains endroits de notre corps ; ainsi la mémoire consiste dans les traces que les mêmes esprits ont imprimées dans le cerveau, lesquelles sont causes de la facilité que nous avons de nous souvenir des choses. De sorte que, s’il n’y avait point de perceptions attachées aux cours des esprits animaux ni à ces traces, il n’y aurait aucune différence entre la mémoire et les autres habitudes. Il n’est pas aussi plus difficile de concevoir que les bêtes, quoique sans âme et incapables d’aucune perception, se souviennent en leur manière des choses qui ont fait impression dans leur cerveau que de concevoir qu’elles soient capables d’acquérir différentes habitudes ; et, après ce que je viens de dire des habitudes, je ne vois pas qu’il y ait beaucoup plus de difficulté à se représenter comment les membres de leur corps acquièrent peu à peu différentes habitudes qu’à concevoir comment une machine nouvellement faite ne joue pas si facilement que lorsqu’on en a fait quelque usage.


CHAPITRE VI.
I. Que les fibres du cerveau ne sont pas sujettes à des changements si prompts que les esprits. — II. Trois différents changements dans les trois différents âges.


I. Toutes les parties des corps vivants sont dans un mouvement continuel, les parties solides et les fluides, la chair aussi bien que le sang ; il y a seulement cette différence entre le mouvement des unes et des autres, que celui des parties du sang est visible et sensible, et que celui des fibres de notre chair est tout à fait imperceptible. Il y a donc cette différence entre les esprits animaux et la substance du cerveau, que les esprits animaux sont très-agités et très-fluides, et que la substance du cerveau a quelque solidité et quelque consistance ; de sorte que les esprits se divisent en petites parties et se dissipent en peu d’heures, en transpirant par les pores des vaisseaux qui les contiennent, et il en vient souvent d’autres en leur place qui ne leur sont point du tout semblables. Mais les fibres du cerveau ne sont pas si faciles à se dissiper : il ne leur arrive pas souvent des changements considérables, et toute leur substance ne peut changer qu’après plusieurs années.

II. Les différences les plus considérables qui se trouvent dans le cerveau d’un même homme pendant toute sa vie, sont dans l’enfance, dans l’âge d’un homme fait, et dans la vieillesse.

Les fibres du cerveau dans l’enfance sont molles, flexibles et délicates ; avec l’âge elles deviennent plus sèches, plus dures et plus fortes ; mais, dans la vieillesse, elles sont tout à fait inflexibles, grossières, et mêlées quelquefois avec des humeurs superflues que la chaleur très-faible de cet âge ne peut plus dissiper. Car, de même que nous voyons que les fibres qui composent la chair se durcissent avec le temps, et que la chair d’un perdreau est sans contestation plus tendre que celle d’une vieille perdrix, ainsi les fibres du cerveau d’un enfant ou d’un jeune homme doivent être beaucoup plus molles et plus délicates que celles des personnes plus avancées en âge.

L’on reconnaîtra la raison de ces changements si on considère que ces fibres sont continuellement agitées par les esprits animaux qui coulent à l’entour d’elles en plusieurs différentes manières ; car, de même que les vents séchent la terre sur laquelle ils soufflent, ainsi les esprits animaux, par leur agitation continuelle, rendent pen à peu la plupart des fibres du cerveau de l’homme plus sèches, plus comprimées et plus solides, en sorte que les personnes plus âgées les doivent avoir presque toujours plus inflexibles que ceux qui sont moins avancés en âge ; et pour ceux qui sont de même âge, les ivrognes qui, pendant plusieurs années, ont fait excès de vin ou de semblables boissons capables d’enivrer, doivent les avoir aussi plus solides et plus inflexibles que ceux qui se sont privés de ces boissons pendant toute leur vie.

Or, les différentes constitutions du cerveau dans les enfants, dans les hommes faits et dans les vieillards sont des causes fort considérables de la différence qui se remarque dans la faculté d’imaginer de ces trois âges, desquels nous allons parler dans la suite.


CHAPITRE VII.
I. De la communication qui est entre le cerveau d’une mère et celui de son enfant. — II. De la communication qui est entre notre cerveau et les autres parties de notre corps, laquelle nous porte à l’imitation et in la compassion. — III. Explication de la génération des enfants monstrueux, et de la propagation des espèces. — IV. Explication de quelques dérèglements d’esprit et de quelques inclinations de la volonté. — V. De la concupiscence et du péché originel. — VI. Objections et réponses.


Il est, ce me semble, assez évident que nous tenons à toutes choses et que nous avons des rapports naturels à tout ce qui nous environne, lesquels nous sont très-utiles pour la conservation et pour la commodité de la vie, Mais tous ces rapports ne sont pas égaux. Nous tenons bien davantage à la France qu’à la Chine, au soleil qu’à quelque étoile, à notre propre maison qu’à celle de nos voisins. Il y a des liens invisibles qui nous attachent bien plus étroitement aux hommes qu’aux bêtes, à nos parents et à nos amis qu’à des étrangers, à ceux de qui nous dépendons pour la conservation de notre être qu’à ceux de qui nous ne craignons et n’espérons rien.

Ce qu’il y a principalement à remarquer dans cette union naturelle qui est entre nous et les autres hommes, c’est qu’elle est d’autant plus grande, que nous avons davantage besoin d’eux. Les parents et les amis sont unis étroitement les uns aux autres : on peut dire que leurs douleurs et leurs misères sont communes, aussi bien que leurs plaisirs et leur félicité ; car toutes les passions et tous les sentiments de nos amis se communiquent à nous par l’impression de leur manière, et par l’aír de leur visage. Mais parce qu’absolument nous pouvons vivre sans eux, l’union naturelle qui est entre eux et nous n’est pas la plus grande qui puisse ètre.

I. Les enfants dans le sein de leurs mères, le corps desquels n’est point encore entièrement formé, et qui sont par eux-mêmes dans un état de faiblesse et de disette la plus grande qui se puisse concevoir, doivent aussi être unis avec leurs mères de la manière la plus étroite qui se puisse imaginer. Et quoique leur âme soit séparée de celle de leur mère, leur corps n’étant point détaché du sien, on doit penser qu’ils ont les mêmes sentiments et les mêmes passions, en un mot toutes les mêmes pensées qui s’excitent dans l’âme à l’occasion des mouvements qui se produisent dans le corps.

Ainsi les enfants voient ce que leurs mères voient, ils entendent les mêmes cris, ils reçoivent les mêmes impressions des objets, et ils sont agités des mêmes passions. Car puisque l’air du visage d’un homme passionné pénètre ceux qui le regardent, et imprime naturellement en eux une passion semblable à celle qui l’agite, quoique l’union de cet homme avec ceux qui le considèrent ne soit pas fort grande : on à ce me semble raison de penser que les mères sont capables d’imprimer dans leurs enfants tous les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et toutes les mêmes passions dont elles sont agitées. Car enfin le corps de l’enfant ne fait qu’un même corps avec celui de la mère, le sang et les esprits sont communs à l’un et à l’autre : les sentiments et les passions sont des suites naturelles des mouvements des esprits et du sang, et ces mouvements se communiquent nécessairement de la mère à l’enfant. Donc les passions et les sentiments et généralement toutes les pensées dont le corps est l’occasion sont communes à la mère et à l’enfant.

Ces choses me paraissent incontestables pour plusieurs raisons.

Car si l’on considère seulement qu’une mère fort effrayée à la vue d’un chat, engendre un enfant, que l’horreur surprend toutes les fois que cet animal se présente à lui, il est aisé d’en conclure qu’il faut donc que cet enfant ait vu avec horreur et avec émotion d’esprits ce que sa mère voyait, lorsqu’elle le portait dans son sein : puisque la vue d’un chat qui ne lui fait aucun mal, produit encore en lui de si étranges effets. Cependant je n’avance tout ceci que comme une supposition, qui selon ma pensée se trouvera suffisamment démontrée par la suite. Car toute supposition qui peut satisfaire à la résolution de toutes les difficultés que l’on peut former, doit passer pour un principe incontestable.

II. Les liens invisibles par lesquels l’auteur de la nature unit tous ses ouvrages, sont dignes de la sagesse de Dieu et de l’admiration des hommes ; il n’y a rien de plus surprenant ni de plus instructif tout ensemble ; mais nous n’y pensons pas. Nous nous laisons conduire sans considérer celui qui nous conduit, ni comment il nous conduit : la nature nous est cachée aussi bien que son auteur ; et nous sentons les mouvements qui se produisent en nous, sans en considérer les ressorts. Cependant il y a peu de choses qu’il nous soit plus nécessaire de connaître ; car c’est de leur connaissance que dépend l’explication de toutes les choses qui ont rapport à l’homme.

Il y a certainement dans notre cerveau des ressorts qui nous portent naturellement à l’imitation, car cela est nécessaire à la société civile. Non seulement il est nécessaire que les enfants croient leurs pères ; les disciples, leurs maîtres ; et les inférieurs, ceux qui sont au dessus d’eux : il faut encore que tous les hommes aient quelque disposition à prendre les mêmes manières et à faire les mêmes actions que ceux avec qui ils veulent vivre. Car afin que les hommes se lient, il est nécessaire qu’ils se ressemblent et par le corps et par l’esprit. Ceci est le principe d’une infinité de choses dont nous parlerons dans la suite. Mais, pour ce que nous avons à dire dans ce chapitre, il est encore nécessaire que l’on sache qu’il y a dans ie cerveau des dispositions naturelles qui nous portent à la compassion aussi bien qu’à l’imitation.

Il faut donc savoir que non seulement les esprits animaux se portent naturellement dans les parties de notre corps pour faire les mêmes actions, et les mêmes mouvements que nous voyons faire aux autres ; mais encore pour recevoir en quelque manière leurs blessures, et pour prendre part à leurs misères. Car l’expérience nous apprend que, lorsque nous considérons avec beaucoup d’attention quelqu’un que l’on frappe rudement, ou qui a quelque grande plaie, les esprits se transportent avec effort dans les parties de notre corps qui répondent à celles que l’on voit blesser dans un autre, pourvu que l’on ne détourne point ailleurs le cours de ces esprits en se chatouillant volontairement avec quelque force une autre partie que celle que l’on voit blesser ; ou que le cours naturel des esprits vers le cœur et les viscères, qui est ordinaire aux émotions subites, n’entraîne ou ne change point celui dont nous parlons, ou enfin que quelque liaison extraordinaire des traces du cerveau et des mouvements des esprits ne fassent pas le même effet.

Ce transport des esprits dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que l’on voit blesser dans les autres, se fait bien sentir dans les personnes délicates, qui ont l’imagination vive et les chairs fort tendres et fort molles. Car ils ressentent fort souvent comme une espèce de frémissement dans leurs jambes, par exemple, s’ils regardent attentivement quelqu’un qui y ait un ulcère, ou qui y reçoive actuellement quelque coup. Voici ce qu’un de mes amis m’écrit, qui pourra confirmer ma pensée. « Un homme d’âge, qui demeure chez une de mes sœurs, étant malade, une jeune servante de la maison tenait la chandelle, comme on le saignait au pied. Quand elle lui vit donner le coup de lancette, elle fut saisie d’une telle appréhension, qu’elle sentit trois ou quatre jours ensuite, une douleur si vive au même endroit du pied qu’elle fut obligée de garder le lit pendant ce temps. » La raison de cet accident est donc selon mon principe z que les esprits se répandent avec force dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que nous voyons blesser dans les autres ; et cela, afin que les tenant plus bandées, ils les rendent plus sensibles à notre âme, et qu’elle soit sur ses gardes pour éviter les maux que nous voyons arriver aux autres.

Cette compassion dans les corps produit la compassion dans les esprits. Elle nous excite à soulager les autres, parce qu’en cela nous nous soulageons nous-mêmes. Enfin elle arrête notre malice et notre cruauté. Car l’horreur du sang, la frayeur de la mort, en un mot l’impression sensible de la compassion empêche souvent de massacrer des bêtes, les personnes même les plus persuadées que ce ne sont que des machines ; parce que la plupart des hommes ne les peuvent tuer sans se blesser par le contre-coup de la compassion.

Ce qu’il faut principalement remarquer ici, c’est que la vue sensible de la blessure qu’une personne reçoit, produit dans ceux qui le voient une autre blessure d’autant plus grande, qu’ils sont plus faibles et plus délicats. Parce que cette vue sensible poussant avec effort les esprits animaux dans les parties du corps qui répondent à celles que l’on voit blesser, ils font une plus grande impression dans les fibres d’un corps délicat que dans celles d’un corps fort et robuste.

Ainsi les hommes qui sont pleins de force et de vigueur ne sont point blessés par la vue de quelque massacre, et ils ne sont pas tant portés à la compassion à cause que cette vue choque leur corps que parce qu’elle choque leur raison. Ces personnes n’ont point de compassion pour les criminels ; ils sont inflexibles et inexorables. Mais pour les femmes et les enfants, ils souffrent beaucoup de peine par les blessures qu’ils voient recevoir à d’autres. Ils ont machinalement beaucoup de compassion des misérables, et ils ne peuvent même voir battre ni entendre crier une bête sans quelque inquiétude d’esprit.

Pour les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère, la délicatesse des fibres de leur chair étant infiniment plus grande, que celle des femmes et des enfants, le cours des esprits y doit produire des changements plus considérables, comme on le verra dans la suite.

On regardera encore ce que je viens de dire comme une simple supposition si on le souhaite ainsi ; mais on doit tâcher de la bien comprendre, si on veut concevoir distinctement les choses que je prétends expliquer dans ce chapitre. Car les deux suppositions que je viens de faire sont les principes d’une infinité de choses que l’on croit ordinairement fort difficiles et fort cachées, et qu’il me paraît en effet impossible d’éclaircir sans recevoir ces suppositions. Voici des exemples.

III. Il y a environ sept ou huit ans, que l’on voyait aux Incurables un jeune homme qui était né fou, et dont le corps était rompu dans les mêmes endroits, dans lesquels on rompt les criminels. Il a vécu près de vingt ans en cet état : plusieurs personnes l’ont vu, et la feue reine-mère allant visiter cet hôpital eut la curiosité de le voir et même de toucher les bras et les jambes de ce jeune homme aux endroits où ils étaient rompus.

Selon les principes que je viens d’établir, la cause de ce funeste accident fut, que sa mère ayant su qu’on allait rompre un criminel, l’alla voir exécuter. Tous les coups que l’on donna à ce misérable frappèrent avec force l’imagination de cette mère, et par une espèce de contre-coup[55] le cerveau tendre et délicat de son enfant. Les fibres du cerveau de cette femme furent étrangement ébranlées, et peut-être rompues en quelques endroits, par le cours violent des esprits produit à la vue d’une action si terrible, mais elles eurent assez de consistance pour empêcher leur bouleversement entier. Les fibres au contraire du cerveau de l’enfant ne pouvant résister au torrent de ces esprits furent entièrement dissipées, et le ravage fut assez grand pour lui faire perdre l’esprit pour toujours. C’est là la raison pour laquelle il vint au monde privé de sens. Voici celle pour laquelle il était rompu aux mêmes parties du corps que le criminel, que sa mère avait vu mettre à mort.

A la vue de cette exécution si capable d’effrayer une femme, le cours violent des esprits animaux de la mère alla avec force de son cerveau vers tous les endroits de son corps qui répondaient à ceux du criminel[56], et la même chose se passa dans l’enfant. Mais, parce que les os de la mère étaient capables de résister à la violence de ces esprits, ils n’en furent point blessés. Peut-être même qu’elle ne ressentit pas la moindre douleur, ni le moindre frémissement dans les bras ni dans les jambes, lorsqu’on les rompait au criminel. Mais ce cours rapide des esprits fut capable d’entraîner les parties molles et tendres des os de l’enfant. Car les os sont les dernières parties du corps qui se forment, et ils ont très-peu de consistance dans les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère. Et il faut remarquer que si cette mère eût déterminé le mouvement de ces esprits vers quelque autre partie de son corps en se chatouillant avec force, son enfant n’aurait point eu les os rompus ; mais la partie, qui eût répondu à celle vers laquelle la mère aurait déterminé ces esprits, eût été fort blessée, selon ce que j’ai déjà dit.

Les raisons de cet accident sont générales pour expliquer comment les femmes, qui voient durant leur grossesse des personnes marquées en certaines parties du visage, impriment leurs enfants les mêmes marques, et dans les mêmes parties du corps ; et l’on peut juger de là que c’est avec raison qu’on leur dit, qu’elles se frottent à quelque partie cachée du corps, lorsqu’elles aperçoivent quelque chose qui les surprend, et qu’elles sont agitées de quelque passion violente, car cela peut faire que les marques se tracent plutôt sur ces parties cachées que sur le visage de leurs enfants.

Nous aurions souvent des exemples pareils à celui que nous venons de rapporter, si les enfants pouvaient vivre après avoir reçu de si grandes plaies ; mais d’ordinaire ce sont des avortons. Car on peut dire que presque teus les enfants qui meurent dans le ventre de leurs mères, sans qu’elles soient malades, n’ont point d’autre cause de leur malheur, que l’épouvante, quelque désir ardent, ou quelque autre passion violente de leurs mères. Voici un autre exemple assez particulier.

Il n’y a pas un an qu’une femme ayant considéré avec trop d’application le tableau de saint Pie dont on célébrait la fête de la canonisation, accoucha d’un enfant qui ressemblait parfaitement à la représentation de ce saint. Il avait le visage d’un vieillard, autant qu’en est capable un enfant qui n’a point de barbe. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, ses yeux tournés vers le ciel, et il avait très-peu de front ; parce que l’image de ce saint étant élevée vers la voûte de l’Église en regardant le ciel, n’avait aussi presque point de front. Il avait une espèce de mitre renversée sur ses épaules avec plusieurs marques rondes aux endroits, où les mitres sont couvertes de pierreries. Enfin cet enfant ressemblait fort au tableau, sur lequel sa mère l’avait formé par la force de son imagination. C’est une chose que tout Paris a pu voir aussi bien que moi, parce qu’on 1’a conservé assez long-temps dans de l’esprit de vin.

Cet exemple a cela de particulier que ce ne fut pas la vue d’un homme vivant et agité de quelque passion qui émut les esprits et le sang de la mère pour produire un si étrange effet, mais seulement la vue d’un tableaux : laquelle cependant fut fort sensible et accompagnée d’une grande émotion d’esprits, soit par l’ardeur et par l’application de la mère, soit par l’agitation que le bruit de la fête causait en elle.

Cette mère regardant donc avec application et avec émotion d’esprits ce tableau, l’enfant, selon la première supposition, le voyait comme elle avec application et avec émotion d’esprits. La mère en étant vivement frappée l’imitait au moins dans la posture, selon la deuxième supposition ; car son corps étant entièrement formé et les fibres de sa chair assez dures pour résister au cours des esprits, elle ne pouvait pas l’imiter ou se rendre semblable à lui en toutes choses. Mais les fibres de la chair de l’enfant étant extrêmement molles et par conséquent susceptibles de toutes sortes d’arrangements, le cours rapide des esprits produisit dans sa chair tout ce qui était nécessaire pour le rendre entièrement semblable à l’image qu’il voyait ; et l’imitation à laquelle les enfants sont les plus disposés fut presque aussi parfaite qu’elle le pouvait être. Mais cette imitation ayant donné au corps de cet enfant une figure trop extraordinaire, elle lui causa la mort.

Il y a bien d’autres exemples de la force de l’imagination des mères dans les auteurs, et il n’y a rien de si bizarre dont elles n’avortent quelquefois. Car non-seulement elles font des enfants difformes, mais encore des fruits dont elles ont souhaité de manger, des pommes, des poires, des grappes de raisin et d’autres choses semblables. Les mères imaginant et désirant fortement de manger des poires par exemple, les enfants, si le fœtus est animé, les imaginent et les désirent de même avec ardeur ; et (que le fœtus soit ou ne soit pas animé) le cours des esprits, excité par l’image du fruit désiré, se répandant dans un petit corps fort capable de changer de figure à cause de sa mollesse, ces pauvres enfants deviennent semblables aux choses qu’íls souhaitent avec trop d’ardeur. Mais les mères n’en souffrent point de mal, parce que leur corps n’est pas assez mou pour prendre la figure des corps qu’elles imaginent ; ainsi elles ne peuvent pas les imiter ou se rendre entièrement semblables à elles. »

Or il ne faut pas s’imaginer que cette correspondance que je viens d’expliquer et qui est quelquefois cause de si grands désordres, soit une chose inutile ou mal ordonnée dans la nature. Au contraire elle semble très-utile à la propagation du corps humain ou à la formation du fœtus, et elle est absolument nécessaire à la transmission de certaines dispositions du cerveau qui doivent être différentes en différents temps et en différents pays ; car il est nécessaire par exemple que les agneaux aient dans de certains pays le cerveau tout à fait disposé à fuir les loups, à cause qu’il y en a beaucoup en ces lieux et qu’ils sont fort a craindre pour eux.

Il est vrai que cette communication du cerveau de la mère avec celui de son enfant a quelquefois de mauvaises suites, lorsque les mères se laissent surprendre par quelque passion violente. Cependant il me semble que sans cette communication les femmes et les animaux ne pourraient pas facilement engendrer des petits de même espèce. Car encore que l’on puisse donner quelque raison de la formation du fœtus en général, comme M. Descartes l’a tenté assez heureusement, cependant il est très-difficile, sans cette communication du cerveau de la mère avec celui de l’enfant, d’expliquer comment une cavale n’engendre point un bœuf, et une poule un œuf qui contienne une petite perdrix ou quelque oiseau d’une nouvelle espèce, et je crois que ceux qui ont inédite sur la formation du fœtus seront de ce sentiment.

Il est vrai que la pensée la plus raisonnable et la plus conforme à l’expérience sur cette question très-difficile de la formation du fœtus, c’est que les enfants sont déjà presque tout formés avant même l’action par laquelle ils sont conçus, et que leurs mères ne font que leur donner l’accroissement ordinaire dans le temps de la grossesse. Cependant cette communication des esprits animaux et du cerveau de la mère avec les esprits et le cerveau de l’enfant semble encore servir à régler cet accroissement et à déterminer les parties qui servent à sa nourriture à se ranger à peu près de la même manière que dans le corps de la mère, c’est-à-dire à rendre l’enfant semblable à la mère ou de même espèce qu’elle. Cela paraît assez par les accidents qui arrivent lorsque l’imagination de la mère se dérègle et que quelque passion violente change la disposition naturelle de son cerveau ; car alors, comme nous venons d’expliquer, cette communication change la conformation du corps de l’enfant, et les mères avortent quelquefois des fœtus d’autant plus semblables aux fruits qu’elles ont désirés que les esprits trouvent moins de résistance dans les fibres du corps de l’enfant.

On ne nie pas cependant que Dieu, sans cette communication dont nous venons de parler, n’ait pu disposer d’une manière si exacte et si régulière toutes les choses qui sont nécessaires à la propagation de l’espèce pour des siècles infinis, que les mères n’eussent jamais avorté et même qu’elles eussent toujours eu des enfants de même grandeur, de même couleur, en un mot tels qu’on les eût pris l’un pour l’autre ; car nous ne devons pas mesurer la puissance de Dieu par notre faible imagination, et nous ne savons point les raisons qu’il a pu avoir dans la construction de son ouvrage.

Nous voyons tous les jours que sans le secours de cette communication les plantes et les arbres produisent assez régulièrement leurs semblables, et que les oiseaux et beaucoup d’autres animaux n’en ont pas besoin pour faire croître et éclore d’autres petits lorsqu’ils couvent des œufs de différente espèce ; comme lorsqu’une poule couve des œufs de perdrix ; car quoique l’on ait raison de penser que les graines et les œufs contiennent déjà les plantes et les oiseaux qui en sortent, et qu’il se puisse faire que les petits corps de ces oiseaux aient reçu leur conformation par la communication dont on a parlé, et les plantes la leur par le moyen d’une autre communication équivalente, cependant c’est peut-être deviner. Mais quand même on ne devinerait pas, on ne doit pas tout à fait juger par les choses que Dieu a faites quelles sont celles qu’il peut faire.

Si on considère toutefois que les plantes qui reçoivent leur accroissement par l’action de leur mère lui ressemblent beaucoup plus que celles qui viennent de graine ; que les tulipes, par exemple, qui viennent de cayeux sont de même couleur que leur mère, et que celles qui viennent de graine en sont presque toujours fort différentes ; on ne pourra douter que si la communication de la mère avec le fruit n’est pas absolument nécessaire afin qu’il soit de même espèce, elle est toujours nécessaire afin que ce fruit lui soit entièrement semblable.

De sorte qu’encore que Dieu ait prévu que cette communication du cerveau de la mère avec celui de son enfant ferait quelquefois mourir des fœtus et engendrer des monstres à cause du dérèglement de l’invagination de la mère, cependant cette communication est si admirable et si nécessaire par les raisons que je viens de dire, et pour plusieurs autres que je pourrais encore ajouter, que cette connaissance que Dieu a eue de ces inconvénients ne lui a pas dû empêcher d’exécuter son dessein. On peut dire en un sens que Dieu n’a pas eu dessein de faire des monstres, car il me paraît évident que si Dieu ne faisait qu’un animal il ne le ferait jamais monstrueux. Mais ayant eu dessein de produire un ouvrage admirable par les voies les plus simples et de lier toutes ses créatures les unes avec les autres, il a prévu certains effets qui suivraient nécessairement de l’ordre et de la nature des choses, et cela ne l’a pas détourné de son dessein. Car enfin, quoiqu’un monstre tout seul soit un ouvrage imparfait ; toutefois lorsqu’il est joint avec le reste des créatures, il ne rend point le monde imparfait ou indigne de la sagesse du Créateur.

Nous avons suffisamment expliqué ce que l’imagination d’une mère peut faire sur le corps de son enfant ; examinons présentement le pouvoir qu’elle a sur son esprit et tâchons ainsi de découvrir les premiers dérèglements de l’esprit et de la volonté des hommes dans leur origine, car c’est là notre principal dessein.

IV. Il est certain que les traces du cerveau sont accompagnées des sentiments et des idées de l’âme, et que les émotions des esprits animaux ne se font point dans le corps qu’il n’y ait dans l’âme des mouvements qui leur répondent ; en un mot, il est certain que toutes les passions et tous les sentiments corporels sont accompagnés de véritables sentiments et de véritables passions de l’âme. Or, selon notre première supposition, les mères communiquent à leurs enfants les traces de leur cerveau, et ensuite le mouvement de leurs esprits animaux. Donc elles font naître dans l’esprit de leurs enfants les mêmes passions et les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et par conséquent elles leur corrompent le cœur et la raison en plusieurs manières.

S’il se trouve tant d’enfants qui portent sur leur visage des marques ou des traces de l’idée qui a frappé leur mère, quoique les fibres de la peau fassent beaucoup plus de résistance au cours des esprits que les parties molles du cerveau, et que les esprits soient beaucoup plus agités dans le cerveau que vers la peau, on ne peut pas raisonnablement douter que les esprits animaux de la mère ne produisent dans le cerveau de leurs enfants beaucoup de traces de leurs émotions déréglées. Or les grandes traces du cerveau et les émotions des esprits qui leur répondent, se conservant long-temps et quelquefois toute la vie, il est évident que comme il n’y a guère de femmes qui n’aient quelques faiblesses et qui n’aient été émues de quelque passion pendant leur grossesse, il ne doit y avoir que très-peu d’enfants qui n’aient l’esprít mal tourné en quelque chose et qui n’aient quelque passion dominante.

On n’a que trop d’expériences de ces choses, et tout le monde sait assez qu’il y a des familles entières qui sont affligées de grandes faiblesses d’imagination qu’elles ont héritées de leurs parents ; mais il n’est pas nécessaire d’en donner ici des exemples particuliers. Au contraire il est plus à propos d’assurer, pour la consolation de quelques personnes, que ces faiblesses des parents n’étant point naturelles ou propres à la nature de l’homme, les traces et les vestiges du cerveau qui en sont cause se peuvent effacer avec le temps.

On peut toutefois rapporter ici l’exemple du roi Jacques d’Angleterre, duquel par le chevalier d’lgby dans le livre de la Poudre de sympathie qu’il a donné au public. Il assure dans ce livre que Marie Stuart étant grosse du roi Jacques, quelques seigneurs d’Écosse entrèrent dans sa chambre et tuèrent en sa présence son secrétaire, qui était Italien, quoiqu’elle se fût jetée au-devant d’eux pour les en empêcher ; que cette princesse y reçut quelques légères blessures, et que la frayeur qu’elle eut fit de si grandes impressions dans son imagination qu’elles se communiquèrent à l’enfant qu’elle portait dans son sein : de sorte que le roi Jacques son fils demeura toute sa vie sans pouvoir regarder une épée nue. Il dit qu’il l’expérimenta lui-même lorsqu’il fut fait chevalier, car ce prince lui devant toucher l’épaule de l’épée, il la lui porta droit au visage, et l’en eût même blessé si quelqu’un ne l’eût conduite adroitement où il fallait. Il y a tant de semblables exemples qu’il est inutile d’en aller chercher dans les auteurs. On ne croit pas qu’il se trouve quelqu’un qui conteste ces choses ; car enfin on voit un très-grand nombre de personnes qui ne peuvent souffrir la vue d’un rat, d’une souris, d’un chat, d’une grenouille, et principalement des animaux qui rampent, comme les serpents et les couleuvres, et qui ne connaissent point d’autre cause de ces aversions extraordinaires que la peur que leurs mères ont eue de ces divers animaux pendant leur grossesse.

V. Mais ce que je souhaite principalement que l’on remarque, c’est qu’il y a toutes les apparences possibles que les hommes gardent encore aujourd’hui dans leur cerveau des traces et des impressions de leurs premiers parents. Car de même que les animaux produisent leurs semblables et avec des vestiges semblables dans leur cerveau, lesquels sont cause que les animaux de même espèce ont les mêmes sympathies et antipathies, et qu’ils font les mêmes actions dans les mêmes rencontres ; ainsi nos premiers parents, après leur péché, ont reçu dans leur cerveau de si grands vestiges et des traces si profondes par l’impression des objets sensibles, qu’ils pourraient bien les avoir communiqués à leurs enfants. De sorte que cette grande attache que nous avons déjà dès le ventre de nos mères à toutes les choses sensibles, et ce grand éloignement de Dieu où nous sommes en cet état, pourrait être expliqué en quelque manière par ce que nous venons de dire.

Car comme il est nécessaire, selon l’ordre établi de la nature, que les pensées de l’âme soient conformes aux traces qui sont dans le cerveau, on pourrait dire que dès que nous sommes formés dans le ventre de nos meres, nous sommes dans le péché et infectés de la corruption de nos parents, puisque des ce temps-la nous sommes très-fortement attachés aux plaisirs de nos sens. Ayant dans notre cerveau des traces semblables à celles des personnes qui nous donnent l’être, il est nécessaire que nous ayons aussi les mêmes pensées et les mêmes inclinations qui ont rapport aux objets sensibles.

Ainsi nous devons naître avec la concupiscence et avec le péché originel[57]. Nous devons naître avec la concupiscence, si la concupiscence n’est que l’effort naturel que les traces du cerveau font sur l’esprit pour l’attacher aux choses sensibles ; et nous devons naître dans le péché originel, si le péché originel n’est autre chose que le règne de la concupiscence et que ses efforts comme victorieux et connue maîtres de l’esprit. et du cœur de l’enfant[58]. Or il y a grande apparence que le règne de la concupiscence ou la victoire de la concupiscence est ce qu’on appelle péché originel dans les enfants et péché actuel dans les hommes libres.

VI. Il semble seulement qu’on pourrait conclure des principes que je viens d’établir une chose contraire à l’expérience, savoir que la mère devrait toujours communiquer à son enfant des habitudes et des inclinations semblables à celles qu’elle a, et la facilité d’imaginer et d’apprendre les mêmes choses qu’elle connaît ; car toutes ces choses ne dépendent, comme l’on a dit, que des traces et des vestiges du cerveau. Or, il est certain que les traces et les vestiges du cerveau des mères se communiquent aux enfants. On a prouvé ce fait par les exemples qu’on a rapportés touchant les hommes, et il est encore confirmé par l’exemple des animaux, dont les petits ont le cerveau rempli des mêmes vestiges que ceux dont ils sont sortis ; ce qui fait que tous ceux qui sont d’une même espèce ont la même voix, la même manière de remuer leurs membres, et enfin les mêmes ruses pour prendre leur proie et pour se défendre de leurs ennemis. Il devrait donc suivre de là que, puisque toutes les traces des mères se gravent et s’impriment dans le cerveau des enfants, les enfants devraient naître avec les mêmes habitudes et les autres qualités qu’ont leurs mères, et même les conserver ordinairement toute leur vie, puisque les habitudes qu’on a des sa plus tendre jeunesse sont celles qui se conservent plus long-temps ; ce qui néanmoins est contraire à l’expérience.

Pour répondre à cette objection, il faut savoir qu’il y a de deux sortes de traces dans le cerveau. Les unes sont naturelles ou propres à la nature de l’homme, les autres sont acquises. Les naturelles sont très-profondes et il est impossible de les effacer tout à fait ; les acquises, au contraire, se peuvent perdre facilement, parce que d’ordinaire elles ne sont pas si profondes. Or, quoique les naturelles et les acquises ne diffèrent que du plus ou du moins, et que souvent les premières aient moins de force que les secondes, puisque l’on accoutume tous les jours des animaux à faire des choses tout à fait contraires à celles auxquelles ils sont portés par ces traces naturelles (on accoutume par exemple un chien à ne point toucher à du pain et à ne point courir après une perdrix qu’il voit et qu’il sent) ; cependant il y a cette différence entre ces traces : que les naturelles ont pour ainsi dire de secrètes alliances avec les autres parties du corps ; car tous les ressorts de notre machine s’aident. les uns les autres pour se conserver dans leur état naturel. Toutes les parties de notre corps contribuent mutuellement à toutes les choses nécessaires pour la conservation ou pour le rétablissement des traces naturelles. Ainsi on ne les peut tout à fait effacer, et elles commencent à revivre lorsqu’on croit les avoir détruites.

Au contraire les traces acquises, quoique plus grandes, plus profondes et plus fortes que les naturelles, se perdent peu à peu, si l’on n’a soin de les conserver par l’application continuelle des causes qui les ont produites ; parce que les autres parties du corps ne contribuent point à leur conservation, et qu’au contraire elles travaillent continuellement à les effacer et à les perdre. On peut comparer ces traces aux plaies ordinaires du corps ; ce sont des blessures que notre cerveau a reçues, lesquelles se referment d’elles-mêmes comme les autres plaies par la construction admirable de la machine. Si on faisait dans la joue une incision plus grande même que la bouche, cette ouverture se refermerait peu à peu. Mais l’ouverture de la bouche étant naturelle elle ne se peut jamais rejoindre. Il en est de même des traces du cerveau ; les naturelles ne s’effacent point, mais les autres se guérissent avec le temps. Vérité dont les conséquences sont infinies par rapport à la morale.

Comme donc il n’y a rien dans tout le corps qui ne soit conforme aux traces naturelles, elles se transmettent dans les enfants avec toute leur force. Aussi les perroquets font des petits qui ont les mêmes cris ou les mêmes chants naturels qu’ils ont eux-mêmes. Mais parce que les traces acquises ne sont que dans le cerveau et qu’elles ne rayonnent pas dans le reste du corps, si ce n’est quelque peu, comme lorsqu’elles ont été imprimées par les émotions qui accompagnent les passions violentes, elles ne doivent pas se transmettre dans les enfants. Ainsi, un perroquet qui donne le bonjour et le bonsoir à son maître, ne fera pas des petits aussi savants que lui, et des personnes doctes et habiles n’auront pas des enfants qui leur ressemblent.

Ainsi, quoiqu’il soit vrai que tout ce qui se passe dans le cerveau de la mère se passe aussi en même temps dans celui de son enfant, que la mère ne puisse rien voir, rien sentir, rien imaginer que l’enfant ne le voie, ne le sente et ne l’imagme, et enfin que toutes les fausses traces des mères corrompent l’imagination des enfants ; néanmoins, ces traces n’étant pas naturelles dans le sens que nous venons d’expliquer, il ne faut pas s’étonner si elles se referment d’ordinaire aussitôt que les enfants sont sortis du sein de leur mère. Car alors la cause qui formait ces traces et qui les entretenait ne subsistant plus, la constitution naturelle de tout le corps contribue à leur destruction, et les objets sensibles en produisent d’autres toutes nouvelles, très-profondes et en très-grand nombre qui effacent presque toutes celles que les enfants ont eues dans le sein de leur mère. Car, puisqu’il arrive tous les jours qu’une grande douleur fait qu’on oublie celles qui ont précédé, il n’est pas possible que des sentiments aussi vifs que sont ceux des enfants, qui reçoivent pour la première fois l’impression des objets sur les organes délicats de leurs sens, n’effacent la plupart des traces qu’ils n’ont reçues des mêmes objets que par une espèce de contre-coup, lorsqu’ils en étaient comme à couvert dans le sein de leur mère.

Toutefois, lorsque ces traces sont formées par une forte passion et accompagnées d’une agitation très-violente de sang et d’esprits dans la mère, elles agissent avec tant de force sur le cerveau de l’enfant et sur le reste de son corps, qu’elles y impriment des vestiges aussi profonds et aussi durables que les traces naturelles : comme dans l’exemple du chevalier d’lgby, dans celui de cet enfant né fou et tout brisé, dans le cerveau et dans tous les membres duquel l’imagination de la mère avait produit de si grands ravages, et enfin dans l’exemple de la corruption générale de la nature de l’homme.

Et il ne faut pas s’étonner si les enfants du roi d’Angleterre n’ont pas eu la même faiblesse que leur père. Premièrement, parce que ces sortes de traces ne s’impriment jamais si avant dans le reste du corps que les naturelles. Secondement, parce que la mère n’ayant pas la même faiblesse que le père, elle a empêché par sa bonne constitution que cela n’arrivât. Et enfin parce que la mère agit infiniment plus sur le cerveau de l’enfant que le père, comme il est évident par les choses que l’on a dites.

Mais il faut remarquer que toutes ces raisons qui montrent que les enfants du roi Jacques d’Angleterre ne pouvaient participer à la faiblesse de leur père, ne font rien contre l’explication du péché originel ou de cette inclination dominante pour les choses sensibles ni de ce grand éloignement de Dieu que nous tenons de nos parents ; parce que les traces que les objets sensibles ont imprimées dans le cerveau des premiers hommes ont été très-profondes, qu’elles ont été accompagnées et augmentées par des passions violentes, qu’elles ont été fortifiées par l’usage continuel des choses sensibles et nécessaires à la conservation de la vie, non-seulement dans Adam et dans Ève, mais même, ce qu’il faut bien remarquer, dans les plus grands saints, dans tous les hommes et dans toutes les femmes de qui nous descendons : de sorte qu’il n’y a rien qui ait pu arrêter cette corruption de la nature. Ainsi, tant s’en faut que ces traces de nos premiers pères se doivent effacer peu à peu, qu’au contraire elles doivent s’augmenter de jour en jour ; et sans la grâce de Jésus-Christ, qui s’oppose continuellement à ce torrent, il serait absolument vrai de dire ce qu’a dit un poëte païen :

Ætas parentum pejor avis tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.

Car il faut bien prendre garde que les vestiges qui réveillent des sentiments de piété dans les plus saintes mères ne communiquent point de piété aux enfants qu’elles ont dans leur sein, et que les traces au contraire qui réveillent les idées des choses sensibles et qui sont suivies de passions ne manquent point de communiquer aux enfants le sentiment et l’amour des choses sensibles.

Une mère, par exemple, qui est excitée à l’amour de Dieu par le mouvement des esprits qui accompagne la trace de l’image d’un vénérable vieillard, à cause que cette mère a attaché l’idée de Dieu à cette trace de vieillard ; car, comme nous avons vu dans le chapitre de la liaison des idées, cela se peut facilement faire, quoiqu’il n’y ait point de rapport entre Dieu et l’image d’un vieillard ; cette mère, dis-je, ne peut produire dans le cerveau de son enfant que la trace d’un vieillard et que de l’inclination pour les vieillards, ce qui n’est point l’amour de Dieu dont elle était touchée. Car enfin il n’y a point de traces dans le cerveau qui puissent, par elles-mêmes, réveiller d’autres idées que celles des choses sensibles ; parce que le corps n’est pas fait pour instruire l’esprit, et qu’il ne parle à l’âme que pour lui-même.

Ainsi une mère, dont le cerveau est rempli de traces qui, par leur nature, ont rapport aux choses sensibles, et qu’elle ne peut effacer à cause que la concupiscence demeure en elle et que son corps ne lui est point soumis, les communiquant nécessairement a son enfant, l’engendre pécheur quoiqu’elle soit juste. Cette mère est juste, parce qu’aimant actuellement ou qu’ayant aimé Dieu par un amour de choix, cette concupiscence ne la rend point criminelle quoiqu’elle en suive les mouvements dans le sommeil. Mais l’enfant qu’elle engendre n’ayant point aimé Dieu par un amour de choix, et son cœur n’ayant point été tourné vers Dieu, il est évident qu’il est dans le désordre et dans le dérèglement et qu’il n’y a rien dans lui qui ne soit digne de la colère de Dieu.

Mais lorsqu’ils ont été régénérés par le baptême et qu’ils ont été justifiés, ou par une disposition du cœur semblable à celle qui demeure dans les justes durant les illusions de la nuit, ou peut-être par un acte libre d’amour de Dieu qu’ils ont fait étant délivrés pour quelques moments de la domination du corps par la force du sacrement ; car comme Dieu les a faits pour l’aimer, on ne peut concevoir qu’ils soient actuellement dans la justice et dans l’ordre de Dieu s’ils ne l’aiment ou s’ils ne l’ont aimé, ou pour le moins si leur cœur n’est disposé de la même manière qu’il serait s’ils l’avaient actuellement aimé : alors, quoiqu’ils obéissent à la concupiscence pendant leur enfance, leur concupiscence n’est plus péché ; elle ne les rend plus coupables et dignes de colère ; ils ne laissent pas d’être justes et agréables à Dieu par la même raison que l’on ne perd point la grâce, quoique l’on suive en dormant les mouvements de la concupiscence ; car les enfants ont le cerveau si mou, et ils reçoivent de si vives et de si fortes impressions des objets les plus simples qu’ils n’ont pas assez de liberté d’esprit pour y résister. Mais je me suis arrêté trop long-temps à des choses qui ne sont pas tout à fait du sujet que je traite. C’est assez que je puisse conclure ici de ce que je viens d’expliquer dans ce chapitre que toutes ces fausses traces que les mères impriment dans le cerveau de leurs enfants leur rendent l’esprit faux, et leur corrompent l’imagination ; et qu’ainsi la plupart des hommes sont sujets à imaginer les choses autrement qu’elles ne sont, en donnant quelque fausse couleur et quelque trait irrégulier aux idées des choses qu’ils aperçoivent. Que si l’on veut s’éclaircir plus à fond de ce que je pense sur le péché originel et sur la manière dont je crois qu’il se transmet dans les enfants ; on peut lire tout d’un temps l’éclaircíssement qui répond à ce chapitre.


CHAPITRE VIII.
I. Changements qui arrivent à l’imagination d’un enfant qui sort du sein de sa mère, par la conversation qu’il a avec sa nourrice, sa mère, et d’autres personnes. — II. Avis pour les bien élever.


Dans le chapitre précédent, nous avons considéré le cerveau d’un enfant dans le sein de sa mère ; examinons maintenant ce qui lui arrive dès qu’íl en est sorti. En même temps qu’il quitte les ténèbres et qu’il voit pour la première fois la lumière, le froid de l’air extérieur le saisit ; les embrassements les plus caressants de la femme qui le reçoit offensent ses membres délicats ; tous les objets extérieurs le surprennent ; ils lui sont tous des sujets de crainte, parce qu’il ne les connaît pas encore, et qu’il n’a de lui-même aucune force pour se défendre ou pour fuir. Les larmes et les cris par lesquels il se console, sont des marques infaillibles de ses peines et de ses frayeurs ; car ce sont en effet des prières que la nature fait pour lui aux assistants, afin qu’ils le défendent des maux qu’il souffre et de ceux qu’il appréhende.

Pour bien concevoir l’embarras où se trouve son esprit en cet état, il faut se souvenir que les fibres de son cerveau sont très-molles et très-délicates, et par conséquent que tous les objets de dehors font sur elles des impressions très-profondes. Car, puisque les plus petites choses se trouvent quelquefois capables de blesser une imagination faible, un si grand nombre d’objets surprenants ne peut manquer de blesser et de brouiller celle d’un enfant.

Mais afin d’imaginer encore plus vivement les agitations et les peines où sont les enfants dans le temps qu’ils viennent au monde, et les blessures que leur imagination doit recevoir, représentons nous quel serait l’étonnement des hommes s’ils voyaient devant leurs yeux des géants cinq, ou six fois plus hauts qu’eux, qui s’approcheraient sans leur rien faire connaître de leur dessein ; ou s’ils voyaient quelque nouvelle espèce d’animaux qui n’eussent aucun rapport avec ceux qu’ils ont déjà vus, ou seulement si un cheval ailé ou quelqu’autre chimère de nos poëtes descendait subitement des nues sur la terre. Que ces prodiges feraient de profondes traces dans les esprits, et que de cervelles se brouilleraient pour les avoir vus seulement une fois

Tous les jours il arrive qu’un événement inopiné et qui a quelque chose de terrible fait perdre l’esprit à des hommes faits, dont le cerveau n’est pas fort susceptible de nouvelles impressions, qui ont de l’expérience, qui peuvent se défendre, ou au moins qui peuvent prendre quelque résolution. Les enfants en venant au monde souffrent quelque chose de tous les objets qui frappent leurs sens, auxquels ils ne sont pas accoutumés. Tous les animaux qu’ils voient sont des animaux d’une nouvelle espèce pour eux, puisqu’ils n’ont rien vu au dehors de tout ce qu’íls voient pour lors ; ils n’ont ni force, ni expérience ; les fibres de leur cerveau sont très-délicates et très-flexibles. Comment donc se pourrait-il faire que leur imagination ne demeurât point blessée par tant d’objets différents ?

Il est vrai que les mères ont déjà un peu accoutumé leurs enfants aux impressions des objets, puisqu’elles les ont déjà tracés dans les fibres de leur cerveau quand ils étaient encore dans leur sein ; et qu’ainsi ils en sont beaucoup moins blessés, lorsqu’ils voient de leurs propres yeux ce qu’ils avaient déjà aperçu en quelque manière par ceux de leurs mères. Il est encore vrai que les fausses traces et les blessures que leur imagination a ressenties à la vue de tant d’objets terribles pour eux, se ferment et se guérissent avec le temps ; parce que n’étant pas naturelles, tout le corps y est contraire et les efface comme nous avons vu dans le chapitre précédent ; et c’est ce qui empêche que généralement tous les hommes ne soient fous des leur enfance. Mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait toujours quelques traces si fortes et si profondes, qu’elles ne se puissent etfacer, de sorte qu’elles durent autant que la vie.

Si les hommes faisaient de fortes réflexions sur ce qui se passe au dedans d’eux-mêmes et sur leurs propres pensées, ils ne manqueraient pas d’expériences qui prouvent ce que l’on vient de dire. Ils reconnaîtraient ordinairement en eux-mêmes des inclinations et des aversions secrètes, que les autres n’ont pas, desquelles il semble qu’on ne puisse donner d’autre cause que ces traces de nos premiers jours. Car puisque les causes de ces inclinations et aversions nous sont particulières, elles ne sont point fondées dans la nature de l’homme ; et puisqu’elles nous sont inconnues, il faut qu’elles aient agi en un temps où notre mémoire n’était pas encore capable de retenir les circonstances des choses qui auraient pu nous en faire souvenir, et ce temps ne peut être que celui de notre plus tendre enfance.

Descartes a écrit dans une de ses lettres qu’il avait une amitié particulière pour toutes les personnes louches ; et qu’en ayant recherché Ia cause avec soin, il avait enfin reconnu que ce défaut se rencontrait en une jeune fille qu’il aimait lorsqu’il était encore enfant : l’affection qu’il avait pour elle se répandant à toutes les personnes qui lui ressemblaient en quelque chose.

Mais ce ne sont pas ces petits dérèglements de nos inclinations. lesquels nous jettent le plus dans l’erreur : c’est que nous avons tous ou presque tous l’esprit faux en quelque chose ; et que nous sommes presque tous sujets à quelque espèce de folie, quoique nous ne le pensions pas. Quand, on examine avec soin le génie de ceux avec lesquels on converse, on se persuade facilement de ceci ; et quoiqu’on soit peut-être original soi-même et que les autres en jugent ainsi, on trouve que tous les autres sont aussi des originaux, et qu’il n’y a de différence entre eux que du plus et du moins. Voilà donc une source assez ordinaire des erreurs des hommes, que ce bouleversement de leur cerveau causé par l’impression des objets extérieurs dans le temps qu’ils viennent au monde ; mais cette cause ne cesse pas sitôt qu’on pourrait s’imaginer.

I. La conversation ordinaire que les enfants sont obligés d’avoir avec leurs nourrices, ou même avec leurs mères, lesquelles n’ont souvent aucune éducation, achève de leur perdre et de leur corrompre entièrement l’esprit. Ces femmes ne les entretiennent que de niaiseries, que de contes ridicules ou capables de leur faire peur. Elles ne leur parlent que des choses sensibles, et d’une manière propre à les confirmer dans les faux jugements des sens. En un mot, elles jettent dans leurs esprits les semences de toutes les faiblesses qu’elles ont elles-mêmes, comme de leurs appréhensions extravagantes, de leurs superstitions ridicules et d’autres semblables faiblesses. Ce qui fait que n’étant pas accoutumés à rechercher la vérité, ni à la goûter, ils deviennent enfin incapables de la discerner et de faire quelque usage de leur raison. De là leur vient une certaine timidité et bassesse d’esprit qui leur demeure fort longtemps ; car il y en a beaucoup qui, à l’âge de quinze et de vingt ans, ont encore tout l’esprit de leur nourrice.

Il est vrai que les enfants ne paraissent pas fort propres pour la méditation de la vérité et pour les sciences abstraites et relevées, parce que les fibres de leur cerveau étant très-délicates, elles sont très-facilement agitées par les objets même les plus faibles et les moins sensibles ; et leur âme ayant nécessairement des sensations proportionnées à l’agitation de ces fibres, elle laisse là les pensées métaphysiques et de pure intellection, pour s’appliquer uniquement à ses sensations. Ainsi, il semble que les enfants ne peuvent pas considérer avec assez d’attention les idées pures de la vérité, étant si souvent et si facilement distraits par les idées confuses des sens.

Cependant on peut répondre, premièrement, qu’il est plus facile à un enfant de sept ans de se délivrer des erreurs où les sens le portent, qu’à une personne de soixante qui a suivi toute sa vie les préjugés de l’enfance. Secondement, que si un enfant n’est pas capable des idées claires et distinctes de la vérité, il est du moins capable d’être averti que ses sens le trompent en toutes sortes d’occasions ; et si on ne lui apprend pas la vérité, du moins ne doit-on pas entretenir, ni le fortifier dans ses erreurs. Enfin, les plus jeunes enfants, tout accablés qu’ils sont de sentiments agréables et pénibles, ne laissent pas d’apprendre en peu de temps ce que des personnes avancées en âge ne peuvent faire en beaucoup davantage, comme la connaissance de l’ordre et des rapports qui se trouvent entre tous les mots et toutes les choses qu’ils voient et qu’ils entendent. Car quoique ces choses ne dépendent guère que de la mémoire, cependant il paraît assez qu’ils font beaucoup d’usage de leur raison dans la manière dont ils apprennent leur langue.

II. Mais puisque la facilité qu’ont les fibres du cerveau des enfants pour recevoir les impressions touchantes des objets sensibles, est la cause pour laquelle on les juge incapables des sciences abstraites, il est difficile d’y remédier. Car il faut qu’on avoue que si on tenait les enfants sans crainte, sans désirs et sans espérances ; si on ne leur faisait point souffrir de douleurs, si on les éloignait autant qu’il se peut de leurs petits plaisirs, on pourrait leur apprendre, dès qu’ils sauraient parler, les choses les plus difficiles et les plus abstraites, ou tout au moins les mathématiques sensibles, la mécanique et d’autres choses semblables qui sont nécessaires dans la suite de la vie. Mais ils n’ont garde d’appliquer leur esprit à des sciences abstraites, lorsqu’on les agite par des désirs et qu’on les trouble par des frayeurs, ce qu’il est très-nécessaire de bien considérer.

Car comme un homme ambitieux, qui viendrait de perdre son bien et son honneur, ou qui aurait été élevé tout d’un coup à une grande dignité qu’il n’espérait pas, ne serait point en état de résoudre des questions de métaphysique ou des équations d’algèbre ; mais seulement de faire les choses que la passion présente lui inspirerait ainsi, les enfants, dans le cerveau desquels une pomme et des dragées font des impressions aussi profondes que les charges et les grandeurs en font dans celui d’un homme de quarante ans, ne sont pas en état d’écouter des vérités abstraites qu’on leur enseigne. De sorte qu’on peut dire qu’il n’y a rien qui soit si contraire à l’avancement des enfants dans les sciences, que les divertissements continuels dont on les récompense, et que les peines dont on les punit et dont on les menace sans cesse.

Mais ce qui est infiniment plus considérable, c’est que ces craintes de châtiments et ces désirs de récompenses sensibles, dont on remplit l’esprit des enfants, les éloignent entièrement de la piété. La dévotion est encore plus abstraite que la science, elle est encore moins du goût de la nature corrompue. L’esprit de l’homme est assez porté à l’étude, mais il n’est point porté à la piété. Si donc les grandes agitations ne nous permettent pas d’étudier, quoiqu’il y ait naturellement du plaisir, comment se pourrait-il faire que des enfants, qui sont tout occupés des plaisirs sensibles dont on les récompense et des peines dont on les effraie, se conservassent encore assez de liberté d’esprit pour goûter les choses de piété ?

La capacité de l’esprit est fort limitée, il ne faut pas beaucoup de choses pour la remplir ; et dans le temps que l’esprit est plein, il est incapable de nouvelles pensées s’il ne se vide auparavant. Mais lorsque l’esprit est rempli des idées sensibles, il ne se vide pas comme il lui plaît. Pour concevoir ceci, il faut considérer que nous sommes tous incessamment portés vers le bien par les inclinations de la nature ; et que le plaisir étant le caractère par lequel nous le distinguons du mal, il est nécessaire que le plaisir nous touche et nous occupe plus que tout le reste. Le plaisir étant donc attaché à l’usage des choses sensibles parce qu’elles sont le bien du corps de l’homme, il y a une espèce de nécessité que ces biens remplissent la capacité de notre esprit jusqu’à ce que Dieu répande sur eux une certaine amertume qui nous en donne du dégoût et de l’horreur ou qu’il nous fasse sentir par sa grâce cette douceur du ciel qui efface toutes les douceurs de la terre :… dando menti cœlestem delectatíonem, qua omnís terrena delectatío superetur[59].

Mais, parce que nous sommes autant portés à fuir le mal qu’à aimer le bien, et que la douleur est le caractère que la nature a attaché au mal, tout ce que nous venons de dire du plaisir se doit, dans un sens contraire, entendre de la douleur.

Puis donc que les choses qui nous font sentir du plaisir et de la douleur remplissent la capacité de l’esprit, et qu’il n’est pas en notre pouvoir de les quitter, et de n’en être pas touché, quand nous le voulons ; il est visible qu’on ne peut faire goûter la piété aux enfants non plus qu’au reste des hommes, si on ne commence, selon les préceptes de l’Évangile, par la privation de toutes les choses qui touchent les sens et qui excitent de grands désirs et de grandes craintes : puisque toutes les passions offusquent et éteignent la grâce et cette délectation intérieure que Dieu nous fait sentir dans notre devoir.

Les plus petits enfants ont de la raison aussi bien que les hommes faits, quoiqu’ils n’aient pas d’expérience : ils ont aussi les mêmes inclinations naturelles, quoiqu’ils se portent à des objets bien différents. Il faut donc les accoutumer à se conduire par la raison, puisqu’ils en ont ; et il faut les exciter à leur devoir en ménageant adroitement leurs bonnes inclinations. C’est éteindre leur raison et corrompre leurs meilleures inclinations que de les tenir dans leur devoir par des impressions sensibles. Ils paraissent alors être dans leur devoir ; mais ils n’y sont qu’en apparence. La vertu n’est pas dans le fond de leur esprit, ni dans le fond de leur cœur ; ils ne la connaissent presque pas, et ils l’aiment encore beaucoup moins. Leur esprit n’est plein que de frayeurs et de désirs, d’aversions et d’amitiés sensibles, desquelles il ne se peut dégager pour se mettre en liberté et pour faire usage de sa raison. Ainsi les enfants qui sont élevés de cette manière basse et servile s’accoutument, peu à peu à une certaine insensibilité pour tous les sentiments d’un honnête homme et d’un chrétien, laquelle leur demeure toute leur vie ; et quand ils espèrent se mettre à couvert des châtiments par leur autorité ou par leur adresse, ils s’abandonnent à tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, parce qu’en effet ils ne connaissent point d’autres biens que les biens sensibles.

Il est vrai qu’il y a des rencontres où il est nécessaire d’instruire les enfants par leurs sens, mais il ne le faut faire que lorsque la raison ne suffit pas. Il faut d’abord les persuader par la raison de ce qu’ils doivent faire ; et s’ils n’ont pas assez de lumière pour reconnaître leurs obligations, il semble qu’il faille les laisser en repos pour quelque temps. Car ce ne serait pas les instruire que de les forcer de faire extérieurement ce qu’ils ne croient pas devoir faire, puisque c’est l’esprit qu’il faut instruire et non pas le corps. Mais s’ils refusent de faire ce que la raison leur montre qu’ils doivent faire, il ne le faut jamais souffrir ; et il faut plutôt en venir à quelque sorte d’excès, car en ces rencontres celui qui épargne son fils a pour lui, selon le Sage, plus de haine que d’amour[60].

Si les châtiments n’instruisent pas l’esprit, et s’ils ne font point aimer la vertu, ils instruisent au moins en quelque manière le corps, et ils empêchent que l’on ne goûte le vice, et par conséquent que l’on ne s’en rende esclave. Mais ce qu’il faut principalement remarquer c’est que les peines ne remplissent pas la capacité de l’esprit, comme les plaisirs. On cesse facilement d'y penser, des qu’on cesse de les souffrir et qu’il n’y a plus de sujet de les craindre. Car alors elles ne sollicitent point l’imagination ; elles n’excitent point les passions ; elles n’irritent point la concupiscence ; enfin elles laissent à l’esprit toute la liberté de penser à ce qu’il lui plaît. Ainsi on peut s’en servir envers les enfants pour les retenir dans leur devoir ou dans l’apparence de leur devoir.

Mais s’il est quelquefois utile d’effrayer et de punir les enfants par des châtiments sensibles, il ne faut pas conclure qu’on doive les attirer par des récompenses sensibles, il ne faut se servir de ce qui touche les sens avec quelque force que dans la dernière nécessité. Or, il n’y en a aucune de leur donner des récompenses sensibles et de leur représenter ces récompenses comme la fin de leurs occupations. Ce serait au contraire corrompre toutes leurs meilleures actions et les porter plutôt à la sensualité qu’à la vertu. Les traces des plaisirs qu’on à une fois goûtés demeurent fortement imprimées dans l’imagination ; elles réveillent continuellement les idées des biens sensibles ; elles excitent toujours les désirs importuns, qui troublent la paix de l’esprit ; enfin elles irritent la concupiscence en toutes rencontres, et c’est un levain qui corrompt tout : mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses comme elles le méritent.




DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.
I. De l'imagínation des femmes. — II. De celle des hommes. — III. De celle des vieillards.


Nous avons donné quelque idée des causes physiques du dérèglement de l’imagination des hommes dans l’autre partie ; nous tâcherons dans celle-ci de faire quelque application de ces causes aux erreurs les plus générales que l’on peut appeler morales.

On a pu voir par les choses qu’on a dites dans le chapitre précédent que la délicatesse des fibres du cerveau est une des principales causes qui nous empêchent de pouvoir apporter assez d’application pour découvrir les vérités un peu cachées.

I. Cette délicatesse des fibres se rencontre ordinairement dans les femmes, et c’est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens. C’est aux femmes à décider des modes, à juger de la langue, à discerner le bon air et les belles manières. Elles ont plus de science, d’habileté et de finesse que les hommes sur ces choses. Tout ce qui depend du goùt est de leur ressort, mais pour l’ordinaire elles sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir. Tout ce qui est abstrait leur est incompréhensible. Elles ne peuvent se servir de leur imagination pour développer des questions composées et embarrassées. Elles ne considèrent que l’écorce des choses, et leur imagination n’a point assez de force et d’étendue pour en percer le fond et pour en comparer toutes les parties sans se distraire. Une bagatelle est capable de les détourner ; le moindre cri les effraie ; le plus petit mouvement les occupe. Enfin la manière et non la réalité des choses suffit pour remplir toute la capacité de leur esprit, parce que les moindres objets produisant de grands mouvements dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent par une suite nécessaire dans leur âme des sentiments assez vifs et assez grands pour l’occuper tout entière.

S’il est certain que cette délicatesse des fibres du cerveau est la principale cause de tous ces effets, il n’est pas de même certain qu’elle se rencontre généralement dans toutes les femmes. Ou si elle s’y rencontre, leurs esprits animaux ont quelquefois une telle proportion avec les fibres de leur cerveau, qu’il se trouve des femmes qui ont plus de solidité d’esprit que quelques hommes. C’est dans un certain tempérament de la grosseur et de l’agitation des esprits animaux avec les fibres du cerveau que consiste la force de l’esprit, et les femmes ont quelquefois ce juste tempérament. Il y a des femmes fortes et constantes et il y a des hommes faibles et inconstants. Il y a des femmes savantes, des femmes courageuses, des femmes capables de tout, et il se trouve au contraire des hommes mous et efféminés, incapables de rien pénétrer et de rien exécuter. Enfin quand nous attribuons quelques défauts à un sexe, à certains âges, à certaines conditions, nous ne l’entendons que pour l’ordinaire, en supposant toujours qu’il n’y a point de règles sans exception.

Car il ne faut pas s’imaginer que tous les hommes ou toutes les femmes de même âge, ou de même pays, ou de même famille, aient le cerveau de même constitution. Il est plus à propos de croire que comme on ne peut trouver deux visages qui se ressemblent entièrement, on ne peut trouver deux imaginations tout à fait semblables ; et que tous les hommes, les femmes et les enfants ne diffèrent entre eux que du plus et du moins dans la délicatesse des fibres de leur cerveau. Car de même qu’il ne faut pas supposer trop vite une identité essentielle entre des choses entre lesquelles on ne voit point de différence, il ne faut pas mettre aussi des différences essentielles où on ne trouve pas de parfaite identité. Car ce sont là des-défauts où l’on tombe ordinairement.

Ce qu’on peut donc dire des fibres du cerveau, c’est que d’ordinaire elles sont très-molles et très-délicates dans les enfants ; qu’avec l’âge elles se durcissent et se fortifient ; que cependant la plupart des femmes et quelques hommes les ont toute leur vie extrêmement délicates. On ne saurait rien déterminer davantage. Mais c’est assez parler des femmes et des enfants ; ils ne se mêlent pas de rechercher la vérité et d’en instruire les autres : ainsi leurs erreurs ne portent pas beaucoup de préjudice ; car on ne les croit guère dans les choses qu’ils avancent. Parlons des hommes faits, de ceux dont l’esprit est dans sa force et dans sa vigueur, et que l’on pourrait croire capables de trouver la vérité et de l’enseigner aux autres.

II. Le temps ordinaire de la plus grande perfection de l’esprit est depuis trente jusqu’à cinquante ans. Les fibres du cerveau en cet âge ont acquis pour l’ordinaire une consistance médiocre. Les plaisirs et les douleurs des sens ne font presque plus d’impression sur elles. De sorte qu’on n’a plus à se défendre que des passions violentes qui arrivent rarement et desquelles on peut se mettre à couvert, si on en évite avec soin toutes les occasions. Ainsi l’âme n’étant plus divertie par les choses sensibles, elle peut contempler facilement la vérité.

Un homme dans cet état et qui ne serait point rempli des préjugés de l’enfance, qui dès sa jeunesse aurait acquis de la facilité pour la méditation, qui ne voudrait s’arrêter qu’aux notions claires et distinctes de l’esprit, qui rejetterait soigneusement toutes les idées confuses des sens et qui aurait le temps et la volonté de méditer, ne tomberait sans doute que difficilement dans l’erreur. Mais ce n’est pas de cet homme dont il faut parler, c’est des hommes du commun qui n’ont pour l’ordinaire rien de celui-ci.

Je dis donc que la solidité et la consistance qui se rencontre avec l’âge dans les fibres du cerveau des hommes, fait la solidité et la consistance de leurs erreurs, s’il est permis de parler ainsi. C’est le sceau qui scelle leurs préjugés et toutes leurs fausses opinions, et qui les met à couvert de la force de la raison. Enfin, autant que cette constitution des fibres du cerveau est avantageuse aux personnes bien élevées, autant elle est désavangeuse à la plus grande partie des hommes, puisqu’elle confirme les uns et les autres dans les pensées où ils sont.

Mais les hommes ne sont pas seulement confirmés dans leurs erreurs quand ils sont venus à l’âge de quarante ou de cinquante ans. Ils sont encore plus sujets à tomber dans de nouvelles, parce que se croyant alors capables de juger de tout, comme en effet ils le devraient être, ils décident avec présomption et ne consultent que leurs préjugés, car les hommes ne raisonnent des choses que par rapport aux idées qui leur sont les plus familières. Quand un chimiste veut raisonner de quelque corps naturel, ses trois principes lui viennent d’abord en l’esprit. Un péripatéticien pense d’abord aux quatre éléments et aux quatre premières qualités, et un autre philosophe rapporte tout à d’autres principes. Ainsi il ne peut entrer dans l’esprit d’un homme rien qui ne soit incontinent infecté des erreurs auxquelles il est sujet et qui n’en augmente le nombre.

Cette consistance des fibres du cerveau a encore un très-mauvais effet, principalement dans les personnes plus âgées, qui est de les rendre incapables de méditation. Ils ne peuvent apporter d’attention à la plupart des choses qu’ils veulent savoir, et ainsi ils ne peuvent pénétrer les vérités un peu cachées. Ils ne peuvent goûter les sentiments les plus raisonnables lorsqu’ils sont appuyés sur des principes qui leur paraissent nouveaux, quoiqu’ils soient d’ailleurs fort intelligents dans les choses dont l’âge leur a donné beaucoup d’expérience. Mais tout ce que je dis ici ne s’entend que de ceux qui ont passé leur jeunesse sans faire usage de leur esprit et sans s’appliquer.

Pour éclaircir ces choses il faut savoir que nous ne pouvons apprendre quoi que ce soit si nous n’y apportons de l’attention, et que nous ne saurions guère être attentifs à quelque chose si nous ne l’imaginons et si nous ne nous la représentons vivement dans notre cerveau. Or afin que nous puissions imaginer quelques objets il est nécessaire que nous fassions plier quelque partie de notre cerveau, ou que nous lui imprimions quelque autre mouvement pour pouvoir former les traces auxquelles sont attachées les idées qui nous représentent ces objets. De sorte que si les fibres du cerveau se sont un peu durcies, elles ne seront capables que de l’inclination et des mouvements qu’elles auront eus autrefois ; et ainsi l’âme ne pourra imaginer ni par conséquent être attentive à ce qu’elle voulait, mais seulement aux choses qui lui sont familières.

De là il faut conclure qu’il est très-avantageux de s’exercer à méditer sur toutes sortes de sujets afin d’acquérir une certaine facilité de penser à ce qu’on veut. Car de même que nous acquérons une grande facilité de remuer les doigts de nos mains en toute manière et avec une très-grande vitesse par le fréquent usage que nous en faisons en jouant des instruments ; ainsi les parties de notre cerveau, dont le mouvement est nécessaire pour imaginer ce que nous voulons, acquièrent par l’usage une certaine facilité à se plier qui fait que l’on imagine les choses que l’on veut avec beaucoup de facilité, de promptitude et même de netteté.

Or, le meilleur moyen d’acquérir cette habitude qui fait la principale différence d’un homme d’esprit d’avec un autre, c’est de s’accoutumer dès sa jeunesse à chercher la vérité des choses même fort difficiles, parce qu’en cet âge les fibres du cerveau sont capables de toutes sortes d’inflexions.

Je ne prétends pas néanmoins que cette facilité se puisse acquérir par ceux qu’on appelle gens d’étude, qui ne s’appliquent qu’à lire sans méditer et sans rechercher par eux-mêmes la résolution des questions avant que de la lire dans les auteurs. Il est assez visible que par cette voie l’on n’acquiert que la facilité de se souvenir des choses qu’on a lues. On remarque tous les jours que ceux qui ont beaucoup de lecture ne peuvent apporter d’attention aux choses nouvelles dont on leur parle, et que la vanité de leur érudition, les portant à en vouloir juger avant que de les concevoir, les fait tomber dans des erreurs grossières dont les autres hommes ne sont pas capables.

Mais quoique le défaut d’attention soit la principale cause de leurs erreurs, il y en a encore une qui leur est particulière ; c’est que trouvant toujours dans leur mémoire une infinité d’espèces confuses, ils en prennent d’abord quel qu’une qu’ils considèrent comme celle dont il est question : et parce que les choses qu’on dit ne lui conviennent pas ils jugent ridiculement qu’on se trompe. Quand on veut leur représenter qu’ils se trompent eux-mêmes et qu’ils ne savent pas seulement l’état de la question, ils s’irritent ; et ne pouvant concevoir ce qu’on leur dit, ils continuent de s’attacher à cette fausse espèce que leur mémoire leur a présentée. Si on leur en montre trop manifestement la fausseté, ils en substituent une seconde et une troisième qu’ils défendent quelquefois contre toute apparence de vérité et même contre leur propre conscience, parce qu’ils n’ont guère de respect ni d’amour pour la vérité et qu’ils ont beaucoup de confusion et de honte à reconnaître qu’il y a des choses qu’on sait mieux qu’eux.

III. Tout ce qu’on a dit des personnes de quarante et de cinquante ans, se doit encore entendre avec plus de raison des vieillards ; parce que les fibres de leur cerveau sont encore plus inflexibles, et que, manquant d’esprits animaux pour y tracer de nouveaux vestiges, leur imagination est toute languissante. Et comme d’ordinaire les fibres de leur cerveau sont mêlées avec beaucoup d’humeurs superflues, ils perdent peu à peu la mémoire des choses passées, et tombent dans les faiblesses ordinaires aux enfants. Ainsi, dans l’âge décrépit, ils ont les défauts qui dépendent de la constitution des fibres du cerveau, lesquels se rencontrent dans les enfants et dans les hommes faits ; quoique l’on puisse dire qu’ils sont plus sages que les uns et les autres, à cause qu’ils ne sont plus si sujets à leurs passions, qui viennent de l’émotion des esprits animaux.

On n’expliquera pas ces choses davantage, parce qu’il est facile de juger de cet âge par les autres dont on a parlé auparavant, et de conclure que les vieillards ont encore plus de difficulté que tous les autres à concevoir ce qu’on leur dit ; qu’ils sont plus attachés à leurs préjugés et à leurs anciennes opinions ; et par conséquent qu’ils sont encore plus confirmés dans leurs erreurs et dans leurs mauvaises habitudes, et autres choses semblables. On avertit seulement, que l’état du vieillard n’arrive pas précisément à soixante ou soixante-dix ans ; que tous les vieillards ne radotent pas ; que tous ceux qui ont passé soixante ans ne sont pas toujours délivrés des passions des jeunes gens, et qu’il ne faut pas tirer des conséquences trop générales des principes que l’on a établis.


CHAPITRE II.
Que les esprits animaux vont d’ordinaire dans les traces des idées qui nous sont les plus familières, ce qui fait qu’on ne juge point sainement des choses.


Je crois avoir suffisamment expliqué dans les chapitres précédents les divers changements qui se rencontrent dans les esprits animaux, et dans la constitution des fibres du cerveau, selon les différents âges. Ainsi, pourvu qu’on médite un peu ce que j’en ai dit, on aura bientôt une connaissance assez distincte de l’imagination et des causes physiques les plus ordinaires des différences que l’on remarque entre les esprits ; puisque tous les changements qui arrivent à l’imagination et à l’esprit, ne sont que des suites de ceux qui se rencontrent dans les esprits animaux et dans les fibres dont le cerveau est composé.

Mais il y a plusieurs causes particulières, et qu’on pourrait appeler morales, des changements qui arrivent à l’imagination des hommes, savoir, leurs différentes conditions, leurs différents emplois, en un mot leur différente manière de vivre, à la considération desquelles il faut s’attacher ; parce que, ces sortes de changements sont cause d’un nombre presque infini d’erreurs, chaque personne jugeant des choses par rapport à sa condition. On ne croit pas devoir s’arrêter à expliquer les effets de quelques causes moins ordinaires, comme des grandes maladies, des malheurs surprenants et des autres accidents inopinés, qui font des impressions très-violentes dans le cerveau, et même qui le bouleversant entièrement, parce que ces choses arrivent rarement ; et que les erreurs où tombent ces sortes de personnes sont si grossières, qu’elles ne sont point contagieuses, puisque tout le monde les reconnaît sans peine.

Afin de comprendre parfaitement tous les changements que les différentes conditions produisent dans l’imagination, il est absolument nécessaire de se souvenir que nous n’imaginons les objets qu’en nous en formant des images ; et que ces images ne sont autre chose que les traces que les esprits animaux font dans le cerveau ; que nous imaginons les choses d’autant plus fortement que ces traces sont plus profondes et mieux gravées, et que les esprits animaux y ont passé plus souvent et avec plus de violence ; et que lorsque les esprits y ont passé plusieurs fois, ils y entrent avec plus de facilité que dans d’autres endroits tout proches, par lesquels ils n’ont jamais passé, ou par lesquels ils n’ont point passé si souvent. Ceci est la cause la plus ordinaire de la confusion et de la fausseté de nos idées. Car les esprits animaux qui ont été dirigés par l’action des objets extérieurs, ou même par les ordres de l’àme, pour produire dans le cerveau de certaines traces, en produisent souvent d’autres qui à la vérité leur ressemblent en quelque chose, mais qui ne sont point tout à fait les traces de ces mêmes objets, ni celles que l’âme désirait de se représenter ; parce que les esprits animaux trouvant quelque résistance dans les endroits du cerveau par où il fallait passer, ils se détournent facilement pour entrer en foule dans les traces profondes des idées qui nous sont plus familières. Voici des exemples fort grossiers et très-sensibles de tout ceci.

Lorsque ceux qui ont la vue un peu courte regardent la lune, ils y voient ordinairement deux yeux, un nez, une bouche, en un mot il leur semble qu’ils y voient un visage. Cependant il n’y a rien dans la lune de ce qu’ils pensent y voir. Plusieurs personnes y voient tout autre chose. Et ceux qui croient que la lune est telle qu’elle leur paraît, se détromperont facilement s’ils la regardent avec des lunettes d’approche si petites qu’elles soient ; ou s’ils consultent les descriptions qu’Hevetius, Riccioli, et d’autres, en ont données au public. Or la raison pour laquelle on voit ordinairement un visage dans la lune, et non pas les taches irrégulières qui y sont, c’est que les traces de visage qui sont dans notre cerveau sont très-profondes, à cause que nous regardons souvent des visages et avec beaucoup d’attention. De sorte que les esprits animaux trouvant de la résistance dans les autres endroits du cerveau, ils se détournent facilement de la direction que la lumière de la lune leur imprime quand on la regarde, pour entrer dans ces traces auxquelles les idées de visage sont attachées par la nature. Outre que la grandeur apparente de la lune n’étant pas fort différente de celle d’une tête ordinaire dans une certaine distance, elle forme par son impression des traces qui ont beaucoup de liaison avec celles qui représentent un nez, une bouche et des yeux, et ainsi elle détermine les esprits à prendre leur cours dans les traces d’un visage. Il y en à qui voient dans la lune un homme à cheval, ou quelque autre chose qu’un visage ; parce que leur imagination ayant été vivement frappée de certains objets, les traces de ces objets se rouvrent par la moindre chose qui y a rapport.

C’est aussi pour cette même raison que nous nous imaginons voir des chariots, des hommes, des lions ou d’autres animaux dans les nues, quand il y a quelque peu de rapport entre leurs figures et ces animaux ; et que tout le monde, et principalement ceux qui ont coutume de dessiner, voient quelquefois des têtes d’hommes sur des murailles, où il y a plusieurs taches irrégulières.

C’est encore pour cette raison que les esprits de vin entrant sans direction de la volonté dans les traces les plus familières, font découvrir les secrets de la plus grande importance ; et que quand on dort on songe ordinairement aux objets que l’on a vus pendant le jour, qui ont formé de plus grandes traces dans le cerveaux parce que l’âme se représente toujours les choses dont elle a des traces plus grandes et plus profondes. Voici d’autres exemples plus composés.

Une maladie est nouvelle : elle fait des ravages qui surprennent le monde. Cela imprime des traces si profondes dans le cerveau, que cette maladie est toujours présente à l’esprit. Si cette maladie est appelée par exemple le scorbut, toutes les maladies seront le scorbut. Le scorbut est nouveau, toutes les maladies nouvelles seront le scorbut. Le scorbut est accompagné d’une douzaine de symptômes, dont il y en aura beaucoup de communs à d’autres maladies ; cela n'importe. S’il arrive qu’un malade ait quelqu'un de ces symptômes, il sera malade du scorbut ; et on ne pensera pas seulement aux autres maladies qui ont les mêmes symptômes. On s’attendra que tous les accidents qui sont arrivés à ceux qu’on a vus malades du scorbut, lui arriveront aussi. On lui donnera les mêmes médecines, et on sera surpris de ce qu’elles n’auront pas le même effet qu’on a vu dans les autres.

Un auteur s’applique à un genre d’étude, les traces du sujet de son occupation s’impriment si profondément, et rayonnent si vivement dans tout son cerveau, qu’elles confondent et qu’elles effacent quelquefois les traces de choses même fort différentes. Il y en a eu un, par exemple, qui a fait plusieurs volumes sur la croix : cela lui a fait voir des croix partout ; et c’est avec raison que le Père Morin le raille de ce qu’il croyait qu’une médaille représentait une croix, quoiqu’elle représentaât tout autre chose. C’est par un semblable tour d’imagination, que Gilbert, et plusieurs autres, après avoir étudié l’aimant, et admiré ses propriétés, ont voulu rapporter à des qualités magnétiques, un très-grand nombre d’effets naturels, qui n’y ont pas le moindre rapport.

Les exemples qu’on vient d’apporter suffisent pour prouver que cette grande facilité, qu’a l’imagination à se représenter les objets qui lui sont familiers, et la difficulté qu’elle éprouve à imaginer ceux qui lui sont nouveaux, fait que les hommes se forment presque toujours des idées, qu’on peut appeler mixtes et impures ; et que l’esprit ne juge des choses que par rapport à soi-même et à ses premières pensées. Ainsi, les différentes passions des hommes, leurs inclinations, leurs conditions, leurs emplois, leurs qualités, leurs études, enfin toutes leurs différentes manières de vivre, mettant de fort grandes différences dans leurs idées, cela les fait tomber dans un nombre infini d’erreurs. que nous expliquerons dans la suite. Et c’est ce qui a fait dire au chancelier Bacon ces paroles fort judicieuses : Omnes perceptiones tam sensus quam mentis sunt ex analogia hominis, non ex analogía universi ; estque intellectus humanus instar speculi inœqualis ad radios rerum qui suam naturam naturœ rerum immiscet, eamque distorquet, et ínficit.


CHAPITRE III.
I. Que les personnes d’étude sont les plus sujettes à l’erreur. — II. Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l’autorité que de faire usage de son esprit.


I. Les différences qui se trouvent dans les manières de vivre des hommes sont presque infinies. Il y a un très-grand nombre de différentes conditions, de différents emplois, de différentes charges, de différentes communautés. Ces différences font que presque tous les hommes agissent pour des desseins tout différents, et qu’ils raisonnent sur de différents principes. Il serait même assez difficile de trouver plusieurs personnes qui eussent entièrement les mêmes vues dans une même communauté, dans laquelle les particuliers ne doivent avoir qu’un même esprit, et que les mêmes desseins. Leurs différents emplois et leurs différentes liaisons mettent nécessairement quelque différence dans le tour et la manière qu’ils veulent prendre, pour exécuter les choses même dont ils conviennent. Cela fait bien voir que ce serait entreprendre l’impossible, que de vouloir expliquer en détail les causes morales de l’erreur ; mais aussi il serait assez inutile de le faire ici. On veut seulement parler des manières de vivre, qui portent à un plus grand nombre d’erreurs, et à des erreurs de plus grande importance. Quand on les aura expliquées, on aura donné assez d’ouverture à l’esprit pour aller plus loin ; et chacun pourra voir tout d’une vue, et avec grande facilité, les causes très-cachées de plusieurs erreurs particulières, qu’on ne pourrait expliquer qu’avec beaucoup de temps et de peine. Quand l’esprit voit clair, il se plaît à courir à la vérité, et il y court d’une vitesse qui ne se peut exprimer.

II. L’emploi duquel il semble le plus nécessaire de parler ici, à cause qu’il produit dans l’imagination des hommes des changements plus considérables, et qui conduisent davantage à l’erreur, c’est l’emploi des personnes d’étude, qui font plus d’usage de leur mémoire que de leur esprit. Car l’expérience a toujours fait connaître que ceux qui se sont appliqués avec plus d’ardeur à la lecture des livres, et à la recherche de la vérité, sont ceux-là même qui nous ont jetés dans un plus grand nombre d’erreurs.

Il en est de même de ceux qui étudient, que de ceux qui voyagent. Quand un voyageur a pris par malheur un chemin pour un autre, plus il avance, plus il s’éloigne du lieu où il veut aller. Il s’égare d’autant plus, qu’il est plus diligent, et qu’il se hâte davantage d’arriver au lieu qu’il souhaite. Ainsi ces désirs ardents, qu’ont les hommes pour la vérité, font qu’ils se jettent dans la lecture des livres où ils croient la trouver ; ou bien ils se forment un système chimérique des choses qu’ils souhaitent de savoir, duquel ils s’entêtent ; et qu’ils tâchent même par de vains efforts d’esprit de faire goûter aux autres, afin de recevoir l’honneur qu’on rend d’ordinaire aux inventeurs de systèmes. Expliquons ces deux défauts.

Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux, que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculí in capite ejus, stultus in tenebrís ambulat[61]. Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, ce n’est rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.

Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renversement d’esprit. Premièrement, la paresse naturelle des hommes qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.

Secondement, l’incapacité de méditer, dans laquelle on est tombé pour ne s’être pas appliqué dans la jeunesse, lorsque les fibres du cerveau étaient capables de toutes sortes d’inflexions.

En troisième lieu, le peu d’amour qu’on a pour les vérités abstraites, qui sont le fondement de tout ce que l’on peut connaître ici-bas.

En quatrième lien, la satisfaction qu’on reçoit dans la connaissance des vraisemblances, qui sont fort agréables et fort touchantes, parce qu’elles sont appuyées sur les notions sensibles.

En cinquième lieu, la sotte vanité qui nous fait souhaiter d’être estimés savants, car on appelle savants ceux qui ont le plus de lecture. La connaissance des opinions est bien plus d’usage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que la connaissance de la véritable philosophie qu’on apprend en méditant.

En sixième lieu, parce qu’on s’imagine sans raison que les anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, et qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi.

En septième lieu, parce qu’un faux respect mêlé d’une sotte curiosité fait qu’on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus loin, ou de pays plus inconnus, et même les livres les plus obscurs. Ainsi on estimait autrefois Héraclite pour son obscurité[62]. On recherche les médailles anciennes quoique rongées de la rouille. et on garde avec grand soin la lanterne et la pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers ; leur antiquité fait leur prix. Des gens s’appliquent à la lecture des rabbins, parce qu’ils ont écrit dans une langue étrangère très-corrompue et très-obscure. On estime davantage les opinions les plus vieilles, parce qu’elles sont les plus éloignées de nous. Et sans doute, si Nembrot avait écrit l’histoire de son règne, toute la politique la plus fine, et même toutes les autres sciences y seraient contenues, de même que quelques-uns trouvent qu’Homère et Virgile avaient une connaissance parfaite de la nature. Il faut respecter l’antiquité, dit-on[63]. Quoi ! Aristote, Platon, Épicure, ces grands hommes se seraient trompés ? On ne considère pas qu’Aristote, Platon, Épicure étaient hommes comme nous, et de même espèce que nous ; et de plus, qu’au temps où nous vivons, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu’il a plus d’expérience, qu’íl doit être plus éclairé, et que c’est la vieillesse du monde et l’expérience qui font découvrir la vérité.

En huitième lieu, parce que lorsqu’on estime une opinion nouvelle et un auteur du temps, il semble que leur gloire efface la nôtre, à cause qu’elle en est trop proche ; mais on ne craint rien de pareil de l’honneur qu’on rend aux anciens.

En neuvième lieu, parce que la vérité et la nouveauté ne peuvent pas se trouver ensemble dans les choses de la foi ; car les hommes ne voulant pas faire de discernement entre les vérités qui dépendent de la raison et celles qui dépendent de la tradition, ne considèrent pas qu’on doit les apprendre d’une manière toute différentes ils confondent la nouveauté avec l’erreur et l’antiquité avec la vérité. Luther, Calvin et les autres ont innové, et ils ont erré. Donc Galilée, Harvey, Descartes se trompent dans ce qu’ils disent de nouveau. L’impanation de Luther est nouvelle, et elle est fausse : donc la circulation d’Harvey est fausse, puisqu’elle est nouvelle. C’est pour cela aussi qu’ils appellent indifféremment du nom odieux de novateurs les hérétiques et les nouveaux philosophes. Les idées et les mots de vérité et d’antiquité, de fausseté et de nouveauté ont été liés les uns avec les autres : c’en est fait, le commun des hommes ne les sépare plus, et les gens d’esprit sentent même quelque peine à les bien séparer.

En dixième lieu, parce qu’on est dans un temps auquel la science des opinions anciennes est encore en vogue, et qu’il n’y a que ceux qui font usage de leur esprit qui puissent, par la force de leur raison, se mettre au-dessus des méchantes coutumes. Quand on est dans la presse et dans la foule, il est difficile de ne pas céder au torrent qui nous emporte.

En dernier lieu, parce que les hommes n’agissent que par intérêt ; et c’est ce qui fait que ceux mêmes qui se détrompent et qui reconnaissent la vanité de ces sortes d’études ne laissent pas de s’y appliquer, parce que les honneurs, les dignités et même les bénéfices y sont attachés, et que ceux qui y excellent les ont toujours plutót que ceux qui les ignorent.

Toutes ces raisons font, ce me semble, assez comprendre pourquoi les hommes suivent aveuglément les opinions anciennes comme vraies, et pourquoi ils rejettent sans discernement toutes les nouvelles comme fausses ; enfin pourquoi ils ne font point, ou presque point d’usage de leur esprit. Il y a sans doute encore un fort grand nombre d’autres raisons plus particulières qui contribuent à cela ; mais si l’on considère avec attention celles que nous avons rapportées, on n’aura pas sujet d’être surpris de voir l’entêtement de certaines gens pour l’autorité des anciens.


CHAPITRE IV.
Deux mauvais effets de la lecture sur l’imagination.


Ce faux et lâche respect que les hommes portent aux anciens produit un très-grand’nombre d’effets très-pernicieux qu’il est à propos de remarquer.

Le premier est que les accoutumant à ne pas faire usage de leur esprit, il les met peu à peu dans une véritable impuissance d’en faire usage[64] ; car il ne faut pas s’imaginer que ceux qui vieillissent sur les livres d’Aristote et de Platon fassent beaucoup d’usage de leur esprit. Ils n’emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres que pour tâcher d’entrer dans les sentiments de leurs auteurs, et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu’ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu’il en faut tenir, comme on le prouvera dans le chapitre suivant. Ainsi la science et la philosophie qu’ils apprennent est proprement une science de mémoire, et non pas une science d’esprit. Ils ne savent que des histoires et des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plutôt des historiens que de véritables philosophes.

Le second effet que produit dans l’imagination la lecture des anciens, c’est qu’elle met une étrange confusion dans toutes les idées de la plupart de ceux qui s’y appliquent. Il ya deux différentes manières de lire les auteurs : l’une très-bonne et très-utile, et l’autre fort inutile, et même dangereuse. Il est très-utile de lire quand on médite ce qu’on lit ; quand on tâche de trouver par quelque effort d’esprit la résolution des questions que l’on voit dans les titres des chapitres, avant même que de commencer à les lire ; quand on arrange, et quand on confère les idées des choses les unes avec les autres ; en un mot, quand on use de sa raison. Au contraire il est inutile de lire quand on n’entend pas ce qu’on lit ; mais il est dangereux de lire, et de concevoir ce qu’on lit, quand on ne l’examine pas assez pour en bien juger, principalement si l’on a assez de mémoire pour retenir ce qu’on a conçu, et assez d’imprudence pour y consentir. La première manière éclaire l’esprit, elle le fortifie et en augmente l’étendue ; la seconde en diminue l’étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.

Or la plupart de ceux qui font gloire de savoir les opinions des autres n’étudient que de la seconde manière. Aussi, plus ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La raison en est que les traces de leur cerveau se confondent les unes les autres, parce qu’elles sont en très-grand nombre, et que la raison ne les a pas rangées par ordre, ce qui empêche l’esprit d’imaginer et de se représenter nettement les choses dont il a besoin. Quand l’esprit veut ouvrir certaines traces, d’autres plus familières se rencontrant à la traverse, il prend le change ; car la capacité du cerveau n’étant pas infinie, il est presque impossible que ce grand nombre de traces formées sans ordre ne se brouillent et n’apportent de la confusion dans les idées. C’est pour cette même raison que les personnes de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de bien juger des choses où il faut apporter beaucoup d’attention.

Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que les connaissances qu’acquièrent ceux qui lisent sans méditer, et seulement pour retenir les opinions des autres ; en un mot toutes les sciences qui dépendent de la mémoire sont proprement de ces sciences qui enflent, à cause qu’elles ont de l’éclat et qu’elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui les possèdent[65]. Ainsi ceux qui sont savants en cette manière, étant d’ordinaire remplis d’orgueil et de présomption, prétendent avoir droit de juger tout, quoi qu’ils en soient très-peu capables, ce qui les fait tomber dans un très-grand nombre d’erreurs.

Mais cette fausse science fait encore un plus grand mal ; car ces personnes ne tombent pas seules dans l’erreur ; elles y entraînent avec elles presque tous les esprits du commun et un fort grand nombre de jeunes gens, qui croient comme des articles de foi toutes leurs décisions. Ces faux savants les ayant souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et étourdis tant par des opinions extraordinaires que par des noms d’auteurs anciens et inconnus. se sont acquis une autorité si puissante sur leurs esprits, qu’ils respectent et qu’ils admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche, et qu’ils entrent aveuglément dans tous leurs sentiments. Des personnes même beaucoup plus spirituelles et plus judicieuses, qui ne les auraient jamais connus et qui ne sauraient point d’autre part ce qu’ils sont, les voyant parler d’une manière si décisive et d’un air si fier, si impérieux et si grave, auraient quelque peine à manquer de respect et d’estime pour ce qu’ils disent, parce qu’il est très-difficile de ne rien donner à l’air et aux manières. Car de même qu’il arrive souvent qu’un homme fier et hardí en maltraite d’autres plus forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui ; ainsi ceux qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vraies, ni même vraisemblables, font souvent perdre la parole à leurs adversaires, en leur parlant d’une manière impérieuse, fière ou grave qui les surprend.

Or ceux de qui nous parlons ont assez d’estime d’eux-mêmes et de mépris des autres pour s’être fortifiés dans un certain air de fierté, mêlé de gravité et d’une feinte modestie, qui préoccupe et qui gagne ceux qui les écoutent.

Car il faut remarquer que tous les différents airs des personnes de différentes conditions ne sont que des suites naturelles de l’estime que chacun a de soi-même par rapport aux autres, comme il est facile de le reconnaître si l’on y fait un peu de réflexion. Ainsi l’air de fierté et de brutalité est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui néglige assez l’estime des autres. L’air modeste est l’air d’un homme qui s’estime peu et qui estime assez les autres. L’air grave est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui désire fort d’être estimé, et l’air simple celui d’un homme qui ne soccupe guère ni de soi ni des autres. Ainsi tous les différents airs, qui sont presque infinis, ne sont que des effets que les différents degrés d’estime que l’on a de soi et de ceux avec qui l’on converse produisent naturellement sur notre visage et sur toutes les parties extérieures de notre corps. Nous avons expliqué dans le chapitre IV cette correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par l’air qu’ils impriment sur le visage.


CHAPITRE V.
Que les personnes d’étude s’entêtent ordinairement de quelque auteur, de sorte que leur but principal est de savoir ce qu’il a cru, sans se soucier de ce qu’il faut croire.


Il y a encore un défaut de très-grande conséquence dans lequel les gens d’étude tombent ordinairement ; c’est qu’ils s’entêtent de quelque auteur. S’il y a quelque chose de vrai et de bon dans un livre, ils se jettent aussitôt dans l’excès ; tout en est vrai, tout en est bon, tout en est admirable. Ils se plaisent même à admirer ce qu’ils n’entendent pas, et ils veulent que tout le monde l’admire avec eux. Ils tirent gloire des louanges qu’ils donnent à ces auteurs obscurs, parce qu’ils persuadent par là aux autres qu’ils les entendent parfaitement, et cela leur est un sujet de vanité ; ils s’estiment au-dessus des autres hommes, à cause qu’ils croient entendre une impertinence d’un ancien auteur, ou d’un homme qui ne s’entendait peut-être pas lui-même. Combien de savants ont sué pour éclaircir des passages obscurs des philosophes, et même de quelques poëtes de l’antiquité ! et combien y a-t-il encore de beaux esprits qui font leurs délices de la critique d’un mot et du sentiment d’un auteur ! Mais il est à propos d’apporter quelque preuve de ce que je dis.

La question de l’immortalité de l’âme est sans doute une question très-importante, on ne peut trouver à redire que des philosophes fassent tous leurs efforts pour la résoudre ; et quoiqu’ils composent de gros volumes pour prouver d’une manière assez faible une vérité qu’on peut démontrer en peu de mots ou en peu de pages, cependant ils sont excusables. Mais ils sont bien plaisants de se mettre fort en peine pour décider ce qu’Aristote en a cru. Il est, ce me semble, assez inutile à ceux qui vivent présentement de savoir s’il y a jamais eu un homme qui s’appelât Aristote ; si cet homme a écrit les livres qui portent son nom ; s’il entend une telle chose ou une autre dans un tel endroit de ses ouvrages : cela ne peut faire un homme ni plus sage ni plus heureux, mais il est très-important de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux en soi.

Il est donc très-inutile de savoir ce qu’Aristote a cru de l’immortalité de l’àme, quoiqu’il soit très-utile de savoir que l’âme est immortelle. Cependant on ne craint point d’assurer qu’il y a eu plusieurs savants qui se sont mis plus en peine de savoir le sentiment d’Aristote sur ce sujet que la vérité de la chose eu soi, puisqu’il y on à qui ont fait des ouvrages exprès pour expliquer ce que ce philosophe en a cru, et qu’ils n’en ont pas tant fait pour savoir ce qu’il en fallait croire.

Mais quoiqu’un très-grand nombre de gens se soient fort fatigué l’esprit pour résoudre quel a été le sentiment d’Aristote, ils se le sont fatigué inutilement, puisqu’on n’est point encore d’accord sur cette question ridicule. Ce qui fait voir que les sectateurs d’Aristote sont bien malheureux d’avoir un homme si obscur pour les éclairer, et qui même affecte l’obscurité, comme il le témoigne dans une lettre qu’il a écrite à Alexandre.

Le sentiment d’Aristote sur l’immortalité de l’âme a donc été en divers temps une fort grande question, et fort considérable entre les personnes d’étude. Mais afin qu’on ne s’imagine pas que je le dise en l’air et sans fondement, je suis obligé de rapporter ici un passage de La Cerda, un peu long et un peu ennuyeux, dans lequel cet auteur a ramassé différentes autorités sur ce sujet, comme sur une question bien importante. Voici ses paroles sur le second chapitre de resurrectione carnis, de Tertullien.

Quœstio hœc in scholis utrinque validis suspícionibus agitatur, num animam immortalem, mortalemve fecerit Aristoteles. Et quidem philosophi aut ignobles asseveraverunt Aristotelem posuisse nostros animos ab interitu alienos. Hi sunt e grœcis et latinis interpretibus Ammonius uterque, Olympiodorus, Philoponus, Simplicius, Avicenna, nti memorat Mirandula lib. 4 de examine vanitatis cap. 9 ; Theodorus, Metochyles, Themistius. sanctus Thomas 2, contra gentes cap. 79, et phys. lect. 42, et prœterca 42, Metaph. lect. 3, et quodlib. 10, quœst. 5, art. 1 ; Albertus, tract. 2, de anima cap. 20, et tract. 3, cap. 13 ; Ægidius lib. 3 de anima ad cap. 4 ; Durandus in 2, díst. 18, quœst. 3 ; Ferrarius loco citato contra gentes, et late Eugubinus lib. 9, de perenni philosopha cap. 48, et quod pluris est, disciples Aristotelis, Theophrastus, magistri mentem et ore et calamo novisse penitus qui poterat.

In contraria factionem ubiere nonnulli patres, nec infimi philosophi. Justinus in sua Parœnesi, Origines in filosofou, et ut fertur Nazianz., in disp. contra Eunom, et Nyssenus lib. 2, de anima cap. 4, Theodoretus de curandis Grœcorum affectibus lib. 3. Galenus in historia philosophicâ, Pomponatius lib. de immortalitate animœ, Simon Portius lib. de mente humanœ, Cajetanus 3, de anima cap. 2. In eum sensum, ut caducum animum nostrum putaret Aristoteles, sunt partim adducti ab Alexandro Aphodis auditore, qui sic solitus erat interpretari Arístotelicam mentem ; quamvís Eugubinus cap. 21 et 22 eum excuset. Et quidem unde collegisse videlur Alexander mortalitatem nempe ex 42. Metaph. inde sanctus Thomas, Theodorus, Metochytes immortalitatem collegerunt.

Porro Tertullianum neutram hanc opíníonem amplexum credo : sed putasse in hac parte ambiguum Aristotelem. Itaque ita citat illum pro utraque. Nam cum hic ascribat Arístoteli mortalitatem animæ, tamen lib. de anima cap. 6 pro contraría opinione immortalitatis cítat. Eadem mente fuit Plutarchus, pro utraque opinione advocans eumdem philosophum. in lib. 5 de placitis philosoph. Nam cap. 1 mortalitatem tríbuit, et cap. 25 immortalitatem. Ex Sehulaslícís etiam, qui in neuf-ram parlem Aríslolelem conslantem judícant, sed dubium et ancipitem, sunt Scotus in 4, dist. 43, quæst. 2, art. 2 ; Harveus quodlib. l, quœst. 11 et 1, sentent. dist. l, quæst. 1 ; Niphus in opusculo De immortalitate animæ, cap. 1, et recentes alii interpretes : quam mediam existimationem credo veriorem, sed scholii lex vetat ut aucioritatum pondere líbrato íllud suadeam.

On donne toutes ces citations pour vraies sur la foi de ce commentateur, parce qu’on croirait perdre son temps à les vèrifier, et qu’on n’a pas tous ces beaux livres d’où elles sont tirées. On n’en ajoute point aussi de nouvelles, parce qu’on ne lui envie point la gloire de les avoir bien recueillies ; et que l’on perdrait encore bien plus de temps, si on le voulait faire, quand on ne feuilleterait pour cela que les tables de ceux qui ont commenté Aristote.

On voit donc, dans ce passage de La Cerda, que des personnes d’étude qui passent pour habiles, se sont bien donné de la peine pour savoir ce qu’Aristote croyait sur l’immortalité de l’âme ; et qu’il y en a qui ont été capables de faire des livres exprès sur ce sujet, comme Pomponace : car le principal but de cet auteur dans son livre est de montrer qu’Aristote a cru que l’âme était mortelle. Et peut-être y a-t-il des gens qui ne se mettent pas seulement en peine de savoir ce qu’Aristote a cru sur ce sujet ; mais qui regardent même, comme une question qu’il est très-important de savoir, si par exemple Tertullien, Plutarque ou d’autres ont cru ou non que le sentiment d’Aristote fût que l’âme était mortelle : comme ou a grand sujet de le croire de La Cerda même, si on fait réflexion sur la dernière partie du passage qu’on vient de citer, Porro Tertullianum et le reste.

S’il n’est pas fort utile de savoir ce qu’Aristote a cru de l’immorlalité de l’âme, ni ce que Tertullien et Plutarque ont pensé qu’Aristote en croyait, le fond de la question, l’immortalité de l’âme, est au moins une vérité qu’il est nécessaire de savoir. Mais il y a une infinité de choses qu’il est fort inutile de connaître, et desquelles par conséquent il est encore plus inutile de savoir ce que les anciens en ont pensé, et cependant on se met fort en peine pour deviner les sentiments des philosophes sur de semblables sujets. On trouve des livres pleins de ces examens ridicules ; et ce sont ces bagatelles qui ont excité tant de guerres d’érudition. Ces questions vaines et impertinentes, ces généalogies ridicules d’opinions inutiles, sont des sujets importants de critique aux savants. Ils croient avoir droit de mépriser ceux qui méprisent ces sottises, et de traiter d’ignorants ceux qui font gloire de les ignorer. Ils s’imaginent posséder parfaitement l’histoire généalogique des formes substantielles, et le siècle est ingrat s’il ne reconnaît leur mérite. Que ces choses font bien voir la faiblesse et la vanité de l’esprit de l’homme ; et que lorsque ce n’est point la raison qui règle les études, non-seulement les études ne perfectionnent point la raison, mais même qu’elles l’obscurcissent, la corrompent et la pervertissent entièrement.

Il est à propos de remarquer ici que, dans les questions de la foi, ce n’est pas un défaut de chercher ce qu’en a cru par exemple saint Augustin ou un autre père de l’Église, ni même de rechercher si saint Augustin a cru ce que croyaient ceux qui l’ont précédé ; parce que les choses de la foi ne s’apprennent que par la tradition, et que la raison ne peut pas les découvrir. La croyance la plus ancienne étant la plus vraie, il faut tâcher de savoir quelle était celle des anciens ; et cela ne se peut qu’en examinant le sentiment de plusieurs personnes qui se sont suivies en différents temps. Mais les choses qui dépendent de la raison leur sont toutes opposées, et il ne faut pas se mettre en peine de ce qu’en ont cru les anciens pour savoir ce qu’il en faut croire. Cependant je ne sais par quel renversement d’esprit certaines gens s’effarouchent, si l’on parle en philosophie autrement qu’Aristote ; et ne se mettent point en peine, si l’on parle en théologie autrement que l’Évangile, les pères et les conciles. Il me semble que ce sont d’ordinaire ceux qui crient le plus contre les nouveautés de philosophie qu’on doit estimer, qui favorisent et qui défendent même avec plus d’opiniâtreté certaines nouveautés de théologie qu’on doit détester. Car ce n’est point leur langage que l’on n’approuve pas ; tout inconnu qu’il ait été à l’antiquité, l’usage l’autorise ; ce sont les erreurs qu’ils répandent ou qu’ils soutiennent à la faveur de ce langage équivoque et confus.

En matière de théologie on doit aimer l’antiquité parce qu’on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l’antiquité ; il faut que toute curiosité cesse, lorsqu’on tient une fois la vérité. Mais en matière de philosophie on doit au contraire aimer la nouveauté, par la même raison qu’il faut toujours aimer la vérité, qu’il faut la rechercher, et qu’il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l’ou croyait qu’Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait peut-être s’appliquer qu’à les entendre ; mais la raison ne permet pas qu’on le croie. La raison veut, au contraire, que nous les jugions plus ignorants que les nouveaux philosophes, puisque, dans le temps où nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans, et qu’il a plus d’expérience que dans le temps d’Aristote et de Platon, comme on l’a déjà dit ; et que les nouveaux philosophes peuvent savoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées, et en trouver encore plusieurs autres. Toutefois la raison ne veut pas qu’on croie encore ces nouveaux philosophes sur leur parole plutôt que les anciens. Elle veut au contraire qu’on examine avec attention leurs pensées, et qu’on ne s’y rende que lorsqu’on ne pourra plus s’empêcher d’en douter, sans se préoccuper ridiculement de leur grande science ni des autres qualités de leur esprit.


CHAPITRE VI.
De la préoccupation des commentateurs.


Cet excès de préoccupation paraît bien plus étrange dans ceux qui commentent quelque auteur, parce que ceux qui entreprennent ce travail, qui semble de soi peu digne d’un homme d’esprit, s’imaginent que leurs auteurs méritent l’admiration de tous les hommes. Ils se regardent aussi comme ne faisant avec eux qu’une même personne ; et dans cette vue l’amour-propre joue admirablement bien son jeu. Ils donnent adroitement des louanges avec profusion à leurs auteurs, ils les environnent de clartés et de lumière, ils les comblent de gloire, sachant bien que cette gloire rejaillira sur eux-mêmes. Cette idée de grandeur n’élève pas seulement Aristote ou Platon, dans l’esprit de beaucoup de gens, elle imprime aussi du respect pour tous ceux qui les ont commentés ; et tel n’aurait pas fait l’apothéose de son auteur, s’il ne s’était imaginé comme enveloppé dans la même gloire.

Je ne prétends pas toutefois que tous les commentateurs donnent des louanges à leurs auteurs dans l’espérance du retour ; plusieurs en auraient quelque horreur s’ils y faisaient réflexion : ils les louent de bonne foi, et sans y entendre finesse ; ils n’y pensent pas. mais l’amour-propre y pense pour eux et sans qu’ils s’en aperçoivent. Les hommes ne sentent pas la chaleur qui est dans leur cœur, quoiqu’elle donne la vie et le mouvement à toutes les autres parties de leur corps ; il faut qu’ils se touchent et qu’ils se manient pour s’en convaincre, parce que cette chaleur est naturelle. Il en est de même de la vanité, elle est si naturelle à l’homme qu’il ne la sent pas ; et quoique ce soit elle qui donne pour ainsi dire la vie et le mouvement à la plupart de ses pensées et de ses desseins, elle le fait souvent d’une manière qui lui est imperceptible. Il faut se tâter, se manier, se sonder, pour savoir qu’on est vain. On ne connaît point assez que c’est la vanité qui donne le branle à la plupart des actions ; et quoique l’amour-propre le sache, il ne le sait que pour le déguiser au reste de l’homme.

Un commentateur ayant donc quelque rapport et quelque liaison avec l’auteur qu’il commente, son amour-propre ne manque pas de lui découvrir de grands sujets de louange en cet auteur, afin d’en profiter lui-même. Et cela se fait d’une manière si adroite, si fine et si délicate qu’on ne s’en aperçoit point. Mais ce n’est pas ici le lieu de découvrir les souplesses de l’amour-propre.

Les commentateurs ne louent pas seulement leurs auteurs, parce qu’ils sont prévenus d’estime pour eux et qu’ils se font honneur à eux-mêmes en les louant ; mais encore parce que c’est la coutume et qu’il semble qu’il en faille ainsi user. Il se trouve des personnes qui, n’ayant pas beaucoup d’estime pour certaines sciences ni pour certains auteurs, ne laissent pas de commenter ces auteurs et de s’appliquer à ces sciences, parce que leur emploi, le hasard ou même leur caprice les a engagés à ce travail ; et ceux-ci se croient obligés de louer d’une manière hyperbolique les sciences et les auteurs sur lesquels ils travaillent, quand même ce seraient des auteurs impertinents, et des sciences très-basses et très-inutiles.

En effet, il serait assez ridicule qu’un homme entreprît de commenter un auteur qu’il croirait être impertinent, et qu’il s’appliquât sérieusement écrire d’une matière qu’il penserait être inutile. Il faut donc, pour conserver sa réputation, louer son auteur et le sujet de son livre, quand l’un et l’autre seraient méprisables, et que la faute qu’on a faite d’entreprendre un méchant ouvrage soit réparée par une autre faute. C’est ce qui fait que des personnes doctes, qui commentent différents auteurs, disent souvent des choses qui se contredisent.

C’est aussi pour celà que presque toutes les préfaces ne sont point conformes à la vérité ni au bon sens. Si l’on commente Aristote, c’est le génie de la nature. Si l’on écrit sur Platon, c’est le divin Platon. On ne commente guère les ouvrages des hommes tout court ; ce sont toujours les ouvrages d’hommes tout divins, d’hommes qui ont été l’admiration de leur siècle, et qui ont reçu de Dieu des lumières toutes particulières. Il en est de même de la matière que l’on traite : c’est toujours la plus belle, la plus relevée, celle qu’il est le plus nécessaire de savoir.

Mais afin qu’on ne me croie pas sur ma parole, voici la manière dont un commentateur fameux entre les savants parle de l’auteur qu’il commente. C’est Averroës qui parle d’Aristote. Il dit dans sa préface sur la physique de ce philosophe, qu’il a été l’inventeur de la logique, de la morale et de la métaphysique, et qu’il les a mises dans leur perfection. Complevít, dit-il, quia nullus eorum, qui secuti sunt eum isque ad hoc tempus, quod est mille et quingentorum annorum, quídquam addidit, nec invenies in ejus verbís errorem alicijus quantitatis, et talem esse virtutem in individu uno miraculosum et eœtraneum existit ; et hœc díspositio cum in uno homine reperitur, dignus est esse divinus magis quam humanus. En d’autres endroits il lui donne des louanges bien plus pompeuses et bien plus magnifiques, comme 1 de generatione animalium : Laudemus Deum qui separavit hunc virum ab aliis in perfectione, appropriavitque ei ultímam dignitatem humanam, quam non omnis homo potest in quacumque itate attingere. Le même dit aussi, l. 1, destruct. disp. 3 : Aritotelis doctrina est summa veritas, quoniam ejus intellectus fuit finis humani intellectus ; quare bene dicitur de illo, quod ipse fuit creatus, et datus nobis divina providentia, ut non ígnoremus possibilia sciri.

En vérité, ne fait-il pas êire fou pour parler ainsi ; et ne faut-il pas que l’entêtement de cet auteur soit dégénéré en extravagance et en folie ? La doctrine d’Aristote est la souveraine vérité. Personne ne peut avoir de science qui égale, ni même qui approche de la sienne. C’est lui qui nous est donné de Dieu pour apprendre tout ce qui peut être connu. C’est lui qui rend tous les hommes sages ; et ils sont d’autant plus savants qu’ils entrent mieux dans sa pensée, comme il le dit en un autre endroit. Aristoteles fuit princeps, per quem perficiuntur omnes sapientes qui fuerunt post eum : licet differant inter se íntelligendo verba ejus, et in ei quod sequítur ex eis. Cependant les ouvrages de ce commentateur se sont répandus dans toute l’Europe et même en d’autres pays plus éloignés. Ils ont été traduits d’arabe en hébreu et d’hébreu en latin, et peut être encore en bien d’autres langues, ce qui montre assez l’estime que les savants en ont faite ; de sorte qu’on n’a pu donner d’exemple plus sensible que celui-ci de la préoccupation des personnes d’étude. Car il fait assez voir que non-seulement ils s’entêtent souvent de quelque auteur, mais aussi que leur entêtement se communique à d’autres à proportion de l’estime qu’ils ont dans le monde ; et qu’ainsi les fausses louanges que les commentateurs lui donnent sont souvent cause que des personnes peu éclairées, qui s’adonnent à la lecture, se préoccupent et tombent dans une infinité d’erreurs. Voici un autre exemple.

Un illustre entre les savants, qui a fondé des chaires de géométrie et d’astronomie dans l’université d’Oxford, commence un livre qu’il s’est avisé de faire sur les huit premières propositions d’Euclide par ces paroles : Consilium meum, audit ores, si vires et valetudo suffecerint, explicare definitiones, petitiones, communes sententias et octo priores propositiones primi libri Elementorum, catera post me venientibus relinquere ; et il le finit par celles-ci : Exsolvi per Dei gratiam, domini auditores, promissum, liberavi fidem meam, eœplicavi pro modulo meo definitiones, petitiones, communes sententias et octo priores propositiones Elementorum Euclidis. « Hic annis fessus cyclos artemque repono. » Succedent in hoc munus alii fortasse magis vegeto corpore, vicido ingenio, etc. Il ne faut pas une heure à un esprit médiocre, pour apprendre par lui-même, ou par le secours du plus petit géomètre qu’il y ait, les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières propositions d’Euclide : à peine ont-elles besoin de quelque explication ; et cependant voici un auteur qui parle de cette entreprise, comme si elle était fort grande et fort difficile. Il a peur que les forces lui manquent, si vires et valetudo suffecerint… Il laisse à ses successeurs à pousser ces choses, cœtera post me venientibus relinquere… Il remercie Dieu de ce que, par une grâce particulière, il a exécuté ce qu’il avait promis : Exsolvi per Dei gratiam promissum, liberavi fidem meam, explicavi pro modulo meo[66], quoi ? la quadrature du cercle ? la duplication du cube ? Ce grand homme a expliqué pro modulo suo les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières propositions du premier livre des Éléments d’Euclide. Peut-être qu’entre ceux qui lui succéderont, il s’en trouvera qui auront plus de santé et plus de force que lui pour continuer ce bel ouvrage : Succedent in hoc munus alii fortasse magis vegeto corpore, vivido ingenio ; Mais pour lui il est temps qu’il se repose, Hic annis fessus cyclos artemque repono.

Euclide ne pensait pas être si obscur, ou dire des choses si extraordinaires en composant ses Éléments, qu’il fût nécessaire de faire un livre de près de trois cents pages pour expliquer ses délimitions[67], ses axiomes, ses demandes et ses huit premières propositions. Mais ce savant Anglais sait bien relever la science d’Euclide ; et si l’âge le lui eût permis, et qu’il eût continué de la même force, nous aurions présentement douze ou quinze gros volumes sur les seuls éléments de géométrie, qui seraient fort utiles à tous ceux qui veulent apprendre cette science, et qui feront bien de l’honneur à Euclide.

Voilà les desseins bizarres dont la fausse érudition nous rend capables. Cet homme savait du grec, car nous lui avons l’obligation de nous avoir donné en grec les ouvrages de saint Chrysostome. Il avait peut-être lu les anciens géomètres ; il savait historiquement leurs propositions, aussi bien que leur généalogie ; il avait pour l’antiquité tout le respect que l’on doit avoir pour la vérité. Et que produit cette disposition d’esprit ? Un commentaire des définitions de nom, des demandes, des axiomes et des huit première : propositions d’Euclide, beaucoup plus difficile à entendre et à retenir, je ne dis pas que ces propositions qu’il commente, mais que tout ce qu’Euclide a écrit de géométrie.

Il y a bien des gens que la vanité fait parler grec et même quelquefois d’une langue qu’ils n’entendent pas, car les dictionnaires, aussi bien que les tables et les lieux communs, sont d’un grand secours à bien des auteurs ; mais il y a peu de gens qui s’avisent d’entasser leur grec sur un sujet où il est si mal à propos de s’en servir, et c’est ce qui me fait croire que c’est la préoccupation et une estime déréglée pour Euclide qui a formé le dessein de ce livre dans l’imagination de son auteur.

Si cet homme eut fait autant d’usage de sa raison que de sa mémoire, dans une matière où la seule raison doit être employée, ou s’il eût eu autant de respect et d’amour pour la vérité que de vénération pour l’auteur qu’il a commenté, il ya grande apparence qu’ayant employé tant de temps sur un sujet si petit, il serait tombé d’accord que les définitions que donne Euclide de l’angle plan et des lignes parallèles sont défectueuses, et qu’elles n’en expliquent point assez la nature, et que la seconde proposition est impertinente, puisqu’elle ne se peut prouver que par la troisième demande, laquelle on ne devrait pas accorder sitôt que cette seconde proposition, puisqu’en accordant la troisième demande, qui est que l’on puisse décrire de chaque point un cercle de l’intervalle qu’on voudra, on n’accorde pas seulement que l’on tire d’un point une ligne égale à une autre, ce qu’Euclide exécute par de grands détours dans cette seconde proposition, mais on accorde que l’on tire de chaque point un nombre infini de lignes de la longueur que l’on veut.

Mais le dessein de la plupart des commentateurs n’est pas d’éclaircir leurs auteurs et de chercher la vérité ; c’est de faire montre de leur érudition et de défendre aveuglément les défauts mêmes de ceux qu’ils commentent. Ils ne parlent pas tant pour se faire entendre ni pour faire entendre leur auteur, que pour le faire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui. Si celui dont nous parlons n’avait rempli son livre de passages grecs, de plusieurs noms d’auteurs peu connus, et de semblables remarques, assez inutiles pour entendre des notions communes, des définitions de nom et des demandes de géométrie, qui aurait lu son livre ? qui l’aurait admiré ? et qui aurait donné à son auteur la qualité de savant homme et d’homme d’esprit ?

Je ne crois pas que l’on puisse douter, après ce que l’on a dit, que la lecture indiscrète des auteurs ne préoccupe souvent l’esprit. Or, aussitôt qu’un esprit est préoccupé, il n’a plus tout à fait ce qu’on appelle le sens commun ; il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation ; il en infecte tout ce qu’il pense ; il ne peut même guère s’appliquer à des sujets entièrement éloignés de ceux dont il est préoccupé. Ainsi, un homme entêté d’Aristote, ne peut goûter qu’Aristote ; il veut juger de tout par rapport à Aristote ; ce qui est contraire à ce philosophe lui paraîtra faux ; il aura toujours quelque passage d’Aristote à la bouche ; il le citera en toutes sortes d’occasions et pour toutes sortes de sujets : pour prouver des choses obscures et que personne ne conçoit ; pour prouver aussi des choses très-évidentes et desquelles des enfants mêmes ne pourraient pas douter ; parce qu’Aristote lui est ce que la raison et l’évidence sont aux autres.

De même, si un homme est entêté d’Euclide et de géométrie, il voudra rapporter à des lignes et à des propositions de son auteur tout ce que vous lui direz. Il ne vous parlera que par rapport à sa science : le tout ne sera plus grand que sa partie, que parce qu’Euclide l’a dit ; et il n’aura point de honte de le citer pour le prouver, comme je l’ai remarqué quelquefois. Mais cela est encore bien plus ordinaire à ceux qui suivent d’autres auteurs que ceux de géométrie, et on trouve très-fréquemment dans leurs livres de grands passages grecs, hébreux, arabes, pour prouver des choses qui sont dans la dernière évidence.

Tout cela leur arrive à cause que les traces que les objets de leur préoccupation ont imprimées dans les fibres de leur cerveau sont si profondes qu’elles demeurent toujours entr’ouvertes, et que les esprits animaux, y passant continuellement, les entretiennent toujours sans leur permettre de se fermer ; de sorte que, l’âme étant contrainte d’avoir toujours les pensées qui sont liées avec ces traces, elle en devient comme esclave, et elle est toujours troublée et inquiétée, lors même que, connaissant son égarement, elle veut tâcher d’y remédier. Ainsi, elle est continuellement en danger de tomber dans un très-grand nombre d’erreurs, si elle ne demeure toujours en garde et dans une résolution inébranlable d’observer la règle dont on a parlé au commencement de cet ouvrage, c’est-à-dire de ne donner un consentement entier qu'à des choses entièrement évidentes.

Je ne parle point ici du mauvais choix que font la plupart du genre d’étude auquel ils s’appliquent. Cela se doit traiter dans la morale, quoique cela se puisse aussi rapporter à ce qu’on vient de dire de la préoccupation. Car, lorsqu’un homme se jette à corps perdu dans la lecture des rabbins et des livres de toutes sortes de langues les plus inconnues et par conséquent les plus inutiles, et qu’il y consume toute sa vie, il le fait sans doute par préoccupation et sur une espérance imaginaire de devenir savant, quoiqu’il ne puisse jamais acquérir par cette voie aucune véritable science. Mais comme cette application à une étude inutile ne nous jette pas tant dans l’erreur qu’elle nous fait perdre notre temps pour nous remplir d’une sotte vanité, on ne parlera point ici de ceux qui se mettent en tête de devenir savants dans toutes ces sortes de sciences basses ou inutiles, desquelles le nombre est fort grand et que l’on étudie d’ordinaire avec trop de passion.


CHAPITRE VII.
I. Des inventeurs de nouveaux systèmes. — II. Dernière erreur des personnes d’étude.


I. Nous venons de faire voir l’état de l’imagination des personnes d’étude qui donnent tout à l’autorité de certains auteurs ; il y en a encore d’autres qui leur sont bien opposés. Ceux-ci ne respectent jamais les auteurs, quelque estime qu’ils aient parmi les savants. S’ils les ont estimés ils ont bien changé depuis ; ils s’érigent eux-mêmes en auteurs. Ils veulent être les inventeurs de quelque opinion nouvelle, afin d’acquérir par là quelque réputation dans le monde ; et ils assurent qu’en disant quelque chose qui n’ait point encore été dit ils ne manqueront pas d’admirateurs.

Ces sortes de gens ont d’ordinaire l’imagination assez forte ; les fibres de leur cerveau sont de telle nature qu’elles conservent longtemps les traces qui leur ont été imprimées. Ainsi, lorsqu’ils ont une fois imaginé un système qui a quelque vraisemblance, on ne peut plus les en détromper. Ils retiennent et conservent très-chèrement toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à le confirmer, et au contraire ils n’aperçoivent presque pas toutes les objections qui lui sont opposées, ou bien ils s’en défont par quelque distinction frivole. Ils se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l’estime qu’ils espèrent en recevoir. Ils ne s’appliquent qu’à considérer l’image de la vérité que portent leurs opinions vraisemblables ; ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux, mais ils ne regardent jamais d’une vue arrêtée les autres faces de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté.

Il faut de grandes qualités pour trouver quelque véritable système ; car il ne suffit pas d’avoir beaucoup de vivacité et de pénétration, il faut outre cela une certaine grandeur et une certaine étendue d’esprit qui puisse envisager un très-grand nombre de choses à la fois. Les petits esprits, avec toute leur vivacité et toute leur délicatesse, ont la vue trop courte pour voir tout ce qui est nécessaire à l’établissement de quelque système. Ils s’arrêtent à de petites difficultés qui les rebutent ou à quelques lueurs qui les éblouissent ; ils n’ont pas la vue assez étendue pour voir tout le corps d’un grand sujet en même temps.

Mais quelque étendue et quelque pénétration qu’ait l’esprit, si avec cela il n’est exempt de passion et de préjugé, il n’y a rien à espérer. Les préjugés occupent une partie de l’esprit et en infectent tout le reste. Les passions confondent toutes les idées en mille manières et nous font presque toujours voir dans les objets tout ce que nous désirons d’y trouver. La passion même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois lorsqu’elle est trop ardente ; mais le désir de paraitre savant est ce qui nous empêche le plus d’acquérir une science véritable.

Il n’y a donc rien de plus rare que de trouver des personnes capables de faire de nouveaux systèmes ; cependant il n’est pas fort rare de trouver des gens qui s’en soient formé quelqu’un à leur fantaisie. On ne voit que fort peu de ceux qui étudient beaucoup raisonner selon les notions communes ; il y a toujours quelque irrégularité dans leurs idées, et cela marque assez qu’ils ont quelque système particulier qui ne nous est pas connu. Il est vrai que tous les livres qu’ils composent ne s’en sentent pas ; car, quand il est question d’écrire pour le public, on prend garde de plus près à ce qu’on dit, et l’attention toute seule suffit assez souvent pour nous détromper. On voit toutefois de temps en temps quelques livres qui prouvent assez ce que l’on vient de dire ; car il y a même des personnes qui font gloire de marquer dès le commencement de leur livre qu’ils ont inventé quelque nouveau système.

Le nombre des inventeurs de nouveaux systèmes s’augmente encore beaucoup par ceux qui s’étaient préoccupés de quelque auteur ; parce qu’il arrive souvent que n’ayant rencontré rien de vrai ni de solide dans les opinions des auteurs qu’ils ont lus, ils entrent premièrement dans un grand dégoût et un grand mépris de toutes sortes de livres, et ensuite ils imaginent une opinion vraisemblable qu’ils embrassent de tout leur cœur et dans laquelle ils se fortifient de la manière qu’on vient d’expliquer.

Mais lorsque cette grande ardeur qu’ils ont eue pour leur opinion s’est ralentie ou que le dessein de la faire paraître en public les a obligés à l’examiner avec une attention plus exacte et plus sérieuse, ils en découvrent la fausseté et ils la quittent, mais avec cette condition qu’ils n’en prendront jamais d’autres, et qu’ils condamneront absolument tous ceux qui prétendront avoir découvert quelque vérité. —

II. De sorte que la dernière et la plus dangereuse erreur où tombent plusieurs personnes d’étude, c’est qu’ils prétendent qu’on ne peut rien savoir. Ils ont lu beaucoup de livres anciens et nouveaux où ils n’ont point trouvé la vérité ; ils ont en plusieurs belles pensées qu’ils ont trouvées fausses après les avoir examinées avec plus d’attention. De la ils concluent que tous les hommes leur ressemblent, et que si ceux qui croient avoir découvert quelques vérités y faisaient une réflexion plus sérieuse ils se détromperaient aussi bien qu’eux. Cela leur suffit pour les condamner sans entrer dans un examen plus particulier ; parce que s’ils ne les condamnaient pas, ce serait en quelque manière tomber d’accord qu’ils ont plus d’esprit qu’eux, et cela ne leur parait pas vraisemblable.

Ils regardent donc comme opiniâtres tous ceux qui assurent quelque chose comme certain, et ils ne veulent pas qu’on parle des sciences comme des vérités évidentes desquelles ou ne peut pas raisonnablement douter, mais seulement comme des opinions qu’il est bon de ne pas ignorer. Cependant ces personnes devraient considérer que s’ils ont lu un fort grand nombre de livres, ils ne les ont pas néanmoins lus tous, ou qu’ils ne les ont pas lus avec toute l’attention nécessaire pour les bien comprendre, et que s’ils ont eu beaucoup de belles pensées qu’ils ont trouvées fausses dans la suite, néanmoins ils n’ont pas eu toutes celles qu’on peut avoir, et qu’ainsi il se peut bien faire que d’autres auront mieux rencontré qu’eux. Et il n’est pas nécessaire, absolument parlant, que ces autres aient plus d’esprit qu’eux, si cela les choque, car il subit qu’ils aient été plus heureux. On ne leur fait point de tort quand on dit qu’on suit avec évidence ce qu’ils ignorent, puisqu’on dit en même temps que plusieurs siècles ont ignoré les mêmes vérités, non pas faute de bons esprits, mais parce que ces bons esprits n’ont pas bien rencontré d’abord.

Qu’ils ne se choquent donc point si on voit clair et si on parle comme l’on voit. Qu’ils s’appliquent à ce qu’on leur dit, si leur esprit est encore capable d’application après tous leurs égarements, et qu’ils jugent ensuite, il leur est permis ; mais qu’ils se taisent s’ils ne veulent rien examiner. Qu’ils fassent un peu quelque réflexion, si cette réponse qu’ils font d’ordinaire sur la plupart des choses qu’on leur demande : On ne sait pas cela, personne ne sait comment cela se fait ; n’est pas une réponse peu judicieuse, puisque pour la faire il faut de nécessité qu’ils croient savoir tout ce que les hommes savent ou tout ce que les hommes peuvent savoir. Car s’ils n’avaient pas cette pensée-là d’eux-mêmes leur réponse serait encore plus impertinente. Et pourquoi trouvent-ils tant de difficulté à dire : Je n’en sais rien, puisqu’en certaines rencontres ils tombent d’accord qu’ils ne savent rien ; et pourquoi faut-il conclure que tous les hommes sont ignorants à cause qu’ils sont intérieurement convaincus qu’ils sont eux-mêmes des ignorants ?

ll y a donc de trois sortes de personnes qui s’appliquent à l’étude. Les uns s’entêtent mal à propos de quelque auteur ou de quelque science inutile ou fausse. Les autres se préoccupent de leurs propres fantaisies. Enfin les derniers, qui viennent d’ordinaire des deux autres, sont ceux qui s’imaginent connaître tout ce qui peut être connu, et qui, persuadés qu’ils ne savent rien avec certitude, concluent généralement qu’on ne peut rien savoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu’on leur dit comme de simples opinions.

Il est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes de personnes dépendent des propriétés de l’imagination, qu’on a expliquées dans les chapitres précédents et que tout cela ne leur arrive que par des préjugés qui leur bouchent l’esprit et qui ne leur permettent pas d’apercevoir d’autres objets que ceux de leur préoccupation. On peut dire que leurs préjugés font dans leur esprit ce que les ministres des princes font à l’égard de leurs maîtres. Car, de même que cœ personnes ne permettent autant qu’ils peuvent qu’à ceux qui sont dans leurs intérêts ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur de parler à leurs maîtres : ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets toutes pures et sans mélange ; mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées, et ils les lui présentent ainsi toutes masquées, de sorte qu’il est très-difficile qu’il se détrompe et reconnaisse ses erreurs.


CHAPITRE VIII.
I. Des esprits efféminés. — II. Des esprits superficiels. — III. Des personnes d’autorité. — IV. De ceux qui font des expériences.


Ce que nous venons de dire suffit, ce me semble, pour reconnaître en général quels sont les défauts d’imagination des personnes d’étude et les erreurs auxquelles ils sont le plus sujets. Or, comme il n’y a guère que ces personnes-là qui se mettent en peine de chercher la vérité et même que tout le monde s’en rapporte à eux, il semble qu’on pourrait finir ici cette seconde partie. Cependant, il est à propos de dire encore quelque chose des erreurs des autres hommes parce qu’il ne sera pas inutile d’en être averti.

I. Tout ce qui flatte les sens nous touche extrêmement, et tout ce qui nous touche nous applique à proportion qu’il nous touche. Ainsi ceux qui s’abandonnent à toutes sortes de divertissements très-sensibles et très-agréables ne sont pas capables de pénétrer des vérités qui renferment quelque difficulté considérable, parce que la capacité de leur esprit, qui n’est pas infinie, est toute remplie de leurs plaisirs, ou du moins elle en est fort partagée.

La plupart des grands, des gens de cour, des personnes riches, des jeunes gens et de ceux qu’on appelle beaux esprits, étant dans des divertissements continuels et n’étudiant que l’art de plaire par tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, ils acquièrent peu à peu une telle délicatesse dans ces choses ou une telle mollesse, qu’on peut dire fort souvent que ce sont plutôt des esprits efféminés que des esprits fins, comme ils le prétendent ; car il y a bien de la différence entre la véritable finesse de l’esprit et la mollesse, quoique l’on confonde ordinairement ces deux choses.

Les esprits fins sont ceux qui remarquent par la raison jusques aux moindres différences des choses, qui prévoient les effets qui dépendent des causes cachées, peu ordinaires et peu visibles ; enfin ce sont ceux qui pénètrent davantage les sujets qu’ils considèrent. Mais les esprits mous n’ont qu’une fausse délicatesse ; ils ne sont ni vifs ni perçants ; ils ne voient pas les effets des causes même les plus grossières et les plus palpables ; enfin ils ne peuvent rien embrasser ni rien pénétrer, mais ils sont extrêmement délicats pour les manières. Un mauvais mot, un accent de province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu’un amas confus de méchantes raisons ; ils ne peuvent reconnaître le défaut d’un raisonnement, mais ils sentent parfaitement bien une fausse mesure et un geste mal réglé ; en un mot, ils ont une parfaite intelligence des choses sensibles, parce qu’ils ont fait un usage continuel de leurs sens ; mais ils n’ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison, parce qu’ils n’ont presque jamais fait usage de la leur.

Cependant ce sont ces sortes de gens qui ont le plus d’estime dans le monde et qui acquièrent plus facilement la réputation de bel esprit ; car, lorsqu’un homme parle avec un air libre et dégagé, que ses expressions sont pures et bien choisies, qu’il se sert de figures qui flattent les sens et qui excitent les passions d’une manière imperceptible, quoiqu’il ne dise que des sottises et qu’il n’y ait rien de bon ni rien de vrai sous ces belles paroles, c’est, suivant l’opinion commune, un bel esprit, c’est un esprit fin, c’est un esprit délié. On ne s’aperçoit pas que c’est seulement un esprit mou et efféminé, qui ne brille que par de fausses lueurs et qui n’éclaire jamais, qui ne persuade que parce que nous avons des oreilles et des yeux, et non point parce que nous avons de la raison.

Au reste, l’on ne nie pas que tous les hommes ne se sentent de cette faiblesse que l’on vient de remarquer en quelques-uns d’entre eux. Il n’y en a point dont l’esprit ne soit touché par les impressions de leurs sens et de leurs passions, et, par conséquent, qui ne s’arrête quelque peu aux manières : tous les hommes ne diffèrent en cela que du plus ou du moins. Mais la raison pour laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns en particulier, c’est qu’il y en a qui voient bien que c’est un défaut et qui s’appliquent à s’en corriger, au lieu que ceux dont on vient de parler le regardent comme une qualité fort avantageuse. Bien loin de reconnaître que cette fausse délicatesse est l’effet d’une mollesse efféminée et l’origine d’un nombre infini de maladies d’esprit, ils s’imaginent que c’est un effet et une marque de la beauté de leur génie.

II. On peut joindre à ceux dont on vient de parler un fort grand nombre d’esprits superficiels qui n’approfondissent jamais rien et qui n’aperçoivent que confusément les différences des choses, non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, car ce ne sont point les divertissements qui leur rendent l’esprit petit, mais parce qu’ils l’ont naturellement petit. Cette petitesse d’esprit ne vient pas de la nature de l’âme, comme on pourrait se l’imaginer, elle est causée quelquefois par une grande disette ou par une grande lenteur des esprits animaux, quelquefois par l’inflexibilité des fibres du cerveau, quelquefois aussi par une abondance immodérée des esprits et du sang, ou par quel qu’autre cause qu’il n’est pas nécessaire de savoir.

Il y a donc des esprits de deux sortes : les uns remarquent aisément les différences des choses, et ce sont les bons esprits ; les autres imaginent et supposent de la ressemblance entre elles, et ce sont les esprits superficiels. Les premiers ont le cerveau propre à recevoir des traces nettes et distinctes des objets qu’ils considèrent ; et, parce qu’ils sont fort attentifs aux idées de ces traces, ils voient ces objets comme de près, et rien ne leur échappe. Mais les esprits superficiels n’en reçoivent que des traces faibles ou confuses ; ils ne les voient que comme en passant, de loin et fort confusément, de sorte qu’elles leur paraissent semblables, comme les visages de ceux que l’on regarde de trop loin, parce que l’esprit suppose toujours de la ressemblance et de l’égalité on il n’est pas obligé de reconnaître de ditlérence et d’inégalité, pour les raisons que je dirai dans le troisième livre.

La plupart de ceux qui parlent en public, tous ceux qu’on appelle grands parleurs, et beaucoup même de ceux qui s’énoncent avec beaucoup de facilité, quoiqu’ils parlent fort peu, sont de ce genre ; car il est extrêmement rare que ceux qui méditent sérieusement puissent bien expliquer les choses qu’ils ont méditées. D’ordinaire ils hésitent quand ils entreprennent d’en parler, parce qu’ils ont quelque scrupule de se servir de termes qui réveillent dans les autres une fausse idée. Ayant honte de parler simplement pour parler, comme font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement de toutes choses, ils ont beaucoup de peine à trouver des paroles qui expriment bien des pensées qui ne sont pas ordinaires.

III. Quoiqu’on honore infiniment les personnes de piété, les théologiens, les vieillards, et généralement tous ceux qui ont acquis avec justice beaucoup d’autorité sur les autres hommes, cependant on croit être oblige de dire d’eux qu’il arrive souvent qu’ils se croient infaillibles, à cause que le monde les écoute avec respect, qu’ils font peu d’usage de leur esprit pour découvrir les vérités spéculatives, et qu’ils condamnent trop librement tout ce qu’il leur plaît de condamner, sans l’avoir considéré avec assez d’attention. Ce n’est pas qu’on trouve à redire qu’ils ne s’appliquent pas à beaucoup de sciences qui ne sont pas fort nécessaires ; il leur est permis de ne s’y point appliquer, et même de les mépriser : mais ils n’en doivent pas juger par fantaisie et sur des soupçons mal fondés ; car ils doivent considérer que la gravité avec laquelle ils parlent, l’autorité qu’ils ont acquise sur l’esprit des autres, et la coutume qu’ils ont de confirmer ce qu’ils disent par quelque passage de la sainte Écriture, jetteront infailliblement dans l’erreur ceux qui les écoutent avec respect. et qui, n’étant pas capables d’examiner les choses à fond, se laissent surprendre aux manières et aux apparences.

Lorsque l’erreur porte les livrées de la vérité, elle est souvent plus respectée que la vérité même, et ce faux respect a des suites très-dangereuses. Pessima res est errorum apotheosis ; et pro peste íntellectus habenda est, si vanís accedat veneratio[68]. Ainsi, lorsque certaines personnes, ou par un faux zèle, ou par l’amour qu’ils ont eu pour leurs propres pensées, se sont servis de l’Écriture sainte pour établir de faux principes de physique ou de métaphysique, ils ont été souvent écoutés comme des oracles par des gens qui les ont crus sur leur parole, à cause du respect qu’ils devaient à l’autorité sainte ; mais il est aussi arrivé que quelques esprits mal faits ont pris sujet de là de mépriser la religion, de sorte que, par un renversement étrange, l’Écriture sainte a été cause de l’erreur de quelques-uns, et la vérité a été le motif et l’origine de l’impiété de quelques autres. Il faut donc bien prendre garde, dit l’auteur que nous venons de citer, de ne pas chercher les choses mortes avec les vivantes, et de ne pas prétendre par son propre esprit découvrir dans la sainte Écriture ce que le Saint-Esprit n’y a pas voulu déclarer. Et divinorum, et humanomm malesana admíxtione, continue-t-il, non solum educítur phílosophia fantastica, sed etiam religio hæretica. Itaque salutare admodum est si mente sobria fidei tantum dentur, quæ fideí sunt. Toutes les personnes donc qui ont autorité sur les autres, ne doivent rien décider qu’après y avoir d’autant plus pensé que leurs décisions sont plus suivies ; et les théologiens principalement doivent bien prendre garde à ne point faire mépriser la religion par un faux zèle ou pour se faire estimer eux-mêmes et donner cours à leurs opinions. Mais parce que ce n’est pas à moi à leur dire ce qu’ils doivent faire, qu’ils écoutent saint Thomas, leur maître, qui, étant interrogé par son général pour savoir son sentiment sur quelques articles, lui répond, par saint Augustin, en ces termes[69] :

Il est bien dangereux de parler décisivement sur des matières qui ne sont point de la foi comme si elles en étaient. Saint Augustin nous l’apprend dans le cinquième livre de ses Confessions. Lorsque je vois, dit-il, un chrétien qui ne sait pas les sentiments des philosophes touchant les cieux, les étoiles et les mouvements du soleil et de la lune, et qui prend une chose pour une autre, je le laisse dans ses opinions et dans ses doutes ; car je ne vois pas que l’ignorance où il est de la situation des corps et des différents arrangements de la matière lui puisse nuire, pourvu qu’il n’ait pas des sentiments indignes de vous, ô Seigneur ! qui nous avez tous créés. Mais il se fait tort s’il se persuade que ces choses touchent la religion, et s’il est assez hardi pour assurer avec opiniâtreté ce qu’il ne sait point. Le même saint explique encore plus clairement sa pensée sur ce sujet, dans le premier livre de l’explication littérale de la Genèse, en ces termes : Un chrétien doit bien prendre garde à ne point parler de ces choses comme si elles étaient de la sainte Écriture ; car un infidèle qui lui entendrait dire des extravagances qui n’auraient aucune apparence de vérité, ne pourrait pas s’empêcher d’en rire. Ainsi le chrétien n’en recevrait que de la confusion, et l’infidèle en serait mal édifié. Toutefois, ce qu’il y a de plus fâcheux dans ces rencontres n’est pas que l’on voie qu’un homme s’est trompé, mais c’est que les infidèles que nous tâchons de convertir s’imaginent faussement, et pour leur perte inévitable, que nos auteurs ont des sentiments aussi extravagants ; de sorte qu’ils les condamnent et les méprisent comme des ignorants. Il est donc, ce me semble, bien plus à propos de ne point assurer comme des dogmes de la foi des opinions communément reçues des philosophes, lesquelles ne sont point contraires à notre foi, quoiqu’on puisse se servir quelquefois de l’autorité des philosophes pour les faire recevoir. Il ne faut point aussi rejeter ces opinions comme étant contraires à notre foi, pour ne point donner de sujet aux sages de ce monde de mépriser les vérités saintes de la religion chrétienne. »

La plupart des hommes sont si négligents et si déraisonnables qu’ils ne font point de discernement entre la parole de Dieu et celle des hommes lorsqu’elles sont jointes ensemble ; de sorte qu’ils tombent dans l’erreur en les approuvant toutes deux, ou dans l’impiété en les méprisant indifféremment. Il est encore bien facile de voir la cause de ces dernières erreurs et qu’elles dépendent de la liaison des idées expliquées dans le chapitre V ; et il n’est pas nécessaire de s’arrêter à l’expliquer davantage.

IV. Il semble à propos de dire ici quelque chose des chimistes, et généralement de tous ceux qui emploient leur temps à faire des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité : on suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs erreurs sont d’autant plus dangereuses qu’ils les communiquent aux autres avec plus de facilité.

Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les expériences visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnements des hommes, et on ne peut trouver à redire que ceux qui sont engagés par leur condition à l’étude de la physique tâchent de s’y rendre habiles par des expériences continuelles, pourvu qu’ils s’appliquent encore davantage aux sciences qui leur sont encore plus nécessaires. On ne blâme donc point la philosophie expérimentale ni ceux qui la cultivent, mais seulement leurs défauts.

Le premier est que, pour l’ordinaire, ce n’est point la lumière de la raison qui les conduit dans l’ordre de leurs expériences : ce n’est que le hasard ; ce qui fait qu’ils n’en deviennent guère plus éclairés ni plus savants après y avoir employé beaucoup de temps et de bien.

Le second est qu’ils s’arrêtent plutôt à des expériences curieuses et extraordinaires qu’à celles qui sont les plus communes. Cependant il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s’y arrêter d’abord avant que de s’appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d’un plus grand nombre de causes.

Le troisième est qu’ils cherchent avec ardeur et avec assez de soin les expériences qui apportent du profit et qui négligent celles qui ne servent qu’à éclairer l’esprit.

Le quatrième est qu’ils ne remarquent pas avec assez d’exactitude toutes les circonstances particulières, comme du temps, du lieu, de la qualité des drogues dont ils se servent, quoique la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d’empêcher l’effet qu’on en espère. Car il faut observer que tous les termes dont les physiciens se servent sont équivoques, et que le mot de vin, par exemple, signifie autant de choses différentes qu’il y a de différents terroirs, de différentes saisons, de différentes manières de faire le vin et de le garder ; de sorte qu’on peut même dire, en général, qu’il n’y en a pas deux tonneaux tout à fait semblables ; et qu'ainsi, quand un physicien dit : Pour faire telle expérience, prenez du vin, on ne sait que très-confusément ce qu’il veut dire. C’est pourquoi il faut user d’une très-grande circonspection dans les expériences, et ne descendre point aux composées que lorsqu’on a bien connu la raison des plus simples et des plus ordinaires.

Le cinquième est que d’une seule expérience ils en tirent trop de conséquences. Il faut, au contraire, presque toujours, plusieurs expériences pour bien conclure une seule chose, quoiqu’une seule expérience puisse aider à tirer plusieurs conclusions.

Enfin la plupart des physiciens et des chimistes ne considèrent que les effets particuliers de la nature : ils ne remontent jamais aux premières notions des choses qui composent les corps. Cependant il est indubitable qu’on ne peut connaître clairement et distinctement les choses particulières de la physique si on ne possède bien ce qu’il y a de plus général et si on ne s’éleve même jusqu’au métaphysique. Enfin ils manquent souvent de courage et de constance ; ils se lassent à cause de la fatigue et de la dépense. Il y a encore beaucoup d’autres défauts dans les personnes dont nous venons de parler, mais on ne prétend pas tout dire.

Les causes des fautes qu’on a remarquées sont le peu d’application, les propriétés de l’imagination expliquées dans le chapitre V de la première partie de ce livre, et dans le chapitre II de celle-ci, et surtout de ce qu’on ne juge de la différence des corps et du changement qui leur arrive que par les sensations qu’on en a, selon ce qu’on a expliqué dans le premier livre.




TROISIÈME PARTIE.


DE LA COMMUNICATION CONTAGIEUSE DES IMAGINATIONS FORTES.


CHAPITRE PREMIER.
I. De la disposition que nous avons à imiter les autres en toutes choses, laquelle est l’origine de la communication des erreurs qui dépendent de la puissance de l’imagination. — II. Deux causes principales qui augmentent cette disposition. — III. Ce que c’est qu’imagination forte. — IV. Qu’il y en a de plusieurs sortes. Des fous et de ceux qui ont l’imagination forte dans le sens qu’on l’entend ici. — V. Deux défauts considérables de ceux qui ont l’imagination forte. — VI. De la puissance qu’ils ont de persuader, et d’imposer.


Après avoir expliqué la nature de l’imagination, les défauts auxquels elle est sujette et comment notre propre imagination nous jette dans l’erreur, il ne reste plus à parler dans ce second livre que de la communication contagieuse des imaginations fortes ; je veux dire de la force que certains esprits ont sur les autres pour les engager dans leurs erreurs.

Les imaginations fortes sont extrêmement contagieuses ; elles dominent sur celles qui sont faibles ; elles leur donnent peu à peu leurs mêmes tours et leur imprimant leurs mêmes caractères. Ainsi ceux qui ont l’imagination forte et vigoureuse, étant tout à fait déraisonnables, il y a très-peu de causes plus générales des erreurs des hommes que cette communication dangereuse de l’imagination.

Pour concevoir ce que c’est que cette contagion et comment elle se transmet de l’un à l’autre, il faut savoir que les hommes ont besoin les uns des autres, et qu’ils sont faits pour composer ensemble plusieurs corps dont toutes les parties aient entre elles une mutuelle correspondance. C’est pour entretenir cette union, que Dieu leur a commandé d’avoir de la charité les uns pour les autres. Mais parce que l’amour-propre pouvait peu à peu éteindre la charité et rompre ainsi le nœud de la société civile, il a été à propos pour la conserver que Dieu unît encore les hommes par des liens naturels qui subsistassent au défaut de la charité et qui intéressassent l’amour-propre.

I. Ces liens naturels, qui nous sont communs avec les bêtes, consistent dans une certaine disposition du cerveau qu’ont tous les hommes, pour imiter quelques-uns de ceux avec lesquels ils conversent, pour former les mêmes jugements qu’ils font et pour entrer dans les mêmes passions dont ils sont agites. Et cette disposition lie d’ordinaire les hommes les uns avec les autres beaucoup plus étroitement qu’une charité fondée sur la raison, laquelle charité est assez rare.-

Lorsqu’un homme n’a pas cette disposition du cerveau pour entrer dans nos sentiments et dans nos passions, il est incapable par sa nature de se lier avec nous, et de faire un même corps, il ressemble à ces pierres irrégulières, qui ne peuvent trouver leur place dans un bâtiment, parce qu’on ne les peut joindre avec les autres.

Oderunt hilarem tristes, tristemque jocosi,
Sedatum celeres, agilem guavumque remissi.

Il faut plus de vertu qu’on ne pense pour ne pas rompre avec ceux qui n’ont point d’égard à nos passions et qui ont des sentiments contraires aux nôtres. Et ce n’est pas tout à fait sans raison ; car lorsqu’un homme a sujet d’être dans la tristesse ou dans la joie, c’est lui insulter en quelque manière que de ne pas entrer dans ses sentiments. S’il est triste on ne doit pas se présenter devant lui avec un air gai et enjoué qui marque de la joie et qui en imprime les mouvements avec effort dans son imagination ; parce que c’est le vouloir ôter de l’état qui lui est le plus convenable et le plus agréable ; la tristesse même étant la plus agréable de toutes les passions à un homme qui souffre quelque misère.

II. Tous les hommes ont donc une certaine disposition de cerveau, qui les porte naturellement à se composer de la même manière que quelques-uns de ceux avec qui ils vivent. Or cette disposition à deux causes principales qui l’entretiennent et qui l’augmentent. L’une est dans l’àme et l’autre dans le corps. La première consiste principalement dans l’inclination qu’ont tous les hommes pour la grandeur et pour l’élévation, pour obtenir dans l’esprit des autres une place honorable. Car c’est cette inclination qui nous excite secrètement à parler, à marcher, à nous habiller et à prendre l’air des personnes de qualité. C’est la source des modes nouvelles, de l’instabilité des langues vivantes et même de certaines corruptions générales des mœurs. Enfin c’est la principale origine de toutes les nouveautés extravagantes et bizarres qui ne sont point appuyées sur la raison mais seulement sur la fantaisie des hommes.

L’autre cause qui augmente la disposition que nous avons à imiter les autres, de laquelle nous devons principalement parler ici, consiste dans une certaine impression que les personnes d’une imagination forte font sur les esprits faibles et sur les cerveaux tendres et délicats.

III. J’entends par imagination forte et vigoureuse cette constitution du cerveau qui le rend capable de vestiges et de traces extrêmement profondes, et qui remplissent tellement la capacité de l’âme, qu’elles l’empêchent d’apporter quelque attention à d’autres choses qu’à celles que ces images représentent.

IV. Il y a deux sortes de personnes qui ont l’imagination forte dans ce sens. Les premières reçoivent ces profondes traces par l’ímpression involontaire et déréglée des esprits animaux, et les autres, desquels on veut principalement parler, les reçoivent par la disposition qui se trouve dans la substance de leur cerveau.

Il est visible que les premiers sont entièrement fous, puisqu’ils sont contraints par l’union naturelle qui est entre leurs idées et ces traces, de penser à des choses auxquelles les autres avec qui ils conversent ne pensent pas, ce qui les rend incapables de parler à propos et de répondre juste aux demandes qu’on leur fait.

Il y en a d’une infinité de sortes qui ne diffèrent que du plus et du moins, et l’on peut dire que tous ceux qui sont agités de quelque passion violente sont de leur nombre, puisque dans le temps de leur émotion les esprits animaux impriment avec tant de force les traces et les images de leur passion, qu’ils ne sont pas capables de penser à autre chose.

Mais il faut remarquer que toutes ces sortes de personnes ne sont pas capables de corrompre l’imagination des esprits même les plus faibles, et des cerveaux les plus mous et les plus délicats pour deux raisons principales. La première, parce que ne pouvant répondre conformément aux idées des autres, ils ne peuvent leur rien persuader ; et la seconde, parce que le dérèglement de leur esprit étant tout à fait sensible, on n’écoute qu’avec mépris tous leurs discours.

Il est vrai néanmoins que les personnes passionnées nous passionnent, et qu’elles font dans notre imagination des impressions qui ressemblent à celles dont elles sont touchées ; mais comme leur emportement est tout à fait visible, on résiste à ces impressions et l’on s’en défait d’ordinaire quelque temps après. Elles s’effacent d’elle-mêmes lorsqu’elles ne sont point entretenues par la cause qui les avait produites, c’est-à-dire lorsque ces emportés ne sont plus en notre présence, et que la vue sensible des traits que la passion formait sur leur visage, ne produit plus aucun changement dans les libres de notre cerveau, ni aucune agitation dans nos esprits animaux.

Je n’examine ici que cette sorte d’imagination forte et vigoureuse qui consiste dans une disposition du cerveau propre pour recevoir des traces fort profondes des objets les plus faibles et les moins agissants.

Ce n’est pas un défaut que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses et recevoir des images très-distinctes et très-vives des objets les moins considérables ; pourvu que l’âme demeure toujours la maîtresse de l’imagination, que ces images s’impriment par ses ordres et qu’elles s’effacent quand il lui plaît, c’est au contraire l’origine de la finesse et de la force de l’esprit. Mais lorsque l’imagination domine sur l’âme, et que sans attendre les ordres de la volonté ces traces se forment par la disposition du cerveau et par l’action des objets et des esprits, il est visible que c’est une très-mauvaise qualité et une espèce de folie. Nous allons tâcher de faire connaître le caractère de ceux qui ont l’imagination de cette sorte.

Il faut pour cela se souvenir que la capacité de l’esprit est très-bornée ; qu’il n’y a rien qui remplisse si fort sa capacité que les sensations de l’åme, et généralement toutes les perceptions des objets qui nous touchent beaucoup et que les traces profondes du cerveau sont toujours accompagnées de sensations ou de ces autres perceptions qui nous appliquent fortement. Car par là il est facile de reconnaître les véritables caractères de l’esprit de ceux qui ont imagination forte.

V. Le premier, c’est que ces personnes ne sont pas capables de juger sainement des choses qui sont un peu difficiles et embarrassées. Parce que la capacité de leur esprit étant remplie des idées qui sont liées par la nature à ces traces trop profondes, ils n’ont pas la liberté de penser à plusieurs choses en même temps. Or, dans les questions composées, il faut que l’esprit parcoure par un mouvement prompt et subit les idées de beaucoup de choses, et qu’il en reconnaisse d’une simple vue tous les rapports et toutes les liaisons qui sont nécessaires pour résoudre ces questions.

Tout le monde sait par sa propre expérience qu’on n’est pas capable de s’appliquer à quelque vérité dans le temps que l’on est agité de quelque passion, ou que l’on sent quelque douleur un peu forte, parce qu’alors il y a dans le cerveau de ces traces profondes qui occupent la capacité de l’esprit. Ainsi ceux de qui nous parlons ayant des traces plus profondes des mêmes objets que les autres, comme nous le supposons, ils ne peuvent pas avoir autant d’étendue d’esprit ni embrasser autant de choses qu’eux. Le premier défaut de ces personnes est donc d’avoir l’esprit petit, et d’autant plus petit, que leur cerveau reçoit des traces plus profondes des objets les moins considérables.

Le second défaut c’est qu’ils sont visionnaires, mais d’une manière délicate et assez difficile à reconnaître. Le commun des hommes ne les estime pas visionnaires ; il n’y a que les esprits justes et éclairés qui s’aperçoivent de leurs visions et de l’égarement de leur imagination.

Pour concevoir l’origine de ce défaut il faut encore se souvenir de ce que nous avons dit dès le commencement de ce second livre, qu’à l’égard de ce qui se passe dans le cerveau, les sens et l’imagination ne diffèrent que du plus et du moins, et que c’est la grandeur et la profondeur des traces qui font que l’âme sent les objets, qu’elle les juge comme présents et capables de la toucher, et enfin assez proches d’elle pour lui faire sentir du plaisir et de la douleur. Car lorsque les traces d’un objet sont petites, l’âme imagine seulement cet objet, elle ne juge pas qu’il soit présent et même elle ne le regarde pas comme fort grand et fort considérable. Mais à mesure que ces traces deviennent plus grandes et plus profondes l’ame juge aussi que l’objet devient plus grand et plus considérable, qu’il s’approche davantage de nous, et enfin qu’il est capable de nous toucher et de nous blesser.

Les visionnaires dont je parle ne sont pas dans cet excès de folie de croire voir devant leurs yeux des objets qui sont absents : les traces de leur cerveau ne sont pas encore assez profondes, ils ne sont fous qu’à demi ; et s’ils l’étaient tout à fait on n’aurait que faire de parler d’eux ici, puisque tout le monde sentant leur égarement on ne pourrait pas s’y laisser tromper. Ils ne sont pas visionnaires des sens, mais seulement visionnaires d’imagination. Les fous sont visionnaires des sens, puisqu’ils ne voient pas les choses comme elles sont, et qu’ils en voient souvent qui ne sont point ; mais ceux dont je parle ici sont visionnaires d’imagination, puisqu’ils s’imaginent les choses tout autrement qu’elles ne sont, et qu’ils en imaginant même qui ne sont point. Cependant il est évident que les visionnaires des sens et les visionnaires d’imagination ne diffèrent entre eux que du plus et du moins, et que l’on passe souvent de l’état des uns à celui des autres. Ce qui fait qu’on se doit représenter la maladie de l’esprit des derniers par comparaison à celle des premiers, laquelle est plus sensible et fait davantage d’impression sur l’esprit, puisque dans des choses qui ne diffèrent que du plus et du moins, il faut toujours expliquer les moins sensibles par rapport aux plus sensibles.

Le second défaut de ceux qui ont l’imagination forte et vigoureuse, est donc d’être visionnaires d’imagination ou simplement visionnaires ; car on appelle du terme de tous ceux qui sont visionnaires des sens. Voici donc les mauvaises qualités des esprits visionnaires.

Ces esprits sont excessifs en toutes rencontres : ils relèvent les choses basses, ils agrandissent les petites, ils approchent les éloignées. Rien ne leur paraît tel qu’il est. Ils admirent tout, ils se récrient sur tout sans jugement et sans discernement. S’ils sont disposés à la crainte par leur complexion naturelle, je veux dire, si les fibres de leur cerveau étant extrêmement délicates, leurs esprits animaux sont en petite quantité, sans force et sans agitation ; de sorte qu’ils ne puissent communiquer au reste du corps les mouvements nécessaires ; ils s’effraient à la moindre chose, et ils tremblent à la chute d’une feuille. Mais s’ils ont abondance d’esprits et de sang, ce qui est plus ordinaire, ils se repaissent de vaines espérances, et, s’abandonnant à leur imagination féconde en idées, ils bâtissent, comme l’on dit, des châteaux en Espagne avec beaucoup de satisfaction et de joie. Ils sont véhéments dans leurs passions, entètés dans leurs opinions, toujours pleins et très-satisfaits d’eux mêmes. Quand ils se mettent dans la tête de passer pour beaux esprits, et qu’ils s’érigent en auteurs ; car il y a des auteurs de toute espèce, visionnaires et autres ; que d’extravagances, que d’emportements, que de mouvements irréguliers ! ils n’imitent jamais la nature, tout est affecté, tout est forcé, tout est guindé. Ils ne vont que par bonds, ils ne marchent qu’en cadence ; ce ne sont que figures et qu’hyperboles. Lorsqu’ils se veulent mettre dans la piété, et S’y conduire par leur fantaisie, ils entrent entièrement dans l’esprit juif et pharisien. Ils s’arrêtent d’ordinaire à l’écorce, à des cérémonies extérieures et à de petites pratiques, ils s’en occupent tout entiers. Ils deviennent scrupuleux, timides, superstitieux ; Tout est de foi, tout est essentiel chez eux, hormis ce qui est véritablement de foi, et ce qui est essentiel ; car assez souvent ils négligent ce qu’il y a de plus important dans l’Évangile, la justice, la miséricorde et la loi, leur esprit étant occupé par des devoirs moins essentiels. Mais il y aurait trop de choses à dire. Il suffit pour se persuader de leurs défauts, et pour en remarquer plusieurs autres, de faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans les conversations ordinaires.

Les personnes d’une imagination forte et vigoureuse ont encore d’autres qualités qu’il est très-nécessaire de bien expliquer. Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de leurs défauts ; il est très-juste maintenant de parler de leurs avantages. Ils en ont un entre autres qui regarde principalement notre sujet, parce que c’est par cet avantage qu’ils dominent sur les esprits ordinaires, qu’ils les font entrer dans leurs idées, et qu’ils leur communiquent toutes les fausses impressions dont ils sont touchés.

VI. Cet avantage consiste dans une facilité de s’exprimer d’une manière forte et vive quoiqu’elle ne soit pas naturelle. Ceux qui imaginent fortement les choses, les expriment avec beaucoup de force, et persuadent tous ceux qui se convainquent plutôt par l’air et par l’impression sensible que par la force des raisons. Car le cerveau de ceux qui ont l’imagination forte, recevant, comme l’on a dit, des traces profondes des sujets qu’ils imaginent, ces traces sont naturellement suivies d’une grande émotion d’esprits, qui dispose d’une manière prompte et vive tout leur corps pour exprimer leurs pensées. Ainsi, l’air de leur visage, le ton de leur voix, et le tour de leurs paroles, animant leurs expressions, préparent ceux qui les écoutent et qui les regardent à se rendre attentifs, et à recevoir machinalement l’impression de l’image qui les agite. Car enfin, un homme qui est pénétré de ce qu’il dit, en pénètre ordinairement les autres, un passionné émeut toujours ; et quoique sa rhétorique soit souvent irrégulière, elle ne laisse pas d’être très-persuasive, parce que l’air et la manière se font sentir, et agissent ainsi dans l’imagination des hommes plus vivement que les discours les plus forts qui sont prononcés de sang froid : à cause que ces discours ne flattent point leurs sens, et ne frappent point leur imagination.

Les personnes d'imagination ont donc l’avantage de plaire, de toucher et de persuader, à cause qu’ils forment des images très-vives et très-sensibles de leurs pensées. Mais il y a encore d’autres causes qui contribuent à cette facilité qu’ils ont de gagner l’aprit. Car ils ne parlent d’ordinaire que sur des sujets faciles, et qui sont de la portée des esprits du commun. Ils ne se servent que d'expressions et de termes qui ne réveillent que les notions confuses des sens, lesquelles sont toujours très-fortes et très-touchantes. Ils ne traitent des matières grandes et difficiles que d’une manière vague et par lieux communs, sans se hasarder d’entrer dans le détail et sans s’attacher aux principes ; soit parce qu’ils n’entendent pas ces matières, soit parce qu’ils appréhendent de manquer de termes, de s’embarrasser, et de fatiguer l’esprit de ceux qui ne sont pas capables d’une forte attention.

Il est maintenant facile de juger par les choses que nous venons de dire, que les dérèglements d’imagination sont extrêmement contagieux, et qu’ils se glissent et se répandent dans la plupart des esprits avec beaucoup de facilité. Mais ceux qui ont l’imagination forte, étant d’ordinaire ennemis de la raison et du bon sens à cause de la petitesse de leur esprit, et des visions auxquels ils sont sujets ; on peut aussi reconnaître qu’il y a très-peu de causes plus générales de nos erreurs, que la communication contagieuse des dérèglements et des maladies de l’imagination. Mais il faut encore prouver ces vérités par des exemples et des expériences connues de tout le monde.


CHAPITRE II.
Exemples généraux de la force de l’imagination.


Il se trouve des exemples fort ordinaires de cette communication d'imagination dans les enfants à l’égard de leurs pères, et encore plus dans les filles à l’égard de leurs mères ; dans les serviteurs à l’égard de leurs maîtres, et dans les servantes à l’égard de leurs maîtresses ; dans les écoliers à l’égard de leurs précepteurs, dans les courtisans à l’égard des rois, et généralement dans tous les inférieurs à l'égard de leurs supérieurs, pourvu toutefois que les pères, les maîtres et les autres supérieurs aient quelque force d'imagination, car sans cela il pourrait arriver que des enfants et des serviteurs ne reçussent aucune impression considérable de l’imagination faible de leurs pères ou de leurs maîtres.

Il se trouve encore des effets de cette communication dans les personnes d’une condition égale ; mais cela n’est pas si ordinaire, à cause qu’il ne se rencontre pas entre elles un certain respect qui dispose les esprits à recevoir sans examen les impressions des imaginations fortes. Enfin il se trouve de ces effets dans les supérieurs à l’égard de leurs inférieurs, et ceux-ci ont quelquefois une imagination si vive et si dominante qu’ils tournent l’esprit de leurs maîtres et de leurs supérieurs comme il leur plaît.

Il ne sera pas mal aisé de comprendre comment les pères et les mères font des impressions très-fortes sur l’imagination de leurs enfants, si l’on considère que ces dispositions naturelles de notre cerveau qui nous portent à imiter ceux avec qui nous vivons, et à entrer dans leurs sentiments et dans leurs passions, sont encore bien plus fortes dans les enfants à l’égard de leurs parents que dans tous les autres hommes. L’on en peut donner plusieurs raisons. La première, c’est qu’ils sont de même sang. Car de même que les parents transmettent très-souvent dans leurs enfants des dispositions à certaines maladies héréditaires, telles que la goutte, la pierre, la folie, et généralement toutes celles qui ne leur sont point survenues par accident, ou qui n’ont point pour cause seule et unique quelque fermentation extraordinaire des humeurs, comme les fièvres et quelques autres ; car il est visible que celles-ci ne se peuvent communiquer ; ainsi ils impriment les dispositions de leur cerveau dans celui de leurs enfants, et ils donnent à leur imagination un certain tour qui les rend tout à fait susceptibles des mêmes sentiments.

La seconde raison, c’est que d’ordinaire les enfants n’ont que très-peu de commerce avec le reste des hommes qui pourraient quelquefois tracer d’autres vestiges dans leur cerveau, et rompre en quelque façon l’effort continuel de l’impression paternelle. Car de même qu’un homme qui n’est jamais sorti de son pays s’imagine ordinairement que les mœurs et les coutumes des étrangers sont tout à fait contraires à la raison parce qu’elles sont contraires à la coutume de sa ville, au torrent de laquelle il se laisse emporter ; ainsi un enfant qui n’est jamais sorti de la maison paternelle, s’imagine que les sentiments et les manières de ses parents sont la raison universelle : ou plutôt il ne pense pas qu’il puisse y avoir quelque autre principe de raison ou de vertu que leur imitation. Il croit donc tout ce qu’il leur entend dire, et il fait tout ce qu’il leur voit faire.

Mais cette impression des parents est si forte, qu’elle n’agit pas seulement sur l’imagination des enfants, elle agit même sur les autres parties de leur corps. Un jeune garçon marche, parle, et fait les mêmes gestes que son père. Une fille de même s’habille comme sa mère, marche comme elle, parle comme elle ; si la mère grasseye, la fille grasseye ; si la mère a quelque tour de tête irrégulier, la fille le prend. Enfin, les enfants imitent les parents en toute chose, jusque dans leurs défauts et dans leurs grimaces, aussi bien que dans leurs erreurs et dans leurs vices.

Il y a encore plusieurs autres causes qui augmentent l’effet de cette impression. Les principales sont l’autorité des parents, la dépendance des enfants, et l’amour mutuel des uns et des autres : mais ces causes sont communes aux courtisans, aux serviteurs, et généralement à tous les inférieurs aussi bien qu’aux enfants. Nous les allons expliquer par l’exemple des gens de cour.

Il y a des hommes qui jugent de ce qui ne paraît point par ce qui paraît ; de la grandeur, de la force, et de la capacité de l’esprit, qui leur sont cachées, par la noblesse, les dignités et les richesses qui leur sont connues. On mesure souvent l’un par l’autre ; et la dépendance où l’on est des grands, le désir de participer à leur grandeur, et l’éclat sensible qui les environne, portent souvent les hommes à rendre à des hommes des honneurs divins, s’il m’est permis de parler ainsi. Car si Dieu donne aux princes l’autorité, les hommes leur donnent l’infaillibilité ; mais une infaillibilité qui n’est point limitée dans quelques sujets ni dans quelques rencontres, et qui n’est point attachée à quelques cérémonies. Les grands savent naturellement toutes choses ; ils ont toujours raison, quoiqu’ils décident des questions desquelles ils n’ont aucune connaissance. C’est ne savoir pas vivre que d’examiner ce qu’ils avancent : c’est perdre le respect que d’en douter. C’est se révolter, ou pour le moins, c’est se déclarer sot, extravagant et ridicule que de les condamner.

Mais lorsque les grands nous font l’honneur de nous aimer, ce n’est plus alors simplement opiniâtreté, entêtement, rébellion, c’est encore ingratitude et perfidie que de ne se rendre pas aveuglément à toutes leurs opinions, c’est une faute irréparable qui nous rend pour toujours indignes de leurs bonnes grâces ; ce qui fait que les gens de cour, et par une suite nécessaire presque tous les peuples, s’engagent sans délibérer dans tous les sentiments de leur souverain, jusque-là même que dans les vérités de la religion ils se rendent très-souvent à leur fantaisie et à leur caprice.

L’Angleterre et l’Allemagne ne nous fournissent que trop d’exemples de ces soumissions déréglées des peuples aux volontés impies de leurs princes. Les histoires de ces derniers temps en sont toutes remplies ; et l’on a vu quelquefois des personnes avancées en âge avoir changé quatre ou cinq fois de religion à cause des divers changements de leurs princes.

Les rois et même les reines ont dans l’Angleterre le gouvernement de tous les états de leurs royaumes, soit ecclésiastiques ou civils, en toutes causes. Ce sont eux qui approuvent les liturgies, les offices des fêtes et la manière dont on doit administrer et recevoir les sacrements. Ils ordonnant, par exemple, que l’on n’adore point Jésus-Christ lorsque l’on communie, quoiqu’ils obligent encore de le recevoir à genoux selon l’ancienne coutume. En un mot, ils changent toutes choses dans leurs liturgies pour la conformer aux nouveaux articles de leur foi, et ils ont aussi le droit de juger de ces articles avec leur parlement, comme le pape avec le concile, ainsi que l’on peut voir dans les statuts d’Angleterre et d’Irlande faits au commencement du règne de la reine Élisabeth. Enfin on peut dire que les rois d’Angleterre ont même plus de pouvoir sur le spirituel que sur le temporel de leurs sujets ; parce que ces misérables peuples et ces enfants de la terre se soucient bien moins de la conservation de la foi que de la conservation de leurs biens, ils entrent facilement dans tous les sentiments de leurs princes. pourvu que leur intérêt temporel n’y soit point contraire[70].

Les révolutions qui sont arrivées dans la religion en Suède et en Danemark, nous pourraient encore servir de preuve de la force que quelques esprits ont sur les autres ; mais toutes ces révolutions ont encore eu plusieurs autres causes très-considérables. Ces changements surprenants sont bien des preuves de la communication contagieuse de l’imagination, mais des preuves trop grandes et trop vastes. Elles étonnent et elles éblouissant plutôt les esprits qu’elles ne les éclairent, parce qu’il y a trop de causes qui concourent à la production de ces grands événements.

Si les courtisans et tous les autres hommes abandonnent souvent des vérités certaines, des vérités essentielles, des vérités qu’il est nécessaire de soutenir ou de se perdre pour une éternité ; il est visible qu’ils ne se hasarderont pas de défendre des vérités abstraites, peu certaines et peu utiles. Si la religion du prince fait la religion de ses sujets, la raison du prince fera aussi la raison de ses sujets ; et ainsi les sentiments du prince seront toujours à la mode : ses plaisirs, ses passions. ses jeux, ses paroles, ses habits, et généralement toutes ses actions seront à la mode ; car le prince est lui-même comme la mode essentielle, et il ne se rencontre presque jamais qu’il fasse quelque chose qui ne devienne pas à la mode. Et comme toutes les irrégularités de la mode ne sont que des agréments et des beautés, il ne faut pas s’étonner si les princes agissent si fortement sur l’imagination des autres hommes.

Si Alexandre penche la tête, ses courtisans penchent la tête. Si Denis le tyran s’appIique à la géométrie à l’arrivée de Platon dans Syracuse, la géométrie devient aussitôt à la mode, et le palais de ce roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dès que Platon se met en colère contre lui, et que ce prince se dégoûte de l’étude, et s’abandonne de nouveau à ses plaisirs, ses courtisans en font aussitôt de même. Il semble, continua cet auteur, qu’ils soient enchantés, et qu’une Circé les transforme en d’autres hommes. Ils passent de l’inclination pour la philosophie à l’inclination pour la débauche, et de l’horreur de la débauche à l’horreur de la philosophie[71]. C’est ainsi que les princes peuvent changer les vices en vertus et les vertus en vices, et qu’une seule de leurs paroles est capable d’en changer toutes les idées. Il ne faut d’eux qu’un mot, qu’un geste, qu’un mouvement des yeux ou des lèvres pour faire passer la science et l’érudition pour une basse pédanterie ; la témérité, la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage ; et l’impiété et le libertinage, pour force et pour liberté d’esprit.

Mais cela, aussi bien que tout ce que je viens de dire, suppose que ces princes aient l’imagination forte et vive ; car s’ils avaient l’imagination faible et languissante, ils ne pourraient pas animer leurs discours, ni leur donner ce tour et cette force qui soumet et qui abat invinciblement les esprits faibles.

Si la force de l’imagination toute seule et sans aucun secours de la raison peut produire des effets si surprenants, il n’y a rien de si bizarre ni de si extravagant qu’elle ne persuade lorsqu’elle est soutenue par quelques raisons apparentes. En voici des preuves.

Un ancien auteur[72] rapporte qu’en Éthiopie les gens de cour se rendaient boiteux et difformes, qu’ils se coupaient quelques membres et qu’ils se donnaient même la mort, pour se rendre semblables à leurs princes. On avait honte de paraitre avec deux yeux et de marcher droit à la suite d’un roi borgne et boiteux ; de même qu’on n’oserait à présent paraître à la cour avec la fraise et la toque, ou avec des bottines blanches et des éperons dorés. Cette mode des Étbiopiens était fort bizarre et fort incommode, mais cependant c’était la mode. On la suivait avec joie, et on ne songeait pas tant à la peine qu’il fallait souffrir, qu’à l’honneur qu’on se faisait de paraitre plein de générosité et d’affection pour son roi. Enfin, cette fausse raison d’amitié, soutenant l’extravagance de la mode, l’a fait passer en coutume et en loi qui a été observée fort long-temps.

Les relations de ceux qui ont voyagé dans le Levant nous apprennent que cette coutume se garde dans plusieurs pays, et encore quelques autres aussi contraires au bon sens et à la raison. Mais il n’est pas nécessaire de passer deux fois la ligne pour voir observer religieusement des lois et des coutumes déraisonnables, ou pour trouver des gens qui suivent des modes incommodes et bizarres ; il ne faut pas sortir de la France pour cela. Partout où il y a des hommes sensibles aux passions, et où l’imagination est maîtresse de la raison, il y a de la bizarrerie, et une bizarrerie incompréhensible. Si l’on ne souffre pas tant de douleur à tenir son sein découvert pendant les rudes gelées de l’hiver, et à se serrer le corps durant les chaleurs excessives de l’été, qu’à se crever un œil ou à se couper un bras, on devrait souffrir davantage de confusion. La peine n’est pas si grande, mais la raison qu’on a de Fendurer n’est pas si apparente ; ainsi, il y a pour le moins une égale bizarrerie. Un Éthiopien peut dire que c’est par générosité qu’il se crève un œil ; mais que peut dire une dame chrétienne qui fait parade de ce que la pudeur naturelle et la religion l’obligent de cacher ? Que c’est la mode, et rien davantage. Mais cette mode est bizarre, incommode, malhonnête, indigne en toutes manières ; elle ~n’a point d’autre source qu’une manifeste corruption de la raison, et qu’une secrète corruption du cœur ; on ne la peut suivre sans scandale ; c’est prendre ouvertement le parti du dérèglement de l’imagination contre la raison, de l’impureté contre la pureté, de l’esprit du monde contre l’esprit de Dieu ; en un mot, c’est violer les lois de la raison et les lois de l’Évangile que de suivre cette mode. N’importe, c’est la mode ; c’est-à-dire une loi plus sainte et plus inviolable que celle que Dieu avait écrite de sa main sur les tables de Moïse, et que celle qu’il grave avec son esprit dans le cœur des chrétiens.

En vérité, je ne sais si les Français ont tout à fait droit de se moquer des Éthiopiens et des Sauvages. Il est vrai que si on voyait pour la première fois un roi borgne et boiteux n’avoir à sa suite que des boiteux et des borgnes, on aurait peine à s’empêcher de rire. Mais avec le temps on n’en rirait plus, et l’on admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur amitié, qu’on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit. Il n’est pas de même des modes de France. Leur bizarrerie n’est point soutenue de quelque raison apparente ; et si elles ont l’avantage de n’être pas si fâcheuses, elles n’ont pas toujours celui d’être aussi raisonnables. En un mot elles portent le caractère d’un siècle encore plus corrompu, dans lequel rien n’est assez puissant pour modérer le dérèglement de l’imagination.

Ce qu’on vient de dire des gens de cour se doit aussi entendre de la plus grande partie des serviteurs à l’égard de leurs maîtres, des servantes à l’égard de leurs maîtresses et, pour ne pas faire un dénombrement assez inutile, cela se doit entendre de tous les inférieurs à l’égard de leurs supérieurs, mais principalement des enfants à l’égard de leurs parents, parce que les enfants sont dans une dépendance toute particulière de leurs parents ; que leurs parents ont pour eux une amitié et une tendresse qui ne se rencontre pas dans les autres, et enfin parce que la raison porte les enfants à des soumissions et à des respects que la même raison ne règle pas toujours.

Il n’est pas absolument nécessaire, pour agir dans l’imagination des autres, d’avoir quelque autorité sur eux et qu’ils dépendent de nous en quelque manière ; la seule force d’imagination suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des inconnus, qui n’ont aucune réputation, et pour lesquels nous ne sommœ prévenus d’aucune estime, ont une telle force d’imagination, et par conséquent des expressions si vives et si touchantes, qu’ils nous persuadent sans que nous sachions ni pourquoi, ni même de quoi nous sommes persuadés. Il est vrai que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n’y a rien de plus commun.

Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force d’un esprit visionnaire qui parle vivement sans savoir ce qu’il dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l’écoutent à croire fortement sans savoir ce qu’ils croient. Car la plupart des hommes se laissent aller à l’effort de l’impression sensible qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par passion de ce qu’ils ne conçoivent que fort confusément. On prie ceux qui liront cet ouvrage de penser à ceci, d’en remarquer des exemples dans les conversations où ils se trouveront, et de faire quelques réflexions sur ce qui se passe dans leur esprit en ces occasions. Cela leur sera beaucoup plus utile qu’ils ne peuvent se l’imaginer.

Mais il faut bien considérer qu’il y a deux choses qui contribuent merveilleusement à la force de l’imagination des autres sur nous. La première est un air de piété et de gravité ; l’autre est un air de libertinage et de fierté. Car selon notre disposition à la piété ou au libertinage, les personnes qui parlent d’un air grave et pieux, ou d’un air fier et libertin, agissent fort diversement sur nous.

Il est vrai que les uns sont bien plus dangereux que les autres ; mais il ne faut jamais se laisser persuader par les manières ni des uns ni des autres, mais seulement par la force de leurs raisons. On peut dire gravement et modestement des sottises, et d’une manière dévote des impiétés et des blasphèmes. Il faut donc examiner si les esprits sont de Dieu selon le conseil de saint Jean, et ne pas se fier à toutes sortes d’esprits. Les démons se transforment quelquefois en anges de lumière ; et l’on trouve des personnes à qui l’air de piété est comme naturel, et par conséquent dont la réputation est d’ordinaire fortement établie, qui dispensent les hommes de leurs obligations essentielles, et même de celle d’aimer Dieu et le prochain, pour les rendre esclaves de quelque pratique et de quelque cérémonie pharisienne.

Mais les imaginations fortes desquelles il faut éviter avec soin l’impression et la contagion, sont certains esprits par le monde qui affectent la qualité d’esprits forts ; ce qu’il ne leur est pas bien difficile d’acquérir. Car il n’y a maintenant qu’à nier d’un certain air le péché originel, l’immortalité de l’âme, ou se railler de quelque sentiment reçu dans l’Église, pour acquérir la rare qualité d’esprit fort parmi le commun des hommes.

Ces petits esprits ont d’ordinaire beaucoup de feu, et un certain air libre et fier qui domine et qui dispose les imaginations faibles à se rendre à des paroles vives et spécieuses, mais qui ne signifient rien à des esprits attentifs. Ils sont tout à fait heureux en expressions, quoique très-malheureux en raisons. Mais parce que les hommes, tout raisonnables qu’ils sont, aiment beaucoup mieux se laisser toucher par le plaisir sensible de l’air et des expressions, que de se fatiguer dans l’examen des raisons ; il est visible que ces esprits doivent remporter sur les autres, et communiquer ainsi leurs erreurs et leur malignité, par la puissance qu’ils ont sur l’imagination des autres hommes.


CHAPITRE III.
I. De la force de l’imagination de certains auteurs. — II. De Tertullien.


I. Une des plus grandes et des plus remarquables preuves de la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, c’est le pouvoir qu’ont certains auteurs de persuader sans aucune raison. Par exemple, le tour des paroles de Tertullien, de Sénèque, de Montaigne et de quelques autres, a tant de charmes et tant d’éclat, qu’il éblouit l’esprit de la plupart des gens, quoique ce ne soit qu’une faible peinture et comme l’ombre de l’imagination de ces auteurs. Leurs paroles, toutes mortes qu’elles sont, ont plus de vigueur que la raison de certaines gens, Elles entrent, elles pénètrent, elles dominent dans l’âme d’une manière si impérieuse, quelles se font obéir sans se faire entendre, et qu’on se rend à leurs ordres sans les savoir. On veut croire, mais on ne sait que croire ; car lorsqu’on veut savoir ce qu’on veut croire, et qu’on s’approche pour ainsi dire de ces fantômes pour les reconnaître, ils s’en vont souvent en fumée avec tout leur appareil et tout leur éclat.

Quoique les livres des auteurs que je viens de nommer soient très-propres pour faire remarquer la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, et que je les propose pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en toutes choses. Je ne puis pas nfempècher d’avoir de l’estime pour certaines beautés qui s’y rencontrent, et de la déférence pour l’approbation universelle qu’ils ont eue pendant plusieurs siècles[73]. Je proteste enfin que j’ai beaucoup de respect pour quelques ouvrages de Tertullien, principalement pour son Apologie contre les Gentils, et pour son livre des Prescriptions contre les hérétiques, et pour quelques endroits des livres de Sénèque, quoique je n’aie pas beaucoup d’estime pour tout le livre de Montaigne.

II. Tertullien était à la vérité un homme d’une profonde érudition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d’étendue dïmagination, que de pénétration et d’étendue d’esprit. On ne peut douter enfin qu’il ne fût visionnaire dans le sens que j’ai expliqué auparavant, et qu’il n’eût presque toutes les qualités que j’ai attribuées aux esprits visionnaires. Le respect qu’il eut pour les visions de Montanus et pour ses prophétesses, est une preuve incontestable de la faiblesse de son jugement. Ce feu, ces emportements, ces enthousiasmes sur de petits sujets marquent sensiblement le dérèglement de son imagination. Combien de mouvements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures ! combien de raisons, pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent que par leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu’en étourdissant et qu’en éblouissant l’esprit !

A quoi sert, par exemple, à cet auteur, qui veut se justifier d’avoir pris le manteau de philosophe au lieu de la robe ordinaire, de dire que ce manteau avait autrefois été en usage dans la ville de Carthage ? Est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s’en sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n’est, au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser pour aller en masque ?

Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et magnifiques des changements qui arrivent dans le monde, et que peuvent elles contribuer à sa justification ? La lune est différente dans ses phases, l’année dans ses saisons, les campagnes changent de face l’hiver et l’été ; il arrive des débordements d’eaux qui noient des provinces entières, et des tremblements de terre qui les engloutissent ; on a bâti de nouvelles villes ; on a établi de nouvelles colonies ; on a vu des inondations de peuples qui ont ravagé des pays entiers ; enfin toute la nature est sujette au changement, donc il a eu raison de quitter la robe pour prendre le manteau ! Quel rapport entre ce qu’il doit prouver, et entre tous ces changements et plusieurs autres qu’il recherche avec grand soin et qu’il décrit avec des expressions forcées, obscures et guindées[74] ? Le paon se change à chaque pas qu’il fait, le serpent entrant dans quelque trou étroit sort de sa propre peau et se renouvelle ; donc il a raison de changer d’habit ! Peut-on de sang-froid et de sens rassis tirer de pareilles conclusions ? et pourrait-on les voir tirer sans en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le lisent ?

Presque tout le reste de ce petit livre de Pallio est plein de raisons aussi éloignées de son sujet que celles-ci, lesquelles certainement ne prouvent qu’en étourdissant lorsqu’on est capable de se laisser étourdir ; mais il serait assez inutile de s’y arrêter davantage. Il suffit de dire ici que si la justesse de l’esprit, aussi bien que la clarté et la netteté dans le discours, doivent toujours paraître en tout ce qu’on écrit, puisqu’on ne doit écrire que pour faire connaître la vérité, il n’est pas possible d’excuser cet auteur, qui, au rapport même de Saumaise, le plus grand critique de nos jours, a fait tous ses efforts pour se rendre obscur, et qui a si bien réussi dans son dessein, que ce commentateur était prêt de jurer qu’il n’y avait personne qui l’entendit parfaitement[75]. Mais quand le génie de la nation, la fantaisie de la mode qui régnait en ce temps-là, et enfin la nature de la satire ou de la raillerie, seraient capables de justifier en quelque manière ce beau dessein de se rendre obscur et incompréhensible, tout cela ne pourrait excuser les méchantes raisons et égarement d’un auteur qui, dans plusieurs autres de ses ouvrages aussi bien que dans celui-ci, dit tout ce qui lui vient dans l’esprit, pourvu que ce soit quelque pensée extraordinaire et qu’il ait quelque expression hardie par laquelle il espère faire parade de la force, ou pour mieux dire, du dérèglement de son imagination.


CHAPITRE IV.
De l’imagination de Sénèque.


L’imagination de Sénèque n’est quelquefois pas míeux réglée que celle de Tertullien. Ses mouvements impétueux l’emportent souvent dans des pays qui lui sont inconnus, où néanmoins il marche avec la même assurance que s’il savait où il est et où il va. Pourvu qu’il fasse de grands pas, des pas figurés, et dans une juste cadence, il s’imagine qu’il avance beaucoup ; mais il ressemble à ceux qui dansent, qui finissent toujours où ils ont commencé. Il faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. Il y a sans doute beaucoup de force et quelque beauté dans les paroles de Sénèque, mais il y a tros-peu de force et d’évidence dans ses raisons. Il donne par la force de son imagination un certain tour à ses paroles, qui touche, qui agite et qui persuade par impression ; mais il ne leur donne pas cette netteté et cette lumière pure qui éclaire et qui persuade par évidence. Il convainc parce qu’il émeut et parce qu’il plaît ; mais je ne crois pas qu’il lui arrive de persuader ceux qui le peuvent lire de sang-froid. qui prennent garde à la surprise, et qui ont coutume de ne se rendre qu’à la clarté et à l’évidence des raisons. En un mot, pourvu qu’il parle et qu’il parle bien, il se met peu en peine de ce qu’il dit, comme si on pouvait bien parler sans savoir ce qu’on dit ; et ainsi il persuade sans que l’on sache souvent ni de quoi ni comment on est persuadé, comme si on devait jamais se laisser persuader de quelque chose sans la concevoir distinctement, et sans avoir examiné les preuves qui la démontrent.

Qu’y a-t-il de plus pompeux et de plus magnifique que l’idée qu’il nous donne de son sage, mais qu’y a-t-il au fond de plus vain et de plus imaginaire ? Le portrait qu’il fait de Caton est trop beau pour être naturel : ce n’est que du fard et que du plâtre qui ne donne dans la vue que de ceux qui n’étudient et qui ne connaissent pas la nature. Caton était un homme sujet à la misère des hommes ; il n’était point invulnérable, c’est une idée ; ceux qui le frappaient le blessaient. Il n’avait ni la dureté du diamant, que le fer ne peut briser, ni la fermeté des rochers, que les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le prétend. En un mot, il n’était point insensible ; et le même Sénèque se trouve obligé d’en tomber d’accord, lorsque son imagination s’est un peu refroidie, et qu’il fait davantage de réflexion à ce qu’il dit.

Mais quoi donc, n’accordera-t-il pas que son sage peut devenir misérable, puisqu’il accorde qu’il n’est pas insensible à la douleur ? Non, sans doute, la douleur ne touche pas son sage ; la crainte de la douleur ne l’inquiète pas : son sage est au-dessus de la fortune et de la malice des hommes ; ils ne sont pas capables de l’inquiéter.

Il n’y a point de murailles et de tours dans les plus fortes places que les béliers et les autres machines ne fassent trembler et ne renversent avec le temps, mais il n’y a point de machines assez puissantes pour ébranler l’esprit de son sage. Ne lui comparez pas les murs de Babylone, qu’Alexandre a forcés ; ni ceux de Carthage et de Numance, qu’un même bras a renversés ; ni enfin le Capitole et la citadelle, qui gardent encore a présent des marques que les ennemis s’en sont rendus les maîtres. Les flèches que l’on tire contre le soleil ne montent pas jusqu'à lui. Les sacrilèges que l’on commet lorsque l’on renverse les temples et qu’on en brise les images ne nuisent pas à la divinité. Les dieux mêmes peuvent être accablés sous les ruines de leurs temples, mais son sage n’en sera pas accablé : ou plutôt, s’il en est accablé, il n'est pas possible qu’il en soit blessé.

Mais ne croyez pas, dit Sénèque, que ce sage que je vous dépeins ne se trouve nulle part. Ce n’est pas une fiction pour élever sottement l’esprit de l’homme. Ce n’est pas une grande idée sans réalité et sans vérité ; peut-être même que Caton passe cette idée.

Mais il me semble, continue-t-il, que je vois que votre esprit s'agite et s’échauffe. Vous voulez dire peut-être que c’est se rendre méprisable que de promettre des choses qu’on ne peut ni croire ni espérer, et que les stoïciens ne font que changer le nom des choses afin de dire les mêmes vérités d’une manière plus grande et plus magnifique. Mais vous vous trompez ; je ne prétends pas élever le sage par ces paroles magnifiques et spécieuses, je prétends seulement qu’il est dans un lieu inaccessible et dans lequel on ne peut le blesser.

Voilà jusqu’où l'imagination vigoureuse de Sénèque emporte sa faible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sentent continuellement leurs miseres et leurs faiblesses puissent tomber dans des sentiments si liers et si vains ? Un homme raisonnable peut-il jamais se persuader que sa douleur ne le touche et ne le blesse pas ? et Caton, tout sage et tout fort qu’il était, pouvait-il souffrir sans quelque inquiétude ou au moins sans quelque distraction, je ne dis pas les injures atroces d’un peuple enragé qui le traîne, qui le dépouille et qui le maltraite de coups, mais les piqùres d’une simple mouche ? Qu’y a-t-il de plus faible contre des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que sont celles de notre propre expérience, que cette belle raison de Sénèque, laquelle est cependant une de ses principales preuves ?

Celui qui blesse, dit-il, doit être plus fort que celui qui est blesse. Le vice n’est pas plus fort que la vertu, donc le sage ne peut être blessé ; car il n’y a qu’à répondre, ou que tous les hommes sont pécheurs, et par conséquent dignes de la misère qu’ils souffrent, ce que la religion nous apprend, ou que, si le vice n’est pas plus fort que la vertu, les vicieux peuvent avoir quelquefois plus de force que les gens de bien, comme l’expérience nous le fait connaître.

Épicure avait raison de dire que « les offenses étaient supportables à un homme sage. » Mais Sénèque à tort de dire qμe « les sages ne peuvent pas même être offensés[76]. » La vertu des stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la véritable vertu n’empêche pas qu’on ne soit misérable et digne de compassion dans le temps qu’on souffre quelque mal. Saint Paul et les premiers chrétiens avaient plus de vertu que Caton et les stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu’ils étaient misérables par les peines qu’ils enduraient. quoiqu’ils fussent heureux dans l’espérance d’une récompense éternelle. Si tantum in hac vita sperantes sumus, miserabiliores sumus omnibus hominibus, dit saint Paul.

Comme il n’y a que Dieu qui nous puisse donner par sa grâce une véritable et solide vertu, il n’y a aussi que lui qui nous puisse faire jouir d’un bonheur solide et véritable ; mais il ne le promet et ne le donne pas en cette vie. C’est dans l’autre qu’il faut l’espérer de sa justice, comme la récompense des misères qu’on a souffertes pour l’amour de lui. Nous ne sommes pas à présent dans la possession de cette paix et de ce repos que rien ne peut troubler. La grâce même de Jésus-Christ ne nous donne pas une force invincible ; elle nous laisse d’ordinaire sentir notre propre faiblesse, pour nous faire connaître qu’il n’y a rien au monde qui ne nous puisse blesser, et pour nous faire souffrir avec une patience humble et modeste toutes les injures que nous recevons, et non pas avec une patience fière et orgueilleuse, semblable à la constance du superbe Caton.

Lorsqu’on frappa Caton[77] au visage, il ne se fâcha point, il ne se vengea point, il ne pardonna point aussi ; mais il nia fièrement qu’on lui eût fait quelque injure. Il voulait qu’on le crùt infiniment au-dessus de ceux qui l’avaient frappé. Sa patience n’était qu’orgueil et que fierté. Elle était choquante et injurieuse pour ceux qui l’avaient maltraité ; et Caton marquait, par cette patience de stoïque, qu’il regardait ses ennemis comme des bêtes contre lesquelles il est honteux de se mettre en colère. C’est ce mépris de ses ennemis et cette grande estime de soi-même que Séneque appelle grandeur de courage. Majorí animo, dit-il parlant de l’injure qu’on fit à Caton, non agnovit quam ignovisset. Quel excès de confondre la grandeur de courage avec l’orgueil, et de séparer la patience d’avec l’humilité pour la joindre avec une fierté insupportable ! Mais que ces excès flattent agréablement la vanité de l’homme qui ne veut jamais s’abaisser ; et qu’il est dangereux principalement à des chrétiens de s’instruire de la morale dans un auteur aussi peu judicieux que Sénèque, mais dont l’imagination est si forte, si vive et si impérieuse qu’elle éblouit, qu'elle étourdit et qu’elle entraîne tous ceux qui ont peu de fermeté d’esprit et beaucoup de sensibilité pour tout ce qui flatte la concupiscence de l’orgueil !

Que les chrétiens apprennent plutôt de leur maître que des impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien sont quelquefois assujettis à ces impies par l’ordre de la Providence. Lorsqu’un des officiers du grand-prêtre donna un soufflet à Jésus-Christ, ce sage des chrétiens, infiniment sage, et même aussi puissant qu’il est sage, confesse que ce valet a été capable de le blesser. Il ne se fâche pas, il ne se venge pas comme Caton ; mais il pardonne comme ayant été véritablement offensé. Il pouvait se venger et perdre ses ennemis ; mais il souffre avec une patience humble et modeste qui n’est injurieuse à personne ni même à ce valet qui l’avait offensé. Caton au contraire ne pouvant ou n’osant tirer de vengeance réelle de l’offense qu’il avait reçue, tâche d’en tirer une imaginaire et qui flatte sa vanité et son orgueil. Il s'élève en esprit jusque dans les nues ; il voit de là les hommes d’ici-bas petits comme des mouches, et il les méprise comme des insectes incapables de l’avoir offensé et indignes de sa colère. Cette vision est une pensée digne du sage Caton. C’est elle qui lui donne cette grandeur d’âme et cette fermeté de courage qui le rend semblable aux dieux. C’est elle qui le rend invulnérable, puisque c’est elle qui le met au-dessus de toute la force et de toute la malignité des autres hommes. Pauvre Caton ! tu t’imagines que ta vertu t’élève au-dessus de toutes choses ; ta sagesse n’est que folie et ta grandeur qu’abomination devant Dieu[78], quoi qu’en pensent les sages du monde.

Il y a des visionnaires de plusieurs espèces : les uns s’imaginent qu’ils sont transformés en coqs et en poules ; d’autres croient qu’ils sont devenus rois ou empereurs ; d’autres enfin se persuadent qu’ils sont indépendants et comme des dieux. Mais si les hommes regardent toujours comme des fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, ils ne pensent pas toujours que ceux qui disent que leur vertu les rend indépendants et égaux à Dieu soient véritablement visionnaires. La raison en est que, pour être estimé fou, il ne suffit pas d’avoir de folles pensées, il faut, outre cela, que les autres hommes prennent les pensées que l’on a pour des visions et pour des folies. Car les fous ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi les fous qui leur ressemblent, mais seulement parmi les hommes raisonnables, de même que les sages ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi des fous. Les hommes reconnaissent donc pour fous ceux qui s’imaginent être devenus coqs ou rois, parce que tous les hommes ont raison de ne pas croire qu’on puisse si facilement devenir coq ou roi. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes croient pouvoir devenir comme des dieux ; ils l’ont cru de tout temps et peut-être plus qu’ils ne le croient aujourd’hui. La vanité leur a toujours rendu cette pensée assez vraisemblable. Ils la tiennent de leurs premiers parents ; car sans doute nos premiers parents étaient dans ce sentiment lorsqu’ils obéirent au démon qui les tenta par la promesse qu’il leur fit qu’ils deviendraient semblables à Dieu : Eritis sicut dii. Les intelligences même les plus pures et les plus éclairées ont été si fort aveuglées par leur propre orgueil qu’ils ont cru pouvoir devenir indépendants et qu’ils ont même formé le dessein de monter sur le trône de Dieu. Ainsi il ne faut point s’étonner si les hommes qui n’ont ni la pureté ni la lumière des anges s’abandonnent aux mouvements de leur vanité qui les aveugle et qui les séduit.

Si la tentation pour la grandeur et l’indépendance est la plus forte de toutes, c’est qu’elle nous paraît, comme à nos premiers parents, assez conforme à notre raison aussi bien qu’à notre inclination, à cause que nous ne sentons pas toujours toute notre dépendance. Si le serpent eût menacé nos premiers parents en leur disant : Si vous mangez du fruit dont Dieu vous a défendu de manger, vous serez transformés, vous en coq et vous en poule, ou ne craint point d’assurer qu’ils se fussent raillés d’une tentation si grossière ; car nous nous en raillerions nous-mêmes. Mais le démon, jugeant des autres par lui-même, savait bien que le désir de l’indépendance était le faible par où il les fallait prendre.

La seconde raison qui fait qu’on regarde comme fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, et qu’on n’a pas la même pensée de ceux qui assurent que personne ne les peut blesser parce qu’ils sont au-dessus de la douleur ; c’est qu’il est visible que les hypocondriaques se trompent, et qu’il ne faut qu’ouvrir les yeux pour avoir des preuves sensibles de leur égarement. Mais lorsque Caton assure que ceux qui l’ont frappé ne l’ont point blessé, et qu’il est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut faire, il l’assure, ou il peut l’assurer avec tant de fierté et de gravité qu’on ne peut reconnaître s’il est effectivement tel au dedans qu’il paraît être au dehors. On est même porté à croire que son âme n’est point ébranlée à cause que son corps demeure immobile, parce que l’air extérieur de notre corps est une marque naturelle de ce qui se passe dans la fond de notre âme. Ainsi quand un hardi menteur ment avec beaucoup d’assurance, il fait souvent croire les choses les plus incroyables, parce que cette assurance avec laquelle il parle est une preuve qui touche les sens, et qui par conséquent est très-forte et très-persuasive pour la plupart des hommes. Il y a donc peu de personnes qui regardent les stoïciens comme des visionnaires on comme de hardis menteurs, parce qu’on n’a pas de preuve sensible de ce qui se passe dans le fond de leur cœur, et que l’air de leur visage est une preuve sensible qui impose facilement, outre que la vanité nous porte à croire que l’esprit de l’homme est capable de cette grandeur et de cette indépendance dont ils se vantent.

Tout cela fait voir qu’il y a peu d’erreurs plus dangereuses et qui se communiquent aussi facilement que celles dont les livres de Sénèque sont remplis, parce que ces erreurs sont délicates, proportionnées à la vanité de l’homme, et semblables à celle dans laquelle le démon engagea nos premiers parents. Elles sont revêtues dans ces livres d’ornements pompeux et magnifiques qui leur ouvrent le passage dans la plupart des esprits. Elles y entrent, elles s’en emparent, elles les étourdissent et les aveuglent. Mais elles les aveuglent d’un aveuglement superbe, d’un aveuglement éblouissant, d’un aveuglement accompagné de lueurs, et non pas d’un aveuglement humiliant et plein de ténèbres qui fait sentir qu’on est aveugle et qui le fait reconnaître aux autres. Quand on est frappé de cet aveuglement d’orgueil on se met au nombre des beaux esprits et des esprits forts. Les autres mêmes nous y mettent et nous admirent. Ainsi, il n’y a rien de plus contagieux que cet aveuglement, parce que la vanité et la sensibilité des hommes, la corruption de leurs sens et de leurs passions les disposent à rechercher d’en être frappés et les excitant à en frapper les autres.

Je ne crois donc pas qu’on puisse trouver d’auteur plus propre que Sénèque pour faire connaître quelle est la contagion d’une infinité de gens qu’on appelle beaux esprits et esprits forts, et comment les imaginations fortes et vigoureuses dominent sur les esprits faibles et peu éclairés, non par la force ni l’évidence des raisons, qui sont des productions de l’esprit, mais par le tour et la manière vive de l’expression, qui dépendent de la force de l’imagination.

Je sais bien que cet auteur a beaucoup d’estime dans le monde, et qu’on prendra pour une espèce de témérité de ce que j’en parle comme d’un homme fort imaginatif et peu judicieux. Mais c’est principalement à cause de cette estime que j’ai entrepris d’en parler, non par une espèce d’envie ou par humeur, mais parce que l’estime qu’on fait de lui touchera davantage les esprits et leur fera faire attention aux erreurs que j’ai combattues. Il faut autant qu’on peut apporter des exemples illustres des choses qu’on dit lorsqu’elles sont de conséquence, et c’est quelquefois faire honneur à un livre que de le critiquer. Mais enfin je ne suis pas le seul qui trouve à redire dans les écrits de Sénèque ; car, sans parler de quelques illustres de ce siècle, il y a près de seize cents ans qu’un auteur très-judicieux a remarqué qu’il y avait peu d’exactitude dans sa philosophie[79], peu de discernement et de justesse dans son élocution[80], et que sa réputation était plutôt l’effet d’une ferveur et d’une inclination indiscrète de jeunes gens que d’un consentement de personnes savantes et bien sensées[81].

Il est inutile de combattre par des écrits publics des erreurs grossières, parce qu’elles ne sont point contagieuse. Il est ridicule d’avertir les hommes que les hypocondriaques se trompent, ils le savent assez. Mais si ceux dont ils font beaucoup d’estime se trompent, il est toujours utile de les en avertir, de peur qu’ils ne suivent leurs erreurs. Or il est visible que l’esprit de Sénèque est un esprit d’orgueil et de vanité, Ainsi, puisque l’orgueil, selon l’Écriture, est la source du péché, Inítium peccati superbia, l’esprit de Sénèque ne peut être l’esprit de l’Évangile, ni sa morale s’allier avec la morale de Jésus-Christ, laquelle seule est solide et véritable.

Il est vrai que toutes les pensées de Sénèque ne sont pas fausses ni dangereuses. Cet auteur se peut lire avec profit par ceux qui ont l’esprit juste et qui savent le fond de la morale chrétienne. De grands hommes s’en sont servis utilement, et je n’ai garde de condamner ceux qui, pour s’accommoder à la faiblesse des autres hommes qui avaient trop d’estime pour lui, ont tiré des ouvrages de cet auteur des preuves pour défendre la morale de Jésus-Christ, et pour combattre ainsi les ennemis de l’Évangile par leurs propres armes.

Il y a de bonnes choses dans l’Alcoran, et l’on trouve des prophéties véritables dans les Centuries de Nostradamus ; on se sert de l’Alcoran pour combattre la religion des Turcs, et l’on peut se servir des Prophéties de Nostradamus pour convaincre quelques esprits bizarres et visionnaires. Mais ce qu’il y a de bon dans l’Alcoran ne fait pas que l’Alcoran soit un bon livre, et quelques véritables explications des Centuries de Nostradamus ne feront jamais passer Nostradamus pour un prophète ; et l’on ne peut pas dire que ceux qui se servent de ces auteurs les approuvent, ou qu’ils aient pour eux une estime véritable.

On ne doit pas prétendre combattre ce que j’ai avancé de Sénèque en rapportant un grand nombre de passages de cet auteur qui ne contiennent que des vérités solides et conformes à l’Évangile ; je tombe d’accord qu’il y en a, mais il y en a aussi dans l’Alcoran et dans les autres méchants livres. On aurait tort de même de m’accabler de l’autorité d’une infinité de gens qui se sont servis de Sénèque ; parce qu’on peut quelquefois se servir d’un livre que l’on croit impertinent, pourvu que ceux à qui l’on parle n’en portent pas le même jugement que nous.

Pour ruiner toute la sagesse des stoïques, il ne faut savoir qu’une seule chose qui est assez prouvée par l’expérience et par ce que l’on a déjà dit : c’est que nous tenons à notre corps, à nos parents, à nos amis, à notre prince, à notre patrie, par des liens que nous ne pouvons rompre, et que même nous aurions honte de tâcher de rompre. Notre âme est unie à notre corps, et par notre corps à toutes les choses visibles par une main si puissante qu’il est impossible par nous-mêmes de nous en détacher. Il est impossible qu’on pique notre corps sans que l’on nous pique et que l’on nous blesse nous-mêmes, parce que dans l’état où nous sommes cette correspondance de nous avec le corps qui est à nous est absolument nécessaire. De même, il est impossible qu’on nous dise des injures et qu’on nous méprise sans que nous en sentions du chagrin ; parce que Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est capable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne nous blesse pas, et que les paroles de mépris ne sont pas capables de nous offenser, parce qu’on est au-dessus de tout cela. On n’est jamais au-dessus de la nature, si ce n’est par la grâce : et jamais stoïque ne méprisa la gloire et l’estime des hommes par les seules forces de son esprit.

Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des passions contraires, ils peuvent vaincre la peur ou la douleur par vanité ; je veux dire seulement qu’ils peuvent ne pas fuir on ne pas se plaindre lorsque se sentant en vue à bien du monde, le désir de la gloire les soutient et arrête dans leur corps les mouvements qui les portent à la fuite. Ils peuvent vaincre de cette sorte ; mais ce n’est pas là vaincre, ce n’est pas là se délivrer de la servitude ; c’est peut-être changer de maître pour quelque temps, ou plutôt c’est étendre son esclavage ; c’est devenir sage, heureux et libre seulement en apparence, et souffrir en effet une dure et cruelle servitude. On peut résister à l’union naturelle que l’on a avec son corps par l’union que l’on a avec les hommes, parce qu’on peut résister à la nature par les forces de la nature ; on peut résister à Dieu par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut résister par les forces de son esprit ; on ne peut entièrement vaincre la nature que par la grâce, parce qu’on ne peut, s’il est permis de parler ainsi, vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.

Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne dépendent point de nous, et desquelles nous ne devons point dépendre, est une division qui semble conforme à la raison, mais qui n’est point conforme à l’état déréglé auquel le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les créatures par l’ordre de Dieu, et nous en dépendons absolument par le désordre du péché. De sorte que ne pouvant être heureux lorsque nous sommes dans la douleur et dans l’inquiétude, nous ne devons point espérer d’être heureux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de toutes les choses desquelles nous sommes naturellement esclaves. Nous ne pouvons être heureux que par une foi vive et par une forte espérance qui nous fasse jouir par avance des biens futurs ; et nous ne pouvons vivre selon les règles de la vertu, et vaincre la nature si nous ne sommes soutenus par la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.


CHAPITRE V.
Du livre de Montaigne.


Les Essais de Montaigne nous peuvent aussi servir de preuve de la force que les imaginations ont les unes sur les autres, car cet auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel et si vif a ses pensées, qu’il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper. La négligence qu’il atfecte lui sied assez bien et le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser ; et sa fierté est une certaine fierté d’honnête homme, si cela se peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L’air du monde et l’air cavalier soutenus par quelque érudition font un effet si prodigieux sur l’esprit, qu’on l’admire souvent et qu’on se rend presque toujours à ce qu’il décide sans oser l’examiner, et quelquefois même sans l’entendre. Ce ne sont nullement ses raisons qui persuadent ; il n’en apporte presque jamais des choses qu’il avance, ou pour le moins il n’en apporte presque jamais qui aient quelque solidité. En effet il n’a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n’a point d’ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d’histoire ne prouve pas ; un petit conte ne démontre pas ; deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables ; cependant ces Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophthegmes.

Il est vrai qu’on ne doit pas regarder Montaigne dans ses Essais comme un homme qui raisonne, mais comme un homme qui se divertit, qui tâche de plaire et qui ne pense point à enseigner ; et si ceux qui le lisent ne faisaient que s’en divertir, il faut tomber d’accord que Montaigne ne serait pas un si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de ne pas aimer ce qui plaît et de ne pas se nourrir des viandes qui flattent le goût. L’esprit ne peut se plaire dans la lecture d’un auteur sans en prendre les sentiments, ou tout au moins sans en recevoir quelque teinture, laquelle se mêlant avec ses idées les rend confuses et obscures.

Il n’est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se divertir, à cause que le plaisir qu’on y prend engage insensiblement dans ses sentiments ; mais encore parce que ce plaisir est plus criminel qu’on ne pense : car il est certain que ce plaisir nait principalement de la concupiscence. et qu’il ne fait qu’entretenir et que fortifier les passions ; la manière d’écrire de cet auteur n’étant agréable que parce qu’elle nous touche et qu’elle réveille nos passions d’une manière imperceptible.

Il serait assez utile de prouver cela dans le détail, et généralement que tous les divers styles ne nous plaisent ordinairement qu’à cause de la corruption secrète de notre cœur ; mais ce n’en est pas ici le lieu, et, cela nous mènerait trop loin. Toutefois, si l’on veut faire réflexion sur la liaison des idées et des passions dont j’ai parlé auparavant[82], et sur ce qui se passe en soi-même dans le temps qu’on lit quelque pièce bien écrite, on pourra reconnaître en quelque façon que si nous aimons le genre sublime, l’air noble et libre de certains auteurs, c’est que nous avons de la vanité et que nous aimons la grandeur et l’indépendance. et que ce goût. que nous trouvons dans la délicatesse des discours efféminés n’a point d’autre source qu’une secrète inclination pour la mollesse et pour la volupté ; en un mot, que c’est une certaine intelligence pour ce qui touche les sens, et non pas l’intelligence de la vérité, qui fait que certains auteurs nous charment et nous enlèvent comme malgré nous. Mais revenons à Montaigne.

Il me semble que ses plus grands admirateurs le louent d’un certain caractère d’auteur judicieux et éloigné du pédantisme, et d’avoir parfaitement connu la nature et les faiblesses de l’esprit humain. Si je montre donc que Montaigne, tout cavalier qu’il est, ne laisse pas d’être aussi pédant que beaucoup d’autres, et qu’il n’a eu qu’une connaissance très-médiocre de l’esprit, j’aurai fait voir que ceux qui l’admirent le plus n’auront point été persuadés par des raisons évidentes, mais qu’ils auront été seulement gagnés par la force de son imagination.

Ce terme pédant est fort équivoque, mais l’usage, ce me semble, et même la raison veulent que l’on appelle pédants ceux qui pour faire parade de leur fausse science citent à tort et à travers toutes sortes d’auteurs, qui parlent simplement pour parler et pour se faire admirer des sots, qui amassent sans jugement et sans discernement des apophthogmes et des traits d’histoire pour prouver ou pour faire semblant de prouver des choses qui ne se peuvent prouver que par des raisons.

Pédant est opposé à raisonnable, et ce qui rend les pédants odieux aux personnes d’esprit c’est que les pédants ne sont pas raisonnables ; car, les personnes d’esprit aimant naturellement à raisonner, ils ne peuvent souffrir la conversation de ceux qui ne raisonnent point. Les pédants ne peuvent pas raisonner parce qu’ils ont l’esprit petit ou d’ailleurs rempli d’une fausse érudition ; et ils ne veulent pas raisonner, parce qu’ils voient que certaines gens les respectent et les admirent davantage lorsqu’ils citent quelque auteur inconnu et quelque sentence d’un ancien que lorsqu’ils prétendent raisonner. Ainsi leur vanité se satisfaisant dans la vue du respect qu’on leur porte, les attache à l’étude de toutes les sciences extraordinaires qui attirent l’admiration du commun des hommes.

Les pédants sont donc vains et fiers, de grande mémoire et de peu de jugement, heureux et forts en citations, malheureux et faibles en raisons, d’une imagination vigoureuse et spacieuse, mais volage et déréglée, et qui ne peut se contenir dans quelque justesse.

Il ne sera pas maintenant fort difficile de prouver que Montaigne était aussi pédant que plusieurs autres selon celle notion du mot de pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à l'usage ; car je ne parle pas ici de pédant à longue robe, la robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne, qui a tant d’aversion pour la pédanterie, pouvait bien ne porter jamais robe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l’air cavalier, mais il n’a pas travaillé à se faire l’esprit juste, ou pour le moins il n’y a pas réussi. Ainsi il s’est plutôt fait un pédant à la cavalière et d’une espèce toute singulière, qu’il ne s’est rendu raisonnable, judicieux et honnête homme.

Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la vanité et de la fierté de son auteur, qu’il paraît peut-être assez inutile de s’arrêter à les faire remarquer ; car il faut être bien plein de soi-même pour s’imaginer comme lui, que le monde veuille bien lire un assez gros livre pour avoir quelque connaissance de nos humeurs. Il fallait nécessairement qu’il se séparât du commun et qu'il se regardât comme un homme tout à fait extraordinaire.

Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner les esprits de ceux qui les veulent adorer vers celui-là seul qui mérite d’être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l’esprit et le cœur de l’homme qui n’est fait que pour Dieu s’occupe de nous et s’arrête à nous admirer et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l’ange du Seigneur[83], cet ange lui défendit de l’adorer : Je suis serviteur, lui dit-il, comme vous et comme vos frères ; adorez Dieu[84]. Il n’y a que les démons et ceux qui participent à l’orgueil des démons qui se plaisent d’être adorés ; et c’est vouloir être adoré non pas d’une adoration extérieure et apparente, mais d’une adoration intérieure et véritable que de vouloir que les autres hommes s’occupent de nous : c’est vouloir être adoré comme Dieu veut être adoré, c’est-à-dire en esprit et en vérité.

Montaigne n’a fait son livre que pour se peindre et pour représenter ses humeurs et ses inclinations. Il l’avoue lui-même dans l'avertissement au lecteur, inséré dans toutes les éditions : C'est moi que je peins, dit-il, je suis moi-même la matière de mon livre. Et cela parait assez en le lisant ; car il y a très-peu de chapitres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour parler de lui et il y a même des chapitres entiers dans lesquels il ne parle que de lui. Mais s’il a composé son livre pour s’y peindre, il l’a fait imprimer afin qu’on le lût. Il a donc voulu que les hommes le regardassent et s’occupassent de lui, quoiqu’il dise que ce n’est pas raison qu’on emploie son loisir en un sujet si frivole et si vain. Ces paroles ne font que le condamner ; car s’il eût cru que ce n’était pas raison qu’on employât le temps à lire son livre, il eût agi lui-même contre le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de croire, ou qu’il n’a pas dit ce qu’il pensait, ou qu’il n’a pas fait ce qu’il devait.-

C’est encore une plaisante excuse de sa vanité de dire qu’il n’a écrit que pour ses parents et amis ; car si cela eût été ainsi, pourquoi en eût-il fait faire trois impressions ? Une seule ne suffisait-elle pas pour ses parents et pour ses amis ? D’où vient encore qu’il a augmenté son livre dans les dernières impressions qu’il en a fait faire, et qu’il n’en a jamais rien retranché, si ce n’est que la fortune secondait ses intentions ? J’ajoute, dit-il, mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y ait plus de droit. Qu’il die s’il peut mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu’il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort, qu’ils y pensent bien avant que de se produire. Qui les hâte ? mon livre est toujours un, etc.[85]. Il a donc voulu se produire et hypothéquer au monde son ouvrage aussi bien qu’à ses parents et à ses amis. Mais sa vanité serait toujours assez criminelle quand il n’aurait tourné et arrêté l’esprit et le cœur que de ses parents et de ses amis vers son portrait autant de temps qu’íl en faut pour lire son livre.

Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie ou plutôt une espèce de folie que des se louer à tous moments comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison.

Les hommes sont faits pour vivre ensemble et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent pas qu’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi, ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.

C’est donc une vanité et une vanité indiscrète et ridicule à Montaigne de parler avantageusement de lui-même à tous moments, mais c’est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts ; car si l’on y prend garde, on verra qu’il ne découvre guère que les défauts dont on fait gloire dans le monde à cause de la corruption du siècle ; qu’il s’attribue volontiers ceux qui peuvent le faire passer pour esprit fort ou lui donner l’air cavalier ; et afin que par cette franchise simulée de la confession de ses désordres on le croie plus volontiers lorsqu’il parle à son avantage. Il a raison de dire que se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d’arrogance[86]. C’est toujours une marque certaine que l’on est plein de soi-même ; et Montaigne me parait encore plus fier et plus vain quand il se blâme que lorsqu’il se loue, parce que c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s’en humilier. J’aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte qu’un autre qui les publie avec effronterie. et il me semble qu’on doit avoir quelque horreur de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montaigne représente ses défauts. Mais examinons les autres qualités de son esprit.

Si nous croyons Montaigne sur sa parole, nous nous persuaderons que c’était un homme de nulle rétention ; qu’il n’avait point de gardoire ; que la mémoire lui manquait du tout[87], mais qu’il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant si nous en croyons le portrait même qu’il a fait de son esprit, je veux dire son propre livre, nous ne serons pas tout à fait de son sentiment. Je ne sçauroís recevoir une charge sans tablettes, dit-il, et quand j'ai un propos á tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d’apprendre par cœur mot á mot ce que j’ai à dire ; autrement je n’auroís ni façon ni assurance, étant en crainte que ma mémoire me vint faire un mauvais tour[88]. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine. pour avoir quelque façon et quelque assurance, manque-t-il plutôt de mémoire que de jugement ? Et peut-on croire Montaigne, lorsqu’il dit de lui : Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leurs pays. Car il m’est très-mal aisé de retenir des noms : et si je durois à vivre long-temps je ne croi pas que je n'oubliasse mon nom propre[89]. Un simple gentilhomme, qui peut retenir par cœur et mot à mot avec assurance des discours de longue haleine, a-t-il un si grand nombre d’officiers qu’il n’en puisse retenir les noms ? Un homme qui est né et nourri aux champs, et parmi le labourage, qui a des affaires et un ménage en mains, et qui dit que de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l’usage de la vie, c’est chose bien éloignée de son dogme[90], peut-il oublier les nom français de ses domestiques ? Peut-il ignorer, comme il dit, la plûpart de nos monnoyes, la différence d’un grain à l’autre en la terre et au grenier, si elle n’est pas trop apparente, les plus grossiers principes de l’agriculture et que les enfants sçavent, de quoi sert le levain à faire du pain, et ce que c’est que de faire cuver du vin[91], et cependant avoir l’esprit plein de noms des anciens philosophes, et de leurs principes, des idées de Platon, des atomes d’Epicure, du plein et du vuide de Leucippus et de Democritus, de l’eau de Thalès, de l’infinité de nature d’Anaximandre, de l’air de Diogenes, des nombres et de la symmetrie de Pythagoras, de l’infini de Parmenides, de l’un de Museus, de l’eau et du feu d’Apollodorus, des parties similaires d’Anaxagoras, de la discorde et de l’amitié d’Empedocles, du feu d’Héraclite, etc.[92] ? Un homme qui dans trois ou quatre pages de son livre rapporte plus de cinquante noms d’auteurs différents avec leurs opinions ; qui a rempli tout son ouvrage de traits d’histoire, et d’apophtegmes entassés sans ordre ; qui dit que l’histoire et la poësie sont son gibier en matière de livres ; qui se contredit à tous moments et dans un même chapitre, lors même qu’il parle des choses qu’il prétend le mieux savoir, je veux dire lorsqu’il parle des qualités de son esprit, se doit-il piquer d’avoir plus de jugement que de mémoire ?

Avouons donc que Montaigne était excellent en oubliance, puisque Montaigne nous en assure, qu’il souhaite que nous ayons ce sentiment de lui, et qu’enfin cela n’est pas tout à fait contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa parole, ou par les louanges qu’il se donne, que c’était un homme de grand sens, et d’une pénétration d’esprit tout extraordinaire. Cela pourrait nous jeter dans l’erreur, et donner trop de crédit aux opinions fausses et dangereuses qu’il débite avec une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu’alourdir et qu’éblouir les esprits faibles.

L’autre louange que l’on donne à Montaigne est qu’il avait une connaissance parfaite de l’esprit humain ; qu’il en pénétrait le fond, la nature, les propriétés ; qu’il en savait le fort et le faible, en un mot tout ce que l’on en peut savoir. Voyons s’il mérite bien ces louanges, et doù vient qu’on en est si libéral à son égard.

Ceux qui ont lu Montaigne savent assez que cet auteur affectait de passer pour pyrrhonien et qu’il faisait gloire de douter de tout. La persuasion de la certitude, dit-il, est un certain témoignage de folie et d’incertitude extrême ; et n’est point de plus folles gens, et moins philosophes, que les philodoxes de Platon[93]. Il donne au contraire tant de louanges aux pyrrhoniens dans le même chapitre, qu’il n’est pas possible qu’il ne fût de cette secte : il était nécessaire de son temps, pour passer pour habile et pour galant homme, de douter de tout ; et la qualité d’esprit fort dont il se piquait, l’engageait encore dans ses opinions. Ainsi, en le supposant académicien, on pourrait tout d’un coup le convaincre d’être le plus ignorant de tous les hommes, non seulement dans ce qui regarde la nature de l’esprit, mais même en toute autre chose. Car puisqu’il y a une différence essentielle entre savoir et douter ; si les académiciens disent ce qu’ils pensent, lorsqu’ils assurent qu’ils ne savent rien, on peut dire que ce sont les plus ignorants de tous les hommes.

Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorants de tous les hommes, ce sont aussi les défenseurs des opinions les moins raisonnables. Car non seulement ils rejettent tout ce qui est de plus certain et de plus universellement reçu, pour se faire passer pour esprits forts ; mais par le même tour dîmagination, ils se plaisent à parler d’une manière décisive des choses les plus incertaines et les moins probables. Montaigne est visiblement frappé de cette maladie d’esprit ; et il faut nécessairement dire que non-seulement il ignorait la nature de l’esprit humain, mais même qu’il était dans des erreurs fort grossières sur ce sujet : supposé qu’il nous ait dit ce qu’il en pensait, comme il l’a dû faire.

Car que peut-on dire d’un homme qui confond l’esprit avec la matière ; qui rapporte les opinions les plus extravagantes de philosophes sur la nature de l’âme sans les mépriser, et même d’un air qui fait assez connaître qu’il approuve davantage les plus opposées à la raison ; qui ne voit pas la nécessité de l’immorlalité de nos âmes ; qui pense que la raison humaine ne la peut reconnaître, et qui regarde les preuves que l’on en donne comme des songes que le désir fait naître en nous : Somnia non docentis sed optantís ; qui trouve à redire que les hommes se séparent de la presse des autres créatures, et se distinguent des bêtes, qu’il appelle nos confrères et nos compagnons[94], qu’il croit parler, s’entendre, et se moquer de nous, de même que nous parlons, que nous nous entendons, et que nous nous moquons d’elles ; qui met plus de différence d’un homme à un autre homme, que d’un homme à une bête ; qui donne jusqu’aux araignées délibération, pensement et conclusion ; et qui après avoir soutenu que la disposition du corps de l’homme n’a aucun avantage sur celle des bêtes, accepte volontiers ce sentiment : que ce n’est point par la raison, par le discours et par l’âme que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence et tout le reste à l’abandon, etc. ? Peut-on dire qu’un homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour conclure que ce n’est point par vrai discours mais par une fierté et opiniatreté, que nous nous préférons aux autres animaux, eût une connaissance fort exacte de l’esprit humain, et croit-on en persuader les autres ?

Mais il faut faire justice à tout le monde, et dire de bonne foi quel était le caractère de l’esprit de Montaigne. Il avait peu de mémoire, encore moins de jugement, il est vrai ; mais ces deux qualités ne font point ensemble ce que l’on appelle ordinairement dans le monde beauté d’esprit. C’est la beauté, la vivacité et l’étendue de l’imagination, qui font passer pour bel esprit. Le commun des hommes estime le brillant, et non pas le solide ; parce que l’on aime davantage ce qui touche les sens, que ce qui instruit la raison. Ainsi en prenant beauté d’imagination pour beauté d’esprit, on peut dire que Montaigne avait l’esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles ; ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables ; ses discours mal raisonnés, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d’original qui plaît infiniment : tout copiste qu’il est, il ne sent point son copiste ; et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d’original aux choses qu’il copie. Il a enfin ce qu’il est nécessaire d’avoir pour plaire et pour imposer ; et je pense avoir montré suffisamment que ce n’est point en convainquant la raison qu’il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l’esprit à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante.


CHAPITRE DERNIER.
I. Des sorciers par imagination, et des loups-garous. — II. Conclusion des deux premiers livres.


I. Le plus étrange effet de la force de l’imagination est la crainte déréglée de l’apparition des esprits, des sortilèges ; des caractères, des charmes, des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu’on s’imagine dépendre de la puissance du démon.

Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes, s’attachant a tout ce qui est extraordinaire, se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s’épouvanter eux-mêmes. Ainsi il ne faut pas s’étonner si les sorciers sont sí communs en certains pays, où la créance du sabbat est trop enracinée ; où tous les contes les plus extravagants des sortilèges, sont ecoutés connue des histoires authentiques ; et où l’on brûle comme des sorciers véritables les fous et les visionnaires dont l’imagination a été déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes, que par la corruption de leur cœur.

Je sais bien que quelques personnes trouveront à redire, que j’attribue la plupart des sorcelleries à la force de l’imagination, parce que je sais que les hommes aiment qu’on leur donne de la crainte ; qu’ils se fâchent contre ceux qui les veulent désabuser ; et qu’ils ressemblent aux malades par imagination, qui écoutent avec respect et qui exécutent fidèlement les ordonnances des médecins qui leur pronostiquent des accidents funestes. Les superstitions ne se détruisent pas facilement, et on ne les attaque pas sans trouver un grand nombre de défenseurs ; et cette inclination à croire aveuglément toutes les rêveries des démonographes est produite et entretenue par la même cause qui rend opiniâtres les superstitieux. comme il est assez facile de le prouver. Toutefois cela ne doit pas m'empêcher de décrire en peu de mots, comme je crois que de pareilles opinions s’établissent.

Un pâtre dans sa bergerie raconte après souper à sa femme et à ses enfants les aventures du sabbat. Comme son imagination est modérément échauffée par les vapeurs du vin, et qu’il croit avoir assiste plusieurs fois à cette assemblée imaginaire, il ne manque pas d’en parler d’une manière forte et vive. Son éloquence naturelle jointe à la disposition où est toute sa famille, pour entendre parler d’un sujet si nouveau et si terrible, doit sans doute produire d’étranges traces dans des imaginations faibles, et il n’est pas naturellement possible qu’une femme et des enfants ne demeurent tout effrayés, pénétrés et convaincus de ce qu’ils lui entendent dire. C’est un mari, c’est un père qui parle de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fait : on l'aime et on le respecte ; pourquoi ne le croirait-on pas ? Ce pâtre le répéte en différents jours. L'imagination de la mère et des enfants en reçoit peu à peu des traces plus profondes ; ils s’y accoutument, les frayeurs passent, et la conviction demeure ; et enfin la curiosité les prend d’y aller. Ils se frottent de certaine drogue dans ce dessein, ils se couchent : cette disposition de leur cœur échauffe encore leur imagination, et les traces que le pâtre avait formées dans leur cerveau s’ouvrent assez pour leur faire juger, dans le sommeil, comme présents tous les mouvements de la cérémonie dont il leur avait fait la description. Ils se lèvent, ils s’entre-demandent et s’entre-disent ce qu’ils ont vu. Ils se fortifient de cette sorte les traces de leur vision ; et celui qui a l’imagination la plus forte persuadant mieux les autres, ne manque pas de régler en peu de nuits l’histoire imaginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés que le pâtre a faits ; et ils en feront un jour beaucoup d’autres, si, ayant l’imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires.

Il s’est trouvé plusieurs fois des sorciers de bonne foi, qui disaient généralement à tout le monde, qu’ils allaient au sabbat ; et qui en étaient si persuadés, que quoique plusieurs personnes les veillassent et les assurassent qu’ils n’étaient point sortis du lit, ils ne pouvaient se rendre à leur témoignage.

Tout le monde sait que lorsque l’on fait des contes d’apparitions d’esprits aux enfants, ils ne manquent presque jamais d’en être effrayés, et qu’ils ne peuvent demeurer sans lumière et sans compagnie ; parce qu’alors leur cerveau ne recevant point de traces de quelque objet présent, celle que le coute a formée dans leur cerveau se rouvre, et souvent même avec assez de force pour leur représenter comme devant leurs yeux les esprits qu’on leur a dépeints. Cependant on ne leur conte pas ces histoires comme si elles étaient véritables. On ne leur parle pas avec le même air que si on en était persuadé ; et quelquefois on le fait d’une manière assez froide et assez languissante. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un homme qui croit avoir été au sabbat, et qui par conséquent en parle d’un ton ferme et avec une contenance assurée, persuade facilement quelques personnes qui l’écoutent avec respect, de toutes les circonstances qu’il décrit, et transmette ainsi dans leur imagination des traces pareilles à celles qui le trompent.

Quand les hommes nous parlent, ils gravent dans notre cerveau des traces pareilles à celles qu’ils ont. Lorsqu’ils en ont de profondes, ils nous parlent d’une manière qui nous en gravent de profondes ; car ils ne peuvent parler, qu’ils ne nous rendent semblables à eux en quelque façon. Les enfants dans le sein de leurs mères ne voient que ce que voient leurs mères ; et même lorsqu’ils sont venus au monde, ils imaginant peu de choses dont leurs parents n’en soient la cause : puisque les hommes même les plus sages se conduisent plutót par l’imagination des autres, c’est-à-dire par l’opinion et par la coutume, que par les règles de la raison. Ainsi dans les lieux où l’on brûle les sorciers, on en trouve un grand nombre ; parce que, dans les lieux où on les condamne au feu, on croit véritablement qu’ils le sont, et cette croyance se fortifie par les discours qu’on en tient. Que l’on cesse de les punir et qu’on les traite comme des fous ; et l’on verra qu’avec le temps ils ne seront plus sorciers, parce que ceux qui ne le sont que par imagination, qui font certainement le plus grand nombre, reviendront de leurs erreurs.

Il est indubitable que les vrais sorciers méritent la mort, et que ceux même qui ne le sont que par imagination ne doivent pas être réputés comme tout à fait innocents ; puisque pour l’ordinaire ils ne se persuadent être sorciers, que parce qu’ils sont dans une disposition de cœur d’aller au sabbat, et qu’ils se sont frottés de quelque drogue pour venir à bout de leur malheureux dessein. Mais en punissant indifféremment tous ces criminels, la persuasion commune se fortifie, les sorciers par imagination se multiplient, et ainsi une infinité de gens se perdent et se damnent. C’est donc avec raison que plusieurs parlements ne punissent point les sorciers ; il s’en trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort ; et l’envie, la haine et la malice des méchants ne peuvent se servir de ce prétexte pour perdre les innocents.

L’appréhension des loups-garous, ou des hommes transformés en loups, est encore une plaisante vision. Un homme, par un effort déréglé de son imagination, tombe dans cette folie, qu’il croit devenir loup toutes les nuits. Ce dérèglement de son esprit ne manque pas de le disposer à faire toutes les actions que font les loups, ou qu’il a ouï dire qu’ils faisaient. Il sort donc à minuit de sa maison, il court les rues, il se jette sur quelque enfant s’il en rencontre, il le mord et le maltraite ; et le peuple stupide et superstitieux s’imagine qu’en effet ce fanatique devient loup ; parce que ce malheureux le croit lui-même, et qu’il l’a dit en secret à quelques personnes qui n’ont pu le taire.

S’il était facile de former dans le cerveau les traces qui persuadent aux hommes qu’ils sont devenus loups, et si l’on pouvait courir les rues et faire tous les ravages que font ces misérables loups-garous sans avoir le cerveau entièrement bouleversé, comme il est facile d’aller au sabbat dans son lit et sans se réveiller, ces belles histoires de transformations d’hommes en loups ne manqueraient pas de produire leur effet comme celles que l’on fait du sabbat, et nous aurions autant de loups-garous que nous avons de sorciers. Mais la persuasion d’être transformé en loup suppose un bouleversement de cerveau bien plus difficile à produire que celui d’un homme qui croit seulement aller au sabbat, c’est-à-dire qui croit voir la nuit des choses qui ne sont point, et qui, étant réveillé, ne peut distinguer ses songes des pensées qu’il a eues pendant le jour.

C’est une chose assez ordinaire à certaines personnes d’avoir la nuit des songes assez vifs pour s’en ressouvenir exactement lorsqu’ils sont réveillés, quoique le sujet de leur songe ne soit pas de soi fort terrible. Ainsi il n’est pas difficile que des gens se persuadent d’avoir été au sabbat ; car il suffit, pour cela, que leur cerveau conserve les traces qui s’y font pendant le sommeil.

La principale raison qui nous empêche de prendre nos songes pour des réalités, est que nous ne pouvons lier nos songes avec les choses que nous avons faites pendant la veille ; car nous reconnaissons par là que ce ne sont que des songes. Or, les sorciers par imagination ne peuvent reconnaître par là si leur sabbat est un songe ; car on ne va au sabbat que la nuit, et ce qui se passe dans le sabbat ne se peut lier avec les autres actions de la journée. Ainsi il est moralement impossible de les détromper par ce moyen-là. Et il n’est point encore nécessaire que les choses que ces sorciers prétendus croient avoir vues au sabbat gardent entre elles un ordre naturel ; car elles paraissent d’autant plus réelles qu’il y a plus d’extravagance et de confusion dans leur suite. Il suffit donc, pour les tromper, que les idées des choses du sabbat soient vives et effrayantes ; ce qui ne peut manquer, si on considère qu’elles représentent des choses nouvelles et extraordinaires.

Mais afin qu’un homme s’imagine qu’il est coq, chèvre, loup, bœuf, il faut un si grand dérèglement d’imagination, que cela ne peut être ordinaire ; quoique ces renversements d’esprit arrivent quelquefois, ou par une punition divine, comme l’Écriture le rapporte de Nabuchodonosor, ou par un transport naturel de mélancolie au cerveau, comme on en trouve des exemples dans les auteurs de médecine.

Encore que je sois persuadé que les véritables sorciers soient très-rares, que le sabbat ne soit qu’un songe, et que les parlements qui renvoient les accusations des sorcelleries soient les plus équitables, cependant je ne doute point qu’il ne puisse y avoir des sorciers, des charmes, des sortilèges, etc., et que le démon n’exerce quelquefois sa malice sur les hommes par une permission particulière d’une puissance supérieure. Mais l’Écriture sainte nous apprend que le royaume de Satan est détruit ; que l’ange du ciel a enchaîné le démon et l’a enfermé dans les abîmes, d’où il ne sortira qu’à la fin du monde ; que Jésus-Christ a dépouillé ce fort armé, et que le temps est venu auquel le prince du monde est chassé hors du monde.

Il avait régné jusqu’a la venue du Sauveur, et il règne même encore, si on le veut, dans les lieux où le Sauveur n'est point. connu ; mais il n’a plus aucun droit ni aucun pouvoir sur ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ : il ne peut même les tenter, si Dieu ne le permet ; et si Dieu le permet, c’est qu’ils peuvent le vaincre. C’est donc faire trop d’honneur au diable que de rapporter des histoires comme des marques de sa puissance, ainsi que font quelques nouveaux démonographes, puisque ces histoires le rendent redoutable aux esprits faibles.

Il faut mépriser les démons comme on méprise les bourreaux ; car c’est devant Dieu seul qu’il faut trembler. C’est sa seule puissance qu’il faut craindre. Il faut appréhender ses jugements et sa colère, et ne pas l’irriter par le mépris de ses lois et de son Évangile. On doit être dans le respect lorsqu’il parle ou lorsque les hommes nous parlent de lui. Mais quand les hommes nous parlent de la puissance du démon, c’est une faiblesse ridicule de s’effrayer et de se troubler. Notre trouble fait honneur à notre ennemi. Il aime qu’on le respecte et qu’on le craigne, et son orgueil se satisfait lorsque notre esprit s’abat devant lui.

II. Il est temps de finir ce second livre et de faire remarquer, par les choses que l’on a dites dans ce livre et dans le précédent, que toutes les pensées qu’a l’âme par le corps, ou par dépendance du corps, sont toutes pour le corps ; qu’elles sont toutes fausses ou obscures ; qu’elles ne servent qu’à nous unir aux biens sensibles et à tout ce qui peut nous les procurer ; et que cette union nous engage dans des erreurs infinies et dans de très-grandes misères, quoique nous ne sentions pas toujours ces misères, de même que nous ne connaissons pas les erreurs qui les ont causées. Voici l’exemple le plus remarquable.

L’union que nous avons eue avec nos mères dans leur sein, laquelle est la plus étroite que nous puissions avoir avec les hommes, nous a causé les plus grands maux, savoir, le péché et la concupiscence, qui sont l’origine de toutes nos misères. Il fallait néanmoins, pour la conformation de notre corps, que cette union fût aussi étroite qu'elle a été.

À cette union qui a été rompue par notre naissance, une autre a succédé, par laquelle les enfants tiennent à leurs parents et à leurs nourrices. Cette seconde union n’a pas été si étroite que la première, aussi nous a-t-elle fait moins de mal ; elle nous a seulement portés à croire et à vouloir imiter nos parents et nos nourrices en toutes choses. Il est visible que cette seconde union nous était encore nécessaire, non comme la première, pour la conformation de notre corps, mais pour sa conservation, pour connaître toutes les choses qui y peuvent être utiles, et pour disposer le corps aux mouvements nécessaires pour les acquérir.

Enfin, l’union que nous avons encore présentement avec tous les hommes ne laisse pas de nous faire beaucoup de mal, quoiqu’elle ne soit pas si étroite, parce qu’elle est moins nécessaire à la conservation de notre corps ; car c’est à cause de cette union que nous vivons d’opinion, que nous estimons et que nous aimons tout ce qu’on aime et ce qu’on estime dans le monde, malgré les remords de notre conscience et les véritables idées que nous avons des choses. Je ne parle pas ici de l’union que nous avons avec l’esprit des autres hommes, car on peut dire que nous en recevons quelque instruction ; je parle seulement de l’union sensible, qui est entre notre imagination et l’air et la manière de ceux qui nous parlent. Voilà comment touœs les pensées que nous avons, par dépendance du corps, sont toutes fausses et d’autant plus dangereuses pour notre âme qu’elles sont plus utiles à notre corps.

Ainsi tâchons de nous délivrer peu à peu des illusions de nos sens, des visions de notre imagination, et de l’impression que l’imagination des autres hommes fait sur notre esprit. Rejetons avec soin toutes les idées confuses que nous avons par la dépendance où nous sommes de notre corps, et n’admettons que les idées claires et évidentes que l’esprit reçoit par l’union qu’il a nécessairement avec le Verbe, ou la sagesse et la vérité éternelle, comme nous expliquerons dans le livre suivant, qui est de l’entendement ou de l’esprit pur.


LIVRE TROISIÈME.


DE L'ENTENDEMENT, OU DE L'ESPRIT PUR.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


I. La pensée seule est essentielle à l’esprit. Sentir et imaginer ne sont que des modifications. — II. Nous ne connaissons pas toutes les modifications dont notre âme est capable. — III. Elles sont différentes de notre connaissance et de notre amour, et même elles n’en sont pas toujours des suites.


Le sujet de ce troisième traité est un peu sec et stérile. On y examine l’esprit considéré en lui-même et sans aucun rapport au corps, afin de reconnaître les faiblesses qui lui sont propres et les erreurs qu’il ne tient que de lui-même. Les sens et l’imagination sont des sources fécondes et inépuisables d’égarements et d’illusions ; mais l’esprit, agissant par lui-même, n’est pas si sujet à l’erreur. On avait de la peine à finir les deux traités précédents : on a eu de la peine à commencer celui-ci. Ce n’est pas qu’on ne puisse dire assez de choses sur les propriétés de l’esprit, mais c’est qu’on ne cherche pas tant ici ses propriétés que ses faiblesses. Il ne faut donc pas s’étonner si ce traité n’est pas si ample, et s’il ne découvre pas tant d’erreurs que ceux qui l’ont précédé. Il ne faut pas aussi se plaindre s’il est un peu sec, abstrait et appliquant. On ne peut pas toujours, en parlant, remuer les sens et imagination des autres, et même on ne le doit pas toujours faire. Quand un sujet est abstrait, on ne peut guère le rendre sensible sans l’obscurcir ; il suiiit de le rendre intelligible. Il n’y a rien de si injuste que les plaintes ordinaires de ceux qui veulent tout savoir et qui ne veulent s’appliquer à rien. Ils se fàchent lorsqu’on les prie de se rendre attentifs ; ils veulent qu’on les touche toujours, et qu’on flatte incessamment leurs sens et leurs passions. Mais quoi ? nous reconnaissons notre impuissance à les satisfaire. Ceux qui font des romans et des comédies sont obligés de plaire et de rendre attentifs ; pour nous, c’est assez si nous pouvons instruire ceux même qui font effort pour se rendre attentifs.

Les erreurs des sens et de l’imagination viennent de la nature et de la constitution du corps, et se découvrent en considérant la dépendance où l’âme est de lui ; mais les erreurs de l’entendement pur ne se peuvent découvrir qu’en considérant la nature de l’esprit même et des idées qui lui sont nécessaires pour connaître les objets. Ainsi, pour pénétrer les causes des erreurs d’un entendement pur, il sera nécessaire de nous arrêter dans ce livre à la considération de la nature de l’esprit et des idées intellectuelles.

Nous parlerons premièrement de l’esprit, selon ce qu’il est en lui-même et sans aucun rapport au corps auquel il est uni ; de sorte que ce que nous en dirons se pourrait dire des pures intelligences, et à plus forte raison de ce que nous appelons ici entendement pur : car, par ce mot, entendement pur, nous ne prétendons désigner que la faculté qu’a l’esprit de connaître les objets de dehors, sans en former d’images corporelles dans le cerveau, pour se les représenter. Nous traiterons ensuite des idées intellectuelles par le moyen desquelles l’entendement pur aperçoit les objets de dehors.

I. Je ne crois pas qu’après y avoir pensé sérieusement, on puisse douter que[95] l’essence de l’esprit ne consiste que dans la pensée, de même que l’essence de la matière ne consiste que dans l’étendue, et que, selon les différentes modifications de la pensée, l’esprit tantôt veut et tantôt imagine, ou enfin qu’il a plusieurs autres formes particulières ; de même que, selon les différentes modifications de l’étendue, la matière est tantôt de l’eau, tantôt du bois, tantôt du feu, ou qu’elle à une infinité d’autres formes particulières.

J’avertis seulement que par ce mot, pensée, je n’entends point ici les modifications particulières de l’âme, c’est-à-dire telle ou telle pensée, mais la pensée capable de toutes sortes de modifications ou de pensées ; de même que par l’étendue l’on n’entend pas une telle ou telle étendue, comme la ronde ou la carrée, mais l’étendue capable de toutes sortes de modifications ou de figures. Et cette comparaison ne peut faire de peine que parce que l’on n’a pas une idée claire de la pensée, comme l’on en a de l’étendue ; car on ne connaît la pensée que par sentiment intérieur ou par conscience, ainsi que je l’expliquerai plus bas[96].

Je ne crois pas aussi qu’il soit possible de concevoir un esprit qui ne pense point, quoiqu’il soit fort facile d’en concevoir un qui ne sente point, qui qu’imagine point, et même qui ne veuille point ; de même qu’il n’est pas possible de concevoir une matière qui ne soit pas étendue, quoiqu’il soit assez facile d’en concevoir une qui ne soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde, et qui même ne soit point en mouvement. Il faut conclure de là que comme il se peut faire qu’il y ait de la matière qui ne soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde, ni même en mouvement, il se peut faire aussi qu’un esprit ne sente ni chaud ni froid, ni joie ni tristesse, n’imagine rien, et même ne veuille rien ; de sorte que toutes ces modifications ne lui sont point essentielles. La pensée toute seule est donc l’essence de l’esprit, ainsi que l’étendue toute seule est l’essence de la matière.

Mais de même que si la matière ou l’étendue était sans mouvement, elle serait entièrement inutile et incapable de cette variété de formes pour laquelle elle est faite, et qu’il n’est pas possible de concevoir qu’un être intelligent fait voulu produire de la sorte ; ainsi, si un esprit ou la pensée était sans volonté, il est clair qu’elle serait tout à fait inutile, puisque cet esprit ne se porterait jamais vers les objets de ces perceptions, et qu’il n’aimerait point le bien, pour lequel il est fait : de sorte qu’il n’est pas possible de concevoir qu’un être intelligent l’ait voulu produire en cet état. Néanmoins, comme le mouvement n’est pas de l’essence de la matière, puisqu’il suppose de l’étendue ; ainsi vouloir n’est pas de l’essence de l’esprit, puisque vouloir suppose la perception.

La pensée toute seule est donc proprement ce qui constitue l’essence de l’esprit, et les différentes manières de penser ; comme sentir et imaginer ne Sont que les modifications dont il est capable, et dont il n’est pas toujours modifié : mais vouloir est une propriété qui l’accompagne toujours, soit qu’il soit uni à un corps ou qu’il en soit séparé ; laquelle cependant ne lui est pas essentielle, puisqu’elle suppose la pensée, et qu’on peut concevoir un esprit sans volonté comme un corps sans mouvement.

Toutefois la puissance de vouloir est inséparable de l’esprit, quoiqu’elle ne lui soit pas essentielle ; comme la capacité d’être mu est inséparable de la matière, quoiqu’elle ne lui soit pas essentielle. Car, de même qu’il n’est pas possible de concevoir une matière qu’on ne puisse mouvoir, aussi n’est-il pas possible de concevoir un esprit qui ne puisse vouloir, ou qui ne soit capable de quelque inclination naturelle. Mais aussi, comme l’on conçoit que la matière peut exister sans aucun mouvement, on concoit de même que l’esprit peut être sans aucune impression de l’auteur du la nature vers le bien, et par conséquent sans volonté ; car la volonté n’est autre chose que l’impression de l’auteur de la nature qui nous porte vers le bien en général, ainsi que nous avons expliqué plus au long dans le premier chapitre du Traité des sens.

II. Ce que nous avons dit dans ce Traité des sens, et ce que nous venons de dire de la nature de l’esprit, ne suppose pas que nous connaissions toutes les modifications dont il est capable ; nous ne faisons point de pareilles suppositions. Nous croyons, au contraire, qu’il y a dans l’esprit une capacité pour recevoir successivement une infinité de diverses modifications que le même esprit ne connait pas.

La moindre partie de la matière est capable de recevoir une figure de trois, de six, de dix, de mille côtés, enfin la figure circulaire et l’elliptique, que l’on peut considérer comme des figures d’un nombre infini d’angles et de côtés, Il y a un nombre infini de différentes espèces de chacune de ces figures, un nombre infini de triangles de différentes espèces. encore plus de figures de quatre, de six, de dix, de dix mille côtés, et de polygones infinis ; car le cercle, l’ellipse, et généralement toute figure régulière ou irrégulière curviligne, se peut considérer comme un polygone infini ; l’ellipse, par-exemple, comme un polygone infini, mais dont les angles que font les côtés sont inégaux, étant plus grands vers le petit diamètre que vers le grand, et ainsi des autres polygones inñnis plus composés et plus irréguliers.

Un simple morceau de cire est donc capable d’un nombre infini, ou plutôt d’un nombre infiniment infini de différentes modifications, que nul esprit ne peut comprendre. Quelle raison donc de s’imaginer que l’âme, qui est beaucoup plus noble que le corps, ne soit œpable que des seules modifications qu’elle a déjà reçues ?

Si nous n’avions jamais senti ni plaisir ni douleur, si nous n’avions jamais vu ni couleur ni lumière, enfin si nous étions, à l’égard de toutes choses, comme des aveugles et comme des sourds à l’égard des couleurs et des sons, aurions-nous raison de conclure que nous ne serions pas capables de toutes les sensations que nous avons des objets ? Cependant ces sensations ne sont que des modifications de notre âme, comme nous avons prouvé dans le Traite des sens.

Il faut donc demeurer d’accord que la capacité qu’a l’âme de recevoir différentes modifications est aussi grande que la capacité qu’elle a de concevoir ; je veux dire que comme l’esprit ne peut épuiser ni comprendre toutes les figu res dont la matière est capable, il ne peut aussi comprendre toutes les différentes modifications que la puissante main de Dieu peut produire dans l’àme, quand même il connaîtrait aussi distinctement la capacité de l’âme qu’il connaît celle de la matière : ce qui n’est pas vrai, pour les raisons que je dirai dans le chapitre vii de la seconde partie de ce livre.

Si notre âme ici-bas ne reçoit que très-peu de modifications, c’est qu’elle est unie à un corps et qu’elle en dépend. Toutes ses sensations se rapportent à son corps ; et comme elle ne jouit point de Dieu, elle n’a aucune des modifications que cette jouissance doit produire. La matière dont notre corps est composé n’est capable que de très-peu de modifications dans le temps de notre vie. Cette matière ne peut se résoudre en terre et en vapeur qu’après notre mort. Maintenant elle ne peut devenir air, feu, diamant, métal ; elle ne peut devenir ronde, carrée, triangulaire : il faut qu’elle soit chair, et qu’elle ait la figure d’un homme afin que l’âme y soit unie. Il en est de même de notre âme ; il est nécessaire qu’elle ait les sensations de chaleur, de froideur, de couleur, de lumière, des sons, des odeurs, des saveurs, et plusieurs autres modifications. atin qu’elte demeure unie à son corps. Toutes ces sensations l’appliquent à la conservation de sa machine. Elles l’agitent et l’effraient des que le moindre ressort se debande et se rompt, et ainsi il faut que l’âme y soit sujette tant que son corps sera sujet à la corruption ; mais lorsqu’il sera revêtu de l’immortalité et que nous ne craindrons plus la dissolution de ses parties, il est raisonnable de croire qu’elle ne sera plus touchée de ces sensations incommodes que nous sentons malgré nous, mais d’une infinité d’autres toutes différentes dont nous n’avons maintenant aucune idée, lesquelles passeront tout sentiment et seront dignes de la grandeur et de la bonté du Dieu que nous posséderons.

C’est donc sans raison que l’on s’imagine pénétrer de telle sorte la nature de l’âme que l’on ait droit d’assurer qu’elle n’est capable que de connaissance et que d’amour ; cela pourrait être soutenu par ceux qui attribuent leurs sensations aux objets du dehors ou à leur propre corps, et qui prétendent que leurs passions sont dans leur corps : car, en effet, si on retranche de l’âme toutes ses passions et ses sensations, tout ce qu’on y reconnaît du reste n’est plus qu’une suite de la connaissance et de l’amour. Mais je ne conçois pas comment ceux qui sont revenus de ces illusions de nos sens se peuvent persuader que toutes nos sensations et toutes nos passions ne sont que connaissance et qu’amour, je veux dire des espèces de jugements confus que l’âme porte des objets par rapport au corpê qu’elle anime. Je ne comprends pas comment on peut dire que la lumière, les couleurs, les odeurs, etc., soient des jugements de l'âme, car il me semble au contraire que j’aperçois distinctement que la lumière, les couleurs, les odeurs et les autres sensations sont des modifications tout à fait différentes des jugements.

Mais choisissons des sensations plus vives et qui appliquent davantage l’esprit. Examinons ce que ces personnes disent de la douleur ou du plaisir. Ils veulent, après plusieurs auteurs très-considérables[97], que ces sentiments ne soient que des suites de la faculté que nous avons de connaître et de vouloir, et que la douleur, par exemple, ne soit que le chagrin, l’opposition et l’éloignement qu’a la volonté pour les choses qu’elle connait être nuisibles au corps qu’elle anime. Maisilme paraît évident que c’est confondre la douleur avec la tristesse, et que tant s’en faut que la douleur soit une suite de la connaissance de l’esprit et de l’action de la volonté. qu’au contraire elle précède l’une et l’autre.

Par exemple, si l’on mettait un charbon ardent dans la main d’un homme qui dort ou qui se chauffe les mains derrière le dos, je ne crois pas qu’on puisse dire avec quelque vraisemblance que cet homme connaîtrait d’abord qu’il se passerait dans sa main quelques mouvements contraires à la bonne constitution de son corps ; qu’en suite sa volonté s’y opposerait, et que sa douleur serait une suite de cette connaissance de son esprit et de cette opposition de sa volonté. Il me semble au contraire qu’il est indubitable que la première chose que cet homme apercevrait lorsque le charbon lui toucherait la main, serait la douleur, et que cette connaissance de l’esprit et cette opposition de la volonté ne sont que des suites de la douleur, quoiqu’elles soient véritablement la cause de la tristesse qui suivrait de la douleur.

Mais il y a bien de la différence entre cette douleur et la tristesse qu’elle produit. La douleur est la première chose que l’âme sente ; elle n’est précédée d’aucune connaissance. et elle ne peut jamais ètre agréable par elle-même. Au contraire, la tristesse est la dernière chose que l’âme sente ; elle est toujours précédée de quelque connaissance, et elle est toujours très-agréable par elle-même. Œla paraît assez par le plaisir qui accompagne la tristesse dont on est touché aux funestes représentations des théâtres, car ce plaisir augmente avec la tristesse ; mais le plaisir ni augmente jamais avec la douleur. Les comédiens, qui étudient l’art de plaire, savent bien qu’il ne faut point ensanglanter le théâtre, parce que la vue d’un meurtre, quoique feint, serait trop terrible pour être agréable. Mais ils n’appréhendent jamais de toucher les assistants d’une trop grande tristesse, parce qu’en effet la tristesse est toujours agréable lorsqu’il y a sujet d’en être touché. Il y a donc une différence essentielle entre la tristesse et la douleur, et l’on ne peut pas dire que la douleur ne soit autre chose qu’une connaissance de l’esprit jointe è une opposition de la volonté.

Pour toutes les autres sensations, comme sont les odeurs, les saveurs, les sons, les couleurs, la plupart des hommes ne pensent pas qu’elles soient des modifications de leur âme. Ils jugent au contraire qu’elles sont répandues sur les objets, ou tout au moins qu’elles ne sont dans l’âme que comme l’idée d’un carré et d’un rond ; c’est-à-dire qu’elles sont unies à l’âme, mais qu’elles n’en sont pas des modifications ; et ils en jugent ainsi à cause qu’elles ne les touchent pas beaucoup, comme j'ai fait voir en expliquant les erreurs des sens.

On croit donc qu’il faut tomber d’accord qu’on ne connait pas toutes les modifications dont l’âme est capable, et qu’outre celles qu’elle a par les organes des sens, il se peut faire qu’elle en ait encore une infinité d’autres qu’elle n’a point éprouvée set qu’elle n’éprouvera qu’après qu’elle sera délivrée de la captivité de son corps.

Cependant il faut que l’on avoue que de même que la matière n’est capable d’une infinité de diirentes configurations qu’à cause de son étendue, l’âme aussi n’est capable de différentes modifications qu’à cause de la pensée ; car il est visible que l’àme ne serait pas capable des modifications de plaisir, de douleur, ni même de toutes celles qui lui sont indifférentes, si elle n’était capable de perception ou de pensée.

Il nous suffit donc de savoir que le principe de toutes ces modifications c'est la pensée. Si l’on veut même qu’il y ait dans l’âme quelque chose qui précède la pensée, je n’en veux point disputer : mais comme je suis sûr que personne n’a de connaissance de son âme que par la pensée ou par le sentiment intérieur de tout ce qui se-passe dans son esprit, je suis assuré aussi que si quelqu’un veut raisonner sur la nature de l’àme, il ne doit consulter que ce sentiment intérieur qui le représente sans cesse à lui-même tel qu’il est. et ne pas s’imaginer, contre sa propre conscience, que l’àme est un feu invisible, un air subtil, une harmonie ou autre chose semblable.


CHAPITRE II.


I. L’esprit étant borné ne peut comprendre ce qui tient de l’infini. — II. Sa limitation est l’origine de beaucoup d’erreurs. — III. Et principalement des hérésies. — IV. Il faut soumettre l’esprit à la foi.


I. Ce qu’on trouve donc d’abord dans la pensée de l’homme, C'est qu’elle est très-limitée ; d’où l’on peut tirer deux conséquences très-importantes : la première, que l’âme ne peut connaître parfaitement l’infini ; la seconde, qu’elle ne peut pas même connaître distinctement plusieurs choses à la fois. Car de même qu’un morceau de cire n’est pas capable d’avoir en même temps une infinité de figures différentes, ainsi l’âme n’est pas capable d’avoir en même temps la connaissance d’une infinité d’objets : et de même aussi qu’un morceau de cire ne peut être carré et rond dans le même sens, mais seulement moitié carré et moitié rond, et que d’autant plus qu’il aura de figures différentes elles en seront d’autant moins parfaites et moins distinctes ; ainsi l’âme ne peut apercevoir plusieurs choses à la fois, et ses pensées sont d’autant plus confuses qu’elles sont en plus grand nombre.

Enfin, de même qu’un morceau de cire qui aurait mille côtés, et dans chaque côté une figure différente, ne serait ni carré, ni rond, ni ovale, et qu’on ne pourrait dire de quelle figure il serait ; ainsi il arrive quelquefois qu’on a un si grand nombre de pensées différentes qu’on s’imagine que l’on ne pense à rien. Cela parait dans ceux qui s’évanouissent. Les esprits animaux, tournoyant irrégulièrement dans leur cerveau, réveillent un si grand nombre de traces qu’ils n’en ouvrent pas une assez fort pour exciter dans l’esprit une sensation particulière ou une idée distincte ; de sorte que ces personnes sentent un si grand nombre de choses à la fois qu’ils ne sentent rien de distinct, ce qui fait qu’ils s’imaginent n’avoir rien senti.

Ce n’est pas qu’un ne s'évanouisse quelquefois faute d’esprits animaux ; mais alors l’âme n’ayant que des pensées de pure intellection qui ne laissent point de traces dans le cerveau, on ne s’en souvient point après que l’on est revenu à soi, et c’est ce qui fait croire qu’on n’a pensé à rien. J’ai dit ceci en passant pour montrer qu’on à tort de croire que l’àme ne pense pas toujours à cause qu’on s’imagine quelquefois qu’on ne pense à rien.

II. Toutes les personnes qui font un peu réflexion sur leurs propres pensées ont assez d’expérience que l’esprit ne peut pas s’appliquer à plusieurs choses à la fois, et à plus forte raison qu’il ne peut pas pénétrer l’infini. Cependant je ne sais par quel caprice des personnes qui n’ignorent pas ceci s’occupent davantage à méditer sur des objets infinis et sur des questions qui demandent une capacité infinie que sur d’autres qui sont à la portée de leur esprit ; et pourquoi encore il s’en trouve un si grand nombre d’autres qui, voulant tout savoir, s’appliquent à tant de sciences en même temps qu’ils ne font que se confondre l’esprit et le rendre incapable de quelque science véritable.

Combien y a-t-il de gens qui veulent comprendre la divisibilité de la matière à l’infini, et comment il se peut faire qu’un petit grain de sable contienne autant de parties que toute la terre, quoique plus petites à proportion ! Combien forme-t-on de questions qui ne se résoudront jamais sur ce sujet et sur beaucoup d’autres qui renferment quelque chose d’infini, desquelles on veut trouver la solution dans son esprit ! On s’y applique, on s’y échauffe. mais enfin tout ce que l’on y gagne c’est que l’on s’entête de quelque extravagance et de quelque erreur.

N’est-ce pas une chose plaisante de voir des gens qui nient la divisibilité de la matière à l'ínfini pour cela seul qu’ils ne la peuvent comprendre, quoiqu’ils comprennent fort bien les démonstrations qui la prouvent, et cela dans le même temps qu’ils confessent de bouche que l’esprit de l’homme ne peut connaître l’infini ? Car les preuves qui montrent que la matière est divisible à l’infini sont démonstratives s’il en fut jamais, ils en conviennent quand ils les considèrent avec attention ; néanmoins, si on leur fait des objections qu’ils ne puissent résoudre, leur esprit se détournant de l’évidence qu’ils viennent d’apercevoir, ils commencent d’en douter. Ils s’occupent fortement de l'objection qu’ils ne peuvent résoudre, ils inventent quelque distinction frivole contre les démonstrations de la divisibilité à l’infini, et ils conclu eut enfin qu’ils s’y étaient trompés et que tout le monde s’y trompe. Ils embrassent ensuite l’opinion contraire ; ils la défendent par des points enflés et par d’autres extravagances que l’imagination ne manque jamais de fournir. Or ils ne tombent dans ces égarements que parce qu’ils ne sont pas intérieurement convaincus que l’esprit de l’homme est fini, et que pour être persuadé de la divisibilité de la matière à l’infini il n’est pas nécessaire qu’il la comprenne, parce que toutes les objections qu’on ne peut résoudre qu’en la comprenant sont des objections qu’il est impossible de résoudre.

Si les hommes ne s’arrêtaient-qu’à de pareilles questions, on n’aurait pas sujet de s’en mettre beaucoup en peine ; parce que s’il y en a quelques-uns qui se préoccupent de quelques erreurs, ce sont des erreurs de peu de conséquence. Pour les autres, ils n’ont pas tout à fait perdu leur temps en pensant à des choses qu’ils n’ont pu comprendre ; car ils se sont au moins convaincus de la faiblesse de leur esprit. Il est bon, ditun auteur fort judicieux[98], de fatiguer l’esprit à ces sortes de subtilités, afin de dompter sa présomption et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’Église lui propose sous prétexte qu’il ne les peut pas comprendre. Car puisque toute la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible sans pouvoir comprendre comment cela se peut faire ; n’est-ce pas pêcher visiblement contre la raison que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d’elle même incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne les peut comprendre ?

III. L’effet donc le plus dangereux que produit l’ignorance ou plutôt l’ínadvertance où l’on est de la l’imitation et de la faiblesse de l’esprit de l’homme, et par conséquent de son incapacité pour comprendre tout ce qui tient quelque chose de l’infini, c’est l’hérésie. Il se trouve, ce me semble, en ce temps-ci plus qu’en aucun autre, un fort grand nombre de gens qui se font une théologie particulière qui n’est fondée que sur leur propre esprit et sur la faiblesse naturelle de la raison, parce que dans les sujets mêmes qui ne sont point soumis à la raison ils ne veulent croire que ce qu’ils comprennent.

Les sociniens ne peuvent comprendre les mystères de la Trinité ni de l’incarnation : cela leur suffit pour ne les pas croire et même pour dire, d’un air fier et libertin, de ceux qui les croient que ce sont des gens nés pour l’esclavage. Un calviniste ne peut concevoir comment il se peut faire que le corps de Jésus-Christ soit réellement présent au sacrement de l’autel dans le même temps qu’il est dans le ciel, et de là il croit avoir raison de conclure que cela ne se peut faire, comme s’il comprenait parfaitement jusqu’où peut aller la puissance de Dieu.

Un homme qui est même convaincu qu’il est libre, s’il s’échauffe fort la tête pour tâcher d’accorder la science de Dieu et ses décrets avec la liberté, il sera peut-être capable de tomber dans l’erreur de ceux qui ne croient point que les hommes soient libres. Car d’un côté ne pouvant concevoir que la providence de Dieu puisse subsister avec la liberté de l’homme, et de l’autre le respect qu’il aura pour la religion l’empêchant de nier la Providence, il se croira contraint d’ôter la liberté aux hommes ; ne faisant pas assez de réflexion sur la faiblesse de son esprit, il s’imaginera pouvoir pénétrer les moyens que Dieu a pour accorder ses décrets avec notre liberté.

Mais les hérétiques ne sont pas les seuls qui manquent d’attention pour considérer la faiblesse de leur esprit et qui lui donnent trop de liberté pour juger des choses qui ne lui sont pas soumises ; presque tous les hommes ont ce défaut, et principalement quelques théologiens des derniers siècles. Car on pourrait peut-être dire que quelques-uns d’eux emploient si souvent des raisonnements humains pour prouver ou pour expliquer des mystères qui sont au-dessus de la raison, quoiqu’ils le fassent avec bonne intention et pour défendre la religion contre les hérétiques, qu’ils donnent souvent occasion à ces mêmes hérétiques de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs et de traiter les mystères de la loi comme des opinions humaines.

IV. L’agitation de l’esprit et les subtilités de l’école ne sont pas propres à faire connaître aux hommes leur faiblesse, et ne leur donnent pas toujours cet esprit de soumission, si nécessaire pour se rendre avec humilité aux décisions de l’Église ; Tous ces raisonnements subtils et humains peuvent au contraire exciter en eux leur orgueil secret ; ils peuvent les porter à faire usage de leur esprit mal à propos et à se former ainsi une religion conforme à sa capacité. Aussi ne voit-on pas que les hérétiques se rendent aux arguments philosophiques, et que la lecture des livres purement scolastiques leur fasse reconnaître et condamner leurs erreurs. Mais on voit au contraire tous les jours qu’ils prennent occasion de la faiblesse des raisonnements de quelques scolastiques pour tourner en raillerie les mystères les plus sacrés de notre religion, qui dans la vérité ne sont point établis sur toutes ces raisons et explications humaines, mais seulement sur l’autorité de la parole de Dieu écrite ou non écrite, c’est-à-dire transmise jusqu’à nous par la voie de la tradition.

En effet la raison humaine ne nous fait point comprendre qu’il y ait un Dieu en trois personnes, que le corps de Jésus-Christ soit réellement dans l’eucharistie, et comment il se peut faire que l’homme soit libre, quoique Dieu sache de toute éternité tout ce que l’homme fera. Les raisons qu’on apporte pour prouver et pour expliquer ces choses sont des raisons qui ne prouvent d’ordinaire qu’à ceux qui les veulent admettre sans les examiner, mais qui semblent souvent extravagantes à ceux qui les veulent combattre. et qui ne tombent pas d’accord du fond de ces mystères. On peut dire au contraire que les objections que l’on forme contre les principaux articles de notre foi et principalement contre le mystère de la Trinité sont si fortes qu’il n’est pas possible d’en donner des solutions claires, évidentes, et qui ne choquent en rien notre faible raison, parce qu’en effet ces mystères sont incompréhensibles.

Le meilleur moyen de convertir les hérétiques n’est donc pas de les accoutumer à faire usage de leur esprit en ne leur apportant que des arguments incertains tirés de la philosophie, perce que les vérités dont on veut les instruire ne sont pas soumises à la raison. Il n’est pas même toujours à propos de se servir de ces raisonnements dans des vérités qui peuvent être prouvées par la raison aussi bien que par la tradition, comme l’immortalité de l’âme, le péché originel, la nécessité de la grâce, le désordre de la nature, et quelques autres, de peur que leur esprit, ayant une fois goûté I’évidence des raisons dans ces questions, ne veuille point se soumettre à celles qui ne se peuvent prouver que par la tradition. Il faut, au contraire, les obliger à se défier de leur esprit propre en leur faisant sentir sa faiblesse, sa l’imitation et sa disproportion avec nos mystères ; et quand l’orgueil, de leur esprit sera abattu, alors il sera facile, de les faire entrer dans les sentiments de l’Église en leur représentant que l’iut’aillibilité est renfermée dans l’idée de toute société divine, et en leur expliquant la tradition de tous les siècles s’ils en sont capables[99].

Mais si les hommes détournent continuellement leur vue de dessus la faiblesse et la l’imitation de leur esprit, une présomption indiscrète leur enflera le courage, une lumière trompeuse les éblouira, l’amour de la gloire les aveuglera. Ainsi les hérétiques seront éternellement hérétiques ; les philosophes, opiniâtres et entêtés, et l’on ne cessera jamais de disputer sur toutes les choses, dont on disputera, tant qu’on en voudra disputer.


CHAPITRE III.


I. Les philosophes se dissipeut l’esprit en s’appliquant à des sujets qui renferment trop de rapports et qui dépendent de trop de choses, sans garder aucun ordre dans leurs études. — II. Exemple tiré d’Aristote. — III. Que les géomètres au contraire se conduisent bien dans la recherche de la vérité, principalement ceux qui se servent de l’algèbre et de l’analyse. — IV. Que leur méthode augmente la force de l’esprit, et que la logique d’Aristote la diminue. — V. Autre défaut des personnes d’étude.


I. Les hommes ne tombent pas seulement dans un fort grand nombre d’erreurs parce qu’ils s’occupent à des questions qui tiennent de l’infini, leur esprit n’étant pas infini ; mais aussi parce qu’ils s’appliquent à celles qui ont beaucoup d’étendue, leur esprit en ayant fort peu.

Nous avons déjà dit que de même qu’un morceau de cire n’est pas capable de recevoir en même temps plusieurs figures parfaites et bien distinctes, ainsi l’esprit n’était pas capable de recevoir plusieurs idées distinctes, c’est-à-dire d’apercevoir plusieurs choses bien distinctement dans le même temps. De la il est facile de conclure qu’il ne faut pas s’appliquer d’abord à la recherche des vérités cachées, dont la connaissance dépend de trop de choses, et dont il y en a quelques-unes qui ne nous sont pas connues ou qui ne nous sont pas assez familières ; car il faut étudier avec ordre, et se servir de ce qu’on sait distinctement pour apprendre ce qu’on ne sait pas ou ce qu’on ne sait que confusément. Cependant, la plupart de ceux qui se mettent à l’étude n’y font point tant de façon ; ils ne font point essai de leurs forces ; ils ne consultent point avec eux-mêmes jusqu’où peut aller la portée de leur esprit. C’est une secrète vanité et un désir déréglé de savoir et non pas la raison qui règle leurs études. Ils entreprennent sans la consulter de pénétrer les vérités les plus cachées et les plus impénétrables, et de résoudre des questions qui dépendent d’un si grand nombre de rapports que l’esprit le plus vif et le plus pénétrant ne pourrait en découvrir la vérité avec une entière certitude qu’après plusieurs siècles et un nombre presque infini d’expériences.

Il y a dans la médecine et dans la morale un très-grand nombre de questions de cette nature. Toutes les sciences qui regardent le détail des corps et de leurs qualités particulières, comme des animaux, des plantes, des métaux et de leurs qualités propres, sont de ces sciences qui ne peuvent jamais être assez évidentes ni assez certaines, principalement si on ne les cultive d’une autre manière qu’on a fait et si on ne commence par les sciences les plus simples et les moins composées dont elles dépendent. Mais les personnes d’ètude ne veulent pas se donner la peine de philosopher par ordre ; ils ne conviennent point de la certitude des principes de physique ; ils ne connaissent point la nature des corps en général ni de leurs qualités ; ils en tombent d’accord eux-mêmes. Cependant ils s’imaginent pouvoir rendre raison pourquoi, par exemple, les cheveux des vieillards blanchissent et que leurs dents deviennent noires, et de semblables questions qui dépendent de tant de causes qu’il n’est pas possible d’en donner jamais de raison assurée ; car il est nécessaire pour cela de savoir au vrai en quoi consiste la blancheur des cheveux en particulier, les humeurs dont ils sont nourris, les filtres qui sont dans le corps pour laisser passer ces humeurs, la conformation de la racine des cheveux ou de la peau où elles passent et la différence de toutes ces choses dans un jeune homme et dans un vieillard, ce qui est absolument impossible ou du moins très-difficile à connaître.

II. Aristote, par exemple, a prétendu ne pas ignorer la cause de cette blancheur qui arrive aux cheveux des vieillards ; il en a donné plusieurs raisons en différents endroits de ses livres. Mais parce que c’est le génie de la nature, il n’en est pas demeuré là ; il a pénétré bien plus avant. Il a encore découvert que la cause qui rendait blancs les cheveux des vieillards était celle-là même qui faisait que quelques personnes et quelques chevaux ont un œil bleu et l’autre d’une autre couleur. Voici ses paroles : Eteroglaukoi de malista ginontai kai oi anthrôpoi kai oi ippoi dia tèn autèn aitian, èvper o men anthrôpos pelioutai monon[100].. Cela est assez surprenant, mais il n’y a rien de caché à ce grand homme. et il rend raison d’un si grand nombre de choses dans presque tous ses ouvrages de physique que les plus éclairés de ces temps-ci croient impénétrables, que c’est avec raison qu’on dit de lui qu’il nous a été donné de Dieu afin que nous n’ignorassions rien de ce qui peut être connu. Aristotelis doctrine est summa veritas, quoniam ejus intellectus fuit finis humani intellectus. Quare bene dícitur de illo quod ípse fuit creatus et datus nobis divina provídentia, ut non ignoremus possibilia sciri. Averroès devait même dire que la divine providence nous avait donné Aristote pour nous apprendre ce qu’il n’est pas possible de savoir. Car il est vrai que ce philosophe ne nous apprend pas seulement les choses que l’on peut savoir ; mais, puisqu’il le faut croire sur sa parole, sa doctrine étant la souveraine vérité, summa veritas, il nous apprend même les choses qu’il est impossible de savoir.

Certainement il faut avoir bien de la foi pour croire ainsi Aristote lorsqu’il ne nous donne que des raisons de logique et qu’il n’explique les effets de la nature que par les notions confuses des sens ; principalement lorsqu’il décide hardiment sur des questions qu’on ne voit pas qu’il soit possible aux hommes de pouvoir jamais résoudre. Aussi Aristote prend-il un soin particulier d’avertir qu’il faut le croire sur sa parole ; car c’est un axiome incontestable àcet auteur qu’il faut que le disciple croie, dei pisteuein ton manthanonta.

ll est vrai que les disciples sont obligés quelquefois de croire leur maître, mais leur foi ne doit s’étendre qu’aux expériences et aux faits ; car s’ils veulent devenir véritablement philosophes, ils doivent examiner les raisons de leurs maîtres et ne les recevoir qu’après q’u’ils en ont reconnu l’évidence par leur propre lumière. Mais, pour être philosophe péripatéticien, il est seulement nécessaire de croire et de retenir, et il faut apporter la même disposition d’esprit à la lecture de cette philosophie qu’à la lecture de quelque histoire ; car si on prend la liberté de faire usage de son esprit et de sa raison, il ne faut pas espérer de devenir grand philosophe ; dei gao pisteuein ton manthanonta.

Mais la raison pour laquelle Aristote et un très-grand nombre d’autres philosophes ont prétendu savoir ce qui ne se peut jamais savoir, c’est qu’ils n’ont pas bien connu la différence qu’il y a entre savoir et savoir, entre avoir une connaissance certaine et évidente et n’en avoir qu’une vraisemblable ; et la raison pourquoi ils n’ont pas bien fait ce discernement, c’est que les sujets auxquels ils se sont appliqués ayant toujours en plus d’étendue que leur esprit, ils n’en ont ordinairement vu que quelques parties sans pouvoir les embrasser toutes ensemble, ce qui suffit bien pour découvrir plusieurs vraisemblances, mais non pas pour découvrir la vérité avec évidence. Outre que ne cherchant la science que par vanité, et les vraisemblances étant plus propres pour gagner l’estime des hommes que la vérité même, à cause qu’elles sont plus proportionnées à la portée ordinaire des esprits, ils ont négligé de chercher les moyens nécessaires pour augmenter la capacité de l’esprit et lui donner plus d’étendue qu’il n’en a, de sorte qu’ils n’ont pu pénétrer le fond des vérités un peu cachées.

III-IV. Les seuls géomètres ont bien reconnu le peu d’étendue de l’esprit ; du moins se sont-ils conduits dans leurs études d’une manière qui marque qu’ils la connaissent parfaitement, surtout ceux qui se sont servis de l’algèbre et de l’analyse que Viète et Descartes ont renouvelée et perfectionnée en ce siècle. Cela parait en ce que ces personnes ne se sont point avisées de résoudre des difficultés fort composées qu’après avoir connu très-clairement les plus simples dont elles dépendent : ils ne se sont appliqués à la considération des lignes courbes comme des sections coniques qu’après qu’ils ont bien possédé la géométrie ordinaire. Mais ce qui est de particulier aux analystes, c’est que, voyant que leur esprit ne pouvait pas être en même temps appliqué à plusieurs figures, et qu’il ne pouvait pas même imaginer des solides qui eussent plus de trois dimensions, quoiqu’il soit souvent nécessaire d’en concevoir qui en aient davantage, ils se sont servis des lettres ordinaires qui nous sont fort familières afin d’exprimer et d’abréger leurs idées. Ainsi l’esprit n’étant point embarrassé ni occupé dans la représentation qu’il serait obligé de se faire de plusieurs figures et d’un nombre infini de lignes, il peut apercevoir tout d’une vue ce qu’il ne lui serait pas possible de voir autrement, parce que l’esprit peut pénétrer bien plus avant et s’étendre à beaucoup plus de choses lorsque sa capacité est bien ménagée.

De sorte que toute l’adresse qu’il y a pour le rendre plus pénétrant et plus étendu consiste, comme nous l’expliquerons ailleurs[101], à bien ménager ses forces et sa capacité, ne l’employant pas mal à propos à des choses qui ne lui sont point nécessaires pour découvrir la vérité qu’il cherche, et c’est ce qu’il faut bien remarquer. Car cela seul fait bien voir que les logiques ordinaires sont plus propres pour diminuer la capacité de l’esprit que pour l’augmenter ; parce qu’il est visible que si on veut se servir, dans la recherche de quelque vérité, des règles qu’elles nous donnent, la capacité de l’esprit en sera partagée, de sorte qu’il en aura moins pour être attentif et pour comprendre toute l’étendue du sujet qu’il examine.

Il parait donc assez, par ce que l’on vient de dire, que la plupart des hommes n’ont guère fait de réflexion sur la nature de l’esprit quand ils ont voulu l’employer à la recherche de la vérité ; qu’ils n’ont jamais été bien convaincus de son peu d’étendue et de la nécessité qu’il y a de la bien ménager et même de l’augmenter, et que cela est une des causes les plus considérables de leurs erreurs et de ce qu’ils ont si mal réussi dans leurs études.

Ce n’est pas pourtant qu’on prétende qu’il y ait eu quelques personnes qui n’aient pas su que leur esprit fût borné et qu’il eût peu de capacité et d’étendue. Tout le monde l’a su sans doute et tout le monde l’avoue, mais la plupart ne le savent que confusément et ne le confessent que de bouche. La conduite qu’ils tiennent dans leurs études dément leur propre confession, puisqu’ils agissent comme s’ils croyaient véritablement que leur esprit n’eût point de bornes, et qu’ils veulent pénétrer des choses qui dépendent d’un très-grand nombre de causes dont il n’y en a d’ordinaire pas une qui leur soit connue.

V. Il y a encore un autre défaut assez ordinaire aux personnes d’étude : c’est qu’ils s’appliquent à trop de sciences à la fois, et que, s’ils étudient six heures le jour, ils étudient quelquefois six choses différentes. Il est visible que ce défaut procède de la même cause que les autres dont on vient de parler ; car il y a grande apparence que si ceux qui étudient de cette manière connaissaient évidemment qu’elle n’est pas proportionnée avec la capacité de leur esprit et qu’elle est plus propre pour le remplir de confusion et d’erreur que d’une véritable science, ils ne se laisseraient pas emporter aux mouvements déréglés de leur passion et de leur vanité : car en effet ce n’est pas le moyen de la satisfaire, puisque C’est justement le moyen de ne rien savoir.


CHAPITRE IV.


I. L’esprit ne peut s’appliquer long-temps à des objets qui n’ont point de rapport à lui, ou qui ne tiennent point quelque chose de l’infíni. — II. l’inconstance de la volonté est cause de ce défaut d’application. et par conséquent de l’erreur — III. Nos sensations nous occupent davantnge que les idées pures de l’esprit. — IV. Ce qui est la source de la corruption des mœurs. — V. Et de l’ignorance du commun des hommes.


I. L’esprit de l’homme n’est pas seulement sujet à l’erreur parce qu’il n’est pas infini ou qu’il a moins d’étendue que les objets qu’il considère, comme nous venons d’expliquer dans les deux chapitres précédents ; mais aussi parce qu’il est inconstant, qu’il n’a point du fermeté dans son action, et qu’il ne peut tenir assez longtemps sa vue fixe et arrêtée sur un sujet, afin de l’examiner tout entier.

Pour concevoir la cause de cette inconstance et de cette légèreté de l’esprit humain, il faut savoir que c’est la volonté qui dirige son action, que c’est elle qui l’applique aux objets qu’elle aime, et qu’elle est elle-même dans une inconstance et dans une inquiétude continuelle, dont voici la cause.

On ne peut douter que Dieu ne soit l’auteur de toutes choses, qu’il ne les ait faites pour lui, et qu’il ne tourne le cœur de l’homme vers lui par une impression naturelle et invincible qu’il lui imprime sans cesse. Dieu ne peut vouloir qu’il yait une volonté qui ne l’aime pas, ou qui l’aime moins que quelque autre bien, s’il y en peut avoir d’autre que lui ; parce qu’il ne petit vouloir qu’une volonté n’aime point ce qui est souverainement aimable, ni qu’elle aime le plus ce qui est le moins aimable. Ainsi il faut que l’amour naturel nous porte vers Dieu, puisqu’il vient de Dieu, et qu’il n’y a rien qui puisse en arrêter les mouvements que Dieu même, qui les imprime. Il n’y a donc point de volonté qui ne suive nécessairement. les mouvements de cet amour. Les Justes, les impies, les bienheureux et les damnés aiment Dieu de cet amour ; car cet amour naturel que nous avons pour Dieu étant la même chose que l’inclination naturelle qui nous porte vers le bien en général, vers le bien infini, vers le souverain bien, il est visible que tous les esprits aiment Dieu de cet amour, puisqu’il n’y a que lui qui soit le bien universel, le bien infini, le souverain bien. Car enfin tous les esprits et les démons mêmes désirent ardemment d’être heureux et de posséder le souverain bien : et ils le désirent sans choix, sans délibération, sans liberté, et par la nécessité de leur nature. Étant donc faits pour Dieu. pour un bien infini, pour un bien qui comprend en soi tous les biens, le mouvement naturel de notre cœur ne cessera jamais que par la possession de ce bien.

II. Ainsi notre volonté toujours altérée d’une soif ardente, toujours agitée de désirs, d’empressements et d’inquiétudes pour un bien qu’elle ne possède pas, ne peut souffrir sans beaucoup de peine que l’esprit s’arrête pour quelque temps à des vérités abstraites qui ne la touchent point et qu’elle juge incapables de la rendre heureuse. Ainsi elle le pousse sans cesse à rechercher d’autres objets ; et lorsque dans cette agitation que la volonté lui communique il rencontre quelque objet qui porte la marque du bien, je veux dire qui fait sentir à l’âme par ses approches quelque douceur et quelque satisfaction intérieure ; alors cette soif du cœur s’excite de nouveau ; ces désirs, ces empressements, ces ardeurs se rallument, et l’esprit, obligé de leur obéir, s’attache uniquement à l’objet qui les cause ou qui semble les causer, pour l’approcher ainsi de l’âme qui le goûte et qui s’en repait pour quelque temps. Mais le vide des créatures ne pouvant remplir la capacité infinie du cœur de l’homme, ces petits plaisirs au lieu d’éteindre sa soif ne font que l’irriter et donner à l’âme une sotte et vaine espérance de se satisfaire dans la multiplicité des plaisirs de la terre ; ce qui produit encore une inconstance et une légèreté inconcevable dans l’esprit qui doit lui découvrir tous ces biens.

Il est vrai que lorsque l’esprit rencontre par hasard, quelque objet qui tient de l’infini, ou qui renferme en soi quelque chose de grand, son inconstance et son agitation cessent pour quelque temps ; car reconnaissant que cet objet porte le caractère de celui que l’âme désire, il s’y arrête et s’y attache assez long-temps. Mais cette attache, ou plutôt cette opiniâtreté de l’esprit à examiner des sujets infinis ou trop vastes, lui est aussi inutile que cette légèreté avec laquelle il considère ceux qui sont proportionnés à sa capacité. Il est trop faible pour venir à bout d’une entreprise si difficile, et c’est en vain qu’il s’efforce d’y réussir. Ce qui doit rendre l’âme heureuse n’est pas, pour ainsi dire, la compréhension d’un objet infini, elle n’en est pas capable ; mais l’amour et la jouissance d’un bien infini dont la volonté est capable par le mouvement d’amour que Dieu lui imprime sans cesse.

Après cela il ne faut pas s’étonner de l’ignorance et de l’aveuglement des hommes, puisque leur esprit étant soumis à l’inconstance et à la légèreté de leur cœur, qui le rend incapable de rien considérer avec une application sérieuse, il ne peut rien pénétrer qui renferme quelque difficulté considérable. Car enfin l’attention de l’esprit est aux objets de l’esprit ce que le regard fixe de nos yeux est aux objets de nos yeux. Et de même qu’un homme qui ne peut arrêter ses yeux sur les corps qui l’environnent, ne les peut pas voir suffisamment pour distinguer les différences de leurs plus petites parties, et pour reconnaître tous les rapports que toutes ces petites parties ont les unes avec les autres : ainsi un homme qui ne peut fixer la vue de son esprit sur les choses qu’il veut savoir ne peut pas les connaître suffisamment pour en distinguer toutes les parties et pour connaître tous les rapports qu’elles peuvent avoir entre elles ou avec d’autres sujets.

Cependant il est constant que toutes les connaissances ne consistent que dans une vue claire des rapports que les choses ont les unes avec les autres. Quand donc il arrive, comme dans les questions difficiles, que l’esprit doit voir tout d’une vue un fort grand nombre de rapports que deux ou plusieurs choses ont entre elles, il est clair que s’il n’a pas considéré ces choses-là avec beaucoup d’attention, et s’il ne les connait que confusément, il ne lui sera pas possible d’apercevoir distinctement leurs rapports, et par conséquent d’en former un jugement solide.

III. Une des principales causes du défaut d’application de notre esprit aux vérités abstraites est que nous les voyons comme de loin, et qu’íl se présente incessamment à notre esprit des choses qui en sont bien plus proches. La grande attention de l’esprit approche pour ainsi dire les idées des objets auxquels on s’applique. Mais il arrive souvent que lorsqu’on est fort attentif à des spéculations métaphysiques, on en est détourné parce qu’il survient à l’âme quelque sentiment qui est encore plus proche d’elle que ces idées ; car il ne faut pour cela qu’un peu de douleur ou de plaisir : la raison en est que la douleur et le plaisir, et généralement toutes les sensations, sont au dedans de l’âme même : elles la modifient, et elles la touchent de bien plus près que les idées simples des objets de la pure inteffection, lesquelles, bien que présentes à l’esprit, ne le touchent ni ne le modifient pas sensiblement[102]. Ainsi l’âme étant d’un côté très-limitée, et de l’autre ne pouvant s’empêcher de sentir sa douleur et toutes ses autres sensations, sa capacité s’en trouve remplie, et elle ne peut dans un même temps sentir quelque chose et penser librement à d’autres objets qui ne se peuvent sentir. Le bourdonnement d’une mouche, ou quelque autre petit bruit, supposé qu’il se communique jusqu’à la partie principale du cerveau, en sorte que l’âme l'aperçoive, est capable, malgré tous nos efforts, de nous empêcher de considérer des vérités abstraites et fort relevées, parce que toutes les idées abstraites ne modifient point l’âme de la manière dont toutes les sensations la modifient.

IV. C’est ce qui fait la stupidité et l’assoupissement de l’esprit à l’égard des plus grandes vérités de la morale chrétienne, et que les hommes ne les connaissent que d’une manière spéculative et infructueuse sans la grâce de Jésus-Christ. Tout le monde connaît qu’il y a un Dieu, qu’il faut l’adorer et le servir ; mais qui le sert et qui l’adore sans la grâce, laquelle seule nous fait goûter de la douceur et du plaisir dans ces devoirs ? Il y a très-peu de gens qui ne s’aperçoivent du vide et de l’instabilité des biens de la terre, et même qui ne soient convaincus d’une conviction abstraite, mais toutefois très-certaine et très-évidente, qu’ils ne méritent pas notre application et nos soins. Mais où sont ceux qui méprisent ces biens dans la pratique, et qui refusent leurs soins et leur application pour les acquérir ? Il n’y a que ceux qui sentent quelque amertume et quelque dégoût dans leur jouissance, ou que la grâce a rendus sensibles pour des biens spirituels par une délectation intérieure que Dieu y a attachée, qui vainquent les impressions des sens et les efforts de la concupiscence. La vue de l’esprit toute seule ne nous fait donc jamais résister, comme nous le devons, aux efforts de la concupiscence : il faut, outre cette vue, un certain sentiment du cœur. Cette lumière de l’esprit toute seule est, si on le veut, une grâce suffisante qui ne fait que nous condamner, qui nous fait connaître notre faiblesse, et que nous devons recourir par la prière à celui qui est notre force. Mais ce sentiment du cœur est une grâce vive qui opère. C’est elle qui nous touche qui nous remplit et qui nous persuade le cœur, et sans elle il n’y a personne qui pense du cœur : Nemo est qui recogitet corde. Toutes les vérités plus constantes de la morale demeurent cachées dans les replis et dans les recoins de l’esprit ; et tant qu’elles y demeurent elles y sont stériles et sans aucune force, puisque l’âme ne les goûte pas. Mais les plaisirs des sens sont plus proches de l’âme, et n’étant pas possible de ne pas sentir et même de ne pas aimer son plaisir[103], il n’est pas possible de se détacher de la terre et de se défaire des charmes et des illusions de ses sens par ses propres forces[104].

Je ne nie pas toutefois que les justes dont le cœur a déjà été vivement tourné vers Dieu par une délectation prévenante ne puissent sans cette grâce particulière faire quelques actions méritoires et résister aux mouvements de la concupiscence. Il y en a qui sont courageux et constants dans la loi de Dieu par la force de leur foi, par le soin qu’ils ont de se priver des choses sensibles, et par le mépris et le dégoût de tout ce qui les peut tenter. Il y en a qui agissent presque toujours sans goûter ce plaisir indélibéré ou prévenant dont je parle. La seule joie qu’ils trouvent, en agissant selon Dieu est le seul plaisir qu’ils goûtent, et ce plaisir suffit pour les arrêter dans leur état et pour confirmer la disposition de leur cœur. Comme ils aiment Dieu et sa sainte loi, ils y pensent avec joie ; car on pense toujours avec plaisir à ce qu’on aime ; ou, ce qui revient au même, on ne peut s’en séparer sans quelque horreur, et cela suffit, afin que les justes puissent vaincre du moins les tentations légères. Mais ceux qui commencent leur conversion ont besoin d’un plaisir indélibéré et prévenant pour les détacher des biens sensibles, auxquels ils sont attaches par d’autres plaisirs prévenants et indélibérés ; la tristesse et les remords de leur conscience ne suffisent pas, et ils ne goûtent point encore de joie. Mais les justes peuvent vivre par la foi et dans la disette : et c’est même en cet état qu’ils méritent davantage, parce que les hommes étant raisonnables, Dieu veut en être aimé d’un amour de choix, plutôt que d’un amour d’instinct et d’un amour indélibéré, semblable à celui par lequel on aime les choses sensibles, sans connaître qu’elles sont bonnes autrement que par le plaisir qu’on en reçoit. Cependant la plupart des hommes ayant peu de foi et se trouvant sans cesse dans les occasions de goûter les plaisirs, ils ne peuvent conserver long-temps leur amour électif pour Dieu contre l’amour naturel pour les biens sensibles, si la délectation de la grâce ne les soutient contre les efforts de la volupté ; car la délectation de la grâce produit, conserve, augmente la charité, comme’les plaisirs sensibles la cupidité.

V. Il paraît assez par les choses que l’on a dites ci-dessus que les hommes n’étant jamais sans quelque passion ou sans quelques sensations agréables ou fâcheuses, la capacité et l’étendue de leur esprit en est beaucoup occupée, et que lorsqu’ils veulent employer le reste de cette capacité à examiner quelque vérité, ils en sont souvent détournés par quelques sensations nouvelles, par le dégoût que l’on trouve dans cet exercice, et par l’inconstance de la volonté qui agite et qui promène l’esprit d’objets en objets sans l’arrêter. De sorte que si l’on n’a pas pris des la jeunesse l’habitude de vaincre toutes ces oppositions, comme on a expliqué dans la seconde partie, on se trouve enfin incapable de pénétrer rien qui soit un peu dífficile et qui demande quelque peu d’application.

Il faut conclure de là que toutes les sciences, et principalement celles qui renferment des questions très-difficiles à éclaircir, sont remplies d’un nombre infini d’erreurs, et que nous devons avoir pour suspects tous ces gros volumes que l’on compose tous les jours sur la médecine, sur la physique, sur la morale, et principalement sur des questions particulières de ces sciences, qui sont beaucoup plus composées que les générales. On doit même juger que ces livres sont d’autant plus méprisables qu’ils sont mieux reçus du commun des hommes ; j’entends de ceux qui sont peu capables d’application, et qui ne savent pas faire usage de leur esprit ; parce que l’applaudissement du peuple à quelque opinion sur une matière difficile est une marque infaillible qu’elle est fausse et qu’elle n’est appuyée que sur les notions trompeuses des sens ou sur quelques fausses lueurs de l’imagination.

Néanmoins il n’est pas impossible qu’un homme seul puisse découvrir un très-grand nombre de vérités cachées aux siècles passés, supposé que cette personne ne manque pas d’esprit, et qu’étant dans la solitude, éloigné autant qu’il se peut de tout ce qui pourrait le distraire, il s’applique sérieusement à la recherche de la vérité. C’est pourquoi ceux-là sont peu raisonnables, qui méprisent la philosophie de M. Descartes sans la savoir, et par cette unique raison, qu’il paraît comme impossible qu’un homme seul ait trouvé la vérité dans des choses aussi cachées que sont celles de la nature. Mais s’ils savaient la manière dont ce philosophe a vécu, les moyens dont il s’est servi dans ses études pour empêcher que la capacité de son esprit ne fût partagée par d’autres objets que ceux dont il voulait découvrir la vérité, la netteté des idées sur lesquelles il a établi sa philosophie, et généralement tous les avantages qu’il a eus sur les anciens par les nouvelles découvertes, ils en recevraient sans doute un préjugé plus fort et plus raisonnable que celui de l’antiquité, qui autorise Aristote, Platon et plusieurs autres.

Cependant je ne leur conseillerais pas de s’arrêter à ce préjugé, et de croire que M. Descartes est un grand homme, et que sa philosophie est bonne à cause des choses avantageuses que l’on en peut dire. M. Descartes était homme comme les autres, sujet à l’erreur et à l’illusion comme les autres ; il n’y aucun de ses ouvrages, sans même excepter sa géométrie, où il n’y ait quelque marque de la faiblesse de l’esprit humain. Il ne faut donc point le croire sur sa parole, mais le lire, comme il nous en avertit lui-même, avec précaution, en examinant s’il ne s’est point trompé, et ne croyant rien de ce qu’il dit que ce que l’évidence et les reproches secrets de notre raison nous obligeront de croire ; car en un mot l’esprit ne sait véritablement que ce qu’il voit avec évidence.

Nous avons montré dans les chapitres précédents que notre esprit n’était pas infini, qu’il avait au contraire une capacité fort médiocre, et que cette capacité était ordinairement remplie par les sensations de l’âme, et enfin que l’esprit, recevant sa direction de la volonté, ne pouvait regarder fixement quelque objet sans en être bientôt détourné par son inconstance et par sa légèreté. Il est indubitable que ces choses sont les causes les plus générales de nos erreurs ; et l’on pourrait s’arrêter ici encore davantage pour le faire voir dans le particulier. Mais ce que l’on a dit suffit à des personnes capables de quelque attention pour leur faire connaître la faiblesse de l’esprit de l’homme. On traitera plus au long dans le quatrième et cinquième livre des erreurs qui ont pour cause nos inclinations naturelles et nos passions, dont nous venons déjà de dire quelque chose dans ce chapitre.




DEUXIÈME PARTIE.


DE L’ENTENDEMENT PUR.


DE LA NATURE DES IDÉES




CHAPITRE PREMIER.


I. Ce qu’on entend par idées. Qu’elles existent véritablement, et qu’elles sont nécessaires pour apercevoir tous les objets matériels. — II. Division de toutes les manières par lesquelles on peut voir les objets de dehors.


I. Je crois que tout le monde tombe d’accord que nous n’aperervons point les objets qui sont hors de nous par eux-mêmes. Nous voyons le soleil, les étoiles et une infiníté d’objets hors de nous ; et il n’est pas vraisemblable que l’âme sorte du corps et qu’elle aille pour ainsi dire, se promener dans les cieux pour y contempler tous ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-mêmes ; et l’objet immédiat de notre esprit, lorsqu’il voit le soleil, par exemple, n’est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement unie à notre âme, et c’est ce que j’appelle idée. Ainsi par ce mot idée, je n’entends ici autre chose que ce qui est l’objet immédiat, ou le plus proche de l’esprit quand il aperçoit quelque objet.

Il faut bien remarquer qu’afin que l’esprit aperçoive quelque objet, il est absolument nécessaire que l’idée de cet objet lui soit actuellement présente, il n’est pas possible d’en douter ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait au dehors quelque chose de semblable à cette idée, car il arrive très-souvent que l’on aperçoit des choses qui ne sont point, et qui même n’ont jamais été. Ainsi l’on a souvent dans l’esprit des idées réelles de choses qui ne furent jamais. Lorsqu’un homme, par exemple, imagine une montagne d’or, il est absolument nécessaire que l’idée de cette montagne soit réellement présente à son esprit. Lorsqu’un fou ou un homme qui a la fiévre chaude ou qui dort, voit devant ses yeux quelque animal, il est constant que l’idée de cet animal existe véritablement ; mais cette montagne d’or et cet animal ne furent jamais.

Cependant les hommes étant comme naturellement portés à croire qu’il n’y a que les objets corporels qui existent, ils jugent de la réalité et de l’existence des choses tout autrement qu’ils devraient ; car qu’ils sentent un objet, ils veulent qu’il soit très-certain que cet objet existe, quoiqu’il arrive souvent qu’il n’y ait rien au dehors. Ils veulent, outre cela, que cet objet soit tout de même comme ils le voient, ce qui n’arrive jamais. Mais pour l’idée qui existe nécessairement et qui ne peut être autre qu’on la voit, ils jugent d’ordinaire sans réflexion que ce n’est rien ; comme si les idées n’avaient pas un fort grand nombre de propriétés, comme si l’idée d’un carré, par exemple, n’était pas bien différente de celle de quelque nombre et ne représentait pas des choses tout à fait différentes : ce qui ne peut jamais arriver au néant, puisque le néant n’a aucune propriété. Il est donc indubitable que les idées ont une existence très-réelle. Mais examinons quelle est leur nature et leur essence, et voyons ce qui peut être dans l’âme capable de lui représenter toutes choses.

Toutes les choses que l’âme aperçoit sont de deux sortes : ou elles sont dans l’âme, ou elles sont hors de l’âme. Celles qui sont dans l’âme sont ses propres pensées, c’est-à-dire toutes ses différentes modifications ; car par ces mots, pensée, manière de penser, ou modification de l'âme, j’entends généralement toutes les choses qui ne peuvent être dans l’âme sans qu’elle les aperçoive parle sentiment intérieur qu’elle a d’elle-même : comme sont ses propres sensations, ses imaginations, ses pures intellectíons, ou simplement ses wnceptions, ses passions mêmes et ses inclinations naturelles. Or, notre âme n’a pas besoin d’idées pour apercevoir toutes ces choses de la manière dont elle les aperçoit, parce qu'elles sont au dedans de l'âme, ou plutôt parce qμ’elles ne sont que l’âme même d’une telle ou telle façon ; de même que la rondeur réelle de quelque corps et son mouvement ne sont que ce corps figuré et transporté d’une telle ou telle façon.

Mais pour les choses qui sont hors de l’âme, nous ne pouvons les apercevoir que par le moyen des idées, supposé que ces choses ne puissent pas lui être intimement unies. Il y en a de deux sortes : de spirituelles et de matérielles. Pour les spirituelles, il y a quelque apparence qu’elles peuvent se découvrir à notre âme sans idées et par elles-mêmes : car encore que l’expérience nous apprenne que nous ne pouvons pas immédiatement et par nous-mêmes déclarer nos pensées les uns aux autres, mais seulement par des paroles ou par d’autres signes sensibles auxquels nous avons attaché nos idées ; on pourrait dire que Dieu l’a ordonné ainsi pour le temps de cette vie seulement, afin d’empêcher les désordres qui arriveraient présentement si les hommes pouvaient se faire entendre comme il Ieur plairait. Mais lorsque la justice et l’ordre régneront, et que nous serons délivrés de la captivité de notre corps, nous pourrons peut-être nous faire entendre par l’union intime de nous-mêmes, ainsi qu'il y a quelque apparence que les anges peuvent faire dans le ciel. De sorte qu’il ne semble pas absolument nécessaire d’admettre des idées pour représenter à l’âme des choses spirituelles, parce qu’il se peut faire qu’on les voie par elles-mêmes, quoique d’une manière fort imparfaite.

Je n’examine pas ici comment deux esprits peuvent s’unir l’un à l’autre, et s’ils peuvent de cette manière se découvrir mutuellement leurs pensées. Je crois cependant qu’il n’y a point de substance purement intelligible que celle de Dieu ; qu’on ne peut rien découvrir avec évidence que dans sa lumière, et que l’union des esprits ne peut les rendre mutuellement visibles. Car, quoique nous soyons tr¿s-unis avec nous-mêmes, nous sommes et nous serons inintelligibles à nous mêmes, jusqu’à ce que nous voyions en Dieu et qu’il nous présente à nous-mêmes l’idée parfaitement intelligible qu’il a de notre être renferme dans le sien. Ainsi, quoiqu’il semble que j’accorde ici que les anges puissent par eux-mêmes manifester les uns aux autres et ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent, ce que dans le fond je ne crois pas véritable, j’avertis que ce n’est que parce que je n’en veuœ pas disputer, pourvu que l’on m'abandonne ce qui est incontestable, savoir, qu’on ne peut voir les choses matérielles par elles-mêmes et sans idées[105].

J’expliquerai dans le chapitre septième le sentiment que j’ai sur la manière dont nous connaissons les esprits, et je ferai voir qu’à présent nous ne pouvons les connaître entièrement par eux-mêmes quoiqu’ils puissent peut-être s’unir à nous. Mais je parle principalement ici des choses matérielles, qui certainement ne peuvent s’unir à notre âme de la façon qui lui est nécessaire afin qu’elle les aperçoive ; parce qu’étant étendues, et l’âme ne l’étant pas, il n’y a point de rapports entre elles. Outre que nos âmes ne sortent point du corps pour mesurer la grandeur des cieux, et par conséquent elles ne peuvent voir les corps de dehors que par des idées qui les représentent. C’est de quoi tout le monde doit tomber d’accord.

II. Nous assurons donc qu’il est absolument nécessaire que les idées que nous avons des corps et de tous les autres objets que nous n’apercevons point par eux-mêmes, viennent de ces mêmes corps ou de ces objets ; ou bien que notre âme ait la puissance de produire ces idées, ou que Dieu les ait produites avec elle en la créant, ou qu’il les produise toutes les fois qu’on pense à quelque objet, ou que l’âme ait en elle-même toutes les perfections qu’elle voit dans ces corps, ou enfin qu’elle soit unie avec un être tout parfait, et qui renferme généralement toutes les perfections intelligibles ou toutes les idées des êtres créés.

Nous ne saurions voir les objets que de l’une de ces manières. Examinons quelle est celle qui paraît la plus vraisemblable de toutes sans préoccupation, et sans nous effrayer de la difficulté de cette question. Peut-être que nous la résoudrons assez clairement, quoique nous ne prétendions pas donner ici des démonstrations incontestables pour toutes sortes de personnes ; mais seulement des preuves très-convaincantes pour ceux au moins qui les méditeront avec une attention sérieuse ; car on passerait peut-être pour téméraire si l’on parlait autrement.


CHAPITRE II.


Que les objets matériels n’envoient point d’espèces qui leur ressemblent.


La plus commune opinion est celle des péripatéticiens, qui prétendent que les objets de dehors envoient des espèces qui leur ressemblent, et que ces espèces sont portées par les sens extérieurs jusqu’au sens commun ; il appellent ces espèces-là impresses, parce que les objets les impriment dans les sens extérieurs. Ces espèces impresses étant matérielles et sensibles, sont rendues intelligibles par l’intellect agent ou agissant, et sont propres pour être reçues dans l’intellect patient. Ces espèces ainsi spiritualisées sont appelées espèces expresses, parce qu’elles sont exprimées des impresses ; et c’est par elles que l’intellect patient connaît toutes les choses matérielles.

On ne s’arrête pas à expliquer plus au long ces belles choses et les diverses manières dont différents philosophes les conçoivent, car, quoiqu’ils ne conviennent pas dans le nombre des facultés qu’ils attribuent au sens intérieur et à l’entendement, et même qu’il y en ait beaucoup qui doutent fort qu’ils aient besoin d’un intellect agent pour connaître les objets sensibles ; cependant ils conviennent presque tous que les objets de dehors envoient des espèces ou des images qui leur ressemblent, et ce n’est que sur ce fondement qu’ils multiplient leurs facultés et qu’ils défendent leur intellect agent. De sorte que ce fondement n’ayant aucune solidité, comme on le va faire voir, il n’est pas nécessaire de s’arrêter davantage à renverser tout ce qu’on a bâti dessus.

On assure donc qu’il n’est pas vraisemblable que les objets envoient des images ou des espèces qui leur ressemblent ; de quoi voici quelques raisons. La première se tire de l’impénétrabilité des corps. Tous les objets comme le soleil, les étoiles et tous ceux qui sont proches de nos yeux, ne peuvent pas envoyer des espèces qui soient d’autre nature qu’eux ; c’est pourquoi les philosophes disent ordinairement que ces espèces sont grossières et matérielles, à la différenee des espèces expresses, qui sont spiritualisées. Ces espèces impresses des objets sont donc de petits corps : elles ne peuvent donc pas se pénétrer, ni tous les espaces qui sont depuis la terre jusqu’au ciel, lesquels en doivent être tous remplis. D’où il est facile de conclure qu’eiles devraient se froisser et se briser, les unes allant d’un côté et les autres de l’autre, et qu’ainsi elles ne peuvent rendre les objets visibles.

De plus, on peut voir d’un même endroit ou d’un même point un très-grand nombre d’objets qui sont dans le ciel et sur la terre, donc il faudrait que les espèces de tous ces corps se pussent réduire en un point. Or elles sont impénétrables, puisqu’elles sont étendues : donc, etc.

Mais non-seulement on peut voir d’un même point un très-grand nombre de très-grands et de très-vastes objets ; il n’y a même aucun point dans tous ces grands espaces du monde d’où on ne puisse découvrir un nombre presque infini d’objets, et même d’objets aussi grands que le soleil, la lune et les cieux. Il n’y a donc aucun point[106] dans tout le monde où les espèces de toutes ces choses ne se dussent rencontrer ; ce qui est contre toute apparence de vérité.

La seconde raison se prend du changement qui arrive dans les espèces. Il est constant que plus un objet est proche, plus l’espèce en doit être grande, puisque nous voyons l’objet plus grand. Or, on ne voit pas ce qui peut faire que cette espèce diminue et ce que peuvent devenir les parties qui la composaient lorsqu’elle était plus grande. Mais ce qui est encore plus difficile à concevoir selon leur sentiment, c’est que si on regarde cet objet avec des lunettes d’approche ou un microscope, l’espèce devient tout d’un coup cinq ou six cents fois plus grande qu’elle n’était auparavant ; car on voit encore moins de quelles parties elle peut s’accroître si fort en un instant.

La troisième raison, c’est que quand on regarde un cube parfait, toutes les espèces de ses côtés sont inégales, et néanmoins on ne laisse pas de voir tous ses côtés également carrés. Et de même lorsque l’on considère dans un tableau des ovales et des parallèlogrammes qui ne peuvent envoyer que des espèces de semblable figure, on n’y voit cependant que des cercles et des carrés. Cela fait manifestement voir qu’il n’est pas nécessaire que l’objet que l’on regarde produise, afin qu’on le voie, des espèces qui lui soient semblables.

Enfin on ne peut pas concevoir comment il se peut faire qu’un rorps qui ne diminue point sensiblement envoie toujours hors de soi des espèces de tous côtés, qu’il en remplisse continuellement de fort grands espaces tout à l’entour, et cela avec une vitesse inconcevable ; car un objet étant caché. dans l’instant qu’il se découvre on le peut voir de plusieurs millions de lieues et de tous les côtés. Et ce qui paraît encore fort étrange, c’est que les corps qui ont beaucoup d’action, comme l’air et quelques autres, n’ont point la force de pousser au dehors de ces images qui leur ressemblent ; ce que font les corps les plus grossiers et qui ont le moins d’action, comme la terre, les pierres et presque tous les corps durs.

Mais on ne veut pas s’arrêter davantage à rapporter toutes les raisons contraires à cette opinion, parce que ce ne serait jamais fait, le moindre effort d’esprit en fournissant un si grand nombre qu’on ne le peut épuiser. Celles que nous venons de rapporter sont suffisantes, et elles n’étaient pas même nécessaires après ce qu’on a dit qui regarde ce sujet dans le premier livre, lorsqu’on a expliqué les erreurs des sens. Mais il y a un si grand nombre de philosophes attachés à cette opinion, qu’on a cru qu’il était nécessaire d’en dire quelque chose pour les porter à faire réflexion sur leurs pensées.


CHAPITRE III.


Que l’âme n’a point la puissance de produire les idées. Cause de l'erreur où l’on tombe sur ce sujet.


La seconde opinion est de ceux qui croient que nos âmes ont la puissance de produire les idées des choses auxquelles elles veulent penser, et qu’elles sont excitées à les produire par les impressions que les objets font sur le corps, quoique ces impressions ne soient pas des images semblables aux objets qui les causent. Ils prétendent que c’est en cela que l’homme est fait à l'image de Dieu, et qu’il participe à sa puissance ; que de même que Dieu a créé toutes choses de rien, et qu’il peut les anéantir et en créer d’autres toutes nouvelles, qu’ainsi l’homme peut créer et anéantir les idées de toutes les choses qu’il lui plait. Mais on a grand sujet de se défier de toutes ces opinions qui élèvent l’homme ; ce sont d’ordinaire des pensées qui viennent de son fonds vain et superbe, et que le Père des lumières n’a point données.

Cette participation à la puissance de Dieu que les hommes se vantent d’avoir pour se représenter les objets et pour faire plusieurs autres actions particulières, est une participation qui semble tenir quelque chose de l’indépendance, comme on l’explique ordinairement ; mais c’est aussi une participation chimérique que l’ignorance et la vanité des hommes leur a fait imaginer. Ils sont dans une dépendance bien plus grande qu’ils ne pensent de la bonté et de la miséricorde de Dieu ; mais ce n’est pas ici le lieu de l’expliquer. Tàchons seulement de faire voir que les hommes n’ont pas la puissance de former les idées des choses qu’ils aperçoivent.

Personne ne peut douter que les idées ne soient des êtres réels, puisqu’elles ont des propriétés réelles ; que les unes ne diffèrent des autres, et qu’elles ne représentent des choses toutes différentes. On ne peut aussi raisonnablement douter qu’elles ne soient spirituelles et fort différentes des corps qu’elles représentent, et cela semble assez fort pour faire douter si les idées par le moyen desquelles on voit les corps ne sont pas plus nobles que les corps mêmes. En effet, le monde intelligible doit être plus parfait que le monde matériel et terrestre, comme nous le verrons dans la suite. Ainsi, quand on assure que les hommes ont la puissance de se former des idées telles qu’il leur plaît, on se met fort en danger d’assurer que les hommes ont la puissance de faire des êtres plus nobles et plus parfaits que le monde que Dieu a créé. On ne fait pas cependant réllexíon à cela, parce qu’on s’imagine qu’une idée n’est rien à cause qu’elle ne se fait point sentir ; ou bien si on la regarde comme un être, c’est comme un être bien mince et bien méprisable, parce qu’on s’imagine qu’elle est anéantie dès qu’elle n’est plus présente à l’esprit.

Mais quand même il serait vrai que les idées ne seraient que des êtres bien petits et bien méprisables, ce sont pourtant des êtres, et des êtres spirituels ; et les hommes n’ayant pas la puissance de créer, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas les produire ; car la production des idées de la manière qu’on l’explique est une véritable création ; et quoiqu’on tâche de pallier et d’adoucir la hardiesse et la dureté de cette opinion, en disant que la production des idées suppose quelque chose, et que la création ne suppose rien, on ne rend pas néanmoins raison du fond de la difficulté.

Car il faut prendre garde qu’il n’est pas plus difficile de produire quelque chose de rien que de la produire en supposant une autre chose de laquelle elle ne se peut pas faire et qui ne puisse contribuer de rien à sa production. Par exemple, il n’est pas plus difficile de créer un ange que de le produire d’une pierre, parce qu’une pierre étant d’un genre d’être tout opposé, elle ne peut servir de rien à la production d’un ange ; mais elle peut contribuer à la production du pain, de l’or, etc., parce que la pierre, l’or et le pain ne sont qu’une même étendue diversement configurée et que toutes ces choses sont matérielles.

Il est même plus difficile de produire un ange d’une pierre que de le produire de rien, parce que pour faire un ange d’une pierre, autant que cela se peut faire, il faut anéantir la pierre, et ensuite créer l’ange ; et pour créer simplement un ange, il ne faut rien anéantir. Si donc l’esprit produit ses idées des impressions matérielles que le cerveau reçoit des objets, il fait toujours la même chose, ou une chose aussi difficile, ou même plus difficile que s’il les créait, puisque les idées étant spirituelles, elles ne peuvent pas être produites des images matérielles qui sont dans le cerveau et qui n’ont point de proportion avec elles.

Que si on dit qu’une idée n’est pas une substance, je le veux ; mais c’est toujours une chose spirituelle : et comme il n’est pas posible de faire uncarré d’un esprit, quoiqu’un carré ne soit pas une substance, il n’est pas possible aussi de former d’une substance matérielle une idée spirituelle quand même une idée ne serait pas une substance.

Mais quand on accorderait à l’esprit de l’homme une souveraine puissance pour anéantir et pour créer les idées des choses, avec tout cela il ne s’en servirait jamais pour les produire car de même qu’un peintre. quelque habile qu’íl soit dans son art, ne peut pas représenter un animal qu’il n’aura jamais vu et duquel il n’aura aucune idée, de sorte que le tableau qu’on l’obligerait d’en faire ne peut pas être semblable à cet animal inconnu ; ainsi un homme ne peut pas former l’idée d’un objet s’il ne le connaît auparavant, c’est-à-dire s’il n’en a déjà l’idée, laquelle ne dépend point de sa volonté. Que s’il en a déjà une idée, il connaît cet objet, et il lui est inutile d’en former une nouvelle. il est donc inutile d’attribuerà l’esprit de l’homme la puissance de produire ses idées.

On pourrait peut-être dire que l’esprit a des idées générales et confuses qu’il ne produit pas, et que celles qu’il produit sont particulières, plus nettes et plus distinctes ; mais c’est toujours la même chose. Car de même qu’un peintre ne peut pas tirer le portrait d’un homme particulier, de sorte qu’il soit assuré d’y avoir réussi, s’il n’en à une idée distincte et même si la personne n’est présente, ainsi l’esprit qui n’aura, par exemple, que l’idée de l’être ou de l’animal en général, ne pourra pas se représenter un cheval, ni en former une idée bien distincte, et être assuré qu’elle est parfaitement semblable à un cheval, s’il n’a déjà une première idée avec laquelle il confère cette seconde : or s’il en à une première il est inutile d’en former une seconde, et la question regarde cette première. Donc, etc.

Il est vrai 1° que quand nous concevons un carré par pure intellection, nous pouvons encore l’imaginer, c’est-à-dire l’apercevoir en nous en traçant une image dans le cerveau. Mais il faut remarquer premièrement que nous ne sommes point la véritable ni la principale cause de cette image, mais il serait trop long de l’expliquer. 2° Que tant s’en faut que la seconde idée qui accompagne cette image soit plus distincte et plus juste que l’autre ; qu’au contraire elle n’est juste que parce qu’elle ressemble à la première, qui sert de règle pour la seconde. Car enfin il ne faut pas croire que l’imagination et les sens mêmes nous représentent les objets plus distinctement que l’entendement pur, mais seulement qu’ils touchent et qu’ils appliquent davantage l’esprit. Car les idées des sens et de l’imagination ne sont distinctes que par la conformité qu’elles ont avec les idées de la pure intellection[107]. L’image d’un carré, par exemple, que l’imagination trace dans le cerveau, n’est juste et bien faite que par la conformité qu’elle a avec l’idée d’un carré que nous concevons par pure intellection[108]. C’est cette idée qui règle cette image. C’est l’esprit qui conduit l’imagination et qui l’oblige pour ainsi dire de regarder de temps en temps si l'image qù’elle peint est une figure de quatre lignes droites et égales dont les angles sont exactement droits, en un mot si ce qu’on imagine est semblable à ce qu’on conçoit.

Après ce que l’on a dit, je ne crois pas qu’on puisse douter que ceux qui assurent que l’esprit peut se former les idées des objets ne se trompent ; puisqu’ils attribuent à l’esprit la puissance de créer et même de créer avec sagesse et avec ordre, quoiqu’il n’ait aucune connaissance de ce qu’il fait : car cela n’est pas concevable. Mais la cause de leur erreur est que les hommes ne manquent jamais de juger qu’une chose est cause de quelque effet quand l’un et l’autre sont joints ensemble, supposé que la véritable cause de cet effet leur soit inconnue. C’est pour cela que tout le monde conclut qu’une boule agitée qui en rencontre une autre est la véritable et la principale cause de l’agitation qu’elle lui communique, que la volonté de l’âme est la véritable, et la principale cause du mouvement du bras et d’autres préjugés semblables ; parce qu’il arrive toujours qu'une boule est agitée quand elle est rencontrée par une autre qui la choque, que nos bras sont remués presque toutes les fois que nous le voulons, et que nous ne voyons point sensiblement quelle autre chose pourrait être la cause de ces mouvements.

Mais lorsqu’un effet ne suit pas si souvent de quelque chose qui n’en est pas la cause, il ne laisse pas d’y avoir toujours un fort grand nombre de personnes qui croient que cette chose est la cause de l’effet qui arrive ; mais tout le monde ne tombe pas dans cette erreur. Il paraît, par exemple, une comète, et après cette comète un prince meurt ; des pierres sont exposées à la lune et elles sont mangées des vers ; le soleil est joint avec mars dans la nativité d’un enfant, et il arrive que cet enfant a quelque chose d’extraordinaire ; cela suffit à beaucoup de gens pour se persuader que la comète, la lune, la conjonction du soleil avec mars sont les causes des effets que l’on vient de marquer et d’autres mêmes qui leur ressemblent, et la raison pour laquelle tout le monde ne le croit pas, c’est qu’on ne voit pas à tous moments que ces effets suivent ces choses.

Mais tous les hommes ayant d’ordinaire les idées des objets présentes à l’esprit dès qu’ils le souhaitent, et cela leur arrivant plusieurs fois le jour, presque tous concluent que la volonté qui accompagne la production ou plutôt la présence des idées en est la véritable cause, parce qu’ils ne voient rien dans le même temps à quoi ils la puissent attribuer et qu’ils s’imaginent que les idées ne sont plus dès que l’esprit ne les voit plus, et qu’elles recommencent à exister lorsqu’elles se représentent à l’esprit.

C’est aussi pour ces raisons-là que quelques-uns jugent que les objets de dehors envoient des images qui leur ressemblent, ainsi que nous venons de le dire dans le chapitre précédent. Car n’étant pas possible de voir les objets par eux-mêmes mais seulement par leurs idées, ils jugent que l’esprit produit l’idée parce que dès qu’il est présent ils le voient, dès qu’il est absent ils ne le voient plus, et que la présence de l’objet accompagne presque toujours l’idée qui nous le représente.

Toutefois, si les hommes ne se précipitaient point dans leurs jugements, de ce que les idées des choses sont présentes à leur esprit des qu’ils le veulent, ils devraient seulement conclure que selon l’ordre de la nature leur volonté est ordinairement nécessaire afin qu’ils aient ces idées ; mais non pas que la volonté est la véritable et la principale cause qui les rende présentes à leur esprit, et encore moins que la volonté les produise de rien ou de la manière qu’ils l’expliquent. ils ne doivent pas non plus conclure que les objets envoient des espèces qui leur ressemblent à cause que l’âme ne les aperçoit d’ordinaire que lorsqu’ils sont présents, mais seulement que l’objet est ordinairement nécessaire afin que l’idée soit présente à l’esprit. Enfin ils ne doivent pasjuger qu’une boule agitée soit la principale et la véritable cause du mouvement de la boule qu’elle trouve dans son chemin, puisque la première n’a point elle-même la puissance de se mouvoir. Ils peuvent seulement juger que cette rencontre de deux boules est occasion à l’auteur du mouvement de la matière d’exécuter le décret de sa volonté, qui est la cause universelle de toutes choses, en communiquant à l’autre boule une partie du mouvement de la première ; c’est-à-dire[109], pour parler plus clairement, en voulant que la dernière acquière autant d’agitation que la première perd de la sienne : car la force mouvante des corps ne peut être que la volonté de celui qui les conserve. comme nous ferons voir ailleurs.


CHAPITRE IV.


Que nous ne voyons point les objets par des idées créées avec nous. Que Dieu ne les produit point en nous à chaque moment que nous en avons besoin.


La troisième opinion est de ceux qui prétendent que toutes les idées sont créées avec nous.

Pour reconnaître le peu de vraisemblance qu’il y a dans cette opinion, il faut se représenter qu’il y a dans le monde plusieurs choses toutes différentes dont nous avons des idées : mais pour ne parler que des simples figures, il est constant que le nombre en est infini ; et même si on s’arrête à une seule, comme à l’ellipse, on ne peut douter que l’esprit n’en conçoive un nombre infini de différentes espèces, lorsqu’il conçoit qu’un des diamètres peut s’allonger à l’infini l’autre demeurant toujours le même.

De même la hauteur d’un triangle se pouvant augmenter ou diminuer à l’infini, le côté qui sert de base demeurant toujours le même, on conçoit qu’il y en peut avoir un nombre infini de différentes espèces ; et même, ce que je prie que l’on considère ici, l’esprit aperçoit en quelque manière ce nombre ínfini, quoiqu’on n’en puisse imaginer que très-peu, et qu’on ne puisse en même temps avoir des idées particulières et distinctes de beaucoup de triangles de différente espèce. Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que cette idée générale qu’a l’esprit de ce nombre infini de triangles de différente espèce prouve assez que si l’on ne conçoit point par des idées particulières tous ces différents triangles, en un mot si on ne comprend pas l’infini, ce n’est pas faute d’idées, ou que l’infini ne nous soit présent ; mais c’est seulement faute de capacite et d’étendue d’esprit. Si un homme s’appliquait à considérer les propriétés de toutes les diverses espèces de triangles, quand même il continuerait éternellement cette sorte d’étude, il ne manquerait jamais d’idées nouvelles et particulières, mais son esprit se lasserait inutilement.

Ce que je viens de dire des triangles se peut appliquer aux figures de cinq, de six, de cent, de mille, de dix mille côtés, et ainsi à l’infini. Et si les côtés d’un triangle pouvant avoir des rapports infinis les uns avec les autres font des triangles d’une infinité d’espèces, il est facile de voir que les figures de quatre, de cinq ou d’un million de côtés, sont capables de différences encore bien plus grandes, puisqu’elles sont capables d’un plus grand nombre de rapports et de combinaisons de leurs côtés que les simples triangles.

L’esprit. voit donc toutes ces choses, il en a des idées : il est sûr que ces idées ne lui manqueront jamais, quand il emploierait des siècles infinis à la considération même d’une seule figure ; et que s’il n’aperçoit pas ces figures infinies tout d’un coup, ou s’il ne comprend pas l’infini, c’est seulement que son étendue est très-limitée. Il a donc un nombre infini d’idées ; que dis-je, un nombre infini ! il a autant de nombres infinis d’idées qu’il y a de différentes figures ; de sorte que puisqu’il y a un nombre infini de différentes figures, il faut, pour connaître seulement les figures, que l’esprit ait une infinité de nombres infinis d’idées.

Or, je demande s’il est vraisemblable que Dieu ait créé tant de choses avec l’esprit de l’homme. Pour moi, cela ne me paraît pas ainsi ; principalement puisque cela se peut faire d’une autre manière très-simple et très-facile, comme nous verrons bientôt. Car, comme Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il ne paraît pas raisonnable d’expliquer comment nous connaissons les objets en admettant la création d’une infinité d’êtres, puisqu’on peut résoudre cette difficulté d’une manière plus facile et plus naturelle.

Mais quand même l’esprit aurait un magasin de toutes les idées qui lui sont nécessaires pour voir les objets, il serait néanmoins impossible d’expliquer comment l’âme pourrait les choisir pour se les représenter ; comment par exemple il se pourrait faire qu’elle aperçût, dans l’instant même qu’elle ouvre les yeux au milieu d’une campagne, tous ces divers objets dont elle découvre la grandeur, la figure, la distance et le mouvement. Elle ne pourrait pas même, par cette voie, apercevoir un seul objet, comme le soleil. lorsqu’il serait présent aux yeux du corps ; car, puisque l’image que le soleil imprime dans le cerveau ne ressemble point à l’idée que nous en avons, comme on l’a prouve ailleurs, et même que l’âme n’aperçoit pas le mouvement que le soleil produit dans le fond des yeux et dans le cerveau, il n’est pas concevable qu’elle pût justement deviner, parmi ce nombre infini d’idées qu’elle aurait, laquelle il faudrait qu'elle se représentait pour imaginer ou pour voir le soleil, et le voir de telle ou de telle grandeur déterminée. On ne peut donc pas dire que les idées des choses soient créées avec nous, et que cela suffit afin que nous voyions les objets qui nous environnent.

On ne peut pas dire aussi que Dieu en produise à tous moments autant de nouvelles que nous percevons de choses différentes. Cela est assez réfuté parce que l’on vient de dire dans ce chapitre. De plus, il est nécessaire qu’en tout temps nous ayons actuellement dans nous-mêmes les idées de toutes choses ; puisqu’en tout temps nous pouvons vouloir penser à toutes choses ; ce que nous ne pourrions pas si nous ne les apercevions déjà confusément, c'est-à-dire si un nombre infini d’idées n’était présent notre esprit ; car enfin on ne peut pas vouloir penser à des objets dont on n’a aucune idée. De plus, il est évident que l’idée on l’objet immédiat de notre esprit, lorsque nous pensons à des espaces immenses, à un cercle en général, à l’être indéterminé, n’est rien de créé ; car toute réalité créée ne peut être ni infinie ni même générale, tel qu’est ce que nous apercevons alors. Mais tout cela se verra plus clairement dans la suite.


CHAPITRE V.


Que l’esprit ne voit ni l’essence ni l’existence des objets en considérant ses propres perfections. Qu’il n’y a que Dieu qui les voie en cette manière.


La quatrième opinion est que l’esprit n’a besoin que de soi-même pour apercevoir les objets ; et qu’il peut, en se considérant et ses propres perfections, découvrir toutes les choses qui sont au dehors.

Il est certain que l’àme voit dans elle-même et sans idées toutes les sensations et toutes les passions dont elle est capable, le plaisir, la douleur, le froid, la chaleur, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, son amour, sa haine, sa joie, sa tristesse et les autres ; parce que toutes les sensations et toutes les passions de l’âme ne représentent rien qui soit hors d’elle, qui leur ressemble, et que ce ne sont que des modifications dont un esprit est capable[110]. Mais la difficulté est de savoir si les idées qui représentent quelque chose qui est hors de l’âme et qui leur ressemble en quelque façon, comme les idées du soleil, d’une maison, d’un cheval, d’une rivière, etc., ne sont que des modificátions de l’âme ; de sorte que l’esprit nfait besoin que de lui-même pour se représenter toutes les choses qui sont hors de lui.

ll y a des personnes qui ne font point de difficulté d’assurer que l’àme étant faite pour penser, elle a dans elle-même, je veux dire en considérant ses propres perfections, tout ce qu’il lui faut pour apercevoir les objets ; parce qu’en effet, étant plus noble que toutes les choses qu’elle conçoit distinctement, on peut dire qu’elle les contient en quelque sorte éminemment, comme parle l’École, c'est-à-dire d’une manière plus noble et plus relevée qu’elles ne sont en elles-mêmes. Ils prétendent que les choses supérieures comprennent en cette sorte les perfections des inférieures. Ainsi, étant les plus nobles des créatures qu’ils connaissent, ils se flattent d’avoir dans eux-mêmes d’une manière spirituelle tout ce qui est dans le monde visible, et de pouvoir en se modifiant diversement apercevoir tout ce que l’esprit humain est capable de connaître. En un mot, ils veulent que l’aime soit comme un monde intelligible qui comprend en soi tout ce que comprend le monde matériel et sensible, et même infiniment davantage.

Mais il me semble que c’est être bien hardi que de vouloir soutenir cette pensée. C’est, si je ne me trompe, la vanité naturelle, l’amour de l’indépendance et le désir de ressembler à celui qui comprend en soi tous les êtres, qui nous brouille l’esprit et qui nous porte à nous imaginer que nous possédons ce que nous n’avons point. Ne dites pas que vous soyez á vous-même votre lumière, dit saint Augustin[111], car il n’y a que Dieu qui soit à lui-même sa lumière et qui puisse en se considérant voir tout ce qu’il a produit et qu’il peut produire[112].

Il est indubitable qu’il n’y avait que Dieu seul avant que le monde fût créé, et qu’il n’a pu le produire sans connaissance et sans idée ; que par conséquent ces idées que Dieu en a eues ne sont point différentes de lui-même ; et qu’ainsi toutes les créatures. même les plus matérielles et les plus terrestres, sont en Dieu, quoique d’une manière toute spirituelle et que nous ne pouvons comprendre. Dieu voit donc au dedans de lui-même tous les êtres, en considérant ses propres perfections qui les lui représentent. Il connaît encore parfaitement leur existence, parce que, dépendant tous de sa volonté pour exister, et ne pouvant ignorer ses propres volontés, il s’ensuit qu’il ne peut ignorer leur existence ; et par conséquent Dieu voit en lui-même non-seulement l’essence des choses. mais aussi leur existence.

Mais il n’en est pas de même des esprits créés : ils ne peuvent voir dans eux-mêmes ni l’essence des choses ni leur existence. Ils n’en peuvent voir l’essence dans eux-mêmes, puisqu’étant très-limités ils ne contiennent pas tous les êtres, comme Dieu, que l’on peut appeler l’être universel, ou simplement ce qui est[112], comme il se nomme lui-même. Puis donc que l’esprit humain peut connaître tous les êtres, et des êtres infinis, et qu’il ne les contient pas, c’est une preuve certaine qu’il ne voit pas leur essence dans lui-même ; car l’esprit ne voit pas seulement tantôt une chose et tantôt une autre successivement, il aperçoit même actuellement l’infini quoiqu’il ne le comprenne pas, comme nous avons dit dans le chapitre précédent. De sorte que, n’étant point actuellement infini ni capable de modifications infinies dans le même temps, il est absolument impossible qu’il voie dans lui-même ce qui n’y est pas. Il ne voit donc pas l’essence des choses en considérant ses propres perfections ou en se modifiant diversement.

Il ne voit pas aussi leur existence dans lui-même, parce qu’elles ne dépendent point de sa volonté pour exister, et que les idées de ces choses peuvent être présentes à l’esprit quoiqu’elles n’existent pas ; car tout le monde peut avoir l’idée d’une montagne d’or sans qu’il y ait une montagne d’or dans la nature ; et quoique l’on s’appuie sur les rapports de ses sens pour juger de l’existence des objets, néanmoins la raison ne nous assure point que nous devions toujours en croire nos sens, puisque nous découvrons clairement qu’ils nous trompent. Quand un homme, par exemple, a le sang fort échauffé, ou simplement quand il dort, il voit quelquefois devant ses yeux des campagnes, des combats et choses semblables qui toutefois ne sont point présents et qui ne furent peut-être jamais. Il est donc indubitable que ce n’est pas en soi-même ni par soi-même que l’esprit voit l’existence des choses, mais qu’il dépend en cela de quelque autre chose.


CHAPITRE VI.
Que nous voyons toutes choses en Dieu.


Nous avons examiné dans les chapitres précédents quatre différentes manières dont l’esprit peut voir les objets de dehors, lesquelles ne nous paraissent pas vraisemblables. Il ne reste plus que la cinquième qui parait seule conforme à la raison, et la plus propre pour faire connaître la dépendance que les esprits ont de Dieu dans toutes leurs pensées.

Pour la bien comprendre, il faut se souvenir de ce qu’on vient de dire dans le chapitre précédent, qu’il est absolument nécessaire que Dieu ait en lui-même les idées de tous les êtres qu’il a créés, puisqu’autrement il n’aurait pas pu les produire, et qu’ainsi il voit tous ces êtres en considérant les perfections qu’il renferme auxquelles ils ont rapport. Il faut de plus savoir que Dieu est très-étroitement uni à nos âmes par sa présence, de sorte qu’on peut dire qu’il est le lieu des esprits, de même que les espaces sont en un sens le lieu des corps. Ces deux choses étant supposées, il est certain que l’esprit peut voir ce qu’il y a dans Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela est très-spirituel, très-intelligible et très-présent à l’esprit. Ainsi, l’esprit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu’il y a dans lui qui les représente. Or, voici les raisons qui semblent prouver qu’il le veut plutôt que de créer un nombre infini d’idées dans chaque esprít.

Non-seulement il est très-conforme à la raison, mais encore il parait par l’économie de toute la nature, que Dieu ne fait jamais par des voies très-difficiles ce qui se peut faire par des voies très-simples et très-faciles ; car Dieu ne fait rien inutilement et sans raison. Ce qui marque sa sagesse et sa puissance n’est pas de faire de petites choses par de grands moyens ; cela est contre la raison et marque une intelligence bornée. Mais au contraire, c’est de faire de grandes choses par des moyens très-simples et très-faciles. C’est ainsi qu’avec l’étendue toute seule il produit tout ce que nous voyons d’admirable dans la nature et même ce qui-donne la vie et le mouvement aux animaux ; car ceux qui veulent absolument des formes substantielles, des facultés et des âmes dans les animaux, différentes de leur sang et des organes de leurs corps pour faire toutes leurs fonctions, veulent en même temps que Dieu manque d’intelligence ou qu’il ne puisse pas faire ces choses admirables avec l’étendue toute seule. Ils mesurent la puissance de Dieu et sa souveraine sagesse par la petitesse de leur esprit. Puis donc que Dieu peut faire voir aux esprits toutes choses en voulant simplement qu’ils voient ce qui est au milieu d’eux-mêmes, c’est-à-dire ce qu’il y a dans lui-même qui a rapport à ces choses et qui les représente, il n’y a pas d’apparence qu’il le fasse autrement, et qu’il produise pour cela autant d’infinités de nombres infinis d’idées qu’il y a d’esprits créés.

Mais il faut bien remarquer qu’on ne peut pas conclure que les esprits voient l’essence de Dieu de ce qu’ils voient toutes choses en Dieu de cette manière. L’essence de Dieu, c’est son être absolu. et les esprits ne voient point la substance divine prise absolument, mais seulement en tant que relative aux créatures ou participable par elles. Ce qu’ils voient en Dieu est très-imparfait, et Dieu est très-parfait. Ils voient de la matière divisible, figurée, etc., et en Dieu il n’y a rien qui soit divisible ou figuré ; car Dieu est tout être, parce qu’il est infini et qu’il comprend tout ; mais il n’est aucun être en particulier. Cependant ce que nous voyons n’est qu’un ou plusieurs êtres en particulier ; et nous ne comprenons point cette simplicité parfaite de Dieu qui renferme tous les êtres. Outre qu’on peut dire qu’on ne voit pas tant les idées des choses que les choses mêmes que les idées représentent ; car lorsqu’on voit un carré, par exemple, on ne dit pas que l’on voit l’idée de ce carré qui est unie à l’esprit, mais seulement le carré qui est au dehors.

La seconde raison qui peut faire penser que nous voyons tous les êtres à cause que Dieu veut que ce qui est en lui qui les représente nous soit découvert, et non point parce que nous avons autant d’idées créées avec nous que nous pouvons voir de choses, c’est que cela met les esprits créés dans une entière dépendance de Dieu, et la plus grande qui puisse être ; car cela étant ainsi, non-seulement nous ne saurions rien voir que Dieu ne veuille bien que nous le voyions, mais nous ne saurions rien voir que Dieu même ne nous le fasse voir. Non sumus sufficíentes cogítare alíquid a nobis tanquam ex nobis, sed sufficientía nostra ex Deo est[113]. C’est Dieu même qui éclaire les philosophes dans les connaissances que les hommes ingrats appellent naturelles, quoiqu’elles ne leur viennent que du ciel : Deus enim illis manífestavit[114]. C’est lui qui est proprement la lumière de l’esprit et le père des lumières. Pater luminum[115] : c’est lui qui enseigne la science aux hommes : Qui docet hominem scientiam[116] En un mot, c’est la véritable lumière qui éclaire tous ceux qui viennent en ce monde : Lux vera quæ illumínat omnem homínem venientem in hunc mundum[117]

Car enfin il est assez difficile de comprendre distinctement la dépendance que nos esprits ont de Dieu dans toutes leurs actions particulières, supposé qu’ils aient tout ce que nous connaissons distinctement leur être nécessaire pour agir, ou toutes les idées des choses présentes leur esprit. Et ce mot général et confus de concours, par lequel on prétend expliquer la dépendance que les créatures ont de Dieu, ne réveille dans un esprit attentif aucune idée distincte ; et cependant il est bon que les hommes sachent très-distinctement comment ils ne peuvent rien sans Dieu.

Mais la plus forte de toutes les raisons, c’est la manière dont l’esprit aperçoit toutes choses. Il est constant, et tout le monde le sait par expérience, que lorsque nous voulons penser à quelque chose en particulier, nous jetons d’abord la vue sur tous les êtres, et nous nous appliquons ensuite à la considération de l’objet auquel nous souhaitons de penser. Or il est indubitable que nous ne saurions désirer de voir un objet particulier, que nous ne le voyions déjà, quoique confusément et en général : de sorte que, pouvant désirer de voir tous les êtres, tantôt l’un tantôt l’autre, il est certain que tous les êtres sont présents à notre esprit, et il semble que tous les êtres ne puissent être présents à notre esprit que parce que Dieu lui est présent, c’est-à-dire celui qui renferme toutes choses dans la simplicité de son étre.

Il semble même que l’esprit ne serait pas capable de se représenter des idées universelles de genre, d’espèce, etc., s’il ne voyait tous les êtres renfermés en un. Car toute créature étant un être particulier, on ne peut pas dire qu’on voie quelque chose de créé lorsqu’on voit, par exemple, un triangle en général. Enfin je ne crois pas, qu’on puisse bien rendre raison de la manière dont l’esprit connait plusieurs vérités abstraites et générales, que par la présence de celui qui peut éclairer l’esprit en une infinité de façons différentes.

Enfin la preuve de l’existence de Dieu la plus belle[118], la plus relevée ; la plus solide et la première, ou celle qui suppose le moins de choses, c’est l’idée que nous avons de l’infini. Car il est constant que l’esprit aperçoit l’infini, quoiqu’il ne le comprenne pas ; et qu’il a une idée très-distincte de Dieu, qu’il ne peut avoir que par l’union qu’il a avec lui ; puisqu’on ne peut pas concevoir que l’idée d’un être infiniment parfait, qui est celle que nous avons de Dieu, soit quelque chose de créé.

Mais non-seulement l’esprit a l’idée de l’infini, il l’a même avant celle du fini. Car nous concevons l’être infini, de cela seul que nous concevons l’être, sans penser s’il est fini ou infini. Mais afin que nous concevions un être fini, il faut nécessairement retrancher quelque chose de cette notion générale de l’être, laquelle par conséquent doit précéder. Ainsi l’esprit n’aperçoit aucune chose que dans l’idée qu’il a de l’infini : et tant s’en faut que cette idée soit formée de l’assemblage confus de toutes les idées des êtres particuliers comme le pensent les philosophes, qu’au contraire toutes ces idées particulières ne sont que des participations de l’idée générale de l’infini, de même que Dieu ne tient pas son être des créatures, mais toutes les créatures ne sont que des participations imparfaites de l’être divin.

Voici une preuve qui sera peut-être une démonstration pour ceux qui sont accoutumés aux raisonnements abstraits. Il est certain que les idées sont efficaces, pn|qu’elles agissent dans l’esprit, et qu’elles l’éclairent, puisqu’elles le rendent heureux ou malheureux par les perceptions agréables ou désagréables dont elles l’affectent. Or rien ne peut agir immédiatement dans l’esprit s’il ne lui est supérieur, rien ne le peut que Dieu seul ; car il n’y a que l’auteur de notre être qui en puisse changer les modifications. Donc il est nécessaire que toutes nos idées se trouvent dans la substance efficace de la divinité, qui seule n’est intelligible ou capable de nous éclairer que parce qu’elle seule peut affecter les intelligences. Insinuavit nobis Chrístus, dit saint Augustin[119], animam humanam et mentem ratíonalem non vegetarí, non beatíficari, non illuminari, nisi ab ipsa substantia dei.

Enfin il n’est pas possible que Dieu ait d’autre fin principale de ses actions que lui-même ; c’est une notion commune à tout homme capable de quelque réflexion, et l’Écriture sainte ne nous permet pas de douter que Dieu n’ait fait toute chose pour lui. Il est donc nécessaire que non-seulement notre amour naturel, je veux dire le mouvement qu’il produit dans notre esprit, tende vers lui, mais encore que la connaissance et que la lumière qu’il lui donne nous fasse connaître quelque chose qui soit en lui ; car tout ce qui vient de Dieu ne peut être que pour Dieu. Si Dieu faisait un esprit et lui donnait pour idée, ou pour l’objet immédiat de sa connaissance le soleil, Dieu ferait, ce semble, cet esprit, et l’idée de cet esprit pour le soleil et non pas pour lui.

Dieu ne peut donc faire un esprit pour connaître ses ouvrages, si ce n’est que cet esprit voie en quelque façon Dieu en voyant ses ouvrages. De sorte que l’on peut dire que si nous ne voyions Dieu en quelque manière, nous ne verríons aucune chose[120] ; de même que si nous n’aimions Dieu, je veux dire si Dieu n’imprimait sans cesse en nous l’amour du bien en général. nous n’aimerions aucune chose. Car cet amour étant notre volonté, nous ne pouvons rien aimer ni rien vouloir sans lui, puisque nous ne pouvons aimer des biens particuliers qu’en déterminant vers ces biens le mouvement d’amour que Dieu nous donne pour lui. Ainsi comme nous n’aimons aucune chose que par l’amour nécessaire que nous avons pour Dieu, nous ne voyons aucune chose que par la connaissance naturelle que nous avons de Dieu ; et toutes les idées particulières que nous avons des créatures ne sont que des l’imitation de l’idée du créateur, comme tous les mouvements de la volonté pour les créatures ne sont que des déterminations du mouvement pour le créateur.

Je ne crois pasqu’il y ait deux théologiens qui ne tombent d’accord que les impies aiment Dieu de cet amour naturel dont je parle ; et saint Augustin et quelques autres Pères assurent comme une chose indubitable que les impies voient dans Dieu les règles des mœurs et les vérités éternelles. De sorte que l’opinion que j’explique ne doit faire peine à personne[121]. Voici comme parle saint Augustin[122] : Ab illa incommutabilis luce veritalis, etiam impius, dum ab ea avertitur, quodammodo tangitur : hinc est quod etiam impii cogitans æternitatem, et multa recte reprehendunt recteque laudant in hominum moribus. Quibus ea tandem regulis judicant, nisi in quibus vident, quenmadmodum quisque vivere debeat, etiam si nec ipsi eodem modo vivunt ? Ubi autem eas vident ? Neque enim in sua natura. Nam cum procul dubio mente ista videantur, eorumque mentes constet esse mutabiles, has vero regulas immutabiles videat quisquis in eis et hoc videre potuerit…… ubinam ergo sunt istæ regulæ scriptæ, nisi in libro lucis illius quæ veritas dicitur, unde lex omnis justa describitur….. in qua videt quid operandum sit etiam qui operatur injustitiaum ; et ipse est qui ab illa luce avertitur, a qua tamen tangitur ?

ll y a dans saint Augustin une infinité de passages semblable sa celui-ci, par lesquels il prouve que nous voyons Dieu des cette vie par la connaissance que nous avons des vérités éternelles. La vérité est incréée, immuable, immense, éternelle, au-dessus de toutes choses. Elle est vraie par elle-même ; elle ne tient sa perfection d’aucune chose ; elle rend les créatures plus parfaites, et tous les esprits cherchent naturellement à la connaître. Il n’y a rien qui puisse avoir toutes ces perfections que Dieu. Donc la vérité est Dieu. Nous voyons de ces vérités immuables et éternelles. Donc nous voyons Dieu. Ce sont la les raisons de saint Augustin, les nôtres en sont peu différentes, et nous ne voulons point nous servir injustement de l’autorité d’un si grand homme pour appuyer notre sentiment.

Nous pensons donc que les vérités, même celles qui sont éternelles, comme que deux fois deux font quatre, ne sont pas seulement des êtres absolus ; tant s’en faut que nous croyions qu’elles soient Dieu même. Car il est visible que cette vérité ne consiste que dans un rapport d’égalité qui est entre deux fois deux et quatre. Ainsi nous ne disons pas que nous voyons Dieu en voyant les vérités, comme le dit saint Augustin, mais en voyant les idées de ces vérités ; car les idées sont réelles ; mais l’égalité entre les idées, qui est la vérité, n’est rien de réel. Quand, par exemple, on dit que le drap que l’on mesure à trois aunes, le drap et les aunes sont réels. Mais l’égalité entre trois aunes et le drap n’est point un être réel, ce n’est qu’un rapport qui se trouve entre les trois aunes et le drap. Lorsqu’on dit que deux fois deux font quatre, les idées des nombres sont réelles, mais l’égalité qui est entre eux n’est qu’un rapport. Ainsi selon notre sentiment, nous voyons Dieu lorsque nous voyons des vérités éternelles : non que ces vérités soient Dieu, mais parce que les idées dont ces vérités dépendent sont en Dieu ; peut-être même que saint Augustin l’a entendu ainsi. Nous croyons aussi que l’on connaît en Dieu les choses changeables et corruptibles, quoique saint Augustin ne parle que des choses immuables et incorruptibles, parce qu’il n’est pas nécessaire pour cela de mettre quelque imperfection en Dieu ; puisqu’il suffit, comme nous avons déjà dit, que Dieu nous fasse voir ce qu’il y a dans lui qui a rapport à ces choses.

Mais quoique je dise que nous voyons en Dieu les choses matérielles et sensibles, il faut bien prendre garde que je ne dis pas que nous en ayons en Dieu les sentiments, mais seulement que c’est de Dieu qui agit en nous ; car Dieu connait bien les choses sensibles, mais il ne les sent pas. Lorsque nous apercevons quelque chose de sensible, il se trouve dans notre perception, sentiment et idée pure. Le sentiment est une modification de notre âme, et c’est Dieu qui la cause en nous ; et il la peut causer quoiqu’il ne l’ait pas, parce qu’il voit, dans l’idée qu’il a de notre âme, qu’elle en est capable. Pour l’idée qui se trouve jointe avec le sentiment, elle est en Dieu. et nous la voyons, parce qu’il lui plaît de nous la découvrir, et Dieu joint la sensation à l’idée lorsque les objets sont présents, afin que nous le croyions ainsi et que nous entrions dans les sentiments et dans les passions que nous devons avoir par rapport à eux.

Nous croyons enfin que tous les esprits voient les lois éternelles aussi bien que les autres choses en Dieu, mais avec quelque différence. Ils connaissent l’ordre et les vérités éternelles, et même les êtres que Dieu a faits selon ses vérités ou selon l’ordre, par l’union que ces esprits ont nécessairement avec le Verbe, ou la sagesse de Dieu qui les éclaire, comme on vient de l’expliquer. Mais c’est par l’impression qu’ils reçoivent sans cesse de la volonté de Dieu, lequel les porte vers lui, et tâche, pour ainsi dire, de rendre leur volonté entièrement semblable à la sienne, qu’ils connaissent que l’ordre immuable est leur loi indispensable ; ordre qui comprend ainsi toutes les lois éternelles, comme qu’il faut aimer le bien et fuir le mal ; qu’il faut aimer la justice plus que toutes les richesses ; qu’il vaut mieux obéir à Dieu que de commander aux hommes, et une infinité d’autres lois naturelles. Car la connaissance de toutes ces lois ou de l’obligation qu’ils ont de se conformer à l’ordre immuable n’est pas différente de la connaissance de cette impression, qu’ils sentent toujours en eux-mêmes, quoiqu’ils ne la suivent pas toujours par le choix libre de leur volonté ; et qu’ils savent être commune à tous les esprits, quoiqu’elle ne soit pas également forte dans tous les esprits.

C’est par cette dépendance, par ce rapport, par cette union de notre esprit au Verbe de Dieu, et de notre volonté à son amour, que nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu ; et quoique cette image soit beaucoup effacée par le péché, cependant il est nécessaire qu’elle subsiste autant que nous. Mais, si nous portons l’image du Verbe humilié sur la terre, et si nous suivons les mouvements du Saint Esprit, cette image primitive de notre première création, cette union de notre esprit au Verbe du Père et à l’amour du Père et du Fils sera rétablie et rendue ineffaçable. Nous serons semblables à Dieu, si nous sommes semblables à l’homme-Dieu. Eniin Dieu sera tout en nous et nous tout en Dieu d’une manière bien plus parfaite que celle par laquelle il est nécessaire afin que nous subsistions, que nous soyons en lui et qu’il soit en nous[123]

Voilà quelques raisons qui peuvent faire croire que les esprits aperçoivent toutes choses par la présence intime de celui qui comprend tout dans la simplicité de son être. Chacun en jugera selon la conviction intérieure qu’il en recevra après y avoir sérieusement pensé. Mais on croit qu’il n’y a aucune vraisemblance dans toutes les autres manières d’expliquer ces choses, et que cette dernière paraîtra plus que vraisemblable ; ainsi nos âmes dépendent de Dieu en toutes façons. Car de même que c’est lui qui leur fait sentir la douleur, le plaisir et toutes les autres sensations, par l’union naturelle qu’il a mise entre elles et notre corps, qui n’est autre que son décret et sa volonté générale ; ainsi c’est lui qui, par l’union naturelle qu’il a mise aussi entre la volonté de l’homme et la représentation des idées que renferme l’immensité de l’être divin, leur fait connaître tout ce qu’elles connaissent, et cette union naturelle n’est aussi que sa volonté générale. De sorte qu’il n’y a que lui qui nous puisse éclairer en nous représentant toutes choses ; de même qu’il n’y a que lui qui nous puisse rendre heureux en nous faisant goûter toutes sortes de plaisirs.

Demeurons donc dans ce sentiment, que Dieu est le monde intelligible ou le lieu des esprits, de même que le monde matériel est le lieu des corps ; que c’est de sa puissance qu’ils reçoivent toutes leurs modifications ; que c’est dans sa sagesse qu’ils trouvent toutes leurs idées, et que c’est par son amour qu’ils sont agités de tous leurs mouvements réglés ; et parce que sa puissance et son amour ne sont que lui, croyons avec saint Paul qu’il n’est pas loin de chacun de nous, et que c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être. Non longe est ab uniquoque nostrum ; in ipso enim vívímus, movemur et sumus[124].’


CHAPITRE VII.


I. Quatre différentes manières de voir les choses. — II. Comment on connait Dieu. — III. Comment on connaît les corps. — IV. Comment on connaît son âme. — V. Comment ou connaît les âmes des autres hommes et les purs esprits.


I. Afin d’abréger et d’éclaircir le sentiment que je viens d’établir touchant la manière dont l’esprit aperçoit tous les différents objets de ses connaissances, il est nécessaire que je distingue en lui quatre manières de connaître.

La première est de connaître les choses par elles-mêmes ;

La seconde, de les connaître par leurs idées, c’est-à-dire, comme je l’entends ici, par quelque chose qui soit différent d’elles ;

La troisième, de les connaître par conscience, ou par sentiment intérieur ;

La quatrième, de les connaître par conjecture.

On connaît les choses par elles-mêmes et sans idées, lorsqu’elles sont intelligibles par elles-mêmes, c’est-à-dire lorsqu’elles peuvent agir sur l’esprit, et par là se découvrir à lui. Car l’entendement est une faculté de l’âme purement passive, et l’activité ne se trouve que dans la volonté. Ses désirs mêmes ne sont point les causes véritables des idées, elles ne sont que les causes occasionnelles ou naturelles de leur présence, en conséquence des lois générales de l’union de notre âme avec la raison universelle, ainsi que je l’expliquerai ailleurs. On connaît les choses par leurs idées lorsqu’elles ne sont point intelligibles par elles-mêmes, soit parce qu’elles sont corporelles, soit parce qu’elles ne peuvent affecter l’esprit ou se découvrir à lui. On connait par conscience toutes les choses qui ne sont point distinguées de soi. Enfin on connaît par conjecture les choses qui sont différentes de soi, et de celles que l’on connaît en elles-mêmes et par des idées, comme lorsqu’on pense que certaines choses sont semblables à quelques autres que l’ou connaît.

II. Il n’y a que Dieu que l’on connaisse par lui-même ; car encore qu’il y ait d’autres êtres spirituels que lui et qui semblent être intelligibles par leur nature, il n’y a que lui seul qui puisse agir dans l’esprit et se découvrir à lui. Il n’y a que Dieu que nous voyions d’une vue immédiate et directe ; il n’y a que lui qui puisse éclairer l’esprit par sa propre substance. Enfin, dans cette vie, ce n’est que par l’union que nous avons avec lui que nous sommes capables de connaître ce que nous connaissons, ainsi que nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent ; car c’est notre seul maître qui préside à notre esprit, selon saint Augustin, sans l’entremise d’aucune créature[125].

On ne peut concevoir que quelque chose de créé puisse représenter l’infini, que l’être sans restriction, l’être immense, l’être universel puisse être aperçu par une idée, c'est-à-dire par un être particulier, par un être différent de l’être universel et infini ; mais, pour les êtres particuliers, il n’est pas difficile de concevoir qu’ils puissent être représentés par l’être infini qui les renferme dans sa substance très-efficace et par conséquent très-intelligible. Ainsi il est nécessaire de dire que l’on connaît Dieu par lui-même, quoique la connaissance que l’on en a en cette vie soit très-imparfaite ; et que l’on connaît les choses corporelles par leurs idées, c’est-à-dire en Dieu, puisqu’il n’y a que Dieu qui renferme le monde intelligible, où se trouvent les idées de toutes choses.

Mais encore que l’on puisse voir toutes choses en Dieu, il ne s’ensuit pas qu’on les y voie toutes : on ne voit en Dieu que les choses dont on a des idées, et il y a des choses que l’on voit sans idées.

III. Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits : propriétés de corps, propriétés d’esprits. On ne peut douter que l’on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées, parce que n’étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l’être qui les renferme d’une manière intelligible. Ainsi c’est en Dieu et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs propriétés, et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est très-parfaite : je veux dire que l’idée que nous avons de l’étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l’étendue est capable, et que nous ne pouvons désirer d’avoir une idée plus distincte et plus féconde de l’étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne.

Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées en peut voir successivement toutes les propriétés ; car, lorsqu’on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d’une manière très-parfaite, et elle serait infiniment parfaite si l’esprit qui les y voit était infini. Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l’étendue, des figures et des mouvements n’est point un défaut de l’idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère.

IV. Il n’en est pas de même de l’âme : nous ne la connaissons point par son idée ; nous ne la voyons point en Dieu ; nous ne la connaissons que par conscience, et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite ; nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n’avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée[126]. Mais si nous voyions en Dieu l’idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable ; comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, parce que nous connaissons l’étendue par son idée.

Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes que notre âme est quelque chose de grand, mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu’elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n’en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce que l’on en connaît par l’idée qui la représente. Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement llàme de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur, puisque la conscience que nous avons de nousmèmés ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être.

On peut conclure de ce que nous venons de dire qu’encore que nous connaissions plus distinctement l’existence le notre âme que l’existence de notre corps et de ceux qui nous environnent, cependant nous n’avons pas une connaissance si parfaite de la nature de l’âme que de la nature des corps, et cela peut servir à accorder les différents sentiments de ceux qui disent qu’il n’y a rien qu’on connaisse mieux que l’âme, et de ceux qui assurent qu’il n’y a rien qu'ils connaissent moins.

Cela peut aussi servir à prouver que les idées qui nous représentent quelque chose hors de nous ne sont point des modifications de notre âme ; car si l’âme voyait toutes choses en considérant ses propres modifications, elle devrait connaître plus clairement son essence ou sa nature que celle des corps, et toutes les sensations ou modifications dont elle est capable que les figures ou modifications dont les corps sont capables. Cependant elle ne connait point qu’elle soit capable d’une telle sensation par la vue qu’elle a d’elle même, mais seulement par expérience ; au lieu qu’elle connaît que l’étendue est capable d’un nombre infini de figures par l’idée qu’elle a de l’étendue, Il y a même de certaines sensations, comme les couleurs et les sons, que la plupart des hommes ne peuvent reconnaître si elles sont ou ne sont pas des modifications de l’âme, et il n’y a point de figures que tous les hommes, par l’idée qu’ils ont de l’étendue, ne reconnaissent être des modifications des corps.

Ce que je viens de dire fait aussi voir la raison pour laquelle on ne peut pas donner de définition qui fasse connaître les modifications de l’âme ; car puisqu’on ne connaît ni l’âme ni ses modifications par des idées, mais seulement par des sentiments, et que tels sentiments de plaisir, par exemple, de douleur, de chaleur. etc., ne sont point attachés aux mots, il est clair que si quelqu’un n’avait jamais vu de couleur ni senti de chaleur, on ne pourrait lui faire connaître ces sensations par toutes les définitions qu’on lui en donnerait. Or les hommes n’ayant leurs sentiments qu’à cause du corps, et leur corps n’étant pas disposé en tous de la même manière, il arrive souvent que les mots sont équivoques, que ceux dont on se sert pour exprimer les modifications de son âme signifient tout le contraire de ce qu’on prétend, et que souvent on fait penser à l’amertume, par exemple, lorsqu’on croit faire penser in la douceur.

Encore que nous n’ayons pas une entière connaissance de notre âme, celle que nous en avons par conscience ou sentiment intérieur suffit pour en démontrer l’immortalité, la spiritualité, la liberté et quelques autres attributs qu’il est nécessaire que nous sachions, et c’est pour cela que Dieu ne nous la fait point connaître par son idée comme il nous fait connaître les corps. La connaissance que nous avons de notre âme par conscience est imparfaite. il est vrai, mais elle n’est point fausse ; la connaissance, au contraire, que nous avons des corps par sentiment ou par conscience, si on peut appeler conscience le sentiment de ce qui se passe dans notre corps. n’est pas seulement imparfaite, mais elle est fausse. Il nous fallait donc une idée des corps pour corriger les sentiments que nous en avons ; mais nous n’avons point besoin de l’idée de notre âme. puisque la conscience que nous en avons ne nous engage point dans l’erreur, et que pour ne nous point tromper dans sa connaissance il suffit de ne la point confondre avec le corps, ce que nous pouvons faite par la raison. Enfin si nous avions une idée de l’àme aussi claire que celle que nous avons du corps, cette idée nous l’eût trop fait considérer comme séparée de lui. Ainsi elle eùt diminué l’union de notre âme avec notre corps, en nous empêchant dela regarder comme répandue dans tous nos membres, ce que je n’explique pas davantage.

V. De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes et que les pures intelligences, et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes ni par leurs idées ; et, comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent ; et même, lorsque ces sentiments n’ont point de rapport au corps, nous sommes assurés que nous ne nous trompons point, parce que nous voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit également dans tous les esprits.

Je sais que deux fois deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi ; j’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes, les anges et les démons mêmes ont ces inclinations. Je sais même que Dieu ne fera jamais d’esprits qui ne désirent d’être heureux ou qui puissent désirer d’être malheureux ; mais je le sais avec évidence et certitude, parce que c’est Dieu qui me l’apprend ; car quel autre que Dieu pourrait me faire connaître les desseins et les volontés de Dieu ? Mais lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur, je vois une telle grandeur, une telle couleur ; je goûte une telle ou telle saveur à l’approche de certains corps ; je me trompe si je juge des autres par moi-même ; je suis sujet à certaines passions ; j’ai de l’amitié ou de l’aversion pour telle ou telle chose, et je juge que les autres me ressemblent ; ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à Terreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes.

S’il y a quelques êtres différents de Dieu, de nous-mêmes, des corps et des purs esprits, cela nous est inconnu. Nous avons de la peine à nous persuader qu’il y en ait : et après avoir examiné les raisons de certains philosophes qui prétendent le contraire, nous les avons trouvées fausses ; ce qui nous a confirme dans le sentiment que nous avions, qu’étant tous hommes de même nature, nous avions tous les mêmes idées, parce que nous avons tous besoin de connaître les mêmes.


CHAPITRE VIII.


I. La présence intime de l’idée vague de l’être en général est la cause de toutes les abstractions déréglées de l’esprit et de la plupart des chimères de la philosophie ordinaire, qui empêchent beaucoup de philosophes de reconnaître la solidité des vrais principes de physique. — II. Exemple touchant l’essence de la matière.


I. Cette présence claire, intime, nécessaire de Dieu, je veux dire de l’être sans restriction particulière, de l’être infini, de l’être en général, à l’esprit de l’homme, agit sur lui plus fortement que la présence de tous les objets finis. Il est impossible qu’il se défasse entièrement de cette idée générale de l’être, parce qu’il ne peut subsister hors de Dieu. Peut-être pourrait-on dire qu’il s’en peut éloigner, à cause qu’il peut penser à des êtres particuliers ; mais on se tromperait ; car quand l’esprit considère quelque être en particulier, ce n’est pas tant qu’il s’éloigne de Dieu que c’est plutôt qu’il s’approche, s’il est permis de parler ainsi, de quel qu’une de ses perfections représentatives de cet être en s’éloignant de toutes les autres. Toutefois, il s’en éloigne de telle manière qu’il ne les perd point entièrement de vue, et qu’il est presque toujours en état de les aller chercher et de s’en approcher. Elles sont toujours présentes à l’esprit, mais l’esprit ne les aperçoit que dans une confusion inexplicable, à cause de sa petitesse et de la grandeur de l’idée de l’être. On peut bien être quelque temps sans penser à soi-même ; mais ou ne saurait, ce me semble, subsister un moment sans penser à l’être ; et dans le même temps qu’on croit ne penser à rien, ou est nécessairement plein de l’idée vague et générale de l’être ; mais parce que les choses qui nous sont tort ordinaires et qui ne nous touchent point, ne réveillent point l’esprit avec quelque force et ne l’obligent point à faire quelque réflexion sur elles, cette idée de l’être, quelque grande, vaste, réelle et positive qu’elle soit, nous est si familière et nous touche si peu que nous croyons quasi ne la point voir, que nous n’y faisons point de réflexion, que nous jugeons ensuite qu’elle a peu de réalité, et qu’elle n’est formée que de l’assemblage confus de toutes les idées particulières ; quoiqu’au contraire ce soit dans elle seule et par elle seule que nous apprenons tous les êtres en particulier.

Quoique cette idée, que nous recevons, par l’union immédiate que nous avons avec le Verbe de Dieu, la souveraine raison, ne nous trompe jamais par elle-même, comme celles que nous recevons à cause de l’union que nous avons avec notre corps, lesquelles nous représentent les choses autrement qu’elles sont ; cependant je ne crains point de dire que nous faisons un si mauvais usage des meilleures choses, que la présence ineffaçable de cette idée est une des principales causes de toutes les abstractions déréglées de l’esprit, et par conséquent de toute cette philosophie abstraite et chimérique qui explique tous les effets naturels par des termes généraux d’acte, de puissance, de cause, d’effet, de formes substantielles, de facultés, de qualités occultes, etc. Car il est constant que tous ces termes et plusieurs autres ne réveillent point d’autres idées dans l’esprit que des idées vagues et générales, c’est-à-dire de ces idées qui se présentent à l’esprit d’elles-mêmes, sans peine et sans application de notre part.

Qu’on lise avec toute l’attention possible toutes les définitions et toutes les explications que l’on donne des formes substantielles, que l’on cherche avec soin en quoi consiste l’essence de toutes ces entités que les philosophes imaginent comme il leur plaît, et en si grand nombre, qu’ils sont obligés d’en faire plusieurs divisions et subdivisions, et je m’assure qu’on ne réveillera jamais dans son esprit d’autre idée de toutes ces choses que celle de l’être et de la cause en général.

Car voici ce qui arrive ordinairement aux philosophes. Ils voient quelque effet nouveau ; ils imaginent aussitôt une entité nouvelle pour le produire. Le feu échauffe ; il y a donc dans le feu quelque entité qui produit cet effet, laquelle est différente de la matière dont le feu est composé. Et parce que le feu est capable de plusieurs effets différents, comme de séparer les corps, de les réduire en cendre et en verre, de les sécher, les durcir, les amollir, les dilater, les purifier, les éclairer, etc., ils donnent libéralement au feu autant de facultés ou de qualités réelles qu’il est capable de produire d’effets différents.

Mais si l’on fait réflexion à toutes les définitions qu’ils donnent de ces facultés, on reconnaîtra que ce ne sont que des définitions de logique et qu’elles ne réveillent point d’autres idées que celle de l’être et de la cause en général que l’esprit rapporte à l’effet qui se produit ; de sorte qu’on n’en est pas plus savant quand on les a fort étudiées. Car tout ce qu’on retire de cette sorte d’étude, c’est qu’on s’imagine savoir mieux que les autres ce que toutefois on sait beaucoup moins ; non-seulement parce qu’on admet plusieurs entités qui ne furent jamais, mais encore parce qu’étant préoccupé, on se rend incapable de concevoir comment il se peut faire que de la matière toute seule comme celle du feu, étant mue contre des corps différemment disposés, y produise tous les différents effets que nous voyons que le feu produit.

Il est manifeste à tous ceux qui ont un peu lu que presque tous les livres de science, et principalement ceux qui traitent de la physique, de la médecine, de la chimie et de toutes les choses particulières de la nature, sont tout pleins de raisonnements fondés sur les qualités élémentaires et sur les qualités secondes, comme les attractrices, les rétentrices, les concoctrices, les expultrices et autres semblables, sur d’autres qu’ils appellent occultes, sur les vertus spécifiques et sur plusieurs autres entités que les hommes composent de l’idée générale de l’être et de celle de la cause de l’effet qu’ils voient. Ce qui semble ne pouvoir arriver qu’à cause de la facilité qu’ils ont à considérer l’idée de l’être en général, qui est toujours présente à leur esprit par la présence intime de celui qui renferme tous les êtres.

Si les philosophes ordinaires se contentaient de donner leur physique simplement comme une logique qui fournirait des termes propres pour parler des choses de la nature, et s’ils laissaient en repos ceux qui attachent à ces termes des idées distinctes et particulières afin de se faire entendre, on ne trouverait rien à reprendre dans leur conduite. Mais ils prétendent eux-mêmes expliquer la nature par leurs idées générales et abstraites, comme si la nature était abstraite ; et ils veulent absolument que la physique de leur maître Aristote soit une véritable physique qui explique le fond des choses, et non pas simplement une logique, quoiqu’elle ne contienne rien de supportable que quelques définitions si vagues et quelques termes si généraux, qu’ils peuvent servir dans toutes sortes de philosophie. Ils sont enfin si fort entêtés de toutes ces entités imaginaires et de ces idées vagues et indéterminées qui leur naissent naturellement dans l’esprit, qu’ils sont incapables de s’arrêter assez long-temps à considérer les idées réelles des choses pour en reconnaître la solidité et l’évidence. Et c’est ce qui est la cause de l’extrême ignorance où ils sont des vrais principes de physique. Il en faut donner quelque preuve.

II. Les philosophes tombent assez d’accord qu’on doit regarder comme l’essence d’une chose ce que l’on reconnaît de premier dans cette chose, ce qui en est inséparable et d’où dépendent toutes les propriétés qui lui conviennent[127]. De sorte que pour découvrir en quoi consiste l’essence de la matière, il faut regarder toutes les propriétés qui lui conviennent ou qui sont renfermées dans l’idée qu’on en a, comme la dureté, la mollesse, la fluidité, le mouvement, le repos, la figure, la divisibilité, l’impénétrabilité et l’étendue, et considérer d’abord lequel de tous ces attributs en est inséparable. Ainsi, la fluidité, la dureté, la mollesse, le mouvement et le repos se pouvant séparer de la matière, puisqu’il y a plusieurs corps qui sont sans dureté, ou sans fluidité, ou sans mollesse, qui ne sont point en mouvement, ou enfin qui ne sont point en repos, il s’ensuit clairement que tous ces attributs ne lui sont point essentiels.

Mais il en reste encore quatre que nous concevons inséparables de la matière, savoir : la figure, la divisibilité, l’impénétrabilité et l’étendue. De sorte que pour voir quel est l’attribut qu’on doit prendre pour l’essence, il ne faut plus songer à les séparer, mais seulement examiner lequel est le premier, et qui n’en suppose point d’autre. On reconnaît facilement que la figure, la divisibilité et l’impénétrabilité supposent l’étendue, et que l’étendue ne suppose rien ; mais que dès qu’elle est donnée, la divisibilité, l’impénétrabilité et la figure sont données. Ainsi, on doit conclure que l’étendue est l’essence de la matière, supposé qu’elle n’ait que les attributs dont nous venons de parler ou d’autres semblables ; et je ne crois pas qu’il y ait personne au monde qui en puisse douter après y avoir sérieusement pensé.

Mais la difficulté est de savoir si la matière n’a point encore quelques autres attributs différents de l’étendue et de ceux qui en dépendent ; de sorte que l’étendue même ne lui soit point essentielle, et qu’elle suppose quelque chose qui en soit le sujet et le principe.

Plusieurs personnes, après avoir considéré très-attentivement l’idée qu’ils avaient de la matière, par tous les attributs qui en sont connus, après avoir aussi médité les effets de la nature autant que la force et la capacité de l’esprit le peuvent permettre, se sont fortement persuadés que l'étendue ne suppose aucune chose dans la matière, soit parce qu’ils n’ont pas eu d’idée distincte et particulière de cette prétendue chose qui précède l’étendue, soit encore parce qu’ils n’ont vu aucun effet qui la prouve.

Car de même que pour se persuader qu’une montre n’a point quelque entité différente de la matière dont elle est composée, il suffit de savoir comment la différente disposition des roues peut produire tous les mouvements d’une montre, et de n’avoir outre cela aucune idée distincte de ce qui pourrait être cause de ces mouvements, quoiqu’on en ait plusieurs de logique ; ainsi, parce que ces personnes n’ont point d’idée distincte de ce qui pourrait être dans la matière, si l’étendue en était ôtée, qu’ils ne voient aucun attribut qui le fasse connaître, que, l’étendue étant donnée, tous les attributs que l’on conçoit appartenir à la matière sont donnés, et que la matière n’est cause d’aucun effet qu’on ne puisse concevoir que de l’étendue diversement configurée et diversement agitée ne puisse produire, ils se sont persuadés de là que l’étendue était l’essence de la matière.

Mais de même que les hommes n’ont point de démonstration certaine qu’il n’y a point quelque intelligence ou quelque entité nouvellement créée dans les roues d’une montre ; ainsi personne ne peut, sans une révélation particulière, assurer comme une démonstration de géométrie qu’il n’y a que de l’étendue diversement configurée dans une pierre. Car il se peut absolument faire que l’étendre soit jointe avec quelque autre chose que nous ne concevons pas, parce que nous n’en avons point d’idée, quoiqu’il semble fort déraisonnable de le croire et de l’assurer, puisqu’il est contre la raison d’assurer ce qu’on ne sait point et ce qu’on ne conçoit point.

Toutefois, quand on supposerait qu’il y aurait quelque autre chose que l’étendue dans la matière, cela n’empêcherait pas, si on y prend bien garde, que l’étendue n’en fût l’essence, seloh la définition que l’on vient de donner de ce mot. Car enfin il est absolument nécessaire que tout ce qu’il y a au monde soit ou bien un être, ou bien la manière d’un être ; un esprit attentif ne le peut nier. Or. l’étendue n’est pas la manière d’un être, donc c’est un être. Mais, puisque la matière n’est point un composé de plusieurs êtres, comme l’homme, qui est composé de corps et d’esprit ; puisque la matière n’est qu’un seul être, il est manifeste que la matière n’est rien autre chose que l’étendue.

Pour prouver maintenant que l’étendue n’est pas la manière d’un ètre, mais que c’est véritablement un être, il faut remarquer qu’on ne peut concevoir la manière d’un être qu’on ne conçoive en même temps l’être dont elle est la manière. On ne peut concevoir de rondeur, par exemple, qu’on ne conçoive de l’étendue, parce que la manière d’un être n’étant que l’être même d’une telle façon, la rondeur, par exemple, de la cire n’étant que la cire même d’une telle façon, il est visible qu’on ne peut concevoir la manière sans l’être. Si donc l’étendue était la manière d’un être, on ne pourrait concevoir l’étendue sans cet être dont l’étendue serait la manière. Cependant on la conçoit fort facilement toute seule. Donc elle n’est point la manière d’aucun être, et par conséquent elle est elle-même un être. Ainsi elle fait l’essence de la matière, puisque la matière n’est qu’un être et non pas un composé de plusieurs êtres, comme nous venons de dire.

Mais plusieurs philosophes sont si fort accoutumés aux idées générales et aux entités de logique, que leur esprit en est plus occupé que de celles qui sont particulières, distinctes et de physique. Cela paraît assez de ce que les raisonnements qu’ils font sur les choses naturelles ne sont appuyés que sur des notions de logique, d’acte et de puissance, et d’un nombre infini d’entités imaginaires qu’ils ne discernent point de celles qui sont réelles. Ces personnes donc, trouvant une merveilleuse facilité de voir en leur manière ce qu’il leur plaît de voir, s’imaginent qu’ils ont meilleure vue que les autres, et qu’ils voient distinctement que l’étendue suppose quelque chose, et qu’elle n’est qu’une propriété de la matière, de laquelle même elle peut être dépouillée.

Toutefois, si on leur demande qu’ils expliquent cette chose, qu’ils prétendent apercevoir dans la matière par delà l’étendue ; ils le font en plusieurs façons qui font toutes voir qu’ils n’en ont point d’autre idée que celle de l’être ou de la substance en général. Cela parait clairement lorsqu’on prend garde que cette idée ne renferme point d’attributs particuliers qui conviennent à la matière. Car si on ôte l’étendue de la matière, on ôte tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement lui appartenir, quand même on laisserait cette chose qu’ils s’imaginent en être l’essence ; il est visible qu’on n’en pourrait pas faire un ciel, une terre, ni rien de ce que nous voyons. Et tout au contraire, si on ôte ce qu’ils imaginent être l’essence de la matière, pourvu qu’on laisse l’étendue, on laisse tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement renfermés dans l’idée de la matière ; car il est certain qu’on peut former avec de l’étendre toute seule un ciel, une terre, et tout le monde que nous voyons, et encore une infinité d’autres. Ainsi, ce quelque chose qu’ils supposent au delà de l’étendue, n’ayant point d’attributs que l’on conçoive distinctement lui appartenir, et qui soient clairement renfermés dans l’idée qu’on en a, n’est rien de réel si l’on en croit la raison, et même ne peut de rien servir pour expliquer les effets naturels. Et ce qu’on dit que c’est le sujet et le principe de l’étendue se dit gratis, et sans que l’on conçoive distinctement ce qu’on dit, c’est-à-dire sans qu’on en ait d’autre idée qu’une générale et de logique comme de sujet et de principe. De sorte que l’on pourrait encore imaginer un nouveau sujet et un nouveau princípe de ce sujet de l’étendue, et ainsi à l’infini, parce que l’esprit se représente des idées générales de sujet et de principe comme il lui plaît.

Il est vrai qu’il y a grande apparence que les hommes n’auraient pas obscurci si fort l’idée qu’ils ont de la matière, s’ils n’avaient eu quelques raisons pour cela, et que plusieurs soutiennent des sentiments contraires à ceux-ci par des principes de théologie. Sans doute l’étendue n’est point l’essence de la matière ; si cela est contraire à la foi, on y souscrit. L’on est, grâce à Dieu, très-persuadé de la faiblesse et de la l’imitation de l’esprit humain. On sait qu’il a trop peu d’étendue pour mesurer une puissance infinie, que Dieu peut infiniment plus que nous ne pouvons concevoir, qu’il ne nous donne des idées que pour connaître les choses qui arrivent par l’ordre de la nature, et qu’il nous cache le reste. On est donc toujours prêt à soumettre l’esprit à la foi ; mais il faut d’autres preuves que celles qu’on apporte ordinairement pour ruiner les raisons que l’on vient de dire, parce que les manières dont on explique les mystères de la foi ne sont pas de foi, et qu’on les croit même sans comprendre qu’on en puisse jamais expliquer nettement la manière.

On croit, par exemple, le mystère de la Trinité, quoique l’esprit humain ne le puisse concevoir ; et on ne laisse pas de croire que deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles, quoique cette proposition semble le détruire. Car on est persuadé qu’il ne faut faire usage de son esprit que sur des sujets proportionnés à sa capacité, et qu’on ne doit pas regarder fixement nos mystères, de peur d’en être ébloui, selon cet avertissement du Saint-Esprit : Qui scrutator est majestatis opprímetur a gloria.

Si toutefois on croyait qu’il fût à propos pour la satisfaction de quelques esprits d’expliquer comment le sentiment qu’on a de la matière s’accorde avec ce que la loi nous enseigne de la Transsubstantiation, on le ferait peut-être d’une manière assez nette et assez distincte, et qui certainement ne choquerait en rien les décisions de l’Église ; mais on croit se pouvoir dispenser de donner cette explication, principalement dans cet ouvrage.

Car il faut remarquer que les saints pères ont presque toujours parlé de ce mystère comme d’un mystère incompréhensible, qu’ils n’ont point philosophé pour l’expliquer, et qu’ils se sont contentés pour l’ordinaire de comparaisons peu exactes, plus propres pour faire connaître le dogme que pour en donner une explication qui contentât l’esprit ; qu’ainsi la tradition est pour ceux qui ne philosophent point sur ce mystère et qui soumettent leur esprit à la foi, sans s’embarrasser inutilement dans ces questions très-difficiles.

On aurait donc tort de demander aux philosophes qu’ils donnassent des explications claires et faciles de la manière dont le corps de Jésus-Christ est dans l’eucharistie ; car ce serait leur demander qu’ils disent des nouveautés en théologie. Et si les philosophes répondaient imprudemment à cette demande, il semble qu’ils ne pourraient éviter la condamnation ou de leur philosophie ou de leur théologie ; car si leurs explications étaient obscures, on mépriserait les principes de leur philosophie ; et si leur réponse était claire ou facile, on appréhenderait peut-être la nouveauté de leur théologie.

Puis donc que la nouveauté en matière de théologie porte le caractère de l’erreur, et qu’on a droit de mépriser des opinions pour cela seul qu’elles sont nouvelles et sans fondement dans la tradition, on ne doit pas entreprendre de donner des explications faciles et intelligibles des choses que les pères et les conciles n’ont point entièrement expliquées ; et il suffit de tenir le dogme de la transsubstantiation sans en vouloir expliquer la manière ; car autrement ce serait jeter des semences nouvelles de disputes et de querelles dont il n’y a déjà que trop, et les ennemis de la vérité ne manqueraient pas de s’en servir malicieusement pour opprimer leurs adversaires.

Les disputes en matière d’explications de théologie semblent être des plus inutiles et des plus dangereuses, et elles sont d’autant plus craindre, que les personnes mêmes de piété s’imaginent souvent qu’ils ont droit de rompre la charité avec ceux qui n’entrent point dans leurs sentiments. On n’en a que trop d’expériences et la cause n’en est pas fort cachée. Ainsi c’est toujours le meilleur et le plus sûr de ne point se presser de parler des choses dont on n’a point d’évidence et que les autres ne sont pas disposés à concevoir.

Il ne faut pas aussi que des explications obscures et incertaines des mystères de la foi, lesquelles on n’est point obligé de croire, nous servent de règle et de principes pour raisonner en philosophie, où il n’y a que l’évidence qui nous doive persuader. Il ne faut pas changer les idées claires et distinctes d’étendue, de figure et de mouvement local, pour ces idées générales et confuses de principe ou de sujet d’étendue, de forme, de quiddités, de qualités réelles, et de tous ces mouvements de génération, de corruption, d’altération et d’autres semblables qui diffèrent du mouvement local. Les ideas réelles produiront une science réelle ; mais les idées générales et de logique ne produiront jamais qu’une science vague, superficielle et stérile. Il faut donc considérer avec assez d’attention ces idées distinctes et particulières des choses, pour reconnaître les propriétés qu’elles renferment, et étudier ainsi la nature, au lieu de se perdre dans des chimères qui n’existent que dans la raison de quelques philosophes.


CHAPITRE IX.


I. Dernière cause générale de nos erreurs. — II. Que les idées des choses ne sont pu toujours présentes à l’esprit dès qu’on le souhaite. — III. Que tout esprit fini est sujet à l’erreur, et pourquoi. — IV. Qu’on ne doit pas juger qu’il n’y a que des corps ou des esprits, ni que Dieu qui soit esprit comme nous concevons les esprits.


I. Nous avons parlé jusqu’ici des erreurs dont on peut assigner quelque cause occasionnelle dans la nature de l’entendement pur, ou de l’esprit considéré comme agissant par lui-même ; et dans la nature des idées, c’est-à-dire dans la manière dont l’esprit aperçoit les objets de dehors. Il ne reste maintenant qu’à expliquer une cause que l’on peut appeler universelle et générale de toutes nos erreurs, parce qu’on ne conçoit point d’erreur qui n’en dépende en quelque manière. Cette cause est que le néant n’ayant point d’idées qui le représente, l’esprit est porté à croire que les choses dont il n’a point d’idée n’existent pas.

Il est constant que la source générale de nos erreurs, comme nous avoirs déjà dit plusieurs fois, c’est que, nos jugements ont plus d’étendue que nos perceptions ; car lorsque nous considérons quelque objet, nous ne l’envisageons ordinairement que par un côté ; et nous ne nous contentons pas de juger du côté que nous avons considéré, mais nous jugeons de l’objet tout entier. Ainsi il arrive souvent que nous nous trompons, parce que bien que la chose soit vraie du côté que nous l’avons examinée, elle se trouve ordinairement fausse de l’autre ; et ce que nous croyons vrai n’est seulement que vraisemblable. Or il est visible que nous ne jugerions pas absolument des choses comme nous faisons, si nous ne pensions pas en avoir considéré tous les côtés ou si nous ne les supposions pas semblables à celui que nous avons examiné. Ainsi la cause générale de nos erreurs, c’est que, n’ayant point d’idées des autres côtés de notre objet ou de leur différence d’avec celui qui est présent à notre esprit, nous croyons que ces autres côtés ne sont point, ou tout au moins nous supposons qu’ils n’ont point de différence particulière.

Cette manière d’agir nous paraît assez raisonnable ; car le néant ne formant point d’idées dans l’esprit, on a quelque sujet de croire que les choses qui ne forment point d’idée dans l’esprit dans le temps qu’on les examine, ressemblent au néant. Et ce qui nous confirme dans ce sentiment, c’est que nous sommes persuadés par une espèce d’instinct que les idées des choses sont dues à notre nature, et qu’elles sont soumises de telle manière à l’esprit qu’elles doivent se représenter à lui dès qu’il le souhaite.

II. Cependant si nous faisions quelque réflexion à l’état présent de notre nature, nous n’aurions pas tant de penchant à croire que nous avons toutes les idées des choses dès que nous le voulons. L’homme, pour ainsi dire, n’est que chair et que sang depuis le péché. La moindre impression de ses sens et de ses passions rompt la plus forte attention de son esprit, et le cours des esprits et du sang l’emporte avec soi et le pousse continuellement vers les objets sensibles. C’est souvent en vain qu’il se roidit contre ce torrent qui l’entraîne, et c’est rarement qu’il s’avise d’y résister ; car il y a trop de douceur à le suivre et trop de fatigue à s’y opposer. L’esprit donc se rebute et s’abat aussitôt qu’il a fait quelque effort pour se prendre et pour s’arrêter à quelque vérité, et il est absolument faux. dans l’état où nous sommes, que les idées des choses soient présentes à notre esprit toutes les fois que nous les voulons considérer. Ainsi nous, ne devons point juger que les choses ne sont point, de cela seul que nous n’en avons aucune idée.

III. Mais quand nous supposerions l’homme maître absolu de son esprit et de ses idées, il serait encore nécessairement sujet à l’erreur par sa nature ; car l’esprit de l’homme est limité, et tout esprit limité est par sa nature sujet à l’erreur. La raison en est que les moindres choses ont entre elles une intinité de rapports, et qu’il faut un esprit infini pour les comprendre. Ainsi un esprit limité ne pouvant embrasser ni comprendre tous ces rapports quelque effort qu’il fasse, il est porté à croire que ceux qu’il n’aperçoit pas n’existent point, principalement lorsqu’il ne fait pas d’attention à la faiblesse et à la limitation de son esprit, ce qui lui est fort ordinaire. Ainsi la limitation de l’esprit toute seule emporte avec soi la capacité de tomber dans l’erreur.

Toutefois si les hommes, dans l’état même où ils sont de faiblesse et de corruption, faisaient toujours bon usage de leur liberté, ils ne se tromperaient jamais. Et c’est pour cela que tout homme qui tombe dans l’erreur est blâmé avec justice et mérite même d’être puni ; car il suffit pour ne se point tromper de ne juger que de ce qu’on voit, et de ne faire jamais des jugements entiers que des choses que l’on est assuré d’avoir examinées dans toutes leurs parties, ce que les hommes peuvent faire. Mais ils aiment mieux s’assujettir à l’erreur que de s’assujettir à la règle de la vérité, ils veulent décider sans peine et sans examen. Ainsi il ne faut pas s’étonner s’ils tombent dans un nombre infini d’erreurs et s’ils font souvent des jugements assez incertains.

IV. Les hommes, par exemple, n’ont point d’autres idées de substance que celle de l’esprit et du corps, c’est-à-dire d’une substance qui pense et d’une substance étendue. Et de là ils prétendent avoir droit de conclure que tout ce qui existe est corps ou esprit. Ce n’est pas que je prétende assurer qu’il y ait quelque substance qui ne soit ni corps ni esprit ; car on ne doit pas assurer que des choses existent lorsqu’on n’en a point de connaissance ; puisqu’il semble que Dieu, qui ne nous cache point ses ouvrages, nous en aurait donné quelque idée. Cependant, je crois qu’on ne doit rien déterminer touchant le nombre des genres d’êtres que Dieu a créés, par les idées que l’on en a, puisqu’il se peut absolument faire que Dieu ait des raisons de nous les cacher que nous ne sachions pas ; quand ce ne serait qu'à cause que, ces êtres n’ayant aucun rapport à nous, il nous serait assez inutile de les connaître : de même qu’il ne nous a pas donné des yeux assez bons pour compter les dents d’un ciron, parce qu’il est assez inutile pour la conservation de notre corps que nous ayons la vue si perçante.

Mais, quoique l’on ne pense pas devoir juger avec précipitation que tous les êtres soient esprits ou corps ; on croit cependant qu’il est tout à fait contre la raison que des philosophes, pour expliquer les effets naturels, se servent d’autres idées que de celles qui dépendent de la pensée et de l’étendue, puisqu’en effet ce sont les seules que nous ayons qui soient distinctes ou particulières.

Il n’y a rien de si déraisonnable que de s’imaginer une infinivé d’êtres sur de simples idées de logique, de leur attribuer une infinité de propriétés, et de vouloir ainsi expliquer des choses qu’on n’entend point par des choses que non-seulement on ne conçoit pas, mais qu’il n’est pas même possible de concevoir. C’est faire de même que des aveugles qui, voulant parler entre eux des couleurs et en soutenir des thèses, se serviraient pour cela des définitions que les philosophes leur donnent, desquelles ils tireraient plusieurs conclusions. Car comme des aveugles ne pourraient faire que des raisonnements plaisants et ridicules sur les couleurs, parce qu’ils n’en auraient pas des idées distinctes, et qu’ils en voudraient raisonner sur des idées générales et de logique ; ainsi les philosophes ne peuvent pas faire des raisonnements solides sur les effets de la nature lorsqu’ils ne se servent pour cela que des idées générales et de logique d’acte, de puissance, d’être, de cause, de principe, de forme, de qualité et d’autres semblables. Il est absolument nécessaire qu’ils ne s’appuient que sur les idées distinctes ou particulières de la pensée et de l’étendue, et de celles qu’elles renferment ou bien que l’on en peut déduire. Car on ne doit point s’attendre de connaître la nature sans la considération des idées distinctes qu’on en a ; il vaut mieux ne point méditer que de méditer sur des chimères.

On ne doit pas toutefois assurer qu’il n’y ait que des esprits et des corps, des êtres qui pensent et des êtres étendus, parce qu’on s’y peut tromper. Car quoiqu’ils suffisent pour expliquer la nature, et par conséquent que l’on puisse conclure, sans crainte de se tromper, que les choses naturelles dont nous avons quelque connaissance dépendent de l’étendue et de la pensée ; cependant il se peut absolument faire qu’il y en ait quelques autres dont nous n’ayons aucune idée et dont nous ne voyions aucuns effets.

Les hommes font donc un jugement précipité, quand ils jugent comme un principe indubitable que toute substance est corps ou esprit. Mais ils en firent encore une conclusion précipitée lorsqu’ils concluent par la seule lumière de la raison que Dieu est un esprit. Il est vrai que puisque nous sommes créés à son image et à sa ressemblance, et que l’Écriture sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu est un esprit, nous le devons croire et l’appeler ainsi : mais la raison toute seule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit seulement que Dieu est un être infiniment parfait, et qu’il doit être plutôt esprit que corps, puisque notre âme est plus parfaite que notre corps ; mais elle ne nous assure pas qu’il n’y ait point encore des êtres plus parfaits que nos esprits, et plus au-dessus de nos esprits que nos esprits ne sont au-dessus de nos corps.

Or, supposé qμ’il y eût de ces êtres, comme il paraît même indubitable, par la raison que Dieu en a pu créer, il est clair qu’ils ressembleraient plus à Dieu que nous. Ainsi la même raison nous apprend que Dieu aurait plutôt leurs perfections que les nôtres, qui ne seraient que des imperfections à leur égard. Il ne faut donc pas s’imaginer avec précipitation que le mot d’esprit, dont nous nous servons pour exprimer ce qu’est Dieu et ce que nous sommes, soit un terme univoque, et qui signifie les mêmes choses ou des choses fort semblables. Dieu est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne sont au-dessus des corps ; et on ne doit pas tant appeler Dieu un esprit pour montrer positivement ce qu’il est, que pour signifier qu’il n’est pas matériel. C’est un être infiniment parfait, on n’en peut pas douter. Mais comme il ne faut pas s’imaginer, avec les anthropomorphites, qu’il doive avoir la figure humaine, il cause qu’elle parait la plus parfaite, quand même nous le supposerions corporel ; il ne faut pas aussi penser que l’esprit de Dieu ait des pensées humaines, et que son esprit soit semblable au nôtre, à cause que nous ne connaissons rien de plus parfait que notre esprit. Il faut plutôt croire que, comme il renferme dans lui-même les perfections de la matière sans être matériel, puisqu’il est certain que la matière a rapport à quelque perfection qui est en Dieu ; il comprend aussi les perfections des esprits crées sans être esprit de la manière que nous concevons les esprits ; que son nom véritable est celui qui est, c’est-à-dire l’être sans restriction, tout être, l’être ínfini et universel.


CHAPITRE X.


Exemples de quelques erreurs de physique dans lesquelles on tombe, parce qu’on suppose que des êtres qui différent dans leur nature, leurs qualités, leur étendue, leur durée et leur proportion, sont semblables en toutes ces choses.


Nous avons vu dans le chapitre précédent que les hommes font un jugement précipité quand ils jugent que tous les êtres ne sont que de deux sortes, esprits ou corps. Nous montrerons dans ceux qui suivent qu’ils ne font pas seulement des jugements précipités, mais qu’ils en font de très-faux et qui sont les principes d’un nombre infini d’erreurs, lorsqu’ils jugent que les êtres ne sont pas différents dans leurs rapports ni dans leurs manières, à cause qu’ils n’ont point l’idée de ces différences.

ll est constant que l’esprit de l’homme ne cherche que les rapports des choses, premièrement ceux que les objets qu’il considère peuvent avoir avec lui, et ensuite ceux qu’ils ont les uns avec les autres ; car l’esprit de l’homme ne cherche que son bien et la vérité. Pour trouver son bien, il considère avec soin par la raison et par le goût ou le sentiment si les objets ont un rapport de convenance avec lui. Pour trouver la vérité, il considère si les objets ont rapport d’ógalite ou de ressemblance les uns avec les autres, ou quelle est précisément la grandeur qui est égale à leur inégalité. Car de même que le bien n’est le bien de l’esprit que parce qu’il lui est convenable, ainsi la vérité n’est vérité que par le rapport d’égalité ou de ressemblance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses : soit entre deux ou plusieurs objets, comme entre une aune et de la toile, car il est vrai que cette toile a une aune, parce qu’il y a égalité entre l’aune et la toile ; soit entre deux ou plusieurs idées, comme entre les deux idées de trois et trois et celle de six ; car il est vrai que trois et trois font six, à cause qu’il y a égalité entre les deux idées de trois et trois et celle de six ; soit enfin entre les idées et les choses, quand les idées représentent ce que les choses sont ; car lorsque je dis qu’il y a un soleil, ma proposition est vraie, parce que les idées que j’ai d’existence et de soleil représentent que le soleil existe et que le soleil existe véritablement. Toute l’action et toute l’attention de l’esprit aux objets n’est donc que pour lâcher d’en découvrir les rapports, puisqu'on ne s’applique aux choses que pour en reconnaître la vérité ou la bonté.

Mais, comme nous avons déjà dit dans le chapitre précédent, l’attention fatigue beaucoup l’esprit. Il se lasse bientôt de résister à l'impression des sens qui le détourne de son objet et qui l’emporte vers d’autres que l’amour qu’il a pour son corps lui rend agréables. Il est extrêmement borné, et ainsi les différences qui sont entre les sujets qu’il examine étant infinies ou presque infinies, il n’est pas capable de les distinguer. L’esprit suppose donc des ressemblances imaginaires où il ne remarque pas de différences positives et réelles ; les idées de ressemblance lui étant plus présentes, plus familières et plus simples que les autres. Car il est visible que la ressemblance ne renferme qu’un rapport, et qu’il ne faut qu’une seule idée pour juger que mille choses sont semblables ; au lieu que pour juger sans crainte de se tromper que mille objets sont différents entre eux, il est absolument nécessaire d’avoir présentes à l’esprit mille idées différentes.

Les hommes s’imaginent donc que les choses de différente nature sont de même nature, et que les choses de même espèce ne diffèrent presque point les unes des autres. Ils jugent que les choses inégales sont égales, que celles qui sont inconstantes sont constantes, et que celles qui sont sans ordre et sans proportion sont très-ordonnées et très-proportionnées. En un mot, ils croient souvent que des choses différentes en nature, en qualité, en étendue, en durée et en proportion, sont semblables en toutes ces choses. Mais cela mérite d’être expliqué plus au long par quelques exemples, parce que c’est la cause d’un nombre infini d’erreurs.

L’esprit et le corps, la substance qui pense et celle qui est étendue, sont deux genres d’êtres tout à fait différents et entièrement opposés : ce qui convient à l’un ne peut convenir à l’autre. Cependant la plupart des hommes faisant peu d’attention aux propriétés de la pensée et étant continuellement touchés par les corps, ont regardé l’âme et le corps comme une seule et même chose : ils ont imaginé de la ressemblance entre deux choses si différentes. Ils ont voulu que l’âme fût matérielle, c’est-à-dire étendue dans tout le corps et figurée comme le corps. Ils ont attribué à l’esprit ce qui ne peut convenir qu’au corps.

De plus, les hommes sentant du plaisir, de la douleur, des odeurs, des saveurs, etc., et leur corps leur étant plus présent que leur âme même ; c’est-à-dire s’imaginant facilement leur corps, et ne pouvant imaginer leur âme, ils lui ont attribué les qualités de sentir, d’imaginer, et quelquefois même celle de concevoir, qui ne peuvent appartenir qu’à l’âme. Mais les exemples suivants seront plus sensibles.

Il est certain que tous les corps naturels, ceux-là même que l’on appelle de même espèce, diffèrent les uns des autres ; que de l’or nest pas tout à fait semblable à de l’or, et qu’une goutte d’eau est différent d’une autre goutte d’eau. Il en est de tous les corps de même espèce comme des visages. Tous les visages ont deux yeux, un nez, une bouche, etc. ; ce sont tous des visages et des visages d’hommes, et cependant on peut dire qu’il n’y en eut jamais deux tout à fait semblables. De même un morceau d’or a des parties fort semblables à un autre morceau d’or, et une goutte d’eau a assurément beaucoup de ressemblance avec une autre goutte d’eau ; néanmoins on peut assurer que l’on n’en peut pas donner deux gouttes, fussent-elles prises de la même rivière, qui se ressemblent entièrement. Toutefois les philosophes supposent sans réflexion des ressemblances essentielles entre les corps de même espèce, ou des ressemblances qui consistent dans l’indivisible ; car les essences des choses consistent dans un indivisible selon leur fausse opinion.

La raison pour laquelle ils tombent dans une erreur si grossière, c’est qu’ils ne veulent pas considérer avec quelque soin les choses, sur lesquelles cependant ils composent de gros volumes. Car de même qu’on ne met pas une parfaite ressemblance entre les visages, parce que l’on a soin de les regarder de près, et que l’habitude qu’on a prise de les distinguer fait que l’on en remarque les plus petites différences ; ainsi, si les philosophes considéraient la nature avec quelque attention, ils reconnaîtraient assez de causes de diversités dans les choses mêmes qui nous causent les mêmes sensations et que nous appelons pour cela de même espèce, et ils n’y supposeraient pas si facilement des ressemblances essentielles. Des aveugles auraient tort s’ils supposaient une ressemblance essentielle entre les visages qui consistât dans l’indivisible, à cause qu’ils n’en aperçoivent pas sensiblement les différences. Les philosophes ne doivent donc pas supposer de telles ressemblances dans les corps de même espèce, à cause qu’ils n’y remarquent point de différences.

L’inclination que nous avons à supposer de la ressemblance dans les choses nous porte encore à croire qu’il y a un nombre déterminé de différences et de formes, et que ces formes ne sont point capables de plus et de moins. Nous pensons que tous les corps différent les uns les autres comme par degrés, que ces degrés même gardent de certaines proportions entre eux. En un mot, nous jugeons des choses matérielles comme des nombres.

Il est clair que cela vient de ce que l’esprit se perd dans les rapports des choses incommensurables, comme sont les différences infinies qui se trouvent dans les corps naturels ; et qu’il se soulage quand il imagine quelque ressemblance ou quelque proportion entre elles, parce qu’alors il se représente plusieurs choses avec une très-grande facilité. Car comme j’ai déjà dit, il ne faut qu’une idée pour juger que plusieurs choses se ressemblent, et il en faut plusieurs pour juger qu’elles diffèrent entre elles. Par exemple, si l’on sait le nombre des anges, et que pour chaque ange il y ait dix archanges, et que pour chaque archange il y ait dix trônes, et ainsi de suite en gardant la même proportion d’un à dix jusqu’au dernier ordre des intelligences, l’esprit peut savoir quand il voudra le nombre de tous ces esprits bienheureux et même en juger à peu près tout d’une vue en y faisant une forte attention, ce qui lui plait infiniment. Et c’est ce qui peut avoir porté quelques personnes à juger ainsi du nombre des esprits célestes, comme il est arrivé à quelques philosophes, qui ont mis une proportion décuple de pesanteur et de légèreté entre les éléments, supposant le feu dix fois plus léger que l’air, et ainsi des autres.

Quand l’esprit se trouve obligé d’admettre des différences entre les corps par les différentes sensations qu’il en a, et encore par quelques autres raisons particulières, il n’en met toujours que le moins qu’il peut. C’est par cette raison qu’il se persuade facilement que les essences des choses consistent dans l’indivisible, et qu’elles sont semblables aux nombres, comme nous venons de dire, parce qu’alors il ne lui faut qu’une idée pour se représenter tous les corps qu’ils appellent de même espèce. Si on met, par exemple, un verre d’eau dans un muid de vin, les philosophes veulent que l’essence du vin demeure toujours la même, et que l’eau soit convertie en vin ; que de même qu’entre trois et quatre il ne peut y avoir de nombre, puisque la véritable unité est indivisible, qu’ainsi il est nécessaire que l’eau soit convertie en la nature et en l’essence du vin, ou que le vin perde sa nature ; que de même que tous les nombres de quatre sont tout à fait semblables, qu’ainsi l’essence de l’eau est tout à fait semblable dans toutes les eaux ; que comme le nombre de trois diffère essentiellement du nombre de deux, et qu’il ne peut avoir les mêmes propriétés que lui, qu’ainsi deux corps de différente espèce diffèrent essentiellement, et d’une telle manière qu’ils n’ont jamais les mêmes propriétés qui viennent de l’essence, et d’autres semblables. Cependant si les hommes considéraient les véritables idées des choses avec quelque attention, ils découvriraient bientôt que tous les corps étant étendus, leur nature ou leur essence n’a rien de semblable aux nombres, et qu’elle ne peut consister dans l’indivisible.

Les hommes ne supposent pas seulement l’identité de la ressemblance ou de la proportion dans la nature, dans le nombre et dans les différences essentielles des substances ; ils en supposent dans tout ce qu’ils aperçoivent. Presque tous les hommes jugent que toutes les étoiles fixes sont attachées au ciel comme à une voûte dans une égale distance de la terre. Les astronomes ont prétendu pendant long-temps que les planètes tournaient par des cercles parfaits, et ils en ont inventé un très-grand nombre, comme les concentriques, les excentriques, les épicycles, les déférents et les équants, pour expliquer les phénomènes qui contredisent leur préjugé.

Il est vrai que dans ces derniers siècles les plus habiles ont corrigé l’erreur des anciens, et qu’ils croient que les planètes décrivent certaines ellipses par leur mouvement. Mais s’ils prétendent que ces ellipses soient régulières, comme on est porté à le croire, à cause que l’esprit suppose la régularité où il ne voit pas d’irrégularité, ils tombent dans une erreur d’autant plus difficile à corriger que les observations que l’on peut faire sur le cours des planètes ne peuvent pas être assez exactes ni assez justes pour montrer l’irrégularité de leurs mouvements. Il n’y a que la physique qui puisse corriger cette erreur, car elle est bien moins sensible que celle qui se rencontre dans le système des cercles parfaits.

Mais il est arrivé une chose assez particulière touchant la distance et le mouvement des planètes ; car les astronomes n’y ayant pu trouver de proportion arithmétique ou géométrique, cela répugnant manifestement aux observations, quelques-uns se sont imaginé qu’elles gardaient une sorte de proportion qu’on appelle harmonique dans leurs distances et dans leurs mouvements. De là vient qu’un astronome de ce siècle, dans son[128] Almageste nouveau, commence la section qui a pour titre De systemate mundi harmonico, par ces paroles : Il n’y a point d’astronome, pour peu versé qu’il soit dans ce qui regarde l’astronomie, qui ne reconnaisse une espèce d’harmoníe dans le mouvement et les intervalles des planètes, s’il consídère attentivement l’ordre qui se trouve dans les cieux. Ce n’est pas que cet auteur soit de ce sentiment ; car les observations qu’on a faites lui ont assez fait connaître l’extravagance de cette harmonie imaginaire, qui a été cependant l’admiration de plusieurs auteurs anciens et nouveaux dont le père Riccioli rapporte et réfute les sentiments. On attribue même à Pythagore et à ses sectateurs d’avoir cru que les cieux faisaient par leurs mouvements réglés un merveilleux concert que les hommes n’entendent point parce qu’ils y sont accoutumés, de même, disait-il, que ceux qui habitent auprès des chutes des eaux du Nil n’en entendent pas le bruit. Mais je n’apporte cette opinion particulière de la proportion harmonique des distances et des mouvements des planètes que pour faire voir que l’esprit se plaît dans les proportions, et que souvent il les imagine où elles ne sont pas.

L’esprit suppose aussi l’uniformité dans la durée des choses, et il s’imagine qu’elles ne sont point sujettes au changement et à l’instabilité, quand il n’est point comme forcé par les rapports des sens d’en juger autrement.

Toutes les choses matérielles étant étendues sont capables de division et par conséquent de corruption. Quand on fait un peu de réflexion sur la nature des corps, on reconnaît visiblement qu’ils sont corruptibles. Cependant il y a eu un très grand nombre de philosophes qui se sont persuadés que les cieux, quoique matériels, étaient incorruptibles.

Les cieux sont trop éloignés de nous pour y pouvoir découvrir les changements qui y arrivent, et il est rare qu’il s’y en fasse d’assez grands pour être vus d’ici-bas. Cela a suffi à une infinité de personnes pour croire qu’ils étaient en effet incorruptibles. Ce qui les a encore confirmés dans leur opinion, c’est qu’ils attribuent à la contrariété des qualités la corruption qui arrive aux corps sublunaires. Car, comme ils n’ont jamais été dans les cieux pour voir ce qui s’y passe, ils n’ont point eu d’expérience que cette contrariété de qualités s’y rencontrât ; ce qui les a portés à croire qu’effectivement elle ne s’y rencontre point. Ainsi ils ont conclu que les cieux étaient exempts de corruption, par cette raison que ce qui corrompt, selon leur sentiment, tous les corps d’ici-bas ne se trouve point là-haut.

Il est visible que ce raisonnement n’a aucune solidité, car on ne voit point pourquoi il ne se peut pas trouver quelque autre cause de corruption que cette contrariété de qualités qu’ils imaginent, ni sur quel fondement ils peuvent assurer qu’il n’y a ni chaleur, ni froideur, ni sécheresse, ni humidité dans les cieux, que le soleil n’est pas chaud et que Saturne n’est pas froid.

Il y a quelque apparence de raison de dire que des pierres fort dures, du verre et d’autres corps de cette nature ne se corrompent pas, puisqu’on voit qu’ils subsistent long-temps en même état et que l’on en est assez proche pour voir les changements qui leur arriveraient. Mais étant aussi éloignés des cieux que nous en sommes, il est tout à fait contre la raison de conclure qu’ils ne se corrompent pas, à cause que l’on n’y sent pas de qualités contraires et qu’on ne voit pas qu’ils se corrompent. Cependant on ne dit pas seulement qu’ils ne se corrompent pas, on dit absolument qu’ils sont inaltérables et incorruptibles, et peu s’en faut que quelques péripatéticiens ne disent que les corps célestes sont autant de divinités, comme Aristote leur maître l’a cru.

La beauté de l’univers ne consiste pas dans l’incorruptibilité de ses parties, mais dans la variété qui s’y trouve ; et ce grand ouvrage du monde ne serait pas si admirable sans cette vicissitude de choses que l’on y remarque. Une matière infiniment étendue, sans mouvement, et par conséquent sans forme et sans corruption, ferait bien connaître la puissance infinie de son auteur, mais elle ne donnerait aucune idée de sa sagesse. C’est pour cela que toutes les choses corporelles sont corruptibles, et qu’il n’y a point de corps auquel il n’arrive quelque changement qui l’altère et le corrompe avec le temps. Les pierres et le verre même servent de nourriture à quelques insectes[129]. Ces corps, quoique fort durs et fort secs, ne laissent pas de se corrompre avec le temps. L’air et le soleil, auxquels ils sont exposés, changent quelques-unes de leurs parties, et il se trouve des vers qui s’en nourrissent, comme l’expérience le fait voir.

Il n’y a point d’autre différence entre ces corps fort durs et fort secs et les autres, si ce n’est qu’ils sont composés de parties fort grosses et fort solides, et par conséquent moins capables d’être agitées, et séparées les unes des autres par le mouvement de celles qui viennent heurter contre elles, ce qui fait qu’on les regarde comme incorruptibles. Néanmoins. ils ne sont point tels de leur nature, comme le temps, l’expérience et la raison le font assez connaître.

Mais pour les cieux, ils sont composés de la matière la plus fluide et la plus subtile, et principalement le soleil ; et tant s’en faut qu’il soit sans chaleur et incorruptible, comme disent les sectateurs d’Aristote, qu’au contraire c’est de tous les corps et le plus chaud et le plus sujet au changement. C’est même lui qui échauffe, qui agite et qui change toutes choses ; car c’est lui qui produit par son action, qui n’est autre chose que sa chaleur ou le mouvement de ses parties, tout ce que nous voyons de nouveau dans les changements des saisons. La raison démontre ces choses : mais si on peut résister à la raison, on ne peut résister à l’expérience ; car, puisqu’on a découvert dans le soleil, par le moyen des télescopes ou grandes lunettes, des taches aussi grandes que toute la terre qui s’y sont formées et qui se sont dissipées en peu de temps, on ne peut pas davantage nier qu’il ne soit beaucoup plus sujet au changement que la terre que nous habitons.

Tous les corps sont donc dans un mouvement et dans un changement continuel, et principalement ceux qui sont les plus fluides, comme le feu, l’air et l’eau ; puis les parties des corps vivants, comme la chair et même les os, et enfin les plus durs : et l’esprit ne doit pas supposer une espèce d’immutabilité dans les choses, par cette raison qu’il n’y voit point de corruption ni de changement. Car ce n’est pas une preuve qu’une chose soit toujours semblable à elle-même à cause qu’on n’y reconnaît point de différence, ni que des choses ne soient pas à cause que l’on n’en a point d’idée ou de connaissance.


CHAPITRE XI.
Exemples de quelques erreurs de morale qui dépendent du même principe.


Cette facilité que l’esprit trouve à imaginer et à supposer des ressemblances partout où il ne reconnaît pas visiblement de différences, jette aussi la plupart des hommes dans des erreurs très-dangereuses en matière de morale. En voici quelques exemples.

Un Français se rencontre avec un Anglais ou un Italien ; cet étranger à ses humeurs particulières : il a de la délicatesse d’esprit, ou si vous voulez il est fier et incommode. Cela portera d’abord ce Français à juger que tous les Anglais ou tous les Italiens ont le même caractère d’esprit que celui qu’il a fréquenté. Il les louera ou les blâmera tous en général ; et s’il en rencontre quelqu’un, il se préoccupera d’abord qu’il est semblable à celui qu’il a déjà vu, et il se laissera aller à quelque affection ou à quelque aversion secrète. En un mot, il jugera de tous les particuliers de ces nations par cette belle preuve qu’il en a vu un ou plusieurs qui avaient de certaines qualités d’esprit, parce que, ne sachant point d’ailleurs si les autres diffèrent, il les suppose tous semblables.

Un religieux de quelque ordre tombe dans une faute, cela suffit afin que la plupart de ceux qui le savent condamnent indifféremment tous les particuliers du même ordre. Ils portent tous le même habit et le même nom, ils se ressemblent en cela : c’est assez afin que le commun des hommes s’imagine qu’ils se ressemblent en tout. On suppose qu’ils sont semblables, parce que ne pénétrant pas le fond de leurs cœurs. on ne peut pas voir positivement s’ils diffèrent.

Les calomniateurs qui s’étudient aux moyens de ternir la réputation de leurs ennemis, se servent d’ordinaire de celui-ci, et l’expérience nous apprend qu’il réussit presque toujours. En effet il est très-proportionné à la portée du commun des hommes, et il n’est pas difficile de trouver dans des communautés nombreuses, si saintes qu’elles soient, quelques personnes peu réglées, ou dans de mauvais sentiments, puisque dans la compagnie des apôtres dont Jésus-Christ même était le chef, il s’est trouvé un larron, un traître, un hypocrite, en un mot un Judas.

Les Juifs auraient eu sans doute grand tort s’ils eussent porté des jugements désavantageux contre la compagnie la plus sainte qui fut jamais, à cause de l’avarice et du dérèglement de Judas ; et s’ils les eussent tous condamnés dans leur cœur, à cause qu’ils soufraient avec eux ce méchant homme, et que Jésus-Christ même ne le punissait pas quoiqu’il connût ses crimes.

Il est donc manifestement contre la raison et contre la charité de prétendre qu’une communauté est dans quelque erreur, parce qu’il se trouve quelques particuliers qui y sont tombés, quand même les chefs la dissimuleraient ou qu’ils en seraient eux-mêmes les partisans. Il est vrai que lorsque tous les particuliers veulent soutenir l’erreur ou la faute de leur frère, on doit juger que toute la communauté est coupable. Mais on peut dire que cela n’arrive presque jamais, car il paraît moralement impossible que tous les particuliers d’un ordre soient dans les mêmes sentiments.

Les hommes ne devraient donc jamais conclure de cette sorte du particulier au général ; mais ils ne sauraient juger simplement de ce qu’ils voient, ils vont toujours dans l’excès. Un religieux d’un tel ordre est un grand homme, un homme de bien : ils en concluent que tout l’ordre est rempli de grands hommes et de gens de bien. De même un religieux d’un ordre est dans de mauvais sentiments : donc tout cet ordre est corrompu et dans de mauvais sentiments. Mais ces derniers jugements sont bien plus dangereux que les premiers, parce qu’on doit toujours bien juger de son prochain, et que la malignité de l’homme fait que les mauvais jugements et les discours tenus contre la réputation des autres plaisent beaucoup plus et s’impriment plus fortement dans l’esprit que les jugements et les discours avantageux qu’on en fait.

Quand un homme du monde et qui suit ses passions s’attache fortement à son opinion, et qu’íl prétend dans les mouvements de sa passion qu’íl a raison de la suivre, on juge avec sujet que c’est un opiniâtre, et il le reconnaît lui-même des que sa passion est passée. De même quand une personne de piété, qui est pénétré de ue qu’íl dit, et qui a reconnu la vérité de la religion et la vanité des choses du monde, veut sur ses lumières résister aux dérèglements des autres, et qu’íl les reprend avec quelque zèle ; les gens du monde jugent aussi que c’est’un opiniâtre, et ainsi ils concluent que les dévots sont opiniâtres. Ils jugent même que les gens de bien sont beaucoup plus opiniâtres que les déréglés et les méchants, parce que ces derniers ne défendant leurs opinions que selon les différentes agitations du sang et des passions, ils ne peuvent pas demeurer long-temps dans leurs sentiments : ils en reviennent. Au lieu que les personnes de piété y demeurent fermes, parce qu”ils ne s’appuient que sur des fondements immobiles qui ne dépendent pas d’une chose aussi inconstante qu’est la circulation des humeurs et du sang.

Voici donc pourquoi le commun des hommes juge que les personnes de piété sont opiniâtres aussi bien que les personnes vicieuses. C’est que les gens de bien sont passionnés pour la vérité et pour la vertu, comme les méchants le sont pour le vice et pour le mensonge. Les uns et les autres parlent presque de la même manière pour soutenir leurs sentiments ; ils sont semblables en cela quoiqu’ils diffèrent dans le fond. En voilà assez afin que le monde, qui ne pénètre pas la différence des raisons, juge qu’ils sont semblables en tout à cause qu’ils sont semblables en la manière dont tout le monde est capable de juger.

Les dévots ne sont donc pas opiniâtres, ils sont seulement fermes comme ils le doivent être, et les vicieux et les libertins sont toujours opiniâtres, quand ils ne demeureraient qu’une heure dans leur sentiment : parce qu’on est seulement opiniâtre lorsqu’on défend une fausse opinion, quand même on ne la défendrait que peu de temps.

Il en est de même de certains philosophes, qui ont soutenu des opinions chimériques dont ils reviennent. Ils veulent que les autres qui défendent des vérités constantes et dont ils voient la certitude avec évidence les quittent comme de simples opinions ainsi qu’ils ont fait de celles dont ils s’étaient entêtes mal à propos. Et parce qu’íl n’ost pas facile d’avoir de la déférence pour eux au préjudiœ de la vérité, et que l’amour qu’on a naturellement pour elle porte à la défendre avec ardeur, ils jugent que l’on est opiniâtre.

Ces personnes avaient tort de défendre avec obstination leurs chimères, mais les autres ont raison de soutenir la vérité avec force et fermeté d’esprit. La manière des uns et des autres est la même, mais les sentiments sont différents ; et c’est cette différenre de sentiments qui fait que les uns sont fermes et que les autres étaient des opiniâtres.


CONCLUSION DES TROIS PREMIERS LIVRES.


Des le commencement de cet ouvrage j’aí distingué comme deux parties dans l’être simple et indivisible de l’âme, l’une purement passive, et l’autre passive et active tout ensemble. La première est l’esprit ou l’entendement ; la seconde est la volonté. J’ai attribué à l’esprit trois facultés, parce qu’il reçoit ses modifications et ses idées de l’auteur de la nature en trois manières. Je l’ai appelé sens lorsqu’il reçoit de Dieu des idées confondues avec des sensations, c’est-à-dire des idées sensibles à l’occasion de certains mouvements qui se passent dans les organes de ses sens à la présence des objets. Je l’ai appelé imagination et mémoire lorsqu’il reçoit de Dieu des idées confondues avec des images, lesquelles font une espèce de sensations faibles et languissantes que l’esprit ne reçoit qu’à cause de quelques traces qui se produisent ou qui se réveillent dans le cerveau par le cours des esprits. Enfin je l’ai appelé esprit pur ou entendement pur lorsqu’il reçoit de Dieu les idées toutes pures de la vérité sans mélange de-sensations et d’images : non-par l’union qu’il a avec le corps, mais par celle qu’il a avec le Verbe ou la sagesse de Dieu ; non parce qu’il est dans le monde matériel et sensible, mais parce qu’il subsiste dans le monde immatériel et intelligible ; non pour connaître des choses muables, propres à la conservation de la vie du corps, mais pour pénétrer des vérités immuables, lesquelles conservent en nous la vie de l’esprit.

J’ai fait voir dans le premier et le second livre que nos sens et notre imagination nous sont fort utiles pour connaître les rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre ; que toutes les idées que l’esprit reçoit par le corps sont toutes pour le corps ; qu’il est impossible de découvrir quelque vérité que ce soit avec évidence. par les idées des sens et de l’imagination ; que ces idées confuses ne servent qu’à nous attacher à notre corps et par notre corps à toutes les choses sensibles, et qu’enfin si nous voulons éviter l’erreur nous ne devons point nous y lier. Je conclus de même qu’il est moralement impossible de connaître par les idées pures de l’esprit les rapports que les corps ont avec le nôtre, qu’il ne faut point raisonner selon ces idées pour savoir si une pomme ou une pierre sont bonnes à manger, qu’il en faut goûter, et qu’encore que l’on puisse se servir de son esprit pour connaître confusément les rapports des corps étrangers avec le nôtre, c’est toujours le plus sur de se servir de ses sens. Je donne encore un exemple ; car on ne peut trop imprimer dans l’esprit des vérités si essentielles et si nécessaires.

Je veux examiner, par exemple, ce qui m’est le plus avantageux d’être juste ou d’être riche. Si j’ouvre les yeux du corps, la justice me paraît une chimère, je n’y vois point d’attraits. Je vois des justes misérables, abandonnés, persécutés, sans défense et sans consolation, car celui qui les console et qui les soutient ne parait point à mes yeux. En un mot, je ne vois pas de quel usage peut être la justice et la vertu. Mais si je considère les richesses les yeux ouverts, j’en vois d’abord l’éclat et j’en suis ébloui. La puissance, la grandeur, les plaisirs et tous les biens sensibles accompagnent les richesses, et je ne puis douter qu’il ne faille être riche pour être heureux. De même, si je me sers de mes oreilles, j’entends que tous les hommes estiment les richesses, qu’on ne parle que des moyens d’en avoir, que l’on loue et que l’on honore sans cesse ceux qui les possèdent. Ce sens et tous les autres me disent donc qu’il faut être riche pour être heureux. Que si je me ferme les yeux et les oreilles, et que j’interroge mon imagination, elle me représentera sans cesse ce que mes yeux auront vu, ce qu’ils auront lu et ce que mes oreilles auront entendu à l’avantage des richesses. Mais elle me représentera encore ces choses tout d’une autre mánière que mes sens, car l’imagination augmente toujours les idées des choses qui ont rapport au corps et que l’on aime. Si je la laisse donc faire elle me conduira bientôt dans un palais enchanté semblable à ceux dont les poëtes et les faiseurs de romans font des descriptions si magnifiques, et là je verrai des beautés qu’il est inutile que je décrive, lesquelles me convaincront que le dieu des richesses qui l’habite est le seul capable de me rendre heureux. Voilà ce que mon corps est capable de me persuader, car il ne parle que pour lui, et il est nécessaire pour son bien que l’imagination s’abatte devant la grandeur et l’éclat des richesses.

Mais si je considère que le corps est infiniment au-dessous de l’esprit, qu’il ne peut en être le maître, qu’il ne peut l’instruire de la vérité ni produire en lui la lumière ; et que dans cette vue je rentre en moi-même, et que je me demande, ou plutôt (puisque je ne suis pas à moi-même, ni mon maître, ni ma lumière) si je m’approche de Dieu, et que, dans le silence de mes sens et de mes passions, je lui demande si je dois préférer les richesses à la vertu ou la vertu aux richesses, j’entendrai une réponse claire et distincte de ce que je dois faire ; réponse éternelle qui a toujours été dite, qui se dit et qui se dira toujours, réponse qu’il n’est pas nécessaire que j’explique, parce que tout la monde la sait, ceux qui lisent ceci et ceux qui ne le lisent pas ; qui n’est ni grecque, ni latine, ni française, ni allemande, et que toutes les nations conçoivent : réponse enfin qui console les justes dans leur pauvreté et qui console les pêcheurs au milieu de leurs richesses. J’entendrai cette réponse et j’en demeurerai convaincu. Je me rirai des visions de mon imagination et des illusions de mes sens. L’homme intérieur qui est en moi se moquera de l’homme animal et terrestre que je porte. Enfin l’homme nouveau croitra et le vieil homme sera détruít, pourvu néanmoins que j’obéisse toujours à la voix de celui qui me parle si clairement dans le plus secret de ma raison et qui, s’étant rendu sensible pour s’accommoder à ma faiblesse et à ma corruption, et pour me donner la vie parce qui me donnait la mort, me parle encore d’une manière très-forte, très-vive et très-familière par mes sens, je veux dire par la prédication de son Évangile. Que si je l'interroge dans toutes les questions métaphysiques, naturelles, et de pure philosophie, aussi bien que dans celles qui regardent le règlement des mœurs, j’aurai toujours un maître fidèle qui ne me trompera jamais : non-seulement je serai chrétien, mais je serai philosophe ; je penserai bien et j’aimerai de bonnes choses ; en un mot. je suivrai le chemin qui conduit à toute la perfection dont je suis capabale, et par la grâce et par la nature.

Il faut donc conclure de tout ce que j’ai dit que, pour faire le meilleur usage qui se puisse des facultés de notre âme, de nos sens, de notre imagination et de notre esprit, nous ne devons les appliquer qu’aux choses pour lesquelles elles nous sont données. Il faut distinguer avec soin nos sensations et nos imaginations d’avec nos idées pures, et juger selon nos sensations et nos imaginations des rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre, sans nous en servir pour découvrir les vérités qu’elles confondent toujours, et il faut nous servir des idées pures de l’esprit pour découvrir les vérités sans nous en servir pour juger des rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre, parce que ces idées n’ont jamais assez d’étendue pour nous les représenter parfaitement.

Il est impossible que les hommes connaissent assez toutes les figures et tous les mouvements des petites parties de leur corps et de leur sang. et de celles d’un certain fruit dans un certain temps de leur maladie, pour connaître qu’il y a un rapport de convenance entre ce fruit et leur corps, et que s’ils en mangent ils seront guéris. Ainsi nos sens seuls sont plus utiles à la conservation de notre santé que les règles de la médecine expérimentale, et la médecine expérimentale que la médecine raisonnée. Mais la médecine raisonnée, qui défère beaucoup à l’expérience et encore plus aux sens, est la meilleure, parce qu’il faut joindre toutes ces choses ensemble.

On se peut donc servir de sa raison en toutes choses, et c’est le privilège qu’elle a sur les sens et sur l’imagination, qui sont limités aux choses sensibles ; mais il faut s’en servir avec règle. Car quoique ce soit la principale partie de nous-mêmes, il arrive souvent qu’on se trompe en la laissant trop agir, parce qu’elle ne peut assez agir sans se lasser : je veux dire qu’elle ne peut assez connaître pour bien juger, et que cependant on veut juger.


LIVRE QUATRIÈME.


DES INCLINATIONS, OU DES MOUVEMENTS NATURELS DE L’ESPRIT.




CHAPITRE PREMIER.


I. Les esprits doivent avoir des inclinations, comme les corps ont des mouvements. — II. Dieu ne donne aux esprits du mouvement que pour lui. — III. Les esprits ne se portent aux biens particuliers que par le mouvement qu’ils ont pour le bien en général. — IV. Origine des principales inclinations naturelles, qui feront la division de ce quatrième livre.


Il ne serait pas nécessaire de traiter des inclinations naturelles, comme nous allons le faire dans ce quatrième livre, ni des passions, comme nous ferons dans le suivant, pour découvrir les causes des erreurs des hommes, si l’entendement ne dépendait point de la volonté dans la perception des objets ; mais parce qu’il reçoit d’elle sa direction, que c’est elle qui le détermine et qui l’applique à quelques objets plutôt qu’à d’autres ; il est absolument nécessaire de bien comprendre ses inclinations, afin de pénétrer les causes des erreurs auxquelles nous sommes sujets.

I. Si Dieu, en créant ce monde, eût produit une matière infiniment étendue sans lui imprimer aucun mouvement, tous les corps n’auraient point été différents les uns des autres ; tout ce monde visible ne serait encore à présent qu’une masse de matière ou d’étendue, qui pourrait bien servir à faire connaître la grandeur et la puissance de son auteur ; mais il n’y aurait pas cette succession de formes et cette variété de corps, qui fait toute la beauté de l’univers, et qui porte tous les esprits à admirer la sagesse infinie de celui qui le gouverne.

Or il me semble que les inclinations des esprits sont au monde spirituel ce que le mouvement est au monde matériel, et que si tous les esprits étaient sans inclinations, ou s’ils ne voulaient jamais rien, il ne se trouverait pas dans l’ordre des choses spirituelles cette variété qui ne fait pas seulement admirer la profondeur de la sagesse de Dieu, comme fait la diversité qui se rencontre dans les choses matérielles ; mais aussi sa miséricorde, sa justice, sa bonté, et généralement tous ses autres attributs. La différence des inclinations fait donc dans les esprits un effet assez semblable, à celui que la différence des mouvements produit dans les corps ; et les inclinations des esprits, et les mouvements des corps font ensemble toute la beauté des êtres créés. Ainsi tous les esprits doivent avoir quelques inclinations, de même que les corps ont différents mouvements. Mais tâchons de découvrir quelles inclinations ils doivent avoir.

Si notre nature n’était point corrompue, il ne serait pas nécessaire de chercher par la raison, ainsi que nous allons faire, quelles doivent être les inclinations naturelles des esprits créés : nous n’aurions pour cela qu’à nous consulter nous-mêmes, et nous reconnaîtrions par le sentiment intérieur, que nous avons de ce qui se passe en nous, toutes les inclinations que nous devons avoir naturellement. Mais parce que nous savons par la foi que le péché a renversé l’ordre de la nature, et que la raison même nous apprend que nos inclinations sont déréglées, comme on le verra mieux dans la suite, nous sommes obligés de prendre un autre tour. Ne pouvant nous fier à ce que nous sentons, nous sommes obligés d’expliquer les choses d’une manière plus relevée ; mais qui semblera sans doute peu solide à ceux qui n’estiment que ce qui se fait sentir.

II. C’est une vérité incontestable que Dieu ne peut avoir d’autre fin principale de ses opérations que lui-même, et qu’il peut avoir plusieurs fins moins principales, qui tendent toutes à la conservation des êtres qu’il a créés. Il ne peut avoir d’autre fin principale que lui-même ; parce qu’il ne peut pas errer ou mettre sa dernière fin dans les êtres qui ne renferment pas toute sorte de biens. Mais il peut avoir pour fin moins principale la conservation des êtres créés ; parce que, participant tous de sa bonté, ils sont nécessairement bons, et même très bons selon l’Écriture, valde bona. Ainsi Dieu les aime, et c’est même son amour qui les conserve ; car tous les êtres ne subsistent que parce que Dieu les aime. Diligis omnia quae sunt, dit le Sage, et nihil odisti eorum quae fecisti : nec enim odiens aliquid constituisti et fecisti. Quomodo auteur posset aliquid permanere, nisi tu voluisses ; aut quod a te vocatum non esset conservaretur ? En effet, il n’est pas possible de concevoir que des choses, qui ne plaisent pas à un être infiniment parfait et tout-puissant, subsistent, puisque toutes choses ne subsistent que par sa volonté. Dieu veut donc sa gloire comme sa fin principale et la conservation de ses créatures, mais pour sa gloire.

Les inclinations naturelles des esprits étant certainement des impressions continuelles de la volonté de celui qui les a créés et qui les conserve, il est, ce me semble, nécessaire que ces inclinations soient entièrement semblables à celles de leur créateur et de leur conservateur. Elles ne peuvent donc avoir naturellement d’autre fin principale que sa gloire, ni d’autre fin seconde que leur propre conservation et celle des autres, mais toujours par rapport à celui qui leur donne l’être. Car enfin il me paraît incontestable que Dieu, ne pouvant vouloir que les volontés qu’il crée aiment davantage un moindre bien qu’un plus grand bien, c’est-à-dire qu’elles aiment davantage ce qui est moins aimable que ce qui est plus aimable : il ne peut créer aucune créature sans la tourner vers lui-même et lui commander de l’aimer plus que toutes choses, quoiqu’il puisse la crée libre et avec puissance de se détacher et de se détourner de lui.

III. Comme il n’y a proprement qu’un amour en Dieu, qui est l’amour de lui-même ; et que Dieu ne peut rien aimer que par cet amour, puisque Dieu ne peut rien aimer que par rapport à lui, aussi Dieu n’imprime qu’un amour en nous, qui est l’amour du bien en général ; et nous ne pouvons rien aimer que par cet amour, puisque nous ne pouvons rien aimer qui ne soit ou qui ne paraisse un bien. C’est l’amour du bien en général qui est le principe de tous nos amours particuliers, parce qu’en effet cet amour n’est que notre volonté ; car, comme j’ai déjà dit ailleurs, la volonté n’est autre chose que l’impression continuelle de l’auteur de la nature, qui porte l’esprit de l’homme vers le bien en général. Certainement il ne faut pas s’imaginer que cette puissance que nous avons d’aimer vienne ou dépende de nous. Il n’y a que la puissance de mal aimer, ou plutôt de bien aimer ce que nous ne devons point aimer, qui dépende de nous ; parce qu’étant libres nous pouvons déterminer et nous déterminons, en effet, à des biens particuliers, et par conséquent à de faux biens, le bon amour que Dieu ne cesse point d’imprimer en nous, tant qu’il ne cesse point de nous conserver.

Mais non seulement notre volonté, ou notre amour pour le bien en général vient de Dieu, nos inclinations pour des biens particuliers, lesquelles sont communes à tous les hommes, quoique inégalement fortes dans tous les hommes, comme notre inclination pour la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous sommes unis par la nature, sont encore des impressions de la volonté de Dieu sur nous ; car j’appelle ici indifféremment du nom d’inclination naturelle toutes les impressions de l’auteur de la nature, qui sont communes à tous les esprits.

IV. Je viens de dire que Dieu aimait ses créatures, et que c’était même son amour qui leur donnait et leur conservait l’être. Ainsi, Dieu imprimant sans cesse en nous un amour pareil au sien, puisque c’est sa volonté qui fait et qui règle la nôtre, il donne aussi toutes ces inclinations naturelles qui ne dépendent point de notre choix, et qui nous portent nécessairement à la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous vivons.

Car, quoique le péché ait corrompu toutes choses, il ne les a pas détruites. Quoique nos inclinations naturelles n’aient pas toujours Dieu pour fin par le choix libre de notre volonté, elles ont toujours Dieu pour fin dans l’institution de la nature ; car Dieu qui les produit et qui les conserve en nous, ne les produit et ne les conserve que pour lui. Tous les pécheurs tendent à Dieu par l’impression qu’ils reçoivent de Dieu, quoiqu’ils s’en éloignent par l’erreur et l’égarement de leur esprit. Ils aiment bien, car on ne peut jamais mal aimer, puisque c’est Dieu qui fait aimer. Mais ils aiment de mauvaises choses, mauvaises seulement parce que Dieu, qui donne même aux pécheurs le pouvoir d’aimer, leur défend de les aimer, à cause que depuis le péché elles les détournent de son amour : car les hommes, s’imaginant que les créatures causent en eux le plaisir qu’ils sentent à leur occasion, se portent avec fureur vers les corps, et tombent dans un entier oubli de Dieu, qui ne paraît point à leurs yeux.

Nous avons donc encore aujourd’hui les mêmes inclinations naturelles, ou les mêmes impressions de l’auteur de la nature qu’avait Adam avant son péché. Nous avons même les inclinations qu’ont les bienheureux dans le Ciel, car Dieu ne fait et ne conserve point des créatures, qu’il ne leur donne un amour pareil au sien. Il s’aime, il nous aime, il aime toutes ses créatures : il ne fait donc point d’esprits qu’il ne les porte à l’aimer, à s’aimer, et à aimer toutes les créatures.

Mais comme toutes nos inclinations ne sont que des impressions de l’auteur de la nature lesquelles nous portent à l’aimer, et toutes choses pour lui, elles ne peuvent être réglées que lorsque nous aimons Dieu de toutes nos forces, et toutes choses pour Dieu, par le choix libre de notre volonté ; car nous ne pouvons sans injustice abuser de l’amour que Dieu nous donne pour lui en aimant par cet amour autre chose que lui et sans rapport à lui. Ainsi, nous connaissons présentement non seulement quelles sont nos inclinations naturelles, mais encore quelles elles doivent être, afin qu’elles soient bien réglées et selon l’institution de leur auteur.

Nous avons donc, premièrement une inclination pour le bien en général, laquelle est le principe de toutes nos inclinations naturelles, de toutes nos passions et de tous les amours libres de notre volonté.

En second lieu nous avons de l’inclination pour la conservation de notre être ou de notre bonheur.

En troisième lieu, nous avons tous de l’inclination pour les autres créatures, lesquelles sont utiles ou à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons. Nous avons encore beaucoup d’autres inclinations particulières qui dépendent de celles-ci, mais nous en perlerons peut-être ailleurs. Nous prétendons seulement rapporter dans ce quatrième Livre les erreurs de nos inclinations à ces trois chefs : à l’inclination que nous avons pour le bien en général, à l’amour de nous-mêmes et à l’amour du prochain.


CHAPITRE II.
I. L’inclination pour le bien en général est le principe de d’inquiétude de notre volonté. — II. Et par conséquent de notre peu d’application et de notre ignorance. — III. Premier exemple, la morale peu connue du commun des hommes. — IV. Second exemple, l’immortalité de l’âme contestée par quelques personnes. — V. Que notre ignorance est extrême à l’égard des choses arbitraires, ou qui n’ont guère de rapport à nous.


I. Cette vaste capacité qu’a la volonté pour tous les biens en général, à cause qu’elle n’est faite que pour un bien qui renferme en soi tous les biens, ne peut être remplie par toutes les choses que l’esprit lui représente ; et cependant ce mouvement continuel que Dieu lui imprime vers le bien ne peut s’arrêter. Ce mouvement, ne cessant jamais, donne nécessairement à l’esprit une agitation continuelle ; la volonté qui cherche ce qu’elle désire oblige l’esprit de se le représenter sous toutes sortes d’objets. L’esprit se les représente, mais l’âme ne les goûte pas ; ou, si elle les goûte, elle ne s’en contente pas. L’âme ne les goûte pas, parce que souvent la vue de l’esprit n’est point accompagnée de plaisir ; car c’est par le plaisir que l’âme goûte son bien ; et l’âme ne s’en contente pas, parce qu’il n’y a rien qui puisse arrêter le mouvement de l’àme que celui qui le lui imprime. Tout ce que l’esprit se représente comme son bien est fini ; et tout ce qui est fini peut détourner pour un moment notre amour, mais il ne peut le fixer. Lorsque l’esprit considère des objets fort nouveaux et fort extraordinaires, ou qui tiennent quelque chose de l’infini, la volonté souffre pour quelque temps qu’il les examine avec attention, parce qu’elle espère y trouver ce qu’elle cherche, et que ce qui paraît infini porte le caractère de son vrai bien ; mais, avec le temps, elle s’en dégoûte aussi bien que des autres. Elle est donc toujours inquiète, parce qu’elle est portée à chercher ce qu’elle ne peut jamais trouver et ce qu’elle espère toujours de trouver ; et elle aime le grand, l’extraordinaire et ce qui tient de l’infini, parce que, n’ayant pas trouvé son vrai bien dans les choses communes et familières, elle s’imagine le trouver dans celles qui ne lui sont point connues. Nous ferons voir, dans ce chapitre, que l’inquiétude de notre volonté est une des principales causes de l’ignorance où nous sommes et des erreurs où nous tombons sur une infinité de sujets ; et, dans les deux suivants, nous expliquerons ce que produit en nous l’inclination que nous avons pour tout ce qui a quelque chose de grand et d’extraordinaire.

II. Il est assez évident par les choses que l’on a dites, premièrement, que la volonté n’applique guère l’entendement qu’à des objets qui ont quelque rapport avec nous, et qu’elle néglige fort les autres ; car, souhaitant toujours la félicité avec ardeur et par l’impression de la nature, elle ne tourne l’entendement que vers les choses qui nous paraissent utiles et qui nous causent quelque plaisir.

Secondement, que la volonté ne permet pas que l’entendement s’occupe long-temps à des choses même qui lui donnent quelque plaisir, parce que, comme on vient de dire, toutes les choses créées peuvent bien nous plaire pour quelque temps, mais nous nous en dégoûtons bientôt après, et alors notre esprit s’en détourne et cherche ailleurs de quoi se satisfaire.

Troisièmement, que la volonté est excitée à faire ainsi courir l’esprit d’objet en objet, parce qu’il n’est jamais sans lui représenter coufusément, et comme de loin, celui qui contient en soi tous les êtres, comme nous l’avons dit dans le troisième livre. Car la volonté voulant, pour ainsi dire, approcher davantage de soi son vrai bien pour en être touchée et pour en recevoir le mouvement qui l’anime, elle excite l’entendement à se le représenter par quelque endroit. Mais alors ce n’est plus l’être général et universel, ce n’est plus l’être infiniment parfait que l’esprit aperçoit ; c’est quelque chose de borné et d’imparfait, qui ne pouvant arrêter le mouvement de la volonté ni lui plaire long-temps, elle l’abandonne pour courir après quelque autre objet.

Cependant l’attention et l’application de l’esprit étant absolument nécessaire pour découvrir les vérités un peu cachées, il est manifeste que le commun des hommes doit être dans une ignorance très-grossière à l’égard même des choses qui ont quelque rapport à eux, et qu’ils sont dans un aveuglement inconcevable à l’égard de toutes les vérités abstraites et qui n’ont point de rapport sensible avec eux. Mais il faut lâcher de faire sentir ces choses par des exemples.

III. Il n’y a point de science qui ait tant de rapport à nous que la morale ; c’est elle qui nous apprend tous nos devoirs à l’égard de Dieu, de notre prince, de nos parents, de nos amis, et généralement de tout ce qui nous environne. Elle nous enseigne même le chemin qu’il faut suivre pour devenir éternellement heureux ; et tous les hommes sont dans une obligation essentielle, ou plutôt dans une nécessité indispensable de s’y appliquer uniquement. Cependant il y a six mille ans qu’il y a des hommes, et cette science est encore fort imparfaite.

Cette partie de la morale qui regarde ce que l’on doit à Dieu, et qui sans doute est la principale, puisqu’elle a rapport à l’éternité, n’a presque point été connue des plus savants, et l’on trouve encore à présent des personnes d’esprit qui n’en ont aucune connaissance. Cependant c’est la partie de la morale la plus facile ; car, premièrement, quelle difficulté y a-t-il à reconnaître qu’il y a un Dieu ? Tout ce que Dieu a fait le prouve ; tout ce que les hommes et les bêtes font le prouve ; tout ce que nous pensons, tout ce que nous voyons, tout ce que nous sentons le prouve ; en un mot, il n’y a rien qui ne prouve l’existence de Dieu ou qui ne la puisse prouver zi des esprits attentifs et qui s’appliquent sérieusement à rechercher l’auteur de toutes choses.

En second lieu, il est évident qu’il faut suivre les ordres de Dieu pour être heureux ; car, étant puissant et juste, on ne peut lui désobéir sans être puni, ni lui obéir sans être récompensé. Mais que demande-t-il de nous ? Que nous l’aimions, que notre esprit soit occupé de lui, que notre cœur soit tourné vers lui. Car pourquoi a-t-il créé les esprits ? Certainement il ne peut rien faire que pour lui : il ne nous a donc faits que pour lui, et nous sommes indispensable ment obligés à ne point détourner ailleurs l’impression d’amour qu’il conserve sans cesse en nous afin que nous l’aimions sans cesse.

Ces vérités ne sont pas fort difficiles à découvrir pour peu que l’on s’y applique. Cependant ce seul principe de morale : que pour être vertueux et heureux, il est absolument nécessaire d’aimer Dieu sur toutes choses et en toutes choses, est le fondement de toute la morale chrétienne. Il ne faut pas aussi s’appliquer extrêmement pour en tirer toutes les conséquences dont nous avons besoin, pour établir les règles générales de notre conduite, quoiqu’il y ait très-peu de personnes qui les firent, et que l’on dispute encore tous les jours sur des questions de morale qui sont des suites immédiates et nécessaires d’un principe aussi évident qu’est celui-là.

Les géomètres font toujours quelques nouvelles découvertes dans leur science ; ou, s’ils ne la perfectionnent pas beaucoup, c’est qu’ils ont déjà tiré de leurs principes les conséquences les plus utiles et les plus nécessaires. Mais la plupart des hommes semblent incapables de rien conclure du premier principe de la morale : toutes leurs idées s’évanouissent et se dissipent lorsqu’ils veulent seulement y penser, parce qu’ils ne le veulent pas comme il faut ; et ils ne le veulent pas parce qu’ils ne le goûtent pas ou parce qu’ils s’en dégoûtent trop tôt après qu’ils l’ont goûté. Ce principe est abstrait, métaphysique, purement intelligible : il ne se sent pas, il ne s’imagine pas. Il ne parait donc pas solide à des yeux charnels ou à des esprits qui ne voient que par les yeux. Il ne se trouve rien dans la considération sèche et abstraite de ce principe qui puisse faire cesser l’inquiétude de leur volonté et qui puisse fixer la vue de leur esprit pour le considérer avec quelque attention. Quelle espérance donc qu’ils le voient bien, qu’ils le comprennent bien et qu’ils en concluent directement ce qu’ils en doivent conclure ?

Si les hommes ne comprenaient qu’imparfaitement cette proposition de géométrie : que les côtés des triangles semblables sont proportionnels entre eux, certainement ils ne seraient pas de grands géomètres. Mais si, outre cette vue confuse et imparfaite de cette proposition fondamentale de géométrie, ils avaient encore quelque intérêt que les côtés des triangles semblables ne fussent pas proportionnels, et que la fausse géométrie fut aussi commode pour leurs inclinations perverses que la fausse morale, ils pourraient bien faire des paralogismes aussi absurdes en géométrie qu’en matière de morale, parce que leurs erreurs leur seraient agréables, et que la vérité ne ferait que les embarrasser, que les étourdir et que les fâcher.

Il ne faut donc pas s’étonner de l’aveuglement des hommes qui vivaient dans les siècles passés, pendant lesquels l’idolâtrie régnait dans le monde, ou de ceux qui vivent maintenant, et qui ne sont point encore éclairés par la lumière de l’Évangile. Il fallait que la sagesse éternelle se rendît enfin sensible pour instruire des hommes qui n’interrogent que leurs sens. Il y avait quatre mille ans que la vérité parlait à leur esprit ; mais ne rentrant point dans eux-mêmes, ils ne l’entendaient pas : il fallait qu’elle parlât à leurs oreilles. La lumière qui éclaire tous les hommes luisait dans leurs ténèbres sans les dissiper, ils ne pouvaient même la regarder ; il fallait que la lumière intelligible se voilât et se rendit visible ; il fallait que le Verbe se fit chair, et que la sagesse cachée et inaccessible aux hommes charnels les instruisit d’une manière charnelle, carnaliter, dit saint Bernard[130]. La plupart des hommes, et principalement les pauvres, qui sont le plus digne objet de la miséricorde et de la providence du Créateur, ceux qui sont obligés de travailler pour gagner leur vie, sont extrêmement grossiers et stupides : ils n’entendent que parce qu’ils ont des oreilles, et ils ne voient que parce qu’ils ont des yeux. Ils sont incapables de rentrer en eux-mêmes par quelque effort d’esprit, pour y interroger la vérité dans le silence de leurs sens et de leurs passions. Ils ne peuvent s’appliquer à la vérité, parce qu’ils ne peuvent la goûter ; et souvent ils ne s’avisent pas même de s’y appliquer, parce qu’ils ne s’avisent pas de s’appliquer à ce qui ne les touche pas. Leur volonté inquiète et volage tourne incessamment la vue de leur esprit vers tous les objets sensibles qui leur plaisent et qui les divertissant par leur variété ; car la multiplicité et la diversité des biens sensibles sont cause que l’on en reconnaît moins la vanité, et que l’on est toujours dans Vespérance d’y rencontrer le vrai bien que l’on désire.

Ainsi, quoique les conseils que Jésus-Christ, comme homme, comme auteur de notre foi, nous donne dans l’Évangile, soient beaucoup plus proportionnes à la faiblesse de notre esprit que ceux que le même Jésus-Christ, comme sagesse éternelle, comme vérité intérieure, comme lumière intelligible, nous inspire dans le plus secret de notre raison ; quoique Jésus-Christ rende ces conseils agréables par sa grâce, sensibles par son exemple, convaincants par ses miracles, les hommes sont si stupides et si incapables de réflexion, même sur les choses qu’il leur est de la dernière conséquence de bien savoir, qu’íls n’y pensent presque jamais comme ils le doivent. Peu de gens voient la beauté de l’Évangile ; peu de gens conçoivent la solidité et la nécessité des conseils de Jésus-Christ ; peu les méditent, peu s’en nourrissent et s’en fortifient, l’agitation continuelle de la volonté qui cherche le goût du bien ne permettant pas que l’on s’arrête à des vérités qui semblent Pen priver. Voici une autre preuve de ce que je dis.

IV. Les impies doivent sans doute se mettre fort en peine de savoir si leur âme est mortelle, comme ils le pensent, ou si elle est immortelle, comme la foi et la raison nous l’apprennent. C’est là une chose de la dernière conséquence pour eux, il y va de leur éternité, et le repos même de leur esprit en dépend. D’où vient donc qu’ils ne le savent pas, ou qu’ils demeurent dans le doute, si ce n’est qu’ils ne sont pas capables d’une attention un peu sérieuse, et que leur volonté inquiète et corrompue ne permet pas à leur esprit de regarder fixement les raisons, qui sont contraires aux sentiments qu’ils voudraient être véritables ? Car enfin est-ce une chose si difficile à reconnaître que la différence qu’il y a entre l’âme et le corps, entre ce qui pense et ce qui est étendu ? Faut-il apporter une si grande attention d’esprit pour voir qu’une pensée n’est rien de rond ni de carré, que l’étendue n’est capable que de différentes figures et de différents mouvements, et non pas de pensée et de raisonnement, et qu’ainsi ce qui pense et ce qui est étendu sont deux êtres tout à-fait opposés ? Cependant cela seul suffit pour démontrer que l’âme est immortelle, et qu’elle ne peut périr quand même le corps serait anéanti.

Lorsqu’une substance périt, il est vrai que les modes ou les manières d’être de cette substance périssent avec elle. Si un morceau de cire était anéanti, il est vrai que les figures de cette cire seraient aussi anéanties avec elle, parce que la rondeur, par exemple, de la cire, n’est en effet que la cire même d’une telle façon ; ainsi elle ne peut subsister sans la cire. Mais quand Dieu détruirait toute la cire qui est au monde, il ne s’ensuivrait pas pourtant de là qu’aucune autre substance ni que les modes d’aucune autre substance fussent anéantis. Toutes les pierres, par exemple, subsisteraient avec tous leurs modes, parce que les pierres sont des substances ou des êtres, et non pas des manières d’être de la cire.

De même, quand Dieu anéantirait la moitié de quelque corps, il ne s’ensuivrait pas que l’autre moitié fût anéantie. Cette dernière moitié est unie avec l’autre, mais elle n’est pas une avec elle. Ainsi. une moitié étant anéantie, il s’ensuit bien, selon la lumière de la raison, que l’autre moitié n’y a plus de rapport, mais il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit plus, puisque son être étant différent, il ne peut être réduit au néant par l’anéantissement de l’autre. Il est donc clair que la pensée n’étant point la modification de l’étendue, notre âme n’est point anéantie, quand même on supposerait que la mort anéantirait notre corps.

Mais on n’a pas raison de s’imaginer que le corps même soit anéanti lorsqu’il est détruit. Les parties qui le composent se dissipent en vapeurs et se résolvent en poussière : on ne les voit plus et on ne les reconnaît plus. Il est vrai, mais on n’en doit pas conclure qu’elles ne sont plus, car l’esprit les aperçoit toujours. Si l’on sépare un grain de moutarde en deux, en quatre, en vingt parties, on l’anéantit à nos yeux, car on ne le voit plus ; mais on ne l’anéantit pas en lui-même, on ne l’anéantit pas à l’esprit, car l’esprit le voit, quand même on le diviserait en mille ou cent mille parties.

C’est une notion commune à tout homme qui se sert plutôt de sa raison que de ses sens, que rien ne peut s’anéantir par les forces ordinaires de la nature ; car de même qu’il ne se peut faire naturellement quelque chose de rien, il ne se peut faire aussi qu’une substance ou qu’un être devienne rien. Le passage de l’être au néant, ou du néant à l’être, est également impossible. Les corps peuvent donc se corrompre, si l’on veut appeler corruption les changements qui leur arrivent, mais ils ne peuvent pas s’anéantir. Ce qui est rond peut devenir carré, ce qui est chair peut devenir terre, vapeur, et tout ce qu’il vous plaira, car toute étendue est capable de toute sorte de configuration ; mais la substance de ce qui est rond et de ce qui est chair ne peut périr. Il y a certaines lois établies dans la nature, selon lesquelles les corps changent successivement de formes, parce que la variété successive de ces formes fait la beauté de l’univers, et donne de Yadmiratíon pour son auteur ; mais il n’y a point de loi dans la nature pour l’anéantissement d’aucun être, parce que le néant n’a rien de beau ni rien de bon, et que l’auteur de la nature aime son ouvrage. Les corps peuvent donc changer, mais ils ne peuvent pas périr.

Mais si en s’arrêtant au rapport de ses sens on veut soutenir avec opíniàtreté que la résolution des corps est un véritable anéantissement, à cause que les parties dans lesquelles ils se résolvent sont imperceptibles à nos yeux ; qu’on se souvienne au moins que les corps ne peuvent se diviser en ces parties imperceptibles que parce qu’ils sont étendus ; car si l’esprit n’est point étendu il ne sera pas divisible, et s’il n’est pas divisible il faudra demeurer d’accord qu’en ce sens il ne sera pas corruptible. Mais comment pourrait-on s’imaginer que l’esprit fût étendu et divisible ? On peut par une ligne droite couper un carré en deux triangles ; en deux parallélogrammes, en deux trapèzes, mais par quelle ligne peut-on concevoir qu’un plaisir, qu’une douleur, qu’un désir se puissent couper, et quelle figure résulterait de cette division ? Certainement je ne crois pas que l’imagination soit assez féconde en fausses idées pour se satisfaire là-dessus.

L’esprit n’est donc point étendu, il n’est point divisible, il n’est point susceptible des mêmes changements que le corps ; néanmoins il faut tomber d’accord qu’il n’est pas immuable par sa nature. Si le corps est capable d’un nombre infini de différentes figures et de différentes configurations, l’esprit est aussi capable d’un nombre infini de différentes idées et de différentes modifications ; Comme après notre mort la substance de notre chair se résoudra en terre, en vapeurs, et en une infinité d’autres corps sans s’anéantir, de même notre âme, sans rentrer dans le néant, aura des pensées et des sentiments bien différents de ceux qu’elle a pendant cette vie. Il est nécessaire, maintenant que nous vivons, que notre corps soit composé de chair et d’os ; il est aussi nécessaire pour vivre que notre âme ait les idées et les sentiments qu’elle a par rapport au corps auquel elle est unie. Mais lorsqu’elle sera séparée de son corps, elle sera en pleine liberté de recevoir de toutes sortes d’idées et de modifications bien ditlérentes de celles qu’elle a présentement, comme notre corps de son cote sera capable de recevoir de toutes sortes de ñgures et de conñgirations bien différentes de celles qu’il est nécessaire qu’il ait pour être le corps d’un homme vivant.

Les choses que je viens de dire font ce me semble assez voir que l’immortalité de l’àme n’est pas une chose si difficile à comprendre. D’où peut donc venir que tant de gens en doutent, si ce n’est qu’il ne leur plaît pas d’apporter aux raisons qui la prouvent le peu d’attention qui est nécessaire pour s’en convaincre ? Et d’où vient qu’ils ne le veulent pas, si ce n’est que leur volonté étant inquiète et inconstante agite sans cesse leur entendement, de sorte qu’il n’a pas le loisir d’apercevoir distinctement les idées mêmes qui lui sont les plus présentes, comme sont celles de la pensée et de l’étendue ; de même qu’un homme agité par quelque passion, et qui tourne incessamment les yeux de tous côtés, ne distingue pas le plus souvent les objets les plus proches et les plus exposés à sa vue ; car enfin la question de l’immortalité de l’âme est une des questions les plus faciles à résoudre, lorsque sans écouler son imagination l’on considère avec quelque attention d’esprit l’idée claire et distincte de l’étendue et le rapport qu’elle peut avoir avec la pensée ?

Si l’inconstance et la légèreté de notre volonté ne permet pas à notre entendement de pénétrer le fond des choses qui lui sont très-présentes et qu’il nous est de la dernière conséquence de savoir ; il est facile de juger qu’elle nous permettra encore moins de méditer celles qui sont éloignées et qui n’ont aucun rapport à nous. De sorte que si nous sommes dans une ignorance très-grossière de la plupart des choses qu’il nous est très-nécessaire de savoir, nous ne serons pas fort éclairés dans celles qui nous paraissent entièrement vaines et inutiles.

ll n’est pas fort nécessaire que je m’arrète à prouver ceci par des exemples ennuyeux et qui ne renferment point de vérités considérales, car s’il y a des choses que l’on doive ignorer ce sont celles qui ne servent à rien. Quoiqu’il y ait peu de gens qui s’appliquent sérieusement à des choses entièrement vaines et inutiles, il n’y en a encore que trop ; mais il ne peut y avoir trop de gens qui ne s’y appliquent pas et qui les méprisent, pourvu seulement qu’ils n’en jugent pas. Ce n’est pas un défaut à un esprit borné que de ne pas savoir certaines choses, c’est seulement un défaut d’en juger. L'ignorance est un mal nécessaire, mais on peut et on doit éviter l’erreur. Ainsi je ne condamne pas dans les hommes l'ignorance de beaucoup de choses, mais seulement les jugements téméraires qu’ils en portent.

V. Lorsque les choses ont beaucoup de rapport à nous, qu’elles sont sensibles et qu’elles tombent aisément sous l’imagination, l’on peut dire que l’esprit s’y applique et qu’il en peut avoir quelque connaissance. Car lorsque nous savons que des choses ont rapport à nous, nous y pensons avec quelque inclination ; et lorsque nous sentons qu’elles nous touchent, nous nous y appliquons avec plaisir. De sorte que nous devrions être plus savants que nous ne sommes dans beaucoup de choses, si l’inquiétude et l’agitation de notre volonté ne troublait et ne fatiguait sans cesse notre attention.

Mais lorsque les choses sont abstraites et peu sensibles, nous n’en pouvons que difficilement avoir quelque connaissance assurée, non que les vérités abstraites soient d’elles-mêmes fort embarrassées, mais à cause que l’attention et la vue de l’esprit commence et finit d’ordinaire en même temps que la vue sensible des objets, parce que l’on ne pense qu’à ce que l’on voitet que l’on sent, et qu’au tant de temps qu’on le voit et qu’on le sent.

Il est certain que si l’esprit pouvait facilement s’appliquer aux idées claires et distinctes sans être comme soutenu par quelque sentiment, et si l'inquiétude de la volonté ne détournait point sans cesse son application, nous ne trouverions pas de fort grandes difficultés dans une infinité de questions naturelles que nous regardons comme inexplorables, et nous pourrions en peu de temps nous délivrer de notre ignorance et de nos erreurs à leur égard.

C’est, par exemple, une vérité incontestable à tout homme qui fait usage de son esprit que la création et l’anéantissement surpassent les forces ordinaires de la nature. Si l’on demeurait donc attentif à cette notion pure de l’esprit et de la raison, on n’admettrait pas avec tant de facilité la création et l’anéantissement d’un nombre infini de nouveaux êtres, comme des formes substantielles, des qualités et des facultés réelles, etc. On chercherait dans les idées distinctes que l’on a de l’étendue, de la figure et du mouvement, la raison des effets naturels ; ce qui n’est pas toujours si difficile qu’on se l’imagine, car toutes les choses de la nature se tiennent et se prouvent les unes les autres.

Les effets du feu, comme ceux des canons et des mines, sont fort surprenants et leur cause est assez cachée. Néanmoins si les hommes, au lieu de s’arrêter aux impressions de leurs sens et à quelques expériences fausses ou trompeuses, s’arrêtaient fortement à cette seule notion de l’esprit pur, qu’il n’est pas possible qu’un corps qui est très-peu agité produise un mouvement violent, puisqu’il n’en peut pas donner plus qu’il n’en a lui-même, il serait facile de cela seul de conclure qu’il y a une matière subtile et invisible, qu’elle est très-agitée, qu’elle est répandue généralement dans tous les corps, et plusieurs autres choses semblables qui nous feraient connaître la nature du feu et qui nous serviraient encore à découvrir d’autres vérités plus cachées.

Car puisqu’il se fait de si grands mouvements dans un canon et dans une mine et que tous les corps visibles qui les environnent ne sont point dans une assez grande agitation pour les produire, c’est une preuve certaine qu’il y en a d’autres invisibles et insensibles qui ont pour le moins autant d’ag|tation que le boulet de canon. mais qui étant très-subtils et très-déliés peuvent tout seuls passer librement et sans rien rompre par les pores du canon avant que le feu y soit, c’est-à-dire, comme on le peut voir expliqué plus au long et avec assez de vraisemblance dans M. Descartes[131], avant qu’ils aient entouré les parties dures et grossières du salpêtre dont la poudre est composée. Mais lorsque le feu y est, c’est-à-dire lorsque ces parties très-subtiles et très-agitées ont environné les parties grossières et solides du salpêtre et leur ont ainsi communiqué leur mouvement très-fort et très-violent, alors il est nécessaire que tout crève, parce que les pores du canon, qui laissaient des passages libres de tous côtés aux parties subtiles dont nous parlons lorsqu’elles étaient seules, ne sont point assez grands pour laisser passer les parties grossières du salpêtre et quelques autres dont la poudre est composée, lorsqu’elles ont reçu l’agitation des parties subtiles qui les environnent.

Car de même que l’eau des rivières qui coule sous les ponts ne les ébranle pas à cause de la petitesse de ses parties, ainsi la matière très-subtile et très-déliée dont on vient de parler passe continuellement au travers des pores de tous les corps sans y faire des changements sensibles. Mais de même aussi que cette rivière est capable de renverser un pont lorsque, traînant dans le cours de ses eaux quelques grandes masses de glaces ou quelques autres corps plus solides, elle les pousse contre lui avec le même mouvement qu’elle a ; ainsi la matière subtile est capable de faire les effets surprenants que nous voyons dans les canons et dans les mines, lorsque ayant communiqué aux parties de la poudre qui nagent au milieu d’elle son mouvement infiniment plus violent et plus rapide que celui des rivières et des torrents, ces mêmes parties de la poudre ne peuvent pas librement passer par les pores du corps qui les enferme, à cause qu’elles sont trop grossières, de sorte qu’elles les rompent avec violence pour se faire un passage libre.

Mais les hommes ne peuvent pas si facilement se représenter des parties subtiles et déliées, et ils les regardent comme des chimères à cause qu’ils ne les voient pas. Contemplatio fere desinit cum aspectu, dit Bacon. La plupart même des philosophes aiment mieux inventer quelque nouvelle entité pour ne se pas taire sur ces choses qu’ils ignorent. Et si on objecte contre leurs fausses et incompréhensibles suppositions qu’il est nécessaire que le feu soit composé de parties très-agitées, puisqu’il produit des mouvements si violents, et qu’une chose ne peut communiquer ce qu’elle n’a pas, ce qui certainement est une objection très-claire et très-solide ; ils ne manquent pas de tout confondre par quelque distinction frivole et imaginaire, comme celle des causes équivoques et univoques, afin de paraitre dire quelque chose lorsqu’en effet. ils ne disent rien. Car enfin c’est une notion commune à des esprits attentifs qu’il ne peut pas y avoir dans la nature de véritable cause équivoque au sens qu’ils l’entendent, et que l’ignorance seule des hommes les a inventées.

Les hommes doivent donc s’attacher davantage à la considération des notions claires et distinctes s’ils veulent connaître la nature ; ils doivent un peu réprimer et arrêter l’inconstance et la légèreté de leur volonté s’ils veulent pénétrer le fond des choses, car leurs esprits seront toujours faibles, superficiels et discursifs, si leurs volontés demeurent toujours légères, inconstantes et volages.

Il est vrai qu’il y a quelque fatigue et qu’il faut se contraindre pour se rendre attentif et pour pénétrer le fond des choses que l’on veut savoir, mais on n’a rien sans peine. Il est honteux que des personnes d’esprit et des philosophes, qui sont obligés par toutes sortes de raisons à la recherche et à la défense de la vérité, parlent sans savoir ce qu’ils disent, et se contentent de termes qui ne réveillent aucune idée distincte dans les esprits attentifs.


CHAPITRE III.
I. La curiosité est naturelle et nécessaire. — II. Trois règles pour la modérer. — III. Explication de la première de ces règles.


I. Tant que les hommes auront de l’inclination pour un bien qui surpasse leurs forces et qu’ils ne le posséderont pas, ils auront toujours une secrète inclination pour tout ce qui porte le caractère du nouveau et de l’extraordinaire ; ils courront sans cesse après les choses qu’ils n’auront point encore considérées, dans l’espérance d’y trouver ce qu’ils cherchent, et, leurs esprits ne pouvant se satisfaire entièrement que par la vue de celui pour qui ils sont faits, ils seront toujours dans l’inquiétude et dans l'agitation jusqu’à ce qu’il leur paraisse dans sa gloire.

Cette disposition des esprits est sans doute très-conforme à leur état, car il vaut infiniment mieux chercher avec inquiétude la vérité et le bonheur qu’on ne possède pas, que de demeurer dans un faux repos en se contentant du mensonge et des faux biens dont on se repaît ordinairement. Les hommes ne doivent pas être insensibles à la vérité et à leur bonheur ; le nouveau et l’extraordinaire les doit donc réveiller, et il y a une curiosité qui leur doit être permise ou plutôt qui leur doit être recommandée. Ainsi les choses communes et ordinaires ne renfermant pas le vrai bien et les opinions anciennœ des philosophes étant très-incertaines, il est juste que nous soyons curieux pour les nouvelles découvertes, et toujours inquiets dans la jouissance des biens ordinaires.

Si un géomètre nous venait donner de nouvelles propositions contraires à celles d'Euclide, s’il prétendait prouver que cette science est pleine d’erreurs, comme Hobbes l’a voulu faire dans le livre qu’il a composé contre le faste des géomètres, j’avoue qu’on aurait tort de se plaire dans cette sorte de nouveauté, parce que quand on a trouvé la vérité il y faut demeurer ferme ; puisque la curiosité ne nous est donnée que pour nous porter à la découvrir. Aussi n’est-ce pas un défaut ordinaire aux géomètres d’être curieux des opinions nouvelles de géométrie. Ils se dégoûteraient bientôt d'un livre qui ne contiendrait que des propositions contraires à celles d’Euclide, parce que étant très-certains de la vérité de ces propositions par des démonstrations incontestables, toute notre curiosité cesse à leur égard ; marque infaillible que les hommes n’ont de l’inclination pour la nouveauté que parce qu’ils ne voient point avec évidence la vérité des choses qu’ils désirent naturellement de savoir et qu’ils ne possèdent point des biens infinis qu’ils souhaitent naturellement de posséder.

II. Il est donc juste que les hommes soient excités par la nouveauté et qu’ils l’aiment ; mais il y a pourtant des exceptions à faire, et ils doivent observer certaines règles qu’il est facile de tirer de ce que nous venons de dire, que l’inclination pour la nouveauté ne nous est donnée que pour la recherche de la vérité et de notre véritable bien.

Il y en a trois, dont la première est que les hommes ne doivent point aimer la nouveauté dans les choses de la foi qui ne sont point soumises à la raison ;

La seconde, que la nouveauté n’est pas une raison qui nous doive porter à croire que les choses sont bonnes ou vraies, c’est-à-dire que nous ne devons point juger que les opinions sont vraies à cause qu’elles sont nouvelles, ni que des biens sont capables de nous contenter à cause qu’ils sont nouveaux et extraordinaires et que nous ne les avons point encore possédés ;

La troisième, que lorsque nous sommes assurés d’ailleurs que des vérités sont si cachées qu’il est moralement impossible de les découvrir, et que les biens sont si petits et si minces qu’ils ne peuvent pas nous satisfaire, nous ne devons point nous laisser exciter par la nouveauté qui s’y rencontre, ni nous laisser séduire sur de fausses espérances. Mais il faut expliquer ces règles plus au long et faire voir que faute de les observer nous tombons dans un très-grand nombre d’erreurs.

III. On trouve assez souvent des esprits de deux humeurs bien différentes : les uns veulent toujours croire aveuglément, les autres veulent toujours voir évidemment. Les premiers, n’ayant presque jamais fait usage de leur esprit, croient sans discernement tout ce qu’on leur dit ; les autres, voulant toujours faire usage de leur esprit sur des matières même qui le surpassent infiniment, méprisent indifféremment toutes sortes d’autorités. Les premiers sont ordinairement des stupides et des esprits faibles, comme les enfants et les femmes ; les autres sont des esprits superbes et libertins, comme les hérétiques et les philosophes.

Il est extrêmement rare de trouver des personnes qui soient justement au milieu de ces deux excès et qui ne cherchent jamais d’évidence dans les choses de la foi par une vaine agitation d’esprit, ou qui ne croient quelquefois sans évidence des opinions fausses touchant les choses de la nature, par une déférence indiscrète et par une basse soumission d’esprit. Si ce sont des personnes de piété et fort soumises à l’autorité de l’Église, leur foi s’étend quelquefois, s’il m’est permis de le dire ainsi, jusqu’à des opinions purement philosophiques ; ils les regardent souvent avec le même respect que les vérités de la religion. Ils condamnent, par un faux zèle, avec une trop grande facilité, ceux qui ne sont pas de leur sentiment. Ils entrent dans des soupçons injurieux contre les personnes qui font de nouvelles découvertes. C’est assez, afin de passer pour libertin dans leur esprit, que de nier qu’il y ait des formes substantielles, que les animaux sentent de la douleur et du plaisir, et d’autres opinions de philosophie qu’ils croient vraies sans raison évidente, seulement à cause qu’ils s’imaginent des liaisons nécessaires entre ces opinions et les vérités de la foi.

Mais si ce sont des personnes trop hardies, leur orgueil les porte in mépriser l’autorité de l’Église, ce n’est qu’avec peine qu’ils s’y soumettent. Ils se plaisent dans des opinions dures et téméraires, ils affectent de passer pour esprits forts, et dans cette vue ils parlent des choses divines sans respect et avec une espèce de fierté. Ils méprisent comme trop crédules ceux qui parlent avec modestie de certains sentiments reçus. Enfin ils sont extrêmement portés à douter de tout et entièrement opposés à ceux qui ont une trop grande facilité à se soumettre à l’autorité des hommes.

Il est manifeste que ces deux extrémités ne valent rien et que les personnes qui ne veulent point d’évidence dans les questions naturelles sont blâmables, aussi bien que les autres qui demandent de l’évidence dans les mystères de la foi. Mais ceux qui se mettent en danger de se tromper dans des questions de philosophie en croyant trop facilement, sont sans doute plus excusables que les autres qui se mettent en danger de tomber dans quelque héresie en doutant témérairement. Car enfin il est moins dangereux de tomber dans une infinite d’erreurs de philosophie, faute de les examiner, que de tomber dans une seule hérésie, faute de se soumettre avec humilité à l’autorité de l’Église.

L’esprit se repose quand il trouve de l’évidence et il s’agite quand il n’en trouve pas, parce que l’évidence est le caractère de la vérité. Ainsi l’erreur des libertins et des hérétiques vient de ce qu’ils doutent que la vérité se rencontre dans les décisions de l’Église, parce qu’ils n’y voient pas d’évidence et qu’ils espèrent que les vérités de la foi se peuvent connaître avec évidence[132]. Or leur amour pour la nouveauté est déréglé, puisque possédant la vérité dans la foi de l’Église ils ne doivent plus rien rechercher ; outre que, les vérités de la foi étant infiniment au-dessus de leur esprit, ils ne pourraient pas les découvrir, supposé, selon leur fausse pensée, que l’Église fût tombée dans l’erreur.

Mais s’il y a plusieurs personnes qui se trompent en refusant de se soumettre à l’autorité de l’Église, il n’y en a pas moins qui se trompent en se soumettant à l’autorité des hommes. Il faut se soumettre à l’autorité de l’Église, parce qu’elle ne peut jamais se tromper ; mais il ne faut jamais se soumettre aveuglément à l’autorité des hommes, parce qu’ils peuvent toujours se tromper. Ce que l’Église nous apprend est infiniment au-dessus des forces de la raison ; ce que les hommes nous apprennent est soumis à notre raison. De sorte que si c’est un crime et une vanité insupportable que de chercher par son esprit la vérité dans les matières de la foi sans avoir égard à l’autorité de l’Église, c’est aussi une légèreté et une bassesse d’esprit méprisable que de croire aveuglément à l’autorité des hommes dans des sujets qui dépendent de la raison.

Cependant, on peut dire que la plupart de ceux que l’on appelle savants dans le monde n’ont acquis cette réputation que parce qu’ils savent par mémoire les opinions d’Aristote, de Platon, d’Èpicure et de quelques autres philosophes, qu’ils se rendent aveuglément à leurs sentiments, et qu’ils les défendent avec opiniâtreté. Pour avoir quelques degrés et quelques marques extérieures de doctrine dans les universités, il suffit de savoir les sentiments de quelques philosophes. Pourvu que l’on veuille jurer in verba magistri, avec un peu de mémoire on devient bientôt un docteur. Presque toutes les communautés ont une doctrine qui leur est propre et qu’il est défendu aux particuliers d’abandonner. Ce qui est vrai chez les uns est souvent faux chez les autres. Ils font gloire quelquefois de soutenir la doctrine de leur ordre contre la raison et l’expérience, et ils se croient obligés de donner des contorsions à la vérité ou à leurs auteurs pour les accorder l’un avec l’autre, ce qui produit un nombre infini de distinctions frivoles, lesquelles sont autant de détours qui conduisent infailliblement à l’erreur.

Si l’on découvre quelque vérité, il faut encore à présent qu’Aristote l’ait vue ; ou si Aristote y est contraire, la découverte sera fausse. Les uns font parler ce philosophe d’une façon, les autres d’une autre ; car tous ceux qui veulent passer pour savants lui font parler leur langage. Il n’y a point d’impertinence qu’on ne lui fasse dire, et il y a peu de nouvelles découvertes qui ne se trouvent énigmatiquement dans quelque recoin de ses livres. En un mot, il se contredit presque toujours, si ce n’est dans ses ouvrages, c’est au moins dans la bouche de ceux qui l’enseignent. Car encore que les philosophes protestent et prétendent même d’enseigner sa doctrine, il est difficile d’en trouver deux qui soient d’accord sur ses sentiments, parce qu’en effet les livres d’Aristote sont si obscurs et remplis de termes si vagues et si généraux, qu’on peut lui attribuer avec quelque vraisemblance les sentiments de ceux qui lui sont les plus opposés. On peut lui faire dire tout ce qu’on veut dans quelques-uns de ses ouvrages, parce qu’il n’y dit presque rien, quoiqu’il fasse beaucoup de bruit ; de même que les enfants font dire au son des cloches tout ce qu’il leur plaît, parce que les cloches font grand bruit et ne disent rien.

Il est vrai qu’il parait fort raisonnable de fixer et d’arrêter l’esprit de l’homme à des opinions particulières, afin de l’empêcher d’extravaguer. Mais quoil faut-il que ce soit par le mensonge et par l’erreur ? ou plutôt croit-on que l’erreur puisse réunir les esprits ? Que l’on examine combien il est rare de trouver des personnes d’esprit qui soient satisfaites de la lecture d’Aristote, et qui soient persuadés d’avoir acquis une véritable science après même qu’ils ont vieilli sur ses livres, et on reconnaîtra manifestement qu’il n’y a que la vérité et l’évidence qui arrêtent l’agitation de l’esprit, et que les disputes, les aversions, les erreurs et les hérésies mêmes sont entretenues et fortifiées par la mauvaise manière dont on étudie. La vérité consiste dans un indivisible, elle n’est pas capable de variété, et il n’y a qu’elle qui puisse réunir les esprits ; mais le mensonge et l’erreur ne peuvent que les diviser et les agiter.

Je ne doute pas qu’il n’y ait quelques personnes qui croient de bonne foi que celui qu’ils appellent le prince des philosophes n’est point dans l’erreur, et que c’est dans ses ouvrages que se trouve la véritable et solide philosophie. Il y a des gens qui s’imaginent que depuis deux mille ans qu’Aristote a écrit on n’a pu encore découvrir qu’il fût tombé dans quelque erreur ; qu’ainsi, étant infaillible en quelque manière, ils peuvent le suivre aveuglément et le citer comme infaillible. Mais on ne veut pas s’arrêter à répondre à ces personnes, parce qu’il faut qu’elles soient dans une ignorance trop grossière et plus digne d’être méprisée que d’être combattue. Ou leur demande seulement que s’ils savent qu’Aristote ou quelqu’un de ceux qui l’ont suivi aient jamais déduit quelque vérité des principes de physique qui lui soient particuliers, ou si peut-être ils l’ont fait eux-mêmes, qu’ils se déclarent, qu’ils l’expliquent et qu’ils le prouvent, et on leur promet de ne plus parler d’Aristote qu’avec éloge. On ne dira plus que ses principes sont inutiles, puisqu’ils auront enfin servi à prouver une vérité ; mais il n’y a pas lieu de l’espérer. Il y a déjà long-temps qu’on en a fait le défi, et M. Descartes entre autres dans ses Méditations métaphysiques, il y a près de quarante ans, avec promesse même de démontrer la fausseté de cette vérité prétendue. Et il y a grande apparence que personne ne se hasardera jamais de faire ce que les plus grands ennemis de M. Descartes et les plus zélés défenseurs de la philosophie d’Aristote n’ont point encore osé entreprendre.

Qu’il soit donc permis après cela de dire que dest aveuglement, bassesse d’esprit, stupidité, que de se rendre ainsi à l’autorité d’Aristote, de Platon, ou de quelque autre philosophe que ce soit ; que l’on perd son temps à les lire quand on n’a point d’autre dessein que d’en retenir les opinions, et qu’on le fait perdre à ceux à qui on les apprend de cette sorte. Qu’il soit permis de dire avec saint Augustin que c’est être sottement curieux que d’envoyer son fils au collège afin qu’il y apprenne les sentiments de son maître ; que les philosophes ne peuvent point nous instruire par leur autorité, et que s’ils le prétendent ils sont injustes ; que c’est une espèce de folie et d’impiété que de jurer solennellement leur défense, et enfin que c’est tenir injustement la vérité captive que de s’opposer par intérèt aux opinions nouvelles de philosophie qui peuvent être vraies, pour conserver celles que l’on sait assez être fausses ou inutiles[133].


CHAPITRE IV.
Continuation du même sujet. — I. Explication de la seconde règle de la curiosité. — II. Explication de la troisième.


I. La seconde règle que l’on doit observer, c’est que la nouveauté ne doit jamais nous servir de raison pour croire que les choses sont véritables. Nous avons déjà dit plusieurs fois que les hommes ne doivent pas se reposer dans l’erreur et dans les faux biens dont ils jouissent ; qu’il est juste qu’ils cherchent l’évidence de la vérité et le vrai bien qu’ils ne possèdent pas, et par conséquent qu’ils se portent aux choses qui leur sont nouvelles et extraordinaires ; mais ils ne doivent pas pour cela toujours s’y attacher ni croire, par légèreté d’esprit, que les opinions nouvelles sont vraies à cause qu’elles sont nouvelles, et que des biens sont véritables parce qu’ils n’en ont point encore joui. La nouveauté les doit seulement pousser à examiner avec soin les choses nouvelles ; ils ne les doivent pas mépriser, puisqu’ils ne les connaissent pas, ni croire aussi témérairement qu’elles renferment ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils espèrent.

Mais voici ce qui arrive assez souvent. Les hommes, après avoir examiné les opinions anciennes et communes, n’y ont point reconnu la lumière de la vérité. Après avoir goûté les biens ordinaires, ils n’y ont point trouvé le plaisir solide qui doit accompagner la possession du bien ; leurs désirs et leurs empressements ne se sont donc point apaisés par les opinions et les biens ordinaires. Si donc on leur parle de quelque chose de nouveau et d’extraordinaire, l’idée de la nouveauté leur fait d’abord espérer que c’est justement ce qu’ils cherchent ; et parce qu’on se flatte ordinairement et qu’on croit volontiers que les choses sont comme on souhaite qu’elles soient, leurs espérances se fortifient à proportion que leurs désirs s’augmentent, et enfin elles se changent insensiblement en des assurances imaginaires. Ils attachent ensuite si fortement l’idée de la nouveauté avec l’idée de la vérité, que l’une ne se représente jamais sans l’autre ; et ce qui est plus nouveau leur parait toujours plus vrai et meilleur que ce qui est plus ordinaire et plus commun ; bien différents en cela de quelques-uns, qui, ayant joint par aversion pour les hérésies l’idée de la nouveauté avec celle de la fausseté, s’imaginent que toutes les opinions nouvelles sont fausses et qu’elles renferment quelque chose de dangereux.

On peut donc dire que cette disposition ordinaire de l’esprit et du cœur des hommes à l’égard de tout ce qui porte le caractère de la nouveauté, est une des causes les plus générales de leurs erreurs, car elle ne les conduit presque jamais à la vérité. Lorsqu’elle les y conduit, ce n’est que par hasard et par bonheur ; et enfin elle les détourne toujours de leur véritable bien en les arrêtant dans cette multiplicité de divertissements et de faux biens dont le monde est rempli ; ce qui est l’erreur la plus dangereuse dans laquelle on puisse tomber.

II. La troisième règle contre les désirs excessifs de la nouveauté est que, lorsque nous sommes assurés d’ailleurs que des vérités sont si cachées qu’il est moralement impossible de les découvrir, et que les biens sont si petits et si minces qu’ils ne peuvent nous rendre heureux, nous ne devons pas nous laisser exciter par la nouveauté qui s’y rencontre.

Tout le monde peut savoir par la foi, par la raison et par l’expérience, que tous les biens créés ne peuvent pas remplir la capacité infinie de la volonté. La foi nous apprend que toutes les choses du monde ne sont que vanité, et que notre bonheur ne consiste pas dans les honneurs ni dans les richesses. La raison nous assure que, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de borner nos désirs et que nous sommes portés par une inclination naturelle à aimer tous les biens, nous ne pouvons devenir heureux qu’en possédant celui qui les renferme tous. Notre propre expérience nous fait sentir que nous ne sommes pas heureux dans la possession des biens dont nous jouissons, puisque nous en souhaitons encore d’autres. Enfin nous voyons tous les jours que les grands biens dont les princes et les rois même les plus puissants jouissent sur la terre, ne sont pas encore capables de contenter leurs désirs ; qu’ils ont même plus d’inquiétudes et de déplaisirs que les autres ; et qu’étant pour ainsi dire au haut de la roue de la fortune, ils doivent être infiniment plus agités et plus secoués par son mouvement que ceux qui sont au-dessous et plus proche du centre. Car enfin ils ne tombent jamais que du haut ; ils ne reçoivent jamais que de grandes blessures ; et toute cette grandeur qui les accompagne et qu’ils attachent à leur être propre ne fait que les grossir et les étendre, afin qu’ils soient capables d’un plus grand nombre de blessures et plus exposés aux coups de la fortune.

La foi donc, la raison et l’expérience, nous convaincant que les biens et les plaisirs de la terre, desquels nous n’avons point encore goûté, ne nous rendraient pas heureux quand nous les posséderions, nous devons bien prendre garde, selon cette troisième règle, à ne pas nous laisser sottement flatter d’une folle espérance de bonheur, laquelle s’augmentant peu à peu à proportion de notre passion et de nos désirs, se changerait à la fin en une fausse assurance. Car lorsqu’on est extrêmement passionné pour quelque bien on se l'imagine toujours très-grand et l’on se persuade même insensiblement que l’on sera heureux quand on le possédera.

Il faut donc résister à ces vains désirs, puisque ce serait inutilement que l’on tâcherait de les contenter ; mais principalement encore parce que quand on se laisse aller à ses passions et que l’on emploie son temps pour les satisfaire, on perd Dieu et toutes choses avec lui. On ne fait que courir d’un faux bien après un autre faux bien ; on vit toujours dans de fausses espérances ; on se dissipe, on s’agite en mille manières différentes ; on trouve partout des oppositions à cause que les biens que l’on recherche sont désirés de plusieurs et ne peuvent être possédés de plusieurs, et enfin on meurt et on ne possède plus rien. Car, comme nous apprend saint Paul[134], ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le píége du diable, et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l’abíme de la perdition et de la damnation ; car la cupidité est la racine de tous les maux.

Que si nous ne devons pas nous porter à la recherche des biens de la terre qui nous sont nouveaux, parce que nous sommes assurés que nous n’y trouverons pas le bonheur que nous cherchons, nous ne devons pas aussi avoir le moindre désir de savoir les opinions nouvelles sur un très-grand nombre de questions difficiles, parce que nous savons d’ailleurs que l’esprit de l’homme n’en saurait découvrir la vérité. La plupart des questions que l’on traite dans la morale et principalement dans la physique sont de cette nature, et nous devons, par cette raison, nous défier beaucoup des livres que l’on compose tous les jours sur ces matières très-obscures et très-embarrassées. Car, quoique absolument parlant, les questions qu’ils contiennent se puissent résoudre, cependant il y a encore si peu de vérités découvertes et il y en a tant d’autres à savoir avant que de venir à celles dont traitent ces livres, qu’on peut ne les pas lire sans se hasarder de perdre beaucoup.

Cependant ce n’est pas ainsi que les hommes se conduisent, ils font tout le contraire. Ils n’examinent point si ce qu’on leur dit est possible. Il n’y a qu’à leur promettre des choses extraordinaires, comme la réparation de la chaleur naturelle, de l’humíde radical, des esprits vitaux, ou d’autres choses qu’ils n’entendent point, pour exciter leur vaine curiosité et pour les préoccuper. Il suffit pour les éblouir et pour les gagner de leur proposer des paradoxes ; de se servir de paroles obscures, de termes d’influences, de l’autorité de quelques auteurs inconnus, ou bien de faire quelque expérience fort sensible et fort extraordinaire, quoiqu’elle n’ait même aucun rapport à ce qu’on avance, car il suffit de les étourdir pour les convaincre.

Si un médecin, un chirurgien, un empirique citent des passages grecs et latins et se servent de termes nouveaux et extraordinaires pour ceux qui les écoutent, ce sont de grands hommes. On leur donne droit de vie et de mort ; on les croit comme des oracles ; ils s’imaginent eux-mêmes qu’ils sont bien au-dessus du commun des hommes et qu’ils pénètrent le fond des choses ; et si l’on est assez indiscret pour témoigner qu’on ne prend pas pour raison cinq ou six mots qui ne signifient et qui ne prouvent rien, ils s’imaginent qu’on n’a pas le sens commun et que l’on nie les premiers principes. En effet, les premiers principes de ces gens-là sont cinq ou mots latins d’un auteur, ou bien quelque passage grec s’ils sont plus habiles.

Il est même nécessaire que les savants médecins parlent quelquefois une langue que leurs malades n’entendent pas, pour acquérir quelque réputation et pour se faire obéir.

Un médecin qui ne sait que du latin peut bien être estimé au village, parce que du latin c’est du grec et de l’arabe pour les paysans. Mais si un médecin ne sait au moins lire le grec, pour apprendre quelque apriorisme d’Hippocrate, il ne faut pas qu’il s’attende de passer pour savant homme dans l’esprit des gens de ville qui savent ordinairement du latin. Ainsi les médecins, même les plus savants, connaissant cette fantaisie des hommes, se trouvent obligés de parler comme les aiïrouteurs et les ignorants, et l’ou ne doit pas toujours juger de leur capacité et de leur bon sens par les choses qu’ils pement dire dans leurs visites. S’ils parlent grec quelquefois, c’est pour charmer le malade et non pas la maladie, car ils savent bien qu’un passage grec n’a jamais guéri personne.


CHAPITRE V.
I. De la seconde inclination naturelle ou de l’amour-propre. — II. Il se divise en l’amour de l’être et du bien-être, ou de la grandeur et du plaisir.


l. La seconde inclination que l’auteur de la nature imprime sans cesse dans notre volonté, c’est l’amour de nous-mêmes et de notre propre conservation.

Nous avons déjà dit que Dieu aime tous ses ouvrages, que c’est l’amour seul qu’il a pour eux qui les conserve, et qu’il veut que tous les esprits créés aient les mêmes inclinations que lui. Il veut donc qu’ils aient tous une inclination naturelle pour leur conservation et pour leur bonheur, ou qu’ils s’alment eux-mêmes. Cependant il n’est pas juste de mettre sa dernière fin dans soi-même, et de ne se pas aimer par rapport à Dieu ; puisqu’en effet n'ayant de nous-mêmes aucune bonté ni aucune substance, n'ayant aucun pouvoir de nous rendre heureux et parfait, nous ne devons nous aimer que par rapport à Dieu, qui seul peut être notre souverain bien[135].

Si la foi et la raison nous apprennent qu’il n’y a que Dieu qui soit le souverain bien, et que lui seul peut nous combler de plaisirs, nous concevons facilement qu’il faut donc l’aimer, et nous nous y portons avec assez de facilité ; mais sans grâce, c’est toujours imparfaitement et par amour-propre que nous l’aimons, je veux dire par un amour-propre injuste et déréglé. Car, quoique nous l’aimions peut-être comme ayant la puissance de nous rendre heureux, nous ne l’aimons pas comme souveraine justice, nous ne l’aimons pas tel qu’il est. Nous l’aimons comme un Dieu humainement dóbonnaire et accommodant, et nous ne voulons point nous accommoder à sa loi, à l’ordre immuable de ses divines perfections. La charité toute pure est si au-dessus de nos forces, que tantsans faut que nous puissions aimer Dieu pour lui-même, ou tel qu’il est en lui-même, que la raison humaine ne comprend pas facilement que l’on puisse aimer autrement que par rapport à soi, et avoir d’autre dernière fin que sa propre satisfaction.

II. L’amour-propre se peut diviser en deux espèces, savoir : en l’amour de la grandeur et en l’amour du plaisir ; ou bien en l’amour de son être et de la perfection de son être, et en l’amour de son bien-être ou de la félicité.

Par l’amour de la grandeur nous affectons la puissance, l’élévation, l’indépendance, et que notre être subsiste par lui-même. Nous désirons en quelque manière d’avoir l’être nécessaire : nous voulons en un sens être comme des dieux. Car il n’y a que Dieu qui ait proprement l’être, et qui existe nécessairement, puisque tout ce qui est dépendant n’existe que par la volonté de celui dont il dépend. Les hommes donc, souhaitant la nécessité de leur être, souhaitent aussi la puissance et l’indépendance qui les mettent à couvert de la puissance des autres. Mais par l’amour du plaisir ils désirent non pas simplement l’être, mais le bien-être, puisque le plaisir est la manière d’être qui est la meilleure et la plus agréable à l’àme : je dis le plaisir précisément, en tant que plaisir. De sorte que si l’on prend le plaisir en général, en tant qu’il contient les plaisirs raisonnables, aussi bien que les sensibles, il me paraît certain que c’est le principe ou le motif unique de l’amour naturel, ou de tous les mouvements de l’âme vers quelque bien que ce puisse être, car on ne peut aimer que ce qui plaît. Si les bienheureux aiment les perfections divines, Dieu tel qu’il est, c’est que la vue de ces perfections leur plaît. Car l’homme étant fait pour connaître et aimer Dieu, il fallait que la vue de tout ce qui est parfait nous fit plaisir.

Il faut remarquer que la grandeur, l’excellence et l’indépendance de la créature ne sont pas des manières d’être qui la rendent plus heureuse par elles-mêmes, puisqu’il arrive souvent qu’on devient misérable à mesure qu’on s’agrandit. Mais pour le plaisir, c’est une manière d’être que nous ne saurions recevoir actuellement sans devenir actuellement plus heureux, je ne dis pas solidement heureux. La grandeur et l’indépendance le plus souvent ne sont point en nous, et elles ne consistent d’ordinaire que dans le rapport que nous avons avec les choses qui nous environnent. Mais les plaisirs sont dans l’âme même, et ils en sont des manières réelles qui la modifient, et qui par leur propre nature sont capables de la contenter. Ainsi nous regardons l’excellence, la grandeur et l’indépendance comme des choses propres pour la conservation de notre être, et même quelquefois comme fort utiles selon l’ordre de la nature pour la conservation du bien-être ; mais le plaisir est toujours la manière d’être de l’esprit, qui par elle-même le rend heureux, et s’il est solide le rend parfaitement content, de sorte que le plaisir est le bien-être, et l’amour du plaisir l’amour du bien-être.

Or cet amour du bien-être est plus fort en nous que l’amour de l’être ; et l’amour-propre nous fait désirer quelquefois le non-être, parce que nous n’avons pas le bien-être. Cela arrive à tous les damnés, auxquels il serait meilleur, selon la parole de Jésus-Christ, de n’être point que d’être aussi mal qu’ils sont ; parce que ces malheureux étant ennemis déclarés de celui qui renferme en lui-même toute la bonté, et qui est la cause seule des plaisirs et des douleurs que nous sommes capables de sentir, il n’est pas possible qu’ils jouissent de quelque satisfaction. ils sont et ils seront éternellement misérables, parce que leur volonté sera toujours dans la même disposition et dans le même dérèglement. L’amour de soi-même renferme donc deux amours : l’amour de la grandeur, de la puissance, de l’indépendance et généralement de toutes les choses qui nous paraissent propres pour la conservation de notre être ; et l’amour du plaisir et de toutes les choses qui nous sont nécessaires pour être bien, c’està-dire pour être heureux et contents.

Ces deux amours se peuvent diviser en plusieurs manières ; soit parce que nous sommes composés de deux parties différentes, d’âme et de corps, selon lesquelles on les peut diviser ; soit parce qu’on les peut distinguer ou les spécifier par les différents objets qui nous sont utiles pour notre conservation. On ne s’arrêtera pas toutefois à cela, parce que notre dessein n’étant pas de faire une morale, il n’est pas nécessaire de faire une recherche et une division exacte le toutes les choses que nous regardons comme nos biens. Il a seulement été nécessaire de faire cette division pour rapporter avec quelque ordre les causes de nos erreurs.

Nous parlerons donc premièrement des erreurs qui ont pour cause l’inclination que nous avons pour la grandeur et pour tout ce qui met notre être hors de la dépendance des autres ; et ensuite nous traiterons de celles qui viennent de l’inclination que nous avons pour le plaisir et pour tout ce qui rend notre être le meilleur qui puisse être pour nous, ou qui nous contente le plus.


CHAPITRE VI.
I. De l’inclination que nous avons pour tout ce qui nous élève au-dessus des autres. — II. Des faux jugements de quelques personnes de piété. — III. Des faux jugements des superstitieux et des hypocrites. — IV. De Voët, ennemi de M. Descartes.


I. Toutes les choses qui nous donnent une certaine élévation au-dessus des autres ; en nous rendant plus parfaits, comme la science et la vertu, ou bien qui nous donnent quelque autorité sur eux, en nous rendant plus puissants, comme les dignités et les richesses, semblent nous rendre en quelque sorte indépendants. Tous ceux qui sont au-dessous de nous nous révèrent et nous craignent ; ils sont toujours prêts à faire ce qu’il nous plaît pour notre conservation, et ils n’osent nous nuire ni nous résister dans nos désirs. Ainsi les hommes tâchent toujours de posséder ces avantages qui les élèvent au-dessus des autres. Car ils ne font pas réflexion que leur être et leur bien-être dépendent, selon la vérité, de Dieu seul, et non pas des hommes ; et que la véritable grandeur qui les rendra éternellement heureux ne consiste pas dans ce rang qu’ils tiennent dans l’imagination des autres hommes, aussi faibles et aussi misérables qu’eux-mêmes ; mais dans le rang honorable qu’ils tiennent dans la raison divine, dans cette raison toute-puissante qui rendra éternellement à chacun selon ses œuvres.

Mais les hommes ne désirent pas seulement de posséder effectivement la science et la vertu, les dignités et les richesses ; ils font encore tous leurs efforts afin qu’on croie au moins qu’ils les possèdent véritablement. Et si l’on peut dire qu’ils se mettent moins en peine de paraître riches que de l’être effectivement, on peut dire aussi qu’ils se mettent souvent moins en peine d’être vertueux que de le paraître ; car, comme dit agréablement l’auteur des Réflexions morales : La vertu n’iraít pas loin, si la vanité ne lui tenait compagnie.

La réputation d’être riche, savant, vertueux, produit dans l’imagination de ceux qui nous environnent, ou qui nous touchent de plus près, des dispositions très-commodes pour nous. Elle les abat à nos pieds ; elle les agite en notre faveur ; elle leur inspire tous les mouvements qui tendent à la conservation de notre être, et tt l’augmentation de notre grandeur. Ainsi les hommes conservent leur réputation comme un bien dont ils ont besoin pour vivre commodément dans le monde.

Tous les hommes ont donc de l’inclination pour la vertu, la science, les dignités et les richesses, et pour la réputation de posséder ces avantages. Nous allons faire voir par quelques exemples comment ces inclinations peuvent les engager dans l’erreur. Commençons par l’inclination pour la vertu ou pour l’apparence de la vertu.

Les personnes qui travaillent sérieusement à se rendre vertueux n’emploient guère leur esprit ni leur temps que pour connaître la religion, et s’exercer dans de bonnes œuvres. Ils ne veulent savoir, comme saint Paul, que Jésus-Christ crucifié, le remède de la maladie et de la corruption de leur nature. Ils ne souhaitent point d’autre lumière que celle qui leur est nécessaire pour vivre chrétiennement, et pour reconnaître leurs devoirs ; et ensuite ils ne s’appliquent qu’à les remplir avec ferveur et avec exactitude. Ainsi ils ne s’amusent guère à des sciences qui paraissent vaines et stériles pour leur salut.

II. On ne trouve rien à redire à cette conduite, on l’estime infiniment ; on se croirait heureux de la tenir exactement, et on se repent même de ne l’avoir pas assez suivie. Mais ce que l’on ne peut approuver, c’est qu’étant constant qu’il y a des sciences purement humaines, très-certaines et assez utiles, qui détachent l’esprit des choses sensibles, et qui l’accoutument ou le préparent peu à peu à goûter les vérités de l’Évangile ; quelques personnes de piété, sans les avoir examinées, les condamnent trop librement, ou comme inutiles, ou comme incertaines.

Il est vrai que la plupart des sciences sont fort incertaines et fort inutiles. On ne se trompe pas beaucoup de croire qu’elles ne contiennent que des vérités de peu d’usage. il est permis de ne les étudier jamais, et il vaut mieux les mépriser tout à fait que de s’en laisser charmer et éblouir. Néanmoins on peut assurer qu’il est très-nécessaire de savoir quelques vérités de métaphysique. La connaissance de la cause universelle ou de l’existence d’un Dieu est absolument nécessaire, puisque même la certitude de la foi dépend de la connaissance que la raison donne de l’existence d’un Dieu. On doit savoir que c’est sa volonté qui fait et qui règle la nature, que la force ou la puissance des causes naturelles n’est que sa volonté ; en un mot, que toutes choses dépendent de Dieu en toutes manières.

Il est nécessaire aussi de connaître ce que c’est que la vérité, les moyens de la discerner d’avec l’erreur, la distinction qui se trouve entre les esprits et les corps, les conséquences que l’on en peut tirer, comme l’immortalité de l’àme, et plusieurs autres semblables qu’on peut connaître avec certitude.

La science de l’homme ou de soi-même est une science que l’on ne peut raisonnablement mépriser ; elle est remplie d’une infinité de choses qu’il est absolument nécessaire de connaître pour avoir quelque justesse et quelque pénétration d’esprit ; et l’on peut dire que si un homme grossier et stupide est infiniment au-dessus de la matière, parce qu’il sait qu’il est, et que la matière ne le sait pas ; ceux qui connaissent l’homme sont beaucoup au-dessus des personnes grossières et stupides, parce qu’ils savent ce qu’ils sont, et que les autres ne le savent point.

Mais la science de l’homme n’est pas seulement estimable parce qu’elle nous élève au-dessus des autres ; elle l’est beaucoup plus parce qu’elle nous abaisse, et qu’elle nous humilie devant Dieu. Cette science nous fait parfaitement connaître la dépendance que nous avons de lui en toutes choses, et même dans nos actions les plus ordinaires ; elle nous découvre manifestement la corruption de notre nature ; eIlc nous dispose à recourir à celui qui seul nous peut guérir, à nous attacher à lui, à nous défier et nous détacher de nous-mêmes ; et elle nous donne ainsi plusieurs dispositions d’esprit très-propres pour nous soumettre à la grâce de l’Évangile.

On ne peut guère se passer d’avoir au moins une teinture grossière et une connaissance générale des mathématiques et de la nature. On doit avoir appris ces sciences des sa jeunesse ; elles détachent l’esprit des choses sensibles, et elles l’empêchent de devenir mou et efféminé ; elles sont assez d’usage dans la vie ; elles nous portent même à Dieu la connaissance de la nature le faisant par elle-même, et celle des mathématiques par le dégoût qu’elles nous inspirent pour les fausses impressions de nos sens.

Les personnes de vertu ne doivent point mépriser ces sciences, ni les regarder comme incertaines ou comme inutiles, s’ils ne sont assurés de les avoir assez étudiées pour en juger solidement. Il y en a assez d’autres qu’ils peuvent hardiment mépriser. Qu’ils condamnent au feu les poëtes et les philosophes païens, les rabbins, quelques historiens, et un grand nombre d’auteurs qui font la gloire et l’érudition de quelques savants, on ne s’en mettra guère en peine. Mais qu’ils ne condamnent pas la connaissance de la nature comme contraire à la religion ; puisque la nature étant réglée par la volonté de Dieu, la véritable connaissance de la nature nous fait connaître et admirer la puissance, la grandeur et la sagesse de Dieu. Car enfin il semble que Dieu ait formé l’univers afin que les esprits l’étudient, et que par cette étude ils soient portés à connaître et à révérer son auteur. De sorte que ceux qui condamnent l’étude de la nature semblent s’opposer à la volonté de Dieu ; si ce n’est qu’ils prétendent que depuis le péché l’esprit de l’homme ne soit pas capable de cette étude. Qu’ils ne disent pas aussi que la connaissance de l’homme ne fait que l’enfler et lui donner de la vanité, à cause que ceux qui passent dans le monde pour avoir une parfaite connaissance de l’homme, quoique souvent ils le connaissent très-mal, sont d’ordinaire pleins d’un orgueil insupportable ; car il est évident que l’on ne peut se bien connaître sans sentir ses faiblesses et ses misères.

III. Aussi, ce ne sont pas les personnes d’une véritable et solide piété qui condamnent ordinairement ce qu’ils n’entendent pas, ce sont plutôt les superstitieux et les hypocrites. Les superstitieux, par une crainte servile et par une bassesse et une faiblesse d’esprit, s’effarouchent dès qu’ils voient quelque esprit vif et pénétrant. Il n’y a par exemple qu’à leur donner des raisons naturelles du tonnerre et de ses effets, pour être un athée dans leur esprit. Mais les hypocrites par une malice de démon se transforment en anges de lumière. Ils se servent des apparences de vérités saintes et révérées de tout le monde, pour s’opposer par des intérêts particuliers à des vérités peu connues et peu estimées. Ils combattent la vérité par l’image de la vérité ; et, se moquant quelquefois dans leur cœur de ce que tout le monde respecte, ils s’établissent dans l’esprit des hommes une réputation d’autant plus solide et plus à craindre, que la chose dont ils ont abusé est plus sainte.

Ces personnes sont donc les plus forts, les plus puissants et les plus redoutables ennemis de la vérité. Il est vrai qu’ils sont assez rares, mais il en faut peu pour faire beaucoup de mal. L’apparence de la vérité et de la vertu fait souvent plus de mal que la vérité et la vertu ne font de bien ; car il ne faut qu’un hypocrite adroit pour renverser ce que plusieurs personnes vraiment sages et vertueuses ont édifié avec beaucoup de peines et de travaux.

IV. M. Descartes, par exemple, a prouvé démonstrativement l’existence d’un Dieu, l’immortalité de nos âmes, plusieurs autres questions métaphysiques, un très-grand nombre de questions de physique, et notre siècle lui a des obligations infinies pour les vérités qu’il nous a découvertes. Voici cependant qu’il s’élève un petit homme, ardent et véhément déclamateur, respecté des peuples à cause du zèle qu’il fait paraitre pour leur religion ; il compose des livres pleins d’injures contre lui, et il l’accuse des plus grands crimes. Descartes est un catholique ; il a étudié sous les PP. Jésuites, il a souvent parlé d’eux avec estime. Cela suffit à cet esprit malin pour persuader à des peuples ennemis de notre religion, et faciles à exciter sur des choses aussi délicates que sont celles de la religion, que c’est un émissaire des jésuites, et qui a de dangereux desseins, parce que les moindres apparences de vérité sur des matières de foi ont plus de force sur les esprits que les vérités réelles et effectives des choses de physique ou de métaphysique, desquelles on se met fort peu en peine. M. Descartes a écrit de l'existence de Dieu. C’en est assez à ce calomniateur pour exercer son faux zèle et pour opprimer toutes les vérités que défend son ennemi. Il l’accuse d’être un athée, et même d’enseigner finement et secrètement l’athéisme, ainsi que cet infâme athée nommé Vanini, qui fut brûlé à Toulouse, lequel couvrait sa malice et son impiété en écrivant pour l’existence d’un Dieu ; car une des raisons qu’il apporte que son ennemi est un athée, c’est qu’il écrivait contre les athées, comme faisait Vaniní, qui pour couvrir son impiété écrivait contre les athées.

C'est ainsi qu’on opprime la vérité lorsqu’on est soutenu par les apparences de la vérité, et que l’on s’est acquis beaucoup d’autorité sur les esprits faibles. La vérité aime la douceur et la paix, et toute forte qu’elle est, elle cède quelquefois à l’orgueil et à la fierté du mensonge qui se pare et qui s’arme de ses apparences. Elle sait bien que l’erreur ne peut rien contre elle ; et si elle demeure quelque temps comme proscrite et dans l’obscurité, ce n’est que pour attendre des occasions plus favorables de se montrer au jour ; car enfin elle paraît presque toujours plus forte et plus éclatante que jamais dans le lieu même de son oppression.

On n’est pas surpris qu’un ennemi de M. Descartes, qu’un homme d’une religion différente de la sienne, qu’un ambitieux qui ne songe qu’à s’élever sur les ruines des personnes qui sont au-dessus de lui, qu’un déclamateur sans jugement, que Voët parle avec mépris de ce qu’il n’entend pas et qu’il ne veut pas entendre. Mais on a raison de s’étonner que des gens qui ne sont ennemis ni de M. Descartes, ni de sa religion, aient pris des sentiments d’aversion et de mépris contre lui, à cause des injures qu’ils ont lues dans des livres composés par l’ennemi de sa personne et de sa religion.

Le livre de cet hérétique, qui a pour titre Desperata causa papatus, fait assez voir son impudence, son ignorance, son emportement et le désir qu’il a de paraître zélé pour acquérir par ce moyen quelque réputation parmi les siens. Ainsi ce n’est pas un homme qu’on doive croire sur sa parole. Car de même qu’on ne doit pas croire toutes les fables qu’il a ramassées dans ce livre contre notre religion, l’on ne doit pas aussi croire sur sa parole les accusations atroces et injurieuses qu’il a inventées contre son ennemi.

Il ne faut donc pas que des hommes raisonnables se laissent persuader que M. Descartes est un homme dangereux, parce qu’ils l’ont lu dans quelque livre, ou bien parce qu’ils l’ont ouï dire à quelques personnes dont ils respectent la piété. Il n’est pas permis de croire les hommes sur leur parole lorsqu’ils accusent les autres des plus grands crimes. Ce n’est pas une preuve suffisante pour croire une chose que de l’entendre dire par un homme qui parle avec zèle et avec gravité ; car enfin ne peut-on jamais dire des faussetés et des sottises de la même manière qu’on dit de bonnes choses, principalement si on s’en est laissé persuader par simplicité et par faiblesse ?

Il est facile de s’instruire de la vérité ou de la fausseté des accusations que l’on forme contre M. Descartes ; ses écrits sont faciles à trouver et fort aisés à comprendre lorsqu’on est capable d’attention. Qu’on lise donc ses ouvrages ; afin que l’on puisse avoir d’autres preuves contre lui qu’un simple ouï-dire ; et j’espère qu’après qu’on les aura lus et qu’on les aura bien médités, on ne l’accusera plus d’athéisme, et que l’on aura au contraire tout le respect qu’on doit avoir pour un homme qui a démontré d’une manière très-simple et très-évidente, non-seulement l’existence d’un Dieu et l’immortalité de l’âme, mais aussi une infinité d’autres vérités qui avaient été inconnues jusqu’à son temps.


CHAPITRE VII.
Du désir de la science, et des jugements des faux savants.


L’esprit de l’homme a sans doute fort peu de capacité et d’étendue, et cependant il n’y a rien qu’il ne souhaite de savoir ; toutes les sciences humaines ne peuvent contenter ses désirs, et sa capacité est si étroite qu’il ne peut comprendre parfaitement une seule science particulière. Il est continuellement agité, et il désire toujours de savoir, soit parce qu’il espère trouver ce qu’il cherche, comme nous avons dit dans les chapitres précédents, soit parce qu’il se persuade que son âme et son esprit s’agrandissent par la vaine possession de quelques connaissances extraordinaires. Le désir déréglé de son bonheur et de sa grandeur fait qu’il étudie toutes les sciences, espérant trouver son bonheur dans les sciences de morale, et cherchant cette fausse grandeur dans les sciences spéculatives.

D’où vient qu’il y a des personnes qui passent toute leur vie à lire des rabbins et d’autres livres écrits dans des langues étrangères, obscures et corrompues, et par des auteurs sans goût et sans intelligence ; si ce n’est parce qu’ils se persuadent que lorsqu’ils savent les langues orientales, ils sont plus grands et plus élevés que ceux qui les ignorent ? Et qui peut les soutenir dans leur travail ingrat, désagréable, pénible et inutile, si ce n’est l’espérance de quelque élévation et la vue de quelque vaine grandeur ? En effet, on les regarde comme des hommes rares ; on leur fait des compliments sur leur profonde érudition ; on les écoute plus volontiers que les autres : et quoiqu’on puisse dire que ce sont ordinairement les moins judicieux, quand ce ne serait qu’à cause qu’ils ont employé toute leur vie à une chose fort inutile, et qui ne peut les rendre ni plus sages ni plus heureux ; néanmoins on s’imagine qu’ils ont beaucoup plus d’esprit et de jugement que les autres. Étant plus savants dans l’origine des mots, on se laisse persuader qu’ils sont savants dans la nature des choses.

C’est pour la même raison que les astronomes emploient leur temps et leur bien pour savoir au juste ce qu’il est non-seulement inutile, mais impossible de savoir. Ils veulent trouver dans le cours des planètes une exacte régularité qui ne s’y rencontre jamais, et dresser des tables astronomiques pour prédire des effets dont ils ne connaissent pas les causes. Ils ont fait la sénélographie ou la géographie de la lune, comme si l’on avait quelque dessein d’y voyager. Ils l’ont déjà donnée en partage à tous ceux qui sont illustres dans l’astronomie ; il y en a peu qui n’aient quelque province en ce pays, comme une récompense de leurs grands travaux ; et je ne sais s’ils ne firent point quelque gloire d’avoîr été dans les bonnes grâces de celui qui leur a distribué si magnifiquement ces royaumes.

D’où vient que des hommes raisonnables s’appliquent si fort à cette science et demeurent dans des erreurs très-grossières à l’égard des vérités qu’il leur est très-utile de savoir, si ce n’est qu’il leur semble que c’est quelque chose de grand que de connaître ce qui se passe dans le ciel ? La connaissance de la moindre chose qui se passe là-haut leur semble plus noble, plus relevée et plus digne de la grandeur de leur esprit que la connaissance des choses viles, abjectes et corruptibles, comme sont selon leur sentiment les seuls corps sublunaires. La noblesse d’une science se tire de la noblesse de son objet : c’est un grand principe ! La connaissance du mouvement des corps inaltérables et incorruptibles est donc la plus haute et la plus relevée de toutes les sciences. Ainsi elle leur parait digne de la grandeur et l’excellence de leur esprit.

C’est ainsi que les hommes se laissent éblouir par une fausse idée de grandeur qui les flatte et qui les agite. Dès que leur imagination en est frappée, elle s’abat devant ce fantôme ; elle le révère et elle renverse et aveugle la raison qui en doit juger. Il semble que les hommes rêvent quand ils jugent des objets de leurs passions et qu’ils manquent de sens commun. Car enfin qu’y a-t-il de grand dans la connaissance des mouvements des planètes, et n’en savons-nous pas assez présentement pour régler nos mois et nos années ? Qu’avons-nous tant affaire de savoir si Saturne est environné d’un anneau ou d’un grand nombre de petites lunes, et pourquoi prendre parti là-dessus ? Pourquoi se glorifier d’avoir prédit la grandeur d’une éclipse où l’on a peut-être mieux rencontré qu’un autre, parce qu’on a été plus heureux ? Il y a des personnes destinées par l’ordre du prince à observer les astres. contentons-nous de leurs observations. Ils s’appliquent à cet emploi avec raison, car ils s’y appliquent par devoir : c’est leur affaire. Ils y travaillent avec succès, car ils y travaillent san cesse avec art, avec application et avec toute l’exactitude possible ; rien ne leur manque pour y réussir. Ainsi nous devons être pleinement satisfaits sur une matière qui nous touche si peu, lorsqu’ils nous font part de leurs découvertes.

Il est bon que plusieurs personnes s’appliquent à l’anatomie, puisqu’il est extrêmement utile de la savoir, et que les connaissances auxquelles nous devons aspirer sont celles qui nous sont les plus utiles. Nous pouvons et nous devons nous appliquer à ce qui contribue quelque chose à notre bonheur, ou plutôt au soulagement de nos infirmités et de nos misères. Mais passer toutes les nuits pendu à une lunette pour découvrir dans les cieux quelque tache ou quelque nouvelle planète, perdre sa santé et son bien et abandonner ie soin de ses affaires pour rendre réglément visite aux étoiles et pour en mesurer les grandeurs et les situations, il me semble que c’est oublier entièrement et ce qu’on est présentement et ce qu’on sera un jour.

Et qu’on ne dise pas que c’est pour reconnaître la grandeur de celui qui a fait tous ces grands objets. Le moindre moucheron manifeste davantage la puissance et la sagesse de Dieu à ceux qui le considèrent avec attention, et sans être préoccupés de sa petitesse, que tout ce que les astronomes savent des cieux Néanmoins les hommes ne sont pas faits pour examiner toute leur vie les moucherons et les insectes ; et l’on n’approuve pas trop la peine que quelques personnes se sont donnée pour nous apprendre comment sont faits les poux de chaque espèce d’animal, et les transformations de différents vers en mouches et en papillons. Il est permis de s’amuser à cela quand on n’a rien à faire et pour se divertir ; mais les hommes ne doivent point y employer tout leur temps s’ils ne sont insensibles à leurs misères.

Ils doivent incessamment s’appliquer à la connaissance de Dieu et d’eux-mêmes, travailler sérieusement à se défaire de leurs erreurs et de leurs préjugés, de leurs passions et de leurs inclinations au péché ; rechercher avec ardeur les vérités qui leur sont les plus nécessaires. Car enfin ceux-là sont les plus judicieux qui recherchent avec le plus de soin les vérités les plus solides.

La principale cause qui engage les hommes dans de fausses études, c’est qu’ils ont attaché l’idée de savant à des connaissances vaines et infructueuses, au lieu de ne l’attacher qu’aux sciences solides et nécessaires. Car quand un homme se met en tête de devenir savant, et que l’esprit de polymathie commence à l’agiter, il n’examine guère quelles sont les sciences qui lui sont les plus nécessaires, soit pour se conduire en honnête homme, soit pour perfectionner sa raison ; il regarde seulement ceux qui passent pour savants dans le monde et ce qu’il y a en eux qui les rend considérables. Toutes les sciences les plus solides et les plus nécessaires étant assez communes, elles ne font point admirer ni respecter ceux qui les possèdent ; car on regarde sans attention et sans émotion les choses communes, quelque belles et quelque admirables qu’elles soient en elles-mêmes. Ceux qui veulent devenir savants ne s’arrêtent donc guère aux sciences nécessaires à la conduite de la vie et à la perfection de l’esprit. Ces sciences ne réveillent point en eux cette idée des sciences qu’ils se sont formée, car ce ne sont pas ces sciences qu’ils ont admirées dans les autres et qu’ils souhaitent qu’on admire en eux.

L’Évangile et la morale sont des sciences trop communes et trop ordinaires ; ils souhaitent de savoir la critique de quelques termes qui se rencontrent dans les philosophes anciens ou dans les poëtes grecs. Les langues, et principalement celles qui ne sont point en usage dans leur pays, comme l’arabe et le rabbinage ou quelques autres semblables, leur paraissent dignes de leur application et de leur étude. S’ils lisent l’Écriture sainte, ce n’est pas pour y apprendre la religion et la piété ; les points de chronologie, de géographie, et les difficultés de grammaire, les occupent tout entiers ; ils désirent avec plus d’ardeur la connaissance de ces choses que les vérités salutaires de l’Évangile. Ils veulent posséder dans eux-mêmes la science qu’ils ont admirée sottement dans les autres, et que les sots ne manqueront pas d’admirer en eux.

De même dans les connaissances de la nature ils ne recherchent guère les plus utiles, mais les moins communes. L’anatomie est trop basse pour eux, mais l’astronomie est plus relevée. Les expériences ordinaires sont peu dignes de leur application ; mais ces expériences rares et surprenantes, qui ne nous peuvent jamais éclairer l’esprit, sont celles qu’ils observent avec plus de soin.

Les histoires les plus rares et les plus anciennes sont celles qu’ils font gloire de savoir. Ils ne savent pas la généalogie des princes qui règnent présentement, et ils recherchent avec soin celle des hommes qui sont morts il y a quatre mille ans. Ils négligent d’apprendre les histoires de leur temps les plus communes, et ils tâchent de savoir exactement les fables et les fictions des poëtes. Ils ne connaissent pas même leurs propres parents ; mais si vous le souhaitez, ils vous apporteront plusieurs autorités pour vous prouver qu’un citoyen romain était allié d’un empereur, et d’autres choses semblables.

A peine savent-ils le nom des vêtements ordinaires dont on se sert de leur temps, et ils s’amusent à la recherche de ceux dont se servaient les Grecs et les Romains. Les animaux de leur pays leur sont peu connus, et ils ne craindront pas d’employer plusieurs années à composer de grands volumes sur les animaux de la Bible, pour paraitre avoir mieux deviné que les autres ce que signifient des termes inconnus. Un tel livre fait les délices de son auteur et des savants qui le lisent, parce qu’étant tout cousu de passages grecs, hébreux, arabes, etc., de citations de rabbins et d’autres auteurs obscurs et extraordinaires, il satisfait la vanité de son auteur et la sotte curiosité de ceux qui le lisent, qui se croiront aussi plus savants que les autres quand ils pourront assurer avec fierté qu’il y a six mots différents dans l’Écriture pour signifier un lion ou quelque chose de semblable.

La carte de leur pays ou même de leur ville leur est souvent inconnue dans le temps qu’ils étudient les cartes de la Grèce ancienne, de l’Italie, des Gaules du temps de Jules César, ou les rues et les places publiques de l’ancienne Rome. Labor stultorum, dit le Sage, affliget eos qui nesciunt in urbem pergere : ils ne savent pas le chemin de leur ville, et ils se fatiguent sottement dans des recherches inutiles. ils ne savent pas les lois ni les coutumes des lieux où ils vivent ; mais ils étudient avec soin le droit ancien, les lois des Douze Tables, les coutumes des Lacédémoniens ou des Chinois, ou les ordonnances du grand Mogol. Enfin ils veulent savoir toutes les choses rares, extraordinaires, éloignées, et que les autres ne savent pas, parce qu’ils ont attaché par un renversement d’esprit l’idée de savant à ces choses, et qu’il suffit pour être estimé savant de savoir ce que les autres ne savent pas, quand même on ignorerait les vérités les plus nécessaires et les plus belles. Il est vrai que la connaissance de toutes ces choses et d’autres semblables est appelée science, érudition, doctrine, l’usage l’a voulu ; mais il y a une science qui n’est que folie et que sottise, selon l’Écriture : Doctrina stultorum fatuítas. Je n’ai point encore remarqué que le Saint-Esprit, qui donne tant d’éloges à la science dans les livres saints, dise quelque chose à l’avantage de cette fausse science dont je viens de parler.


CHAPITRE VIII.
I. Du désir de paraître savant. — II. Des conversations des faux savants. — III. De leurs ouvrages.


I. Si le désir déréglé de devenir savant rend souvent les hommes plus ignorants, le désir de paraître savant ne les rend pas seulement plus iμorants, mais il semble qu’il leur renverse l’esprit ; car il y a une infinité de gens qui perdent le sens commun, parce qu’ils le veulent passer ; et qui ne disent que des sottises. parce qu’ils ne veulent dire que des paradoxes. Ils s’éloignent si fort de toutes les pensées communes dans le dessein qu’ils ont d’acquérir la qualité d’esprit rare et extraordinaire, qu’en effet ils y réussissent, et qu’on ne les regarde plus ou qu’avec admiration, ou qu’avec beaucoup de mépris.

On les regarde quelquefois avec admiration, lorsque étant élevés à quelque dignité qui les couvre, on s’imagine qu’ils sont autant au-dessus des autres par leur génie et par leur érudition qu’ils le sont par leur rang ou par leur naissance ; mais on les regarde le plus souvent avec mépris, et quelquefois même comme des fous, lorsqu’on les regarde de plus près et que leur grandeur ne les cache point aux yeux des autres.

Les faux savants font manifestement paraître ce qu’ils sont dans les livres qu’ils composent et dans leurs conversations ordinaires. Il est peut-être à propos d’en dire quelque chose.

II. Comme c’est la vanité et le désir de paraître plus que les autres qui les engage dans l’étude, dès qu’ils se sentent en conversation, la passion et le désir de l’élévation se réveille en eux et les emporte. Ils montent tout d’un coup si haut, que tout le monde les perd quasi de vue, et qu’ils ne savent souvent eux-mêmes où ils en sont ; ils ont si peur de n’être pas au-dessus de tous ceux qui les écoutent, qu’ils se fâchent même qu’on les suive, qu’ils s’effarouchent lorsqu’on leur demande quelque éclaircissement, et qu’ils prennent même un air de fierté à la moindre opposition qu’on leur fait. Enfin, ils disent des choses si nouvelles et si extraordinaires, mais si éloignées du sens commun, que les plus sages ont bien de la peine à s’empêcher de rire, lorsque les autres en demeurent tout étourdis.

Leur première fougue passée, si quelque esprit assez fort et assez ferme pour n’en avoir pas été renversé leur montre qu’ils se trompent, ils ne laissent pas de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs. L’air de ceux qu’ils ont étourdis les étourdit eux-mêmes ; la vue de tant d’approbateurs qu’ils ont convaincus par impression, les convainc par contre-coup ; ou si cette vue ne les convainc pas, elle leur enfle au moins assez le courage pour soutenir leurs faux sentiments. La vanité ne leur permet pas de rétracter leur parole. Ils cherchent toujours quelque raison pour se défendre ; ils ne parlent même jamais avec plus de chaleur et d’empressement que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; ils s’imaginent qu’on les injurie, et que l’on tâche de les rendre méprisables à chaque raison qu’on apporte contre eux ; et plus elles sont fortes et judicieuses, plus elles irritent leur aversion et leur orgueil.

Le meilleur moyen de défendre la vérité contre eux n’est pas de disputer, car enfin il vaut mieux et pour eux et pour nous les laisser dans leurs erreurs que de s’attirer leur aversion. Il ne faut pas leur blesser le cœur lorsqu’on veut leur guérir l’esprit, puisque les plaies du cœur sont plus dangereuses que celles de l’esprit ; outre qu’il arrive quelquefois que l’on a affaire avec un homme qui est véritablement savant et qu’on pourrait le mépriser faute de bien concevoir sa pensée, il faut donc prier ceux qui parlent d’une manière décisive de s’expliquer le plus distinctement qu’il leur est possible, sans leur permettre de changer de sujet ni de se servir de termes obscurs et équivoques, et si ce sont des personnes éclairées, on apprendra quelque chose avec eux ; mais si ce sont de faux savants, ils se confondront par leurs propres paroles sans aller fort loin, et ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes ; on en recevra peut-être quelque instruction et même quelque divertissement, s’il est permis de se divertir de la faiblesse des autres en tâchant d’y remédier ; mais ce qui est plus considérable, c’est qu’on empêchera par là que les faibles qui les écoutaient avec admiration ne se soumettent à l’erreur en suivant leurs décisions.

Car il faut bien remarquer que le nombre des sots, ou de ceux qui se laissent conduire machinalement et par l’impression sensible étant infiniment plus grand que de ceux qui ont quelque ouverture d’esprit et qui ne se persuadent que par raison, quand un de ces savants parle et décide de quelque chose, il y a toujours beaucoup plus de personnes qui le croient sur sa parole que d’autres qui s’en défient. Mais, parce que ces faux savants s’éloignent le plus qu’ils peuvent des pensées communes, tant par le désir de trouver quelque opposant qu'ils maltraitent pour s’élever et pour paraître, que par renversement d’esprit ou par esprit de contradiction ; leurs décisions sont ordinairement fausses ou obscures, et il est assez rare qu’on les écoute sans tomber dans quelque erreur.

Or, cette manière de découvrir les erreurs des autres ou la solidité de leurs sentiments est assez difficile à mettre en usage. La raison de ceci est que les faux savants ne sont pas les seuls qui veulent paraitre ne rien ignorer, presque tous les hommes ont ce défaut, principalement ceux qui ont quelque lecture et quelque étude, ce qui fait qu’ils veulent toujours parler et expliquer leurs sentiments sans apporter assez d’attention pour bien comprendre celui des autres. Les plus complaisants et les plus raisonnables, méprisant dans leur cœur le sentiment des autres, montrent seulement une mine attentive, pendant que l’on voit dans leurs yeux qu’ils pensent à tout autre chose qu’à ce qu’on leur dit, et qu’ils ne sont occupés que de ce qu’ils veulent nous prouver sans songer à nous répondre. C’est ce qui rend souvent les conversations très-désagréables ; car de même qu’il n'y a rien de plus doux et qu’on ne saurait nous faire plus d’honneur que d’entrer dans nos raisons et d’approuver nos opinions, il n’y a rien aussi de si choquant que de voir qu’on ne les comprend pas et qu’on ne songe pas même à les comprendre : car enfin on ne se plaît pas à parler et à converser avec des statues, mais qui ne sont statues à notre égard que parce que ce sont des hommes qui n’ont pas beaucoup d’estime pour nous, et qui ne songent point à nous plaire, mais seulement à se contenter eux-mêmes en tâchant de se faire valoir. Que si les hommes savaient bien écouter et bien répondre, les conversations seraient non-seulement fort agréables, mais même très-utiles. Au lieu que, chacun tachant de paraître savant, on ne fait que s’entêter et disputer sans s’entendre ; on blesse quelquefois la charité, et l’on ne découvre presque jamais la vérité.

Mais les égarements où tombent les faux savants dans la conversation sont en quelque manière excusables. On peut dire pour eux que l’on apporte d’ordinaire peu d’application à ce qu’on dit dans ce temps-là ; que les personnes les plus exactes y disent souvent des sottises, et qu’ils ne prétendent pas qu’on recueille toutes leurs paroles comme l’on a fait cales de Scaliger et du cardinal du Perron.

Il y a raison dans ces excuses, et l’on veut bien croire que ces sortes de fautes sont dignes de quelque indulgence. On veut parler dans la conversation, mais il y a des jours malheureux dans lesquels on rencontre mal. On n’est pas toujours en humeur de bien penser et de bien dire, et le temps est si court dans certaines rencontres, que le plus petit nuage et la plus légère absence d’esprit fait malheureusement tomber dans des absurdités extravagantes les esprits mêmes les plus justes et les plus pénétrants.

Mais si les fautes que les faux savants commettent dans les conversations sont excusables, les fautes où ils tombent dans leurs livres, après y avoir sérieusement pensé, ne sont pas pardonnables, principalement si elles sont fréquentes, et si elles ne sont point réparées par quelques bonnes choses ; car enfin, lorsque l’on a composé un méchant livre, on est cause qu’un très-grand nombre de personnes perdent leur temps à le lire, qu’ils tombent souvent dans les mêmes erreurs dans lesquelles on est tombé, et qu’ils en déduisent encore plusieurs autres, ce qui n’est pas un petit mal.

Mais, quoique ce soit une faute plus grande qu’on ne s’imagine que de composer un méchant livre, ou simplement un livre inutile, c’est une faute dont on est plutôt récompensé qu’on n’en est puni ; car il y a des crimes que les hommes ne punissent pas, soit parce qu’ils sont à la mode, soit parce qu’on n’a pas d’ordinaire une raison assez ferme pour condamner des criminels qu’on estime plus que soi.

On regarde ordinairement les auteurs comme des hommes rares et extraordinaires, et beaucoup élevés au-dessus des autres ; on les révère donc au lieu de les mépriser et de les punir. Ainsi il n’y a guère d’apparence que les hommes érigent jamais un tribunal pour examiner et pour condamner tous les livres qui ne font que corrompre la raison.

C’est pourquoi l’on ne doit jamais espérer que la république des lettres soit mieux réglée que les autres républiques, puisque ce sont toujours des hommes qui la composent. Il est même très à propos, afin que l’on puisse se délivrer de l’erreur, qu’il y ait plus de liberté dans la république des lettres que dans les autres où la nouveauté est toujours fort dangereuse, car ce serait nous confirmer dans les erreurs où nous sommes que de vouloir ôter la liberté aux gens d’étude, et que de condamner sans discernement toutes les nouveautés.

On ne doit donc point trouver à redire si je parle contre le gouvernement de la république des lettres, et si je tâche de montrer que souvent ces grands hommes qui font l’admiration des autres pour leur profonde érudition ne sont dans le fond que des hommes vaíns et superbes, sans jugement et sans aucune véritable science. Je suis obligé d’en parler de cette sorte afin qu’on ne se rende pas aveuglément à leurs décisions et qu’on ne suive pas leurs erreurs.

III. Les preuves de leur vanité, de leur peu de jugement et de leur ignorance se tirent manifestement de leurs ouvrages, car si l’on prend la peine de les examiner avec dessein d’en juger selon les lumières du sens commun, et sans préoccupation d’estime pour ces auteurs, on trouvera que la plupart des desseins de leurs études sont des desseins qu’une vanité peu judicieuse a formés, et que leur principal but n’est pas de perfectionner leur raison et encore moins de bien régler les mouvements de leur cœur, mais seulement d’étourdir les autres et de paraître plus savants qu’eux.

C’est dans cette vue qu’ils ne traitent, comme nous avons déjà dit, que des sujets rares et extraordinaires, et qu’ils ne s’expliquent que par des termes rares et extraordinaires, et qu’ils ne citent que des auteurs rares et extraordinaires. Ils ne s’expliquent guère en leur langue, elle est trop commune ; ni avec un latin simple, net et facile : ce n’est pas pour se faire entendre qu’ils parlent, mais pour parler et pour se faire admirer. Ils s’appliquent rarement à des sujets qui peuvent servir à la conduite de la vie, cela leur semble trop commun ; ce qu’ils cherchent n’est pas d’être utile aux autres ni à eux-mêmes, c’est seulement d’être estimés savants : ils n’apportent point de raisons des choses qu’ils avancent, ou ce sont des raisons mystérieuses et incompréhensibles que ni eux ni personne ne conçoit avec évidence ; ils n’ont point de raisons claires ; mais s’ils en avaient, ils ne les diraient pas. Ces raisons ne surprennent point l’esprit, elles semblent trop simples et trop communes, tout le monde en est capable. Ils apportent plutôt des autorités pour prouver, ou pour faire semblant de prouver leurs pensées, car souvent les autorités dont ils se servent ne prouvent rien par le sens qu’elles contiennent ; elles ne prouvent que parce que c’est du grec ou de l’arabe. Mais il est peut-être à propos de parler de leurs citations, cela fera connaître eq quelque manière la disposition de leur esprit.

Il est, ce me semble, évident qu’il n’y a que la fausse érudition et l’esprit de polymathie qui ait pu rendre les citations à la mode comme elles ont été jusqu’ici, et comme elles sont encore maintenant chez quelques savants ; car il n’est pas fort difficile de trouver des auteurs qui citent à tous moments de grands passages sans aucune raison de citer, soit parce que les choses qu’ils avancent sont si claires que personne n’en doute, soit parce qu’elles sont si cachées que l’autorité de leurs auteurs ne les peut pas prouver, puisqu’ils n’en pouvaient rien savoir, soit enfin parce que les citations qu’ils apportent ne peuvent servir d’aucun ornement à ce qu’ils disent.

Il est contraire au sens commun d’apporter un grand passage grec pour prouver que l’air est transparent, parce que c’est une chose connue à tout le monde ; de se servir de l’autorité d’Aristote pour nous faire croire qu’il y.a des intelligences qui remuent les cieux, parce qu’il est évident qu’Aristote n’en pouvait rien savoir ; et enfin de mêler des langues étrangères, des proverbes arabes et persans dans des livres français ou latins faits pour tout le monde, parce que ces citations n’y peuvent servir d’ornement, ou bien ce sont des ornements bizarres qui choquent un très-grand nombre de personnes et qui n’en peuvent satisfaire que très-peu.

Cependant la plupart de ceux qui veulent paraitre savants se plaisent si fort dans ces sortes de citations qu’ils n’ont quelquefois point de honte d’en rapporter en des langues même qu’ils n’entendent point, et ils font de grands efforts pour coudre dans leurs livres un passage arabe qu’ils ne savent quelquefois pas lire ; ainsi ils s’embarrassent fort de venir à bout d’une chose contraire au bon sens, mais qui contente leur vanité et qui les fait estimer des

Ils ont encore un autre défaut fort considérable, c’est qu’ils se soucient fort peu de paraître avoir lu avec choix et discernement ; ils veulent seulement paraître avoir beaucoup lu, et principalement des livres obscurs, afin qu’on les croie plus savants ; des livres rares et chers, afin qu’on s’imagine que rien ne leur manque ; des livres méchants et impies que les honnêtes gens n’osent lire, à peu près par le même esprit que des gens se vantent d’avoir fait des crimes que les autres n’osent faire. Ainsi ils vous citeront plutôt des livres fort chers, fort rares, fort anciens et fort obscurs, que non pas d’autres livres plus communs et plus intelligibles ; des livres d’astrologie, de cabale et de magie, que de bons livres, comme s’ils ne voyaient pas que la lecture étant la même chose que la conversation ils doivent souhaiter de paraître avoir recherché avec soin la lecture des bons livres et de ceux qui sont le plus intelligibles, et non pas la lecture de ceux qui sont méchants et obscurs.

Car de même que c’est un renversement d’esprit que de rechercher la conversation ordinaire des gens que l’on n’entend point sans interprète, lorsqu’on peut savoir d’une autre manière les choses qu’ils nous apprennent ; ainsi il est ridicule de ne lire que des livres qu’on ne peut entendre sans dictionnaire, lorsqu’on peut apprendre ces mêmes choses dans ceux qui nous sont plus intelligibles ; et comme c’est une marque de dérèglement que d’affecter la compagnie et la conversation des impies, c’est aussi le caractère d’un cœur corrompu que de se plaire dans la lecture des méchants livres. Mais c’est un orgueil extravagant que de vouloir paraitre avoir lu ceux-là même qu’on n’a pas lus, ce qui arrive toutefois assez souvent, car il y a des personnes de trente ans qui vous citent dans leurs ouvrages plus de méchants livres qu’ils n’en pourraient avoir lu en plusieurs siècles, et cependant ils veulent persuader aux autres qu’ils les ont lus fort exactement ; mais la plupart des livres de certains savants ne sont fabriqués qu’à coups de dictionnaires, et ils n’ont guère lu que les tables des livres qu’ils citent, ou quelques lieux communs ramassés de différents auteurs.

On n’oserait entrer davantage dans le détail de ces choses ni en donner des exemples, de peur de choquer des personnes aussi fières et aussi bilieuses que le sont ces faux savants, car on ne prend pas plaisir à se faire injurier en grec et en arabe. Outre qu’il n’est pas nécessaire pour rendre ce que je dis plus sensible d’en donner des preuves particulières, l’esprit de l’homme étant assez porté à trouver à redire à la conduite des autres et à faire application de ce que l’on vient de dire, qu’ils se repaissent cependant puisqu’ils le veulent de ce vain fantôme de grandeur, et qu’ils se donnent les uns aux autres les applaudissements que nous leur refusons, c’est peut-être les avoir déjà trop inquiètes dans une jouissance qui leur semble si douce et si agréable.


CHAPITRE IX.
Comment l’inclination que l’on a pour les dignités et les richesses porte à l’erreur.


Les dignités et les richesses aussi bien que la vertu et les sciences dont nous venons de parler, sont les principales choses qui nous élèvent au-dessus des autres hommes, car il semble que notre être s’agrandisse et devienne comme indépendant par la possession de ces avantages, de sorte que l’amour que nous nous portons à nous mêmes se répandant naturellement jusqu’aux dignités et aux richesses, on peut dire qu’il n’y a personne qui n’ait pour elles quelque inclination petite ou grande. Expliquons en peu de mots comment ces inclinations nous empêchent de trouver la vérité et nous engagent dans le mensonge et dans l’erreur.

Nous avons montré en plusieurs endroits qu’il faut beaucoup de temps et de peine, d’assiduité et de contention d’esprit pour pénélrer des vérités composées, environnées de difficultés, et qui dépendent de beaucoup de principes : de là il est facile de juger que les personnes publiques qui sont dans de grands emplois, qui ont de grands biens à gouverner et de grandes affaires à conduire, et qui désirent ardemment les dignités et les richesses, ne sont guère pmpres à la recherche de ces vérités, et qu’ils tombent souvent dans l’erreur à l’égard de toutes les choses qu’il est difficile de savoir lorsqu’ils en veulent juger.

1° Parce qu’ils ont fort peu de temps à employer à la recherche de la vérité.

2° Parce qu’ordinairement ils ne se plaisent guère dans cette recherche.

3° Parce qu’ils sont très-peu capables d’attention, à cause que la capacité de leur esprit est partagée par le grand nombre des idées des choses qu’ils souhaitent, et auxquelles ils sont occupés même malgré eux.

4° Parce qu’ils s’imaginent tout savoir et qu’ils ont de la peine à croire que des gens qui leur sont inférieurs aient plus de raison qu’eux ; car s’ils souffrent bien qu’ils leur apprennent quelques faits, ils ne souffrent pas volontiers qu’ils les instruisent des vérités solides et nécessaires, ils s’emportent lorsqu’on les contredit et qu’on les détrompe.

5° Parce qu’on a de coutume de leur applaudir en toutes leurs imaginations, quelque fausses et éloignées du sens commun qu’elles puissent être, et de railler ceux qui ne sont pas de leur sentiment, quoi qu’ils ne défendent que des vérités incontestables. C’est à cause des lâches flatteries de ceux qui les approchent qu’ils se confirment dans leurs erreurs et dans la fausse estime qu’ils ont d’eux-mêmes, et qu’ils se mettent en possession de juger cavalièrement de toutes choses.

6° Parce qu’ils ne s’arrètent guère qu’aux notions sensibles, qui sont plus propres pour les conversations ordinaires et pour se conserver l’estime des hommes, que les idées pures et abstraites de l’esp1-it, qui servent à découvrir la vérité.

7° Parce que ceux qui aspirent à quelque dignité tâchent autant qu’ils peuvent de s’accommoder à la portée des autres, à cause qu’il n’y a rien qui excite si fort l’envie et l’aversion des hommes que de paraître avoir des sentiments peu communs. Il est rare que ceux qui ont l’esprit et le cœur occupé de la pensée et du désir de faire fortune, puissent découvrir des vérités cachées ; mais lorsqu’ils en découvrent, ils les abandonnent souvent par intérêt et parce que la défense de ces vérités ne s’accorde pas avec leur ambition. Il faut souvent consentir à Finjustice pour devenir magistrat ; une piété solide et peu commune éloigne souvent des bénéfices, et l’amour généreux de la vérité fait très-souvent perdre les chaires où l’on ne doit enseigner que la vérité.

Toutes ces raisons jointes ensemble font que les hommes qui sont beaucoup élevés au-dessus des autres par leurs dígnités, leur noblesse et leurs richesses, ou qui ne pensent qu’á s’élever et à faire quelque fortune, sont extrêmement sujets à l’erreur et très-peu capables des vérités un peu cachées. Car entre les choses qui sont nécessaires pour éviter l’erreur dans les questions un peu difficiles, il y en à deux principales qui ne se rencontrent pas ordinairement dans les personnes dont nous parlons, savoir : l’attention de l’esprit, pour bien pénétrer le fond des choses ; et la retenue, pour n’en pasjuger avec trop de précipitation. Ceux-là même qui sont choisis pour enseigner les autres, et qui ne doivent point avoir d’autre but que de se rendre habiles pour instruire ceux qui sont commis à leurs soins. deviennent d’ordinaire sujets à l’erreur aussitôt qu’ils deviennent personnes publiques ; soit parce qu’ayant très-peu de temps à eux, ils sont incapables d’att›ention et de s’appliquer aux choses qui en demandent beaucoup ; soit parce que, souhaitant étrangement de paraître savants, ils décident hardiment de toutes choses sans aucune retenue, et ne souffrent qu’avec peine qu’on leur résiste et qu’on les instruise.


CHAPITRE X.
De l’amour du plaisir par rapport à la morale. — I. Il faut fuir le plaisir, quoiqu’il rende heureux. — II. Il ne doit point nous porter A l’amour des biens sensibles.


Nous venons de parler dans les trois chapitres précédents de l’inclination que nous avons pour la conservation de notre être, et comment elle est cause que nous tombons dans plusieurs erreurs. Nous parlerons présentement de celle que nous avons pour le bien-être, c’est-à-dire pour les plaisirs et pour toutes les choses qui nous rendent plus heureux et plus contents, ou que nous croyons capables de cela ; et nous tâcherons de découvrir les erreurs qui naissent de cette inclination.

Il y a des philosophes qui tâchent de persuader aux hommes, que le plaisir n’est point un bien, et que la douleur n’est point un mal ; qu’on peut être heureux au milieu des douleurs les plus violentes, et qu’on peut être malheureux au milieu des plus grands plaisirs. Comme ces philosophes sont fort pathétiques et fort imaginatifs, ils enlèvent bientôt les esprits faibles et qui se laissent aller à l’impression que ceux qui leur parlent produisent en eux ; car les stoïques sont un peu visionnaires, et les visionnaires sont véhéments ; ainsi ils impriment facilement dans les autres les faux sentiments dont ils sont prévenus. Mais comme il n’y a point de conviction contre l’expérience et contre notre sentiment intérieur, toutes ces raisons pompeuses et magnifiques, qui étourdissent et éblouissent l’imagination des hommes, s’évanouissent avec tout leur éclat aussitôt que l’âme est touchée de quelque plaisir ou de quelque douleur sensible ; et ceux qui ont mis toute leur confiance dans cette fausse persuasion de leur esprit se trouvent sans sagesse et sans force à la moindre attaque du vice ; ils sentent qu’ils ont été trompés et qu’ils sont vaincus.

I. Si les philosophes ne peuvent donner à leurs disciples la force de vaincre leurs passions, du moins ne doivent-ils pas les séduire ni leur persuader qu’ils n’ont point d’ennemis à combattre. Il faut dire les choses comme elles sont : le plaisir est toujours un bien, et la douleur toujours un mal ; mais il n’est pas toujours avantageux de jouir du plaisir, et il est quelquefois avantageux de souffrir la douleur.

Mais pour faire bien comprendre ce que je veux dire, il faut savoir :

4° Qu’il n’y a que Dieu qui soit assez puissant pour agir en nous, et pour nous faire sentir le plaisir et la douleur : car il est évident à tout homme qui consulte sa raison, et qui méprise les rapports de ses sens, que ce ne sont point les objets que nous sentons qui agissent effectivement en nous, puisque le corps ne peut agir sur l’esprit ; et que ce n’est point non plus notre âme qui cause en elle-même son plaisir et sa douleur à leur occasion, car s’il dépendait de l’âme de sentir la douleur, elle n’en soutïrirait jamais ;

2° Qu’on ne doit donner ordinairement quelque bien que pour faire faire quelque bonne action ou pour la récompenser ; et qu’on ne doit ordinairement faire souffrir quelque mal que pour détourner d’une méchante action ou pour la punir : et qu’ainsi Dieu agissant toujours avec ordre, et selon les règles de la justice, tout plaisir dans son institution nous porte à quelque bonne action ou nous en récompense ; et toute douleur nous détourne de quelque action mauvaise ou nous en punit.

3° Qu’il y a des actions qui sont bonnes en un sens et mauvaises en un autre. C’est, par exemple, une mauvaise action que de s’exposer à la mort, lorsque Dieu le défend ; mais c’est aussi une bonne action que de s’y exposer lorsque Dieu le commande. Car toutes nos actions ne sont bonnes ou mauvaises que parce que Dieu les a commandées ou les a défendues, ou par la loi éternelle, que tout homme raisonnable peut consulter en rentrant en lui-même ; ou par la loi écrite, exposée aux sens de l’homme sensible et charnel, qui depuis le péché n’est pas toujours en état de consulter la raison.

Je dis donc que le plaisir est toujours bon, mais qu’il n’est pas toujours avantageux de le goûter.

1° Parce qu’au lieu de nous attacher à celui qui seul est capable de le causer, il nous en détache pour nous unir à ce qui semble faussement le causer ; il nous détache de Dieu pour nous unir à une vile créature. Il est toujours avantageux de goûter le plaisir qui se rapporte à la vraie cause et qui en est la perception. Car comme on ne peut aimer que ce qu’on aperçoit, ce plaisir ne peut exciter qu’un amour juste, que l’amour de la cause véritable du bonheur. Mais il est du moins fort dangereux de goûter les plaisirs qui se rapportent aux objets sensibles, et qui en sont la perception ; parce que ces plaisirs nous portent à aimer ce qui n’est point cause de notre bonheur actuel. Car encore que ceux qui sont éclairés de la véritable philosophie pensent quelquefois que le plaisir n’est point causé par les objets de dehors, et que cela puisse en quelque manière les porter à reconnaître et à aimer Dieu en toutes choses : néanmoins depuis le péché la raison de l’homme est si faible, et ses sens et son imagination ont tant de pouvoir sur son esprit, qu’ils corrompent bientôt son cœur, lorsqu’on ne se prive pas, selon le conseil de l’Évangile. de toutes les choses qui ne portent point à Dien par elles-mêmes ; car la meilleure philosophie ne saurait guérir l’esprit ni résister aux désordres de la volupté.

2° Parce que le plaisir étant une récompense, c’est faire une injustice que de produire dans son corps des mouvements qui obligent Dieu, en conséquence de sa première volonté ou des lois générales de la nature, à nous faire sentir du plaisir lorsque nous n’en méritons pas ; soit parce que l’action que nous laisons est inutile ou criminelle ; soit parce qu’étant pleins de péchés, nous ne devons point lui demander de récompense. L’homme avant son péché pouvait, avec justice, goûter les plaisirs sensibles dans ses actions réglées ; mais depuis le péché il n’y a plus de plaisirs sensibles entièrement innocents, ou qui ne soient capables de nous blesser lorsque nous les goûtons, car souvent il suifit de les goûter pour en devenir esclave.

3° Parce que, Dieu étant juste, il ne se peut faire qu’il ne punisse un jour la violence qu’on lui fait, lorsqu’on l’oblige de récompenser par le plaisir des actions criminelles que l’on commet contre lui. Lorsque notre âme ne sera plus unie à notre corps, Dieu n’aura plus l’obligation qu’il s’est imposée de nous donner les sentiments qui doivent répondre aux traces du cerveau, et il aura toujours l’obligation de satisfaire à se justice ; ainsi ce sera le temps de sa vengeance et de sa colère. Alors, sans changer l’ordre de la nature, et demeurant toujours immuable dans sa première volonté, il punira par des douleurs qui ne finiront jamais les injustes plaisirs des voluptueux.

4° Parce que la certitude que l’on a des cette vie qu’il faut que cette justice se fasse, agite l’esprit de mortelles inquiétudes, et le jette dans une espèce de désespoir qui rend les voluptueux misérables au milieu même des plus grands plaisirs.

5° Parce qu’il y a presque toujours des remords fâcheux qui accompagnent les plaisirs les plus innocents, à cause que nous sommes assez convaincus que nous n’en méritons point ; et ces remords nous privent d’une certaine joie intérieure que l’on trouve même dans la douleur de la pénitence.

Ainsi, quoique le plaisir soit un bien, il faut tomber d’accord qu’il n’est pas toujours avantageux de le goûter, par toutes ces raisons ; et par d’autres semblables qu’il est très-utile de savoir, et qu’il est très-facile de déduire de celles-ci, il est presque toujours très-avantageux de souffrir la douleur, quoiqu’elle soit effectivement un mal.

Néanmoins tout plaisir est un bien, et rend actuellement heureux celui qui le goûte, dans l’instant qu’il le goûte et autant qu’il le goûte ; et toute douleur est un mal et rend actuellement malheureux celui qui la souffre, dans l’instant qu’il la soutïre et autant qu’il la souffre. On peut dire que les justes et les saints sont en cette vie les plus malheureux de tous les hommes, et les plus dignes de compassion. Si in vita tantum in Christo speramus, miserabiliores sumus omníbus homíníbus[136], dit saint Paul. Car ceux qui pleurent et qui souffrent persécution pour la justice, ne sont point heureux parce qu’ils souffrent pour la justice, mais parce que le royaume du ciel at à eux, et qu’une grande récompense leur est réservée dans le ciel, c’est-à-dire parce qu'ils seront quelque jour heureux. Ceux qui souffrent persécution pour la justice sont en cela justes, vertueux et parfaits, parce qu’ils sont dans l’ordre de Dieu, et que la perfection consiste à le suivre ; mais ils ne sont pas heureux à cause qu’ils souffrent. Un jour ils ne souffriront plus, et alors ils seront heureux aussi bien que justes et parfaits.

Cependant je ne nie pas que des cette vie les justes ne soient heureux en quelque manière par la force de leur espérance et de leur foi, qui rendent ces biens futurs comme présents à leur esprit. Car il est certain que lorsque l’espérance de quelque bien est forte et vive, elle l’approche de l’esprit et le lui fait goûter ; ainsi elle le rend en quelque manière heureux, puisque c’est le goût du bien, la possession du bien, le plaisir qui nous rend heureux.

Il ne faut donc pas dire aux hommes que les plaisirs sensibles ne sont point bons et qu’ils ne rendent point plus heureux ceux qui en jouissent ; puisque cela n’est pas vrai, et que dans le temps de la tentation ils le reconnaissent à leur malheur. Il leur faut dire que bien que ces plaisirs soient bons en eux-mêmes et capables de les rendre en quelque manière heureux, ils doivent néanmoins les éviter pour des raisons semblables à celles que j’ai apportées ; mais qu’ils-ne les peuvent point éviter par leurs propres forces. parce qu’ils désirent d’être heureux par une inclination qu’ils ne peuvent vaincre, et que ces plaisirs passagers qu’ils doivent éviter la contentent en quelque manière, et qu’ainsi ils sont dans une misérable nécessité de se perdre, s’ils ne sont secourus par la délectation de la grâce qui contre-balance l’effort. continuel des plaisirs sensibles. Il leur faut dire ces choses, afin qu’ils connaissent distinctement leur faiblesse et le besoin qu’ils ont d’un libérateur.

Il faut parler aux hommes comme Jésus-Christ leur a parlé, et non pas comme les stoïciens, qui ne connaissaient ni la nature, ni la maladie de l’esprit humain. Il leur faut dire sans cesse qu’il faut en un sens se haïr et se mépriser soi-même, et qu’il ne faut point chercher ici-bas d’établissement et de bonheur ; qu’il faut tous les jours porter sa croix ou l’instrument de son supplice, et perdre présentement sa vie pour la conserver éternellement. Enfin il leur faut montrer qu’ils sont obligés de faire tout le contraire de ce qu’ils désirent, afin qu’ils sentent leur impuissance pour le bien. Car les hommes veulent invinciblement être heureux, et l’on ne peut être actuellement heureux si l’on ne fait ce qu’on veut. Peut-être que sentant leurs maux présents, et connaissant leurs maux futurs, ils s’humilieront sur la terre. Peut-être qu'ils crieront vers le ciel, qu’ils chercheront un médiateur, qu’ils craindront les objets sensibles, et qu’ils auront une horreur salutaire pour tout ce qui flatte les sens et la concupiscence. Peut-être qu’ils entreront ainsi dans cet esprit de prière et de pénitence si nécessaire pour obtenir la grâce, sans laquelle il n’y a point de force, point de santé, point de salut à espérer.

II. Nous sommes intérieurement convaincus que le plaisir est bon ; et cette conviction intérieure n’est point fausse, car le plaisir est effectivement bon. Nous sommes naturellement convaincus que le plaisir est le caractère du bien, et cette conviction naturelle est certainement vraie, car ce qui cause le plaisir est certainement très-bon et très-aimable. Mais nous ne sommes pas convaincus que les objets sensibles ni que notre âme même soient capables de produire en. nous du plaisir ; car il n’y a aucune raison de le croire, et il y en a mille pour ne le pas croire. Ainsi les objets sensibles ne sont point bons, ils ne sont point aimables. S’ils sont utiles à la conservation de la vie, nous en devons user ; mais comme ils ne sont pas capables d’agir en nous, nous ne les devons point aimer. L’âme ne doit aimer que ce qui lui est bon, que ce qui est capable de la rendre plus heureuse et plus parfaite. Elle ne doit donc aimer que ce qui est au-dessus d’elle, car il est évident qu’elle ne peut recevoir sa perfection que de ce qui est au-dessus d’elle.

Mais parce que nous jugeons qu’une chose est cause de quelque effet lorsqu’elle l’accompagne toujours, nous nous imaginons que ce sont les objets sensibles qui agissent en nous, à cause qu’à leur approche nous avons de nouveaux sentiments, et que nous ne voyons point celui qui les cause véritablement en nous. Nous goûtons d’un fruit et en même temps nous sentons de la douceur ; nous attribuons donc cette douceur à ce fruit ; nous jugeons qu’il la cause et même qu’il la contient. Nous ne voyons point Dieu comme nous voyons et comme nous touchons ce fruit ; nous ne pensons pas même à lui, ni peut-être à nous. Ainsi nous ne jugeons pas que Dieu soit la véritable cause de cette douceur, ni que cette douceur soit une modification de notre âme ; nous attribuons et la cause et l’effet à ce fruit que nous mangeons.

Ce que j’ai dit des sentiments qui ont rapport au corps se doit aussi entendre de ceux qui n’y ont point de rapport, comme sont ceux qui se rencontrent dans les pures intelligences.

Un esprit se considère soi-même, il voit que rien ne manque à son bonheur et à sa perfection, ou bien il voit qu’il ne possède pas ce qu’il souhaite. A la vue de son bonheur il sent de la joie, à la vue de son malheur il sent de la tristesse. Il s’imagine aussitôt que c’est la vue de son bonheur qui produit en lui-même ce sentiment de joie, parce que ce sentiment accompagne toujours cette vue. Il s’imagine aussi que c’est la vue de son malheur qui produit en lui-même ce sentiment de tristesse, parce que ce sentiment suit cette vue. La véritable cause de ces sentiments, qui est Dieu seul, ne lui paraît pas ; il ne pense pas même à Dieu, car Dieu agit en nous sans que nous le sachions.

Dieu nous récompense d’un sentiment de joie lorsque nous connaissons que nous sommes dans l’état où nous devons être, afin que nous y demeurions, que notre inquiétude cesse, et que nous goûtions pleinement notre bonheur sans laisser remplir la capacite de notre esprit d’aucune autre chose. Mais il produit en nous un sentiment de tristesse lorsque nous connaissons que nous ne sommes pas dans l’état où nous devons être, afin que nous n’y demeurions pas, et que nous cherchions avec inquiétude la perfection qui nous manque. Car Dieu nous pousse sans cesse vers le bien, lorsque nous connaissons que nous ne le possédons pas ; et il nous y arrête fortement lorsque nous voyons que nous le possédons pleinement. Ainsi il me semble évident que les sentiments de joie ou de tristesse intellectuelle, aussi bien que les sentiments de joie et de tristesse sensible, ne sont point des productions volontaires de l’esprit.

Nous devons donc reconnaître sans cesse par la raison, cette main invisible qui nous comble de biens, et qui se cache à notre esprit sous les apparences sensibles. Nous devons l’adorer ; nous devons l’aimer ; mais nous devons aussi la craindre, puisque si elie nous comble de plaisirs, elle peut aussi nous accabler de douleurs. Nous devons l’aimer par un amour de choix, par un amour éclairé, par un amour digne de Dieu et digne de nous. Notre amour est digne de Dieu, lorsque nous l’aimons par la connaissance que nous avons qu’il est aimable ; et cet amour est digne de nous, parce qu’étant raisonnables, nous devons aimer ce que la raison nous fait connaître digne de notre amour. Mais nous aimons les choses sensibles par un amour indigne de nous et dont aussi elles sont indignes ; car étant raisonnables nous les aimons sans raison de les aimer, puisque nous ne connaissons point clairement qu’elles soient aimables, et que nous savons au contraire qu’elles ne le sont pas. Mais le plaisir nous séduit et nous les fait aimer, l’amour aveugle et déréglé du plaisir étant la véritable cause des faux jugements des hommes dans les sujets de morale.


CHAPITRE XI.
De l’amour du plaisir par rapport aux sciences spéculatives. — I. Comment il nous empêche de découvrir la vérité. — II. Quelques exemples.


L’inclination que nous avons pour les plaisirs sensibles étant mal réglée, n’est pas seulement l’origine des erreurs dangereuses où nous tombons dans les sujets de morale et la cause générale du dérèglement de nos mœurs ; elle est aussi une des principales causes du dérèglement de notre esprit, et elle nous engage insensiblement dans des erreurs très-grossières mais moins dangereuses sur des sujets purement spéculatifs ; parce que cette inclination nous empêche d’apporter aux choses qui ne nous touchent pas, assez d’attention pour les comprendre et pour en bien juger.

On a déjà parlé en plusieurs endroits de la difficulté que les hommes trouvent à s’appliquer à des sujets un peu abstraits, parce que la matière dont on traitait alors le demandait ainsi. On en a parlé vers la fin du premier livre, en montrant que les idées sensibles touchant plus l’âme que les idées pures de l’esprit, elle s’appliquait souvent davantage aux manières qu’aux choses mêmes. On en a parlé dans le second, parce que, traitant de la délicatesse des fibres du cerveau, on y faisait voir d’où venait la mollesse de certains esprits efféminés. Enfin on en a parlé dans le troisième, en parlant de l’attention de l’esprit, lorsqu’il a fallu montrer que notre âme n’était guère attentive aux choses purement spéculatives, mais beaucoup plus à celles qui la touchent et qui lui font sentir du plaisir ou de la douleur.

Nos erreurs ont presque toujours plusieurs causes, qui contribuent toutes à leur naissance ; de sorte qu’il ne faut pas s’imaginer que ce soit faute d’ordre que l’on répète quelquefois presque les mêmes choses, et que l’on donne plusieurs causes des mêmes erreurs ; c’est qu’en effet il y en a plusieurs. Je ne parle pas des causes réelles, car nous avons dit souvent qu’il n’y en avait point d’autre réelle et véritable que le mauvais usage de notre liberté, de laquelle nous n’usons pas bien en cela seul que nous n’en usons pas toujours autant que nous le pouvons, ainsi que nous avons expliqué dès le commencement de cet ouvrage[137].

On ne doit donc pas trouver à redire si, pour faire pleinement concevoir comment par exemple les manières sensibles dont on couvre les choses nous surprennent et nous font tomber dans l’erreur, on a été obligé de dire par avance dans les autres livres que nous avions inclination pour les plaisirs, ce qu’il semble qu’on devait remettre à celui-ci, qui traite des inclinations naturelles ; et ainsi de quelques autres choses dans d’autres endroits. Tout le mal qui en arrivera, c’est que l’on n’aura pas besoin de dire ici beaucoup de choses que l’on serait obligé d’expliquer si on ne l’avait pas fait ailleurs.

Tout ce qui est dans l’homme est si fort dépendant l’un de l’autre, qu’on se trouve souvent comme accablé sous le nombre des choses qu’il faut dire dans le même temps pour expliquer à fond ce que l’on conçoit. On se trouve quelquefois obligé de ne point séparer les choses qui sont jointes par la nature les unes avec les autres, et d’aller contre l’ordre qu’on s’est prescrit, lorsque cet ordre n’apporte que de la confusion, comme il arrive nécessairement en quelques rencontres. Cependant avec tout cela il n’est jamais possible de faire sentir aux autres tout ce qu’on pense. Ce que l’on doit prétendre pour l’ordinaire, c’est de mettre les lecteurs en état de découvrir tout seuls, avec plaisir et facilité, ce que l’on a découvert soi-même avec beaucoup de peine et de fatigue. Et parce qu’on ne peut rien découvrir sans attention, l’on doit principalement s’étudier aux moyens de rendre les autres attentifs. C’est ce qu’on a tâché de faire, quoique l’on reconnaisse l’avoir assez mal exécute ; et l’on avoue sa faute d’autant plus volontiers, que l’aveu qu’on en fait doit exciter ceux qui liront ceci à se rendre attentifs par eux-mêmes pour y remédier, et pour pénétrer à fond des sujets qui méritent sans doute d’être pénétrés.

Les erreurs où nous jette l’inclination que nous avons pour les plaisirs, et généralement pour tout ce qui nous touche, sont infinies ; parce que cette inclination dissipe la vue de l’esprit, qu’elle l’applique sans cesse aux idées confuses des sens et de l’imagination, et qu’elle nous porte à juger de toutes choses avec précipitation par le seul rapport qu’elles ont avec nous.

I. On ne voit la vérité que lorsque l’on voit les choses comme elles sont, et on ne les voit jamais comme elles sont, si on ne les voit dans celui qui les renferme d’une manière intelligible. Lorsque nous voyons les choses en nous, nous ne les voyons que d’une manière fort imparfaite ; ou plutôt nous ne voyons que nos sentiments, et non pas les choses que nous souhaitons de voir et que nous croyons faussement que nous voyons.

Pour voir les choses comme elles sont en elles-mêmes, il faut de l’application, parce que présentement on ne s’unit pas à Dieu sans peine et sans effort. Mais pour voir les choses en nous, il ne faut aucune application de notre part, parce que nous sentons même malgré nous ce qui nous touche. Nous ne trouvons point naturellement de plaisir prévenant dans l’union que nous avons avec Dieu, les idées pures des choses ne nous touchent point. Ainsi l’inclination que nous avons pour le plaisir ne nous applique et ne nous unit point à Dieu ; au contraire, elle nous en détache et nous en éloigne sans cesse. Car cette inclination nous porte continuellement à considérer les choses par leurs idées sensibles, à cause que ces idées fausses et impures nous touchent. L’amour du plaisir, et la jouissance actuelle du plaisir qui en réveille et qui en fortifie l’amour, nous éloigne donc sans cesse de la vérité, pour nous jeter dans l’erreur.

Ainsi ceux qui veulent s’approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l’esprit ; car il faut que les sens et les passions se taisent, si l’on veut entendre la parole de la vérité, l’éloignement dp monde et le mépris de toutes les choses sensibles étant nécessaires, aussi bien pour la perfection de l’esprit que pour la conversion du cœur.

Lorsque nos plaisirs sont grands, lorsque nos sentiments sont vifs, nous ne sommes pas capables des vérités les plus simples, et nous ne demeurons pas même d’accord des notions communes, si elles ne renferment quelque chose de sensible. Lorsque nos plaisirs ou nos autres sentiments sont modérés, nous pouvons reconnaître quelques vérités simples et faciles : mais s’il se pouvait faire que nous fussions entièrement délivrés des plaisirs et des sentiments, nous serions capables de découvrir avec facilité les vérités les plus abstraites et les plus difficiles que l’on sache. Car à proportion que nous nous éloignons de ce qui n’est point Dieu, nous nous approchons de Dieu même ; nous évitons l’erreur et nous découvrons la vérité. Mais depuis le péché, depuis l’amour déréglé du plaisir prévenant, dominant et victorieux, l’esprit est devenu si faible qu’il ne peut rien pénétrer, et si matériel et dépendant de ses sens, qu’il ne peut trouver de prise à ce qui n’a point de corps, se rendre attentif aux vérités abstraites et qui ne le touchent pas. Ce n’est même qu’avec peine qu’il aperçoit les notions communes ; et souvent il juge, faute d’attention, qu’elles sont fausses ou obscures. Il ne peut discerner la vérité des choses d’avec leur utilité, le rapport qu’elles ont entre elles d’avec le rapport qu’elles ont avec lui ; et il croit souvent que celles-là sont les plus vraies, qui lui sont les plus utiles, les plus agréables, et qui le touchent le plus. Enfin cette inclination infecte et trouble toutes les perceptions que nous avons des objets, et par conséquent tous les jugements que nous en faisons : voici quelques exemples.

II. C’est une notion commune que la vertu est plus estimable que le vice, qu’il vaut mieux être sobre et chaste qu’intempérant et voluptueux. Mais l’inclination pour le plaisir brouille si fort cette idée en de certaines occasions, qu’on ne la fait plus qu’entrevoir, et qu’on ne peut en tirer les conséquences qui sont nécessaires pour la conduite de la vie. L’âme s’occupe si fort des plaisirs qu’elle espère, qu’elle les suppose innocents et qu’elle ne cherche que les moyens de les goûter.

Tout le monde sait bien qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, que la justice rend un homme plus grand que la possession des plus superbes bâtiments, qui souvent ne montrent pas tant la grandeur de celui qui les a fait bâtir que la grandeur de ses injustices et de ses crimes. Mais le plaisir que des gens de néant reçoivent dans la vaine ostentation de leur fausse grandeur. remplit suffisamment la petite capacité de leur esprit pour leur cacher et leur obscurcir une vérité si évidente. Ils s’imaginent sottement qu’ils sont de grands hommes, parce qu’ils ont de grandes maisons.

L’analyse ou l’algèbre spécieuse est assurément la plus belle, je veux dire la plus féconde et la plus certaine de toutes les sciences. Sans elle l’esprit n’a ni pénétration ni étendue ; et avec elle il est capable de savoir presque tout ce qui se peut savoir avec certitude et avec évidence. Tout imparfaite qu’ait été cette science, elle a rendu célèbres tous ceux qui en ont été instruits, et qui ont su en faire usage ; ils ont découvert par son moyen des vérités qui paraissaient comme incompréhensibles aux autres hommes. Elle est si proportionnée à l’esprit humain que, sans partager sa capacité à des choses inutiles pour ce qu’on recherche, elle le conduit infailliblement à son but. En un mot, c’est une science universelle et comme la clef de toutes les autres sciences. Cependant quelque estimable qu’elle soit en elle-même, elle n’a rien d’éclatant ni de charmant pour la plupart des hommes, par cette seule raison qu’elle n’a rien de sensible. Elle a été tout à fait dans l’oubli durant plusieurs siècles. Il y a encore bien des gens qui n’en connaissent pas même le nom ; et de mille personnes à peine y en a-t-il un ou deux qui en sachent quelque chose. Les plus savants qui l’ont renouvelée en nos jours ne l’ont point encore poussée fort avant, et ne l’ont point traitée avec l’ordre et la netteté qu’elle mérite. Étant homme, comme les autres, ils se sont enfin dégoûtés de ces vérités pures que le plaisir sensible n’accompagne pas, et l’inquiétude de leur volonté corrompue par le péché, la légèreté de leur esprit qui dépend de l’agitation et de la circulation du sang, ne leur a pas permis de se nourrir davantage de ces grandes, de ces vastes et de ces fécondes vérités, qui sont les règles immuables et universelles de toutes les vérités passagères et particulières, qui se peuvent connaître avec exactitude.

La métaphysique de même est une science abstraite qui ne flatte point les sens, et à l’étude de laquelle l’âme n’est point sollicitée par quelque plaisir prévenant ; c’est aussi par la même raison que cette science est fort négligés, et que l’on trouve souvent des personnes assez stupides pour nier hardiment des notions communes. Il y en a même qui nient que l’on puisse et que l’on doive assurer d’une chose ce qui est renferme dans l’idée claire et distincte qu’on en a ; que le néant n’a point de propriétés ; qu’une chose ne peut être réduite à rien sans miracle ; qu’aucun corps ne se peut mouvoir par ses propres forces ; qu’un corps agité ne peut communiquer aux corps qu’il rencontre plus de mouvement qu’il en a, et d’autres choses semblables. Ils n’ont jamais considéré ces axiomes d’une vue assez fixe et assez nette, pour en découvrir clairement la vérité ; et ils ont fait quelquefois des expériences qui les ont faussement convaincus que quelques-uns de ces axiomes n’étaient pas vrais. Ils ont vu qu’en certaines rencontres les corps qui se choquaient avaient plus de mouvement après qu’avant le choc, et que dans d’autres ils en avaient moins. Ils ont vu souvent que le simple attouchement de quelque corps visible a été subitement suivi de grands mouvements. Et cette vue sensible de quelques expériences dont ils ne voient point les raisons leur a fait conclure que les forces naturelles se pouvaient et augmenter et détruire. Ne devraient-ils pas considérer que les mouvements peuvent se répandre des corps visibles aux invisibles, lorsque les corps mus se rencontrent ; ou des corps invisibles aux visibles dans d’autres occasions ? Lorsqu’un corps est suspendu à une corde, ce ne sont point les ciseaux avec lesquels on coupe la corde qui donnent le mouvement à ce corps, c’est une matière invisible. Lorsqu’on jette un charbon dans un tas de poudre à canon, ce n’est point le mouvement du charbon, mais une matière invisible qui sépare toutes les parties de cette poudre, et qui leur donne un mouvement capable de faire sauter une maison. Il y a mille manières inconnues par lesquelles la matière invisible communique son mouvement aux corps grossiers et visibles. Du moins n’est-il pas évident que cela ne se puisse faire, comme il est évident que la force mouvante des corps ne peut naturellement augmenter ni diminuer.

De même les hommes voient que le bois que l’on jette dans le feu cesse d’être ce qu’il est, et que toutes les qualités sensibles qu’ils y remarquent se dissipent : et de là ils s’imaginent avoir droit de conclure qu’il se peut faire qu’une chose rentre dans le néant dont elle est sortie. Ils cessent de voir le bois, et ne voient qu’un peu de cendres qui lui succèdent : et de là ils jugent que la plus grande partie du bois cesse d’être, comme si le bois ne pouvait pas être réduit en des parties qu’ils ne pussent voir. Du moins n’est-il pas aussi évident que cela ne se puisse faire qu’il est évident que la force qui donne l’être à toutes choses n’est pas sujette au changement, et que, par les forces ordinaires de la nature, ce qui est ne peut être réduit à rien, comme ce qui n’est point ne peut commencer d’être. Mais la plupart des hommes ne savent ce que c’est que de rentrer dans eux-mêmes pour y entendre la voix de la vérité, selon laquelle ils doivent juger de toutes choses. Ce sont leurs yeux qui règlent leurs décisions. Ils jugent selon ce qu’ils sentent et non pas selon qu’ils conçoivent, car ils sentent avec plaisir et ils conçoivent avec peine.

Demandez à tout ce qu’il y a d’hommes au monde si l’on peut assurer, sans crainte de se tromper, que le tout est plus grand que sa partie ; et je m’assure qu’il ne s’en trouvera pas un qui ne réponde d’abord ce qu’il faut répondre. Demandez-leur ensuite si l’on peut de même, sans crainte de se tromper, assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, et vous verrez qu’il s’en trouvera peu qui l’accordent sans hésiter, qu’il y en aura quelques-uns qui le nieront, et que la plupart ne sauront que répondre. Cependant cet axiome métaphysique : que l’on peut assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente ou plutôt, que tout ce que l’on conçoit clairement est précisément tel que l’on le conçoit, est plus évident que l’axiome que le tout est plus grand que sa partie, parce que ce dernier axiome n’est pas tant un axiome qu’une conclusion à l’égard du premier. On peut prouver que le tout est plus grand que sa partie par ce premier axiome, mais ce premier ne se peut prouver par aucun autre : il est absolument le premier et le fondement de toutes les connaissances claires et évidentes. D’où vient donc que personne n’hésite sur la conclusion, et que bien des gens doutent du principe dont elle est tirée, si ce n’est que les idées de tout et de partie sont sensibles, et qu’on voit pour ainsi dire de ses yeux que le tout est plus grand que sa partie, mais qu’on ne voit pas avec les yeux la vérité du premier axiome de toutes les sciences ?

Comme dans cet axiome il n’y a rien qui arrête et qui applique naturellement l’esprit, il faut vouloir le considérer, et même avec un peu de constance et de fermeté, pour en reconnaître la vérité avec évidence ; il faut que la force de la volonté supplée à l’attrait sensible. Mais les hommes ne s’avisent pas de penser aux objets qui ne flattent point leurs sens ; ou s’ils s’en avisent, ils ne font point d’effort pour cela.

Car pour continuer notre même exemple, ils pensent qu’il est évident que le tout est plus grand que sa partie, qu’une montagne de marbre est possible, et qu’une montagne sans vallée est impossible, et qu’il n’est pas également évident qu’il y a un Dieu. Néanmoins on peut dire, que l’évidence est égale dans toutes ces propositions, puisqu’elles sont toutes également éloignées du premier principe.

Voici le premier principe. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, on conçoit clairement qu’il y a plus de grandeur dans l’idée qu’on a du tout que dans l’idée qu’on a de sa partie ; que l’existence possible est contenue dans l’idée d’une montagne de marbre ; l’existence impossible dans l’idée d’une montagne sans vallée, et l’existence nécessaire dans l’idée qu’on a de Dieu, je veux dire de l’être infiniment parfait. Donc le tout est plus grand que sa partie : donc une montagne de marbre peut exister : donc une montagne sans vallée ne peut exister : donc Dieu ou l’être infiniment parfait existe nécessairement. Il est visible que ces conclusions sont également éloignées du premier principe de toutes les sciences ; elles sont donc également évidentes en elles-mêmes. Il est donc aussi évident que Dieu existe qu’il est évident que le tout est plus grand que sa partie. Mais parce que les idées d’infini, de perfection, d’existence nécessaire, ne sont pas sensibles comme les idées de tout et de partie, on s’imagine qu’on ne conçoit pas ce qu’on ne sent pas ; et quoique ces conclusions soient également évidentes, elles ne sont pas toutefois également reçues.

Il y a des gens qui tâchent de persuader qu’ils n’ont point d’idée d’un être infiniment parfait. Mais je ne sais comment ils s’avisent de répondre positivement lorsqu’on leur demande si un être infiniment parfait est rond ou carré, ou quelque chose de semblable ; car ils devraient dire qu’ils n’en savent rien, s’il est vrai qu’ils n’en aient point d’idée.

Il y en a d’autres qui accordent que c’est bien raisonner que de conclure que Dieu n’est point un être impossible de ce qu’on voit que l’idée de Dieu n’enferme point de contradiction ou l’existence impossible ; et ils ne veulent pas que l’on conclue de même que Dieu existe nécessairement de ce qu’on conçoit l’existence nécessaire dans l’idée qu’on a de lui.

Il y en a d’autres enfin qui prétendent que cette preuve de l’existence de Dieu, qui est de M. Descartes, est un pur sophisme ; et que l’argument ne conclut que supposé qu’il soit vrai que Dieu existe, comme si on ne le prouvait pas. Voici la preuve. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente. C’est la le principe général de toutes les sciences. L’existence nécessaire est renfermée dans l’idée qui représente un être infiniment parfait. Ils l’accordent. Et par conséquent on doit dire que l’être infiniment parfait existe. Oui, disent-ils, supposé qu’il existe.

Mais faisons une réponse pareille à un argument pareil, afin qu’on juge de la solidité de leur réponse. Voici l’argument pareil. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente : c’est le principe. On conçoit clairement quatre angles renfermés dans l’idée qui représente un carré, ou bien on conçoit clairement que l’existence possible est renfermée dans l’idée d’une tour de marbre ; donc un carré à quatre angles ; donc une tour de marbre est possible. Je dis que ces conclusions sont vraies, supposé que le carré ait quatre angles, et que la tour de marbre soit possible ; de même qu’ils répondent que Dieu existe, supposé qu’il existe : c’est-à-dire, en un mot, que les conclusions de ces démonstrations sont vraies, supposé qu’elles soient vraies.

J’avoue que si je faisais un tel argument : On doit attribuera une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, on conçoit clairement l’existence nécessaire renfermée dans l’idée d’un corps infiniment parfait ; donc un corps infiniment parfait existe ; il est vrai, dis-je, que si je faisais un tel argument, on aurait raison de me répondre qu’il ne conclurait pas l’existence actuelle d’un corps infiniment parfait ; mais seulement que, supposé qu’il y eût un tel corps, il aurait par lui-même son existence. La raison en est que l’idée de corps infiniment parfait est une fiction de l’esprit ou une idée composée, et qui par conséquent peut être fausse ou contradictoire, comme elle est en effet : car on ne peut concevoir clairement de corps infiniment parfait ; un être particulier et fini, tel que le corps, ne pouvant pas être conçu universel et infini.

Mais l’idée de Dieu ou de l’être en général, de l’être sans restriction, de l’être infini, n’est point une fiction de l’esprit. Ce n’est point une idée composée qui renferme quelque contradiction ; il n’y a rien de plus simple, quoiqu’elle comprenne tout ce qui est et tout ce qui peut être. Or cette idée simple et naturelle de l’être ou de l’infini renferme l’existence nécessaire ; car il est évident que l’être (je ne dis pas un tel être) à son existence par lui-même ; et que l’être ne peut n’être pas actuellement, étant impossible et contradictoire que le véritable être soit sans existence. Il se peut faire que les corps ne soient pas, parce que les corps sont de tels êtres qui participent de l’être et qui en dépendent. Mais l’être sans restriction est nécessaire ; il est indépendant ; il ne tient ce qu’il est que de lui-même : tout ce qui est vient de lui. S’il y a quelque chose, il est, puisque tout ce qui est vient de lui ; mais quand il n’y aurait aucune chose en particulier, il serait, parce qu’il est par lui-même, et qu’on ne peut le concevoir clairement comme n’étant point ; si ce n’est qu’on se le représente comme un être en particulier ou comme un tel être, et que l’on considère ainsi toute autre idée que la sienne. Car ceux qui ne voient pas que Dieu soit, ordinairement ils ne considèrent point l’être, mais un tel être, et par conséquent un être qui peut être ou n’être pas.

Cependant afin que l’on puisse comprendre encore plus distinctement cette preuve de M. Descartes de l’existence de Dieu, et répondre plus clairement à quelques instances que l’on pourrait y faire ; voici, ce me semble, ce qu’il est nécessaire d’y ajouter. Il faut se souvenir que lorsqu’on voit une créature on ne la voit point en elle-même ni par elle-même ; car on ne la voit, comme on l’a prouvé dans le troisième livre, que par la vue de certaines perfections qui sont en Dieu, lesquelles la représentent. Ainsi on peut voir l’essence de cette créature sans en voir l’existence, son idée sans elle ; on peut voir en Dieu ce qui la représente sans qu’elle existe. C’est uniquement à cause de cela que l’existence nécessaire n’est point renfermée dans l’idée qui la représente, n’étant point nécessaire qu’elle soit actuellement, afin qu’on la voie, si ce n’est qu’on prétende que les objets créés soient visibles immédiatement, intelligibles par eux-mêmes, capables d’éclairer, d’affecter, de modifier des intelligences. Mais il n’en est pas de même de l’être infiniment parfait ; on ne le peut voir que dans lui-même ; car il n’y a rien de fini qui puisse représenter l’infini. L’on ne peut donc voir Dieu qu’il n’existe ; on ne peut voir l’essence d’un être infiniment parfait sans en voir l’existence ; on ne le peut voir simplement comme un être possible ; rien ne le comprend ; rien ne le peut représenter. Si donc on y pense, il faut qu’il soit.

Ce raisonnement me paraît dans la dernière évidence. Cependant il y a des gens qui soutiennent cette proposition, que le fini peut représenter l’infini ; et que les modalités de notre âme, quoique finies, sont essentiellement représentatives de l’être infiniment parfait, et généralement de tout ce que nous apercevons : erreur grossière, et qui par ses conséquences détruit la certitude de toutes les sciences, comme il est facile de le prouver. Mais il est si faux que les modalités de l’âme soient représentatives de tous les êtres, qu’elles ne le peuvent être d’aucun, pas même de ce qu’elles sont ; car quoique nous ayons sentiment intérieur de notre existence et de nos modalités actuelles, nous ne les connaissons nullement.

Certainement l’âme n’a point d’idée claire de sa substance : on sait ce que j’entends[138] par idée claire. Elle ne peut découvrir en se considérant si elle est capable de telle et telle modification qu’elle n’a jamais eue. Elle sent véritablement sa douleur, mais elle ne la connaît point ; elle ne sait point comment sa substance doit être modifiée pour en souffrir, et pour souffrir une douleur plutôt qu’une autre. Il y a bien de la différence entre se sentir et se connaître. Dieu qui agit incessamment dans l’âme la connaît parfaitement ; il voit clairement, sans souffrir la douleur, comment l’âme doit être modifiée afin qu’elle en souffre ; mais l’âme au contraire souffre la douleur et ne la connaît pas. Dieu la connaît sans la sentir, et l’âme la sent sans la connaître. Dieu connaît clairement la nature de l’âme, parce qu’il en trouve en lui-même une idée claire et représentative.

Dieu, comme parle saint Thomas, connaît parfaitement sa substance ou son essence, et il y découvre par conséquent toutes les manières dont elle est participable par les créatures. Ainsi sa substance en est véritablement représentative parce qu’elle en renferme l’archétype ou le modèle éternel. Car Dieu ne peut tirer que de lui-même ses connaissances. Il voit dans son essence les idées ou les essences de tous les êtres possibles, et dans ses volontés leur existence et toutes les circonstances de leur existence. Mais l’âme n’est à elle-même que ténèbres, sa lumière lui vient d’ailleurs. Tous les êtres qu’elle connaît et qu’elle peut connaître, ne sont point des ressemblances de sa substance, ils n’y participent point. Elle ne contient point éminemment leurs perfections. Les modalités de l’âme ne peuvent donc point être, comme en Dieu, représentatives de l’essence ou de l’idée des êtres possibles. Il est donc nécessaire de distinguer les idées qui nous éclairent, qui nous affectent, et qui représentent ces êtres, des modalités de notre âme, c’est-à-dire des perceptions que nous en avons. Et comme l’existence des créatures ne dépend point de nos volontés, mais de celle du Créateur, il est encore clair que nous ne pouvons nous assurer de leur existence que par quelque espèce de révélation ou naturelle ou surnaturelle. Mais de plus, quand tous les êtres seraient des ressemblances de notre âme, comment pourrait-elle les voir dans ses modalités prétendues représentatives, elle qui ne connaît point sa substance parfaitement, secundum omnem modum quo cognoscibilis est ; qui ne connaît point comment elle est modifiée par la perception qu’elle a des objets ; que dis-je ! elle qui se confond avec le corps, et qui ne sait pas souvent quelles sont les modalités qui lui appartiennent ; elle enfin qui, lorsqu’on la touche, ou que les idées l’affectent par leur efficace, sent en elle-même ses modalités ou ses perceptions, car où pourrait-elle les sentir ailleurs ? mais qui ne découvrira jamais clairement ce qu’elle est, sa nature, ses propriétés, toutes les modalités dont elle est capable, jusques à ce que la substance lumineuse et toujours efficace de la divinité lui découvre l’idée qui la représente, l’esprit intelligible, le modèle éternel sur lequel elle a été formée ? Mais tâchons d’éclaircir encore cette matière, et de forcer tout esprit attentif à se rendre à cette proposition, qui m’avait paru claire par elle-même, que rien de fini ne peut représenter l’infini.

Il est certain que le néant ou le faux n’est point visible ou intelligible. Ne rien voir, ce n’est point voir ; penser à rien, c’est ne point penser. Il est impossible d’apercevoir une fausseté, un rapport, par exemple, d’égalité entre deux et deux et cinq ; car ce rapport ou tel autre, qui n’est point, peut être cru, mais certainement il ne peut être aperçu, parce que le néant n’est pas visible. C’est là proprement le premier principe de toutes nos connaissances ; c’est aussi celui par lequel j’ai commencé les Entretiens sur la métaphysique, dont il est à propos de lire les deux premiers ; car celui-ci, ordinairement reçu des cartésiens, qu’on peut assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, en dépend ; et il n’est vrai qu’en supposant que les idées sont immuables, nécessaires et divines. Car si nos idées n’étaient que nos perceptions, si nos modalités étaient représentatives, comment saurions-nous que les choses répondent à nos idées, puisque Dieu ne pense, et par conséquent n’agit pas selon nos perceptions, mais selon les siennes ? Or, il suit de ce que le néant n’est point visible, que tout ce qu’on voit clairement, directement, immédiatement, existe nécessairement. Je dis ce qu’on voit immédiatement, qu’on y prenne garde, ou ce que l’on conçoit ; car, à parler en rigueur, les objets que l’on voit immédiatement sont bien différents de ceux que l’on voit au dehors, ou plutôt que l’on croit voir, ou que l’on regarde ; car il est vrai en un sens que l’on ne voit point ces derniers, puisqu’on peut voir ou plutôt croire voir au dehors des objets qui ne sont point, nonobstant que le néant ne soit point visible. Mais il y a contradiction qu’on puisse voir immédiatement ce qui n’est point, car dans le même temps on verrait et l’on ne verrait point, puisque voir rien c’est ne point voir.

Mais quoiqu’il faille être pour être aperçu, tout ce qui est actuellement n’est pas visible pour cela par lui-même ; car, afin qu’il le fût, il faudrait qu’il pût agir immédiatement dans l’âme, qu’il pût par lui-même éclairer, affecter ou modifier les esprits, autrement notre âme, qui est purement passive, en tant que capable de perceptions, ne l’apercevrait jamais : car quand même on imaginerait que l’âme fût dans l’objet et le pénétrât, comme l’on suppose ordinairement qu’elle est dans le cerveau et qu’elle le pénètre, elle ne pourrait l’apercevoir, puisqu’elle ne peut pas découvrir les parties qui composent son cerveau, celle-là même où l’on dit qu’elle fait sa principale résidence. C’est qu’il n’y a rien de visible et d’intelligible par soi-même que ce qui peut agir dans les esprits.

Supposons néanmoins ces deux faussetés : 1° que toute réalité puisse être aperçue par l’action prétendue de l’esprit ; 2° que l’âme n’ait pas seulement sentiment intérieur de son être et de ses modalités, mais qu’elle les connaisse parfaitement. Pourvu qu’on m’accorde seulement que le néant ne soit pas visible, ce que je viens de démontrer, il est bien aisé d’en conclure que les modalités de l’âme ne peuvent représenter l’infini ; car on ne peut voir trois réalités où il n’y en a que deux, puisqu’on verrait un néant, une réalité qui ne serait point. On ne peut voir cent réalités où il n’y en a que quarante, car on verrait soixante réalités qui ne seraient point. On ne peut donc pas voir l’infini dans l’âme ni dans ses modalités finies, car on verrait un infini qui ne serait point. Or le néant n’est ni visible ni intelligible ; donc l’âme ne peut voir dans sa substance ni dans ses modalités une réalité infinie, cette étendue intelligible, par exemple, qu’on voit si clairement être infinie. que l’on est certain que l’âme ne l’épuisera jamais. Mais pouvoir représenter l’infini, ce n’est pas pouvoir l’apercevoir, pouvoir en avoir une perception fort légère ou infiniment petite, telle qu’est celle que nous en avons, c’est pouvoir le faire apercevoir en soi, et par conséquent le contenir, pour ainsi parler, puisque le néant ne peut être aperçu ; et le contenir même tel qu’il soit intelligible ou efficace par lui-même, capable d’affecter la substance intelligente de l’âme.

Il est donc clair que l’âme, que ses modalités, que rien de fini ne peut représenter l’infini, qu’on ne peut voir l’infini qu’en lui-même et que par l’efficace de sa substance ; que l’infini n’a point et ne peut avoir d’archétype, ou d’idée distinguée de lui, qui le représente, et qu’ainsi si l’on pense à l’infini il faut qu’il soit. Mais certainement on y pense ; on en a, je ne dis pas une compréhension, ou une perception qui le mesure et qui l’embrasse ; mais on en a quelque perception, c’est-à-dire une perception infiniment petite, comparée à une compréhension parfaite ; car on doit bien prendre garde qu’il ne faut pas plus de pensée, ou une plus grande capacité de penser, pour avoir une perception infiniment petite de l’infini, que pour avoir une perception parfaite de quelque chose de fini, puisque toute grandeur finie, comparée à l’infini ou divisée par l’infini, est à cette grandeur finie comme cette même grandeur est à l’infini. Cela est évident, par la même raison qui prouve que 1/1000 est à 1 comme 1 est à 1000 ; que deux, trois, quatre millionièmes est à deux, trois, quatre, comme deux, trois, quatre est à deux, trois, quatre millions : car quoiqu’on augmente infiniment les zéros, il est clair que la proportion demeure toujours la même. C’est qu’une grandeur ou une réalité finie est égale à une réalité infiniment petite de l’infini, ou par rapport à l’infini : je dis par rapport à l’infini, car le grand et le petit n’est tel que par rapport. Ainsi, il est certain qu’une modalité ou une perception finie en elle-même peut être la perception de l’infini, pourvu que la perception de l’infini soit infiniment petite par rapport à une perception infinie ou à la compréhension parfaite de l’infini.

On ne doit pas juger de la grandeur des objets ou de la réalité des idées par la force et la vivacité, ou, pour parler comme l’école, par le degré d’intention des modalités ou des perceptions dont les idées affectent notre âme. La pointe d’une épine qui me pique, un charbon ardent qui me brûle, n’a pas tant de réalité qu’une campagne que je vois. Cependant, la capacité que j’ai de penser est plus remplie par la douleur de la piqûre ou de la brûlure que par la vue de la campagne. De même quand j’ai les yeux ouverts au milieu d’une campagne, j’ai une perception sensible d’une étendue bornée bien plus vive et qui occupe davantage la capacité de mon âme que celle que j’ai quand je pense à l’étendue les yeux fermés. Mais l’idée de l’étendue qui m’affecte par le sentiment de diverses couleurs n’a pas tant de réalité que celle qui ne m’affecte que de pure intellection ; car par la pure intellection je vois de l’étendue infiniment au delà de celle que je vois les yeux ouverts. Il ne faut donc pas juger, je ne dis pas de l’efficace, je dis de la réalité des idées par la manière forte ou légère dont elles nous touchent ; mais il en faut juger de ce qu’elles nous touchent, quelque légère que puisse être la modalité dont elles nous touchent, quelque faible que soit la perception que nous en avons. Il faut juger de leur réalité, parce que nous l’apercevons et que le néant ne peut être aperçu. Je dis ceci pour faire concevoir qu’il n’y a point de contradiction que l’infini puisse être aperçu par une capacité finie de perception, et pour désabuser ceux qui, trompés par cette contradiction prétendue, soutiennent qu’on n’a point d’idée de l’infini, nonobstant le sentiment intérieur qui nous apprend que nous pensons actuellement à l’infini, ou, pour parler comme les autres, que nous avons naturellement l’idée de Dieu ou de l’être infiniment parfait.

J’aurais pu prouver que les modalités de l’âme ne sont point représentatives de l’infini ni de quoi que ce soit, ou que les idées sont bien différentes des perceptions que nous en avons, par d’autres preuves que celle que je viens de tirer de cette notion commune, que le néant n’est pas visible. Car il est clair que les modalités de l’âme sont changeantes et que les idées sont immuables ; que ses modalités sont particulières, et que les idées sont universelles et générales à toutes les intelligences ; que ses modalités sont contingentes, et que les idées sont éternelles et nécessaires ; que ses modalités sont obscures et ténébreuses, et que les idées sont très-claires et très-lumineuses ; c’est-à-dire que ses modalités ne sont qu’obscurément, quoique vivement senties, et que les idées sont clairement connues, comme étant le fondement de toutes les sciences. Mais j’ai déjà tant écrit sur la nature des idées dans cet ouvrage et dans plusieurs autres, que je crois avoir quelque droit d’y renvoyer le lecteur.

Il est donc aussi évident qu’il y a un Dieu qu’il l’est à moi que je suis. Je conclus que je suis, parce que je me sens, et que le néant ne peut être senti. Je conclus de même que Dieu est, que l’être infiniment parfait existe, parce que je l’aperçois, et que le néant ne peut être aperçu, ni par conséquent l’infini dans le fini.

Mais il est inutile de proposer au commun des hommes de ces démonstrations. Ce sont des démonstrations que l’on peut appeler personnelles, parce qu’elles ne convainquent point généralement tous les hommes. C’est que la plupart, et quelquefois même les plus savants ou qui ont le plus de lecture, ne veulent ou ne peuvent pas donner d’attention à des preuves métaphysiques, pour lesquelles ils ont d’ordinaire un souverain mépris. Il faut donc, si l’on veut les convaincre, en apporter de plus sensibles : et certainement on n’en manque pas ; car il n’y a aucune vérité qui ait plus de preuves que celle de l’existence de Dieu. On n’apporte celle-ci que pour faire voir que les vérités abstraites n’agissant presque point sur nos sens, on les prend pour des illusions et pour des chimères ; au lieu que, les vérités grossières, palpables, et qui se font sentir. forçant l’àme à les considérer, l’on se persuade qu’elles ont beaucoup de réalité, à cause que, depuis le péché, elles font beaucoup plus d’impression sur notre esprit que les vérités purement intelligibles.

C’est encore par la même raison qu’il n’y a pas lieu d’espérer que le commun des hommes se rende jamais à cette démonstration pour prouver que les animaux ne sentent point, savoir : qu’étant innocents, comme tout le monde en convient, et je le suppose, s’ils étaient capables de sentiment, il arriverait que, sous un Dieu infiniment juste et tout-puissant, un innocent souffrirait de la douleur, qui est une peine et la punition de quelque péché. Les hommes sont d’ordinaire incapables de voir l’évidence de cet axiome : Sub justo Deo, quisquam, nisi mereatur, miser esse non potest[139], dont saint Augustin se sert avec beaucoup de raison, contre Julien, pour prouver le péché originel et la corruption de notre nature. Ils s’imaginent qu’il n’y a aucune force ni aucune solidité dans cet axiome et dans quelques autres qui prouvent que les bêtes ne sentent point, parce que, comme nous venons de dire, ces axiomes sont abstraits, qu’ils ne renferment rien de sensible ni de palpable, et qu’ils ne font aucune impression sur nos sens.

Les actions et les mouvements sensibles que font les bêtes pour la conservation de leur vie sont des raisons, quoique seulement vraisemblables, qui nous touchent bien davantage, et qui par conséquent nous inclinent bien plus fortement à croire qu’elles souffrent de la douleur, lorsqu’on les frappe et qu’elles crient, que cette raison abstraite de l’esprit pur, quoique très-certaine et très-évidente par elle-même ; car il est certain que la plupart des hommes n’ont point d’autre raison pour croire que les animaux ont des âmes que la vue sensible de tout ce que les bêtes font pour la conservation de leur vie.

Cela paraît assez de ce que la plupart ne s’imaginent pas qu’il y ait une âme dans un œuf, quoique la transformation d’un œuf en poulet soit infiniment plus difficile que la conservation seule du poulet lorsqu’il est entièrement formé ; car, de même qu’il faut plus d’esprit pour faire une montre d’un morceau de fer que pour la faire aller quand elle est tout achevée, il faudrait plutôt admettre une âme dans un œuf pour en former un poulet que pour faire vivre ce poulet quand il est tout à fait formé. Mais les hommes ne voient pas sensiblement la manière admirable dont un poulet se forme, de même qu’ils voient toujours sensiblement la manière dont il cherche les choses qui sont nécessaires à sa conservation. Ainsi, ils ne sont pas portés à croire qu’il y a des âmes dans les œufs par quelque impression sensible des mouvements nécessaires pour transformer les œufs en poulets ; mais ils donnent des âmes aux animaux à cause de l’impression sensible des actions extérieures que ces animaux font pour la conservation de leur vie, quoique la raison que je viens de dire soit plus forte pour donner des âmes aux œufs que pour en donner aux poulets.

Cette seconde raison, qui est que la matière est incapable de sentir et de désirer, est sans doute une raison démonstrative contre ceux qui disent que les animaux sentent, quoique leurs âmes soient corporelles. Mais les hommes confondront et brouilleront éternellement ces raisons plutôt que d’avouer une chose contraire à des preuves seulement vraisemblables, mais très-sensibles et très-touchantes ; et on ne les pourra pleinement convaincre qu’en opposant des preuves sensibles à leurs preuves sensibles, et en leur montrant visiblement comment toutes les parties des animaux ne sont que des machines, et qu’ils peuvent se remuer sans âme par la seule impression des objets et par leur constitution particulière, comme M. Descartes a commencé de le faire dans son traité De l’homme. Car toutes les raisons les plus certaines et les plus évidentes de l’entendement pur ne leur persuaderont jamais le contraire des preuves obscures qu’ils ont par les sens ; et c’est même s’exposer à la risée des esprits superficiels et peu capables d’attention que de prétendre leur prouver, par des raisons un peu relevées, que les animaux ne sentent point.

Il faut donc bien retenir que la forte inclination que nous avons pour les divertissements, les plaisirs, et généralement pour tout ce qui touche nos sens, nous jette dans un très-grand nombre d’erreurs, parce que, la capacité de notre esprit étant bornée, cette inclination nous détourne sans cesse de l’attention aux idées claires et distinctes de l’entendement pur, propres à découvrir la vérité, pour nous appliquer aux idées fausses, obscures et trompeuses de nos sens, lesquelles inclinent plus la volonté par l’espérance du bien et du plaisir qu’elles n’éclairent par leur lumière et leur évidence.


CHAPITRE XII.
Des effets que la pensée des biens et des maux futurs est capable de produire dans l’esprit.


S’il arrive souvent que de petits plaisirs et de légères douleurs, que l’on sent actuellement ou même que l’on s’attend de sentir, nous brouillent étrangement l’imagination et nous empêchent de juger des choses selon leurs véritables idées, il ne faut pas s’imaginer que l’attente de l’éternité n’agisse point sur notre esprit ; mais il est à propos de considérer ce qu’elle est capable d’y produire.

Il faut d’abord remarquer que l’espérance d’une éternité de plaisirs n’agit pas si fort sur les esprits que la crainte d’une éternité de tourments. La raison en est que les hommes n’aiment pas tant le plaisir qu’ils haïssent la douleur. De plus, par le sentiment intérieur qu’ils ont de leurs désordres, ils savent qu’ils sont dignes de l’enfer, et ils ne voient rien dans eux-mêmes qui mérite des récompenses aussi grandes que celle de participer à la félicité de Dieu même. Ils sentent lorsqu’ils le veulent, et même souvent lorsqu’ils ne le veulent pas, que, loin de mériter ces récompenses, ils sont dignes des plus grands châtiments ; car leur conscience ne les quitte jamais. Mais ils ne sont pas de même incessamment convaincus que Dieu veut faire paraître sa miséricorde sur des pécheurs après avoir fait éclater sa justice contre son fils. Ainsi, les justes mêmes appréhendent plus vivement l’éternité des tourments qu’ils n’espèrent l’éternité des plaisirs. La vue de la peine agit donc davantage que la vue de la récompense ; et voici à peu près ce qu’elle est capable de produire, non pas toute seule, mais comme cause principale.

Elle fait naître dans l’esprit une infinité de scrupules, et les fortifie de telle sorte qu’il est presque impossible de s’en délivrer. Elle étend pour ainsi dire la foi jusques aux préjugés, et fait rendre le culte qui n’est dû qu’à Dieu à des puissances imaginaires. Elle arrête opiniâtrement l’esprit à des superstitions vaines ou dangereuses. Elle fait embrasser avec ardeur et avec zèle des traditions humaines et des pratiques inutiles pour le salut, des dévotions juives et pharisaïques que la crainte servile a inventées. Enfin elle jette quelquefois les hommes dans un aveuglement de désespoir ; de sorte que, regardant confusément la mort comme le néant, ils se hâtent brutalement de se perdre, afin de se délivrer des inquiétudes mortelles qui les agitent et qui les effraient. Les femmes, les jeunes gens, les esprits faibles sont les plus sujets aux scrupules et aux superstitions, et les hommes sont les plus capables de désespoir.

Il est facile de reconnaître les raisons de toutes ces choses ; car il est visible que l’idée de l’éternité étant la plus grande, la plus terrible et la plus effrayante de toutes celles qui étonnent l’esprit et qui frappent l’imagination, il est nécessaire qu’elle soit accompagnée d’une grande suite d’idées accessoires, lesquelles fassent toutes un effet considérable sur l’esprit, à cause du rapport qu’elles ont à cette grande et terrible idée de l’éternité.

Tout ce qui a quelque rapport à l’infini n’est point petit ; ou, s’il est petit en lui-même, il reçoit, par ce rapport, une grandeur qui n’a point de bornes, et qui ne se peut comparer avec tout ce qui est fini. Ainsi, tout ce qui a quelque rapport, ou même que l’on s’imagine avoir quelque rapport à cette alternative nécessaire d’une éternité de tourments ou d’une éternité de délices qui nous est proposée, effraie par nécessité tous les esprits qui sont capables de quelque réflexion et de quelque sentiment.

Les femmes, les jeunes gens et les esprits faibles, ayant, comme j’ai déjà dit ailleurs, les fibres du cerveau molles et flexibles, reçoivent des vestiges très-profonds de cette alternative ; et, lorsqu’ils ont abondance d’esprits et qu’ils sont plus capables de sentiment que de juste réflexion, ils reçoivent, par la vivacité de leur imagination, un très-grand nombre de faux vestiges et de fausses idées accessoires qui n’ont point de rapport naturel avec l’idée principale. Cependant ce rapport, quoique imaginaire, ne laisse pas d’entretenir et de fortifier ces faux vestiges et ces fausses idées acœssoires auxquelles il a donné la naissance.

Lorsque des plaideurs ont une grande affaire qui les occupe tout entiers et qu’ils n’entendent point le procès, ils ont souvent de vaines frayeurs, parce qu’ils craignent que de certaines choses leur nuisent, auxquelles les juges n’ont aucun égard et que les gens du métier n’appréhendent point. L’affaire est de si grande conséquence pour eux que l’ébranlement qu’elle produit dans leur cerveau se répand et se communique à des traces éloignées qui n’y ont point naturellement de rapport. Il en est de même des scrupuleux ; ils se font sans raison des sujets de crainte et d’inquiétude. Au lieu d’examiner la volonté de Dieu dans les saintes écritures. et de s’en rapporter à ceux dont l’imagination n’est point blessée, ils pensent incessamment à une loi imaginaire que des mouvements déréglés de crainte gravent dans leur cerveau. Et quoiqu’ils soient intérieurement convaincus de leur faiblesse et que Dieu ne leur demande point certains devoirs qu’ils se prescrivent, puisqu’ils les empêchent de le servir, ils ne peuvent s’empêcher de préférer leur imagination à leur esprit, et de se rendre plutôt à de certains sentiments confus qui les effraient et qui les font tomber dans l’erreur, qu’à l’évidence de la raison qui les rassure et qui les remet dans le vrai chemin de leur salut.

Il se trouve souvent beaucoup de vertu et de charité dans les personnes affligées de scrupules ; mais il y en a beaucoup moins dans ceux qui sont attachés à quelques superstitions et qui font leur principale occupation de quelques pratiques juives et pharisaïques. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité ; il ne se contente pas de grimaces et de civilités extérieures, qu’on se mette à genoux en sa présence et qu’on le loue par un mouvement des lèvres auquel le cœur n’ait point de part. Les hommes ne se contentent de ces marques de respect que parce qu’ils ne pénètrent point le cœur ; car les hommes mêmes sont assez injustes pour vouloir être adorés en esprit et en vérité. Dieu demande donc notre esprit et notre cœur : il ne l’a fait que pour lui et il ne le conserve que pour lui. Mais il y a bien des gens qui, malheureusement pour eux, lui refusent les choses sur lesquelles il a toutes sortes de droits. Ils ont des idoles dans leur cœur, qu’ils adorent en esprit et en vérité, et auxquelles ils sacrifient tout ce qu’íls sont.

Mais, parce que le vrai Dieu les menace, dans le secret de leur conscience, d’une éternité de tourments, pour punir l’excès de leur ingratitude, et que, cependant, ils ne veulent point quitter leur idolâtrie, ils s’avisent de faire extérieurement quelques bonnes œuvres : ils jeûnent, comme les autres ; ils font des aumônes ; ils disent des prières. Ils continuent quelque temps de pareils exercices, et, parce qu’ils sont pénibles à ceux qui manquent de charité, ils les quittent d’ordinaire pour embrasser certaines petites pratiques ou dévotions aisées, qui, s’accordant avec l’amour-propre, renversent nécessairement, mais d’une manière insensible, toute la morale de Jésus-Christ. Ils sont fidèles, ardents et zélés défenseurs de ces traditions humaines, que des personnes peu éclairées leur persuadent être très-utiles, et que l’idée de l’éternité, qui les effraie, leur représente sans cesse comme absolument nécessaires à leur salut.

Il n’en est pas de même des justes. Ils entendent, comme les impies, les menaces de leur Dieu ; mais le bruit confus de leurs passions ne les empêche pas d’en entendre les conseils. Les fausses lueurs des traditions humaines ne les éblouissant pas jusques à ne point sentir la lumière de la vérité. Ils mettent leur confiance dans les promesses de Jésus-Christ, et ils suivent ses conseils ; car ils savent que les promesses des hommes sont aussi vaines que leurs conseils. Néanmoins, on peut dire que cette crainte que l’idée de l’éternité fait naître dans leurs esprits produit quelquefois un si grand ébranlement dans leur imagination, qu’ils n’osent tout à fait condamner ces traditions humaines, et que souvent ils les approuvent par leur exemple, parce qu’elles ont quelque apparence de sagesse dans leur superstition et dans leur fausse humilité, comme ces traditions pharisaïques dont parle saint Paul[140].

Mais ce qui est principalement ici digne de considération, et qui ne regarde pas tant le dérèglement des mœurs que celui de l’esprit, c’est que la crainte dont nous venons de parler étend assez souvent la foi aussi bien que le zèle de ceux qui en sont frappés jusqu’à des choses fausses ou indignes de la sainteté de notre religion. Il y a bien des gens qui croient, mais d’une foi constante et opiniâtre, que la terre est immobile au centre du monde ; que les animaux sentent une véritable douleur ; que les qualités sensibles sont répandues sur les objets ; qu’il y a des formes ou des accidents réels distingués de la matière, et une infinité de semblables opinions fausses ou incertaines, parce qu’ils se sont imaginé que ce serait aller contre la foi que de le nier. Ils sont effrayés par les expressions de l’Écriture sainte, qui parle pour se faire entendre, et qui, par conséquent, se sert des manières ordinaires de parler, sans dessein de nous instruire de la physique. Ils croient non-seulement ce que l’esprit de Dieu veut leur apprendre, mais encore toutes les opinions des juifs. Ils ne voient pas que Josué, par exemple. parle devant ses soldats comme Copernic même, Galilée et Descartes parleraient au commun des hommes, et que, quand même il aurait été dans le sentiment de ces derniers philosophes, il n’aurait point commandé à la terre qu’elle s’arrêtât, puisqu’il n’aurait point fait voir à son armée, par des paroles que l’on n’eût point entendues, le miracle que Dieu faisait pour son peuple. Ceux qui croient que le soleil est immobile ne disent-ils pas à leurs valets, à leurs amis, à ceux même qui sont de leur sentiment. que le soleil se leve ou qu’il se couche ? s’avisent-ils de parler autrement que tous les autres hommes dans le temps que leur principal dessein n’est pas de philosopher ? Josué savait-il parfaitement l’astronomie ? ou, s’il la savait, ses soldats la savaient-ils ? ou, si lui et ses soldats en étaient bien instruits, peut-on dire qu’ils voulaient philosopher dans le temps qu’ils ne pensaient qu’a combattre ? Josué devait donc parler comme il a fait, quand lui-même et ses soldats auraient cru ce que croient présentement les plus habiles astronomes. Cependant ces paroles de ce grand’capitaine : Arrête-toi, soleil, auprès de Gabaon, et ce qui est dit ensuite, que le soleil s’arrêta selon son commandement, persuadent bien des gens que l’opinion du mouvement de la terre est une opinion non-seulement dangereuse, mais même absolument hérétique et insoutenable. Ils ont ouï dire que quelques personnes de piété, pour lesquelles il est juste d’avoir beaucoup de respect et de déférence, condamnaient ce sentiment : ils savent confusément quelque chose de ce qui est arrivé pour ce sujet à un savant astronome de notre siècle, et cela leur semble suffisant pour croire opiniâtrement que la foi s’étend jusqu’à cette opinion. Un certain sentiment confus, excité et entretenu par un mouvement de crainte, duquel même ils ne s’aperçoivent presque pas, les fait entrer en défiance contre ceux qui suivent la raison dans ces choses, qui sont du ressort de la raison. Ils les regardent comme des hérétiques ; ce n’est qu’avec inquiétude et quelque peine d’esprit qu’ils les écoutent, et leurs appréhensions secrètes l’ont naître dans leurs esprits les mêmes respects et les mêmes soumissions pour ces opinions et pour beaucoup d’autres de pure philosophie que pour les vérités qui sont I’objet de la foi.


CHAPITRE XIII.
I. De la troisième inclination naturelle, qui est l’amitié que nous avoirs ! pour les autre : hommes. - II. Elle porte à approuver les pensées de nos amis et à les tromper par de fausses louanges.


De toutes nos inclinations prises en général et au sens que je l’ai expliqué dans le premier chapitre, il ne reste plus que celle que nous avons pour ceux avec qui nous vivons et pour tous les objets qui nous environnent, de laquelle je ne dirai presque rien, parce que cela regarde plutôt la morale et la politique que notre sujet. Comme cette inclination est toujours jointe avec les passions, il serait peut-être plus à propos de n’en parler que dans le livre suivant ; mais l’ordre n’est pas en cela de si grande conséquence.

I. Pour bien comprendre la cause et les effets de cette inclination naturelle, il faut savoir que Dieu aime tous ses ouvrages, et qu’il les unit étroitement les uns avec les autres pour leur mutuelle conservation ; car, aimant sans cesse les ouvrages qu’il produit, puisque c’est son amour qui les produit, il imprime aussi sans cesse dans notre cœur un amour pour ses ouvrages, puisqu’il produit sans cesse dans notre cœur un amour pareil au sien. Et, afin que l’amour naturel que nous avons pour nous-mêmes n’anéantisse et n’affaiblisse pas trop celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, et qu’au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s’entretiennent et se fortifient l’un l’autre, il nous a liés de telle manière avec tout ce qui nous environne, et principalement avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous affligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur grandeur, leur abaissement, leur diminution, semble augmenter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux qui ont le plus de rapport à nous, les conquêtes et les victoires de notre prince, et même les nouvelles découvertes du nouveau monde, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Tenant à toutes ces choses, nous nous réjouissons de leur grandeur et de leur étendue : nous voudrions même que ce monde n’eût point de bornes ; et cette pensée de quelques philosophes, que les étoiles et les tourbillons sont infinis, non-seulement semble digne de Dieu, mais elle paraît encore très-agréable à l’homme, qui sent une secrète joie de faire partie de l’infini ; parce que, tout petit qu’il est en lui-même, il lui semble qu’il devienne comme infini en se répandant dans les êtres infinis qui l’environnent.

Il est vrai que l’union que nous avons avec tous les corps qui roulent dans ces grands espaces n’est pas fort étroite. Ainsi, elle n’est pas sensible à la plupart des hommes, et il y en à qui s’intéressent si peu dans les découvertes que l’on fait dans les cieux, que l’on pourrait bien croire qu’ils n’y sont point unis par la nature. si l’on ne savait d’ailleurs que c’est ou faute de connaissance, ou parce qu’ils tiennent trop à d’autres choses.

L’âme, quoique unie au corps qu’elle anime, ne sent pas toujours tous les mouvements qui s’y passent ; ou bien, si elle les sent, elle ne s’y applique pas toujours : la passion qui l’agite étant souvent plus grande que le sentiment qui la touche, elle semble tenir davantage à l’objet de sa passion qu’à son propre corps ; car c’est principalement par les passions que l’âme se répand au dehors et qu’elle sent qu’elle tient effectivement à tout ce qui l’en*ironne ; comme c’est principalement par le sentiment qu’elle se répand dans son corps et qu’elle reconnaît qu’elle est unie in toutes les parties qui le composent. Mais, comme on ne peut pas conclure que l’âme d’un passionné n’est pas unie à son corps. à cause qu’il s’offre à la mort, et qu’il ne s’intéresse point pour la conservation de sa vie : de même on ne doit pas s’imaginer que nous ne tenions point naturellement à toutes choses, à cause qu’il y en a auxquelles nous ne prenons point de part.

Voulez-vous, par exemple, savoir si les hommes tiennent à leur prince, à leur patrie ; cherchez-en qui en connaissent les intérêts et qui n’aient point d’affaires particulières qui les occupent : vous verrez alors combien grande sera leur ardeur pour les nouvelles, leur inquiétude pour les batailles, leur joie dans les victoires, leur tristesse dans les défaites. Vous verrez alors clairement que les hommes sont étroitement unis à leur prince et à leur patrie.

De même, voulez-vous savoir si les hommes tiennent à la Chine et au Japon, aux planètes et aux étoiles fixes : cherchez-en, ou bien imaginez-vous-en quelques-uns dont le pays et la famille jouissent d’une profonde paix, qui n’aient point de passions particulières et qui ne sentent point actuellement l’union qui les tient attachés aux choses qui sont plus proche de nous que les cieux ; et vous reconnaîtrez que s’ils ont quelque connaissance de la grandeur et de la nature de ces astres. ils auront de la joie si l’on en découvre quelques-uns ; ils les considéreront avec plaisir ; et s’ils sont assez habiles, ils se donneront volontiers la peine d’en observer et d’en calculer les mouvements.

Ceux qui sont dans le trouble des affaires ne se mettent guère en peine s’il paraît quelque comète ou s’il arrive quelque éclipse ; mais ceux qui ne tiennent point si fort aux choses qui sont proche d’eux se font une affaire considérable de ces sortes d’événements, parce qu’en effet il n’y a rien à quoi l’on ne tienne, quoiqu’on ne le sente pas toujours ; de même qu’on ne sent pas toujours que son âme est unie, je ne dis pas à son bras et à sa main, mais à son cœur et à son cerveau.

La plus forte union naturelle que Dieu ait mise entre nous et ses ouvrages est celle qui nous lie avec les hommes avec lesquels nous vivons. Dieu nous a commandé de les aimer comme d’autres nous mêmes ; et afin que l’amour de choix par lequel nous les aimons soit ferme et constant, il le soutient et le fortifie sans cesse par un amour naturel qu’il imprime en nous. Il a mis pour cela certains liens invisibles qui nous obligent comme nécessairement à les aimer, à veiller à leur conservation comme à la nôtre, à les regarder comme des parties nécessaires au tout que nous composons avec eux, et sans lequel nous ne saurions subsister.

Il n’y a rien de plus admirable que ces rapports naturels qui se trouvent entre les inclinations des esprits des hommes, entre les mouvements de leur corps, et entre ces inclinations et ces mouvements. Tout cet enchaînement secret est une merveille qu’on ne peut assez admirer et qu’on ne saurait jamais comprendre. A la vue de quelque mal qui surprend ou que l’on sent comme insurmontable par ses propres forces, on jette, par exemple, un grand cri. Ce cri, poussé souvent sans qu’on y pense et par la disposition de la machine, entre infailliblement dans les oreilles de ceux qui sont assez proche pour donner le secours dont on a besoin. Il les pénètre, ce cri, et se fait entendre à eux de quelque nation et de quelque qualité qu’ils soient ; car ce cri est de toutes les langues et de toutes les conditions, comme en effet il en doit être. Il agite le cerveau et change en un moment toute la disposition du corps de ceux qui en sont frappés, il les fait même courir au secours sans qu’ils y pensent. Mais il n’est pas long-temps sans agir sur leur esprit et sans les obliger à vouloir secourir età penser aux moyens de secourir celui qui a fait cette prière naturelle, pourvu toutefois que cette prière ou plutôt ce commandement pressant soit juste et selon les règles de la société. Car un cri indiscret, poussé sans sujet ou par une vaine frayeur, produit dans les assistans de l’indignation ou de la moquerie au lieu de compassion, parce qu’en criant sans raison l’on abuse des choses établies par la nature pour notre conservation. Ce cri indiscret produit naturellement de l’aversion et le désir de venger le tort que l’on a fait à la nature, je veux dire à l’ordre des choses, si celui qui l’a fait sans sujet l’a fait volontairement. Mais il ne doit produire que la passion de moquerie mèlée de quelque compassion, sans aversion et sans un désir de vengeance, si c’est l’épouvante, c’est-à-dire une fausse apparence d’un besoin pressant, qui ait été cause que quelqu’un se soit écrié : car il faut de la moquerie pour le rassurer comme craintif et pour le corriger, et il faut de la compassion pour le secourir comme faible : on ne peut rien concevoir de mieux ordonné.

Je ne prétends pas expliquer par un exemple quels sont les ressorts et les rapports que l’auteur de la nature a mis dans le cerveau des hommes et de tous les animaux pour entretenir le concert et l’union nécessaire à leur conservation. Je fais seulement quelques réflexions sur ces ressorts, afin que l’on y pense et que l’on recherche avec soin, non comment ces ressorts jouent, ni comment leur jeu se communique par l’air, par la lumière et par tous les petits corps qui nous environnant, car cela est presque incompréhensible et n’est pas nécessaire ; mais au moins afin que l’on reconnaisse quels en sont les effets. On peut par différentes observations reconnaître les liens qui nous attachent les uns aux autres, mais on ne peut connaître avec quelque exactitude comment cela se fait. On voit sans peine qu’une montre marque les heures ; mais il faut du temps pour en savoir les raisons ; et il y a tant de ressorts différents dans le cerveau du plus petit des animaux, qu’il n’y a rien de pareil dans les machines les plus composées.

S’il n’est pas possible de comprendre parfaitement les ressorts de notre machine, il n’est pas aussi absolument nécessaire de les comprendre ; mais il est absolument nécessaire pour se conduire de bien savoir les effets que ces ressorts sont capables de produire en nous. Il n’est pas nécessaire de savoir comment une montre est faite pour s’en servir ; mais si l’on s’en veut servir pour régler son temps, il est du moins nécessaire de savoir qu’elle marque les heures. Cependant il y a des gens si peu capables de réflexion qu’on pourrait presque les comparer à des machines purement inanimées. Ils ne sentent point en eux-mêmes les ressorts qui se débandent à la vue des objets ; souvent ils sont agîtés sans qu’ils s’aperçoivent de leurs propres mouvements ; ils sont esclaves sans qu’ils sentent leurs liens ; ils sont enfin conduits en mille manières différentes sans qu’ils reconnaissent la main de celui qui les gouverne. Ils pensent être les seuls auteurs de tous les mouvements qui leur arrivent ; et, ne distinguant point ; ce qui se passe en eux-mêmes en conséquence d’un acte libre de leur volonté d’avec ce qui s’y produit par l’impression des corps qui les environ rient, ils pensent qu’ils se conduisent eux-mêmes dans le temps qu’ils sont conduits par quelque autre. Mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses.

Les rapports que l’auteur de la nature a mis entre nos inclinations naturelles afin de nous unir les uns avec les autres semblent encore être plus dignes de notre application et de nos recherches que ceux qui sont entre les corps ou entre les esprits par rapport aux corps. Car tout y est réglé de telle manière que les inclinations qui semblent être les plus opposées la société y sont les plus utiles lorsqu’elles sont un peu modérées.

Le désir, par exemple, que tous les hommes ont pour la grandeur tend par lui-même à la dissolution de toutes les sociétés. Néanmoins ce désir est tempéré de telle manière par l’ordre de la nature, qu’il sert davantage au bien de l’état que beaucoup d’autres inclinations faibles et languissantes. Car il donne de l’émulation, il excite à la vertu, il soutient le courage dans le service qu’on rend à la patrie, et l’on ne gagnerait pas tant de victoires si les soldats et principalement les officiers n’aspiraient la gloire et aux charges. Ainsi vous ceux qui composent les armées, ne travail tant que pour leurs intérêts particuliers, ne laissent pas de procurer le bien de tout le pays. Ce qui fait voir qu’il est très-avantageux pour le bien public que tous les hommes aient un désir secret de grandeur, pourvu qu’il soit modéré.

Mais, si tous les particuliers paraissaient être ce qu’ils sont en effet, s’ils disaient franchement aux autres qu’ils veulent être les principales parties du corps qu’ils composent, et n’en être jamais les dernières, ce ne serait pas le moyen de se joindre ensemble. Tous les membres d’un corps n’en peuvent pas être la tête et le cœur ; il faut des pieds et des mains, des petits aussi bien que des grands, des gens qui obéissent aussi bien que de ceux qui commandent. Et si chacun disait ouvertement qu’il veut commander et ne jamais obéir, comme en effet chacun le souhaite naturellement, il est visible que tous les corps politiques se détruiraient, et que le désordre et l’injustice régneraient partout.

Il a donc été nécessaire que ceux qui ont le plus d’esprit et qui sont les plus propres à devenir les parties nobles de ce corps et à commander aux autres fussent naturellement civils, c’est-à-dire qu’ils fussent portés par une inclination secrète à témoigner aux autres, par leurs manières et par leurs paroles civiles et honnêtes, qu’ils se jugent indignes que l’on pense à eux, et qu’ils croient être les derniers des hommes, mais que ceux à qui ils parlent sont dignes de toutes sortes d’honneurs, et qu’ils ont beaucoup d’estime et de vénération pour eux. Enfin, au défaut de la charité et de l’amour de l’ordre, il a été nécessaire que ceux qui commandent aux autres eussent l’art de les tromper par un abaissement imaginaire qui ne consiste qu’en civilités et en paroles, afin de jouir sans envie de cette prééminence qui est nécessaire dans tous les corps. Car de cette sorte tous les hommes possèdent en quelque manière la grandeur qu’ils désirent : les grands la possèdent réellement, et les petits et les faibles ne la possèdent que par imagination, étant persuadés en quelque manière par les compliments des autres qu’on ne les regarde pas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour les derniers d’entre les hommes.

Il est facile de conclure en passant de ce que nous venons de dire que c’est une très-grande faute contre la civilité que de parler souvent de soi, surtout quand on en parle avantageusement, quoique l’on ait toutes sortes de bonnes qualités, puisqu’il n’est pas permis de parler aux personnes avec qui l’on converse comme si on les regardait au-dessous de soi, si ce n’est en quelques rencontres. et lorsqu’il y a des marques extérieures et sensibles qui nous élèvent au-dessus d’elles. Car enfin le mépris est la dernière des injures : c’est ce qui est le plus capable de rompre la société ; et naturellement nous ne devons point espérer qu’un homme à qui nous avons fait connaître que nous le regardons au-dessous de nous se puisse jamais joindre avec nous, parce que les hommes ne peuvent souffrir d’être la dernière partie du corps qu’ils composent.

L’inclination que les hommes ont à faire des compliments est donc très-propre pour contre-balancer celle qu’ils ont pour l’estime et l’élévation, et pour adoucir la peine intérieure que ressentent ceux qui sont les dernières parties du corps politique. Et l’on ne peut douter que le mélange de ces deux inclinations ne fasse de très-bons effets pour entretenir la société.

Mais il y a une étrange corruption dans ces inclinations, aussi bien que dans l’amitié, la compassion, la bienveillance et les autres qui tendent à unir ensemble les hommes. Ce qui devrait entretenir la société civile est souvent cause de sa désunion et de sa ruine ; et, pour ne point sortir de mon sujet, il est souvent cause de la communication et de l’établissement de l’erreur.

II. De toutes les inclinations nécessaires à la société civile, celles qui nous jettent le plus dans l’erreur sont l’amitié, la faveur, la reconnaissance, et toutes les inclinations qui nous portent à parler trop avantageusement des autres en leur présence.

Nous ne bornons pas notre amour dans la personne de nos amis, nous aimons encore avec eux toutes les choses qui leur appartiennent en quelque façon ; et comme ils témoignent d’ordinaire assez de passion pour la défense de leurs opinions, ils nous inclinent insensiblement à les croire, à les approuver, et à les défendre même avec plus d’obstination et de passion qu’ils ne font eux-mêmes ; parce qu’ils auraient souvent mauvaise grâce de les soutenir avec chaleur, et qu’on ne peut trouver à redire que nous les défendions. En eux ce serait amour-propre, en nous c’est générosité.

Nous portons de l’affection aux autres hommes pour plusieurs raisons, car ils peuvent nous plaire et nous servir en différentes manières. La ressemblance des humeurs, des inclinations, des emplois, leur air, leurs manières, leur vertu, leurs biens, l’affection ou l’estime qu’ils nous témoignent, les services qu’ils nous ont rendus ou que nous en espérons, et plusieurs autres raisons particulières, nous déterminent à les aimer. S’il arrive donc que quelqu’un de nos amis, c’est-à-dire quelque personne qui ait les mêmes inclinations, qui soit bien fait, qui parle d’une manière agréable, que nous croyions vertueux ou de grande condition, qui nous témoigne de l’affection et de l’estime, qui nous ait rendu quelque service ou de qui nous en espérions, ou enfin que nous aimions pour quelque autre raison particulière ; s’il arrive, dis-je, que cette personne avance quelque proposition, nous nous en laissons incontinent persuader sans faire usage de notre raison. Nous soutenons son opinion sans nous mettre en peine si elle est conforme à la vérité, et souvent même contre notre propre conscience, selon l’obscurité et la confusion de notre esprit, selon la corruption de notre cœur, et selon les avantages que nous espérons tirer de notre fausse générosité.

Il n’est pas nécessaire d’apporter ici des exemples particuliers de ces choses, car on ne se trouve presque jamais une seule heure dans une compagnie sans en remarquer plusieurs si l’on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs, comme l’on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que l’on aime. Celui qui parle est obligeant et civil ; il a donc raison. Si ce qu’il dit est seulement vraisemblable, on le regarde comme vrai ; et si ce qu’il avance est absolument ridicule et impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable. C’est un homme qui m’aime, qui m’estime, qui m’a rendu quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir de m’en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d’autres occasions : je serais donc un ingrat et un imprudent si je m’opposais aux siens et si je manquais même à lui applaudir. C’est ainsi qu’on se joue de la vérité, qu’on la fait servir à ses intérêts et qu’on embrasse les fausses opinions les uns des autres.

Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu’on l’instruise et qu’on l’éclaire quand on le fait selon les règles de la civilité ; et lorsque nos amis se choquent de ce que nous leur représentons modestement qu’ils se trompent, il faut leur permettre de s’aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu’ils le veulent et qu’on n’a pas le pouvoir de leur commander ni de leur changer l’esprit.

Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de son ami, car enfin nous devrions considérer que nous leur faisons plus de tort que nous ne pensons lorsque nous défendons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements ne font que leur enfler le cœur et les confirmer dans leurs erreurs ; ils deviennent incorrigibles ; ils agissent et ils décident enfin comme s’ils étaient devenus infaillibles.

D’où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu’ils se comportent comme s’ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui sont d’une condition vile ou médiocre, si ce n’est parce qu’on approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ? Ainsi l’approbation que nous donnons à nos amis leur fait croire peu à peu qu’ils ont plus d’esprit que les autres, ce qui les rend fiers, hardis, imprudents et capables de tomber dans les erreurs les plus grossières sans s’en apercevoir.

C’est pour cela que nos ennemis nous rendent souvent un meilleur service et nous éclairent beaucoup plus l’esprit par leurs oppositions que ne font nos amis par leurs approbations ; parce que nos ennemis nous obligent de nous tenir sur nos gardes et d’être attentifs aux choses que nous avançons ; ce qui seul suffit pour nous faire reconnaître nos égarements. Mais nos amis ne font que nous endormir et nous donner une fausse confiance qui nous rend vains et ignorants. Les hommes ne doivent donc jamais admirer leurs amis et’se rendre à leurs sentiments par amitié, de même qu’ils ne doivent jamais s’opposer à ceux de leurs ennemis par inimítié ; mais ils doivent se défaire de leur esprit flatteur ou contredisant pour devenir sincères et approuver l’évidence et la vérité partout où ils la trouvent.

Nous devons aussi nous bien mettre dans l’esprit que la plupart des hommes sont portés à la flatterie ou à nous faire des compliments per une espèce d’inclination naturelle, pour paraitre spirituels, pour attirer sur eux la bienveillance des autres, et dans l’espérance de quelque retour, ou enfin par une espèce de malice et de raillerie ; et nous ne devons pas nous laisser étourdir par tout ce que l’on peut nous dire. Ne voyons-nous pas tous les jours que des personnes qui ne se connaissent point ne laissent pas de s’élever l’un l’autre jusques aux nues la première fois même qu’ils se voient et qu’1ls se parlent ? et qu’y a-t-il de plus ordinaire que de voir des gens qui donnent des louanges hyperboliques et qui témoignent des mouvements extraordinaires d’admiration à une personne qui vient de parler en public, même en présence de ceux avec lesquels ils s’en sont moqués quelque temps auparavant ? Toutes les fois qu’en se récrie, qu’on pâlit d’admiration, et comme surpris des choses que l’on entend, ce n’est pas une bonne preuve que celui qui parle dit des merveilles, mais plutôt qu’il parle à des hommes flatteurs, qu’il a des amis ou peut-être des ennemis qui se divertissent de lui. C’est qu’il parle d’une manière engageante, qu’il est riche et puissant ; ou, si on le veut, c’est une assez bonne preuve que ce qu’il dit est appuyé sur les notions des sens confuses et obscures, mais fort touchantes et fort agréables, ou qu’il a quelque feu dïmagination, puisque les louanges se donnent à l’amitié, aux richesses, aux dignités, aux vraisemblances, et très-rarement à la vérité.

On s’attendra peut-être qu’ayant traité en général des inclinations des esprits, je doive descendre dans un détail exact de tous les mouvements particuliers qu’ils ressentent à la vue du bien et du mal ; c’est-à-dire que je doive expliquer la nature de l’amour, de la haine, de la joie, de la tristesse et de toutes les passions intellectuelles tant générales que particulières, tant simples que composées. Mais je ne me suis pas engagé à expliquer tous les différents mouvements dont les esprits sont capables.

Je suis bien aise que l’on sache que mon dessein principal dans tout ce que j’ai écrit jusqu’ici de la recherche de la vérité a été de faire sentir aux hommes leur faiblesse et leur ignorance, et que nous sommes tous sujets à l’erreur et au péché. Je l’ai dit, et je le dis encore, peut-être qu’on s’en souviendra : je n’ai jamais eu dessein de traiter à fond de la nature de l’esprit ; mais j’ai été obligé d’en dire quelque chose pour expliquer les erreurs dans leur principe, pour les expliquer avec ordre, en un mot, pour me rendre intelligible ; et si j’ai passé les bornes que je me suis proposées, c’est que j’avais, ce me semblait, des choses nouvelles à dire qui me paraissaient de conséquence, et que je croyais même qu’on pourrait lire avec plaisir. Peut-être me suis-je trompé, mais je devais avoir cette présomption pour avoir le courage de les écrire ; car le moyen de parler lorsqu’on n’espère pas d’être écouté ! ll est vrai que j’ai dit beaucoup de choses qui ne paraissent point tant appartenir au sujet que je traite que ce particulier des mouvements de l’âme ; je l’avoue, mais je ne prétends point m’obliger à rien lorsque je me fais un ordre. Je me fais un ordre pour me conduire, mais je prétends qu’il m’est permis de tourner la tète lorsque je marche si je trouve quelque chose qui mérite d’être considéré. Je prétends même qu’il m’est permis de me reposer en quelques lieux à l’écart, pourvu que je ne perde point de vue le chemin que je dois suivre. Ceux qui ne veulent point se délasser avec moi peuvent passer outre ; il leur est permis, ils n’ont qu’à tourner la page ; mais, s’ils se lâchent, qu’ils sachent qu’il y a bien des gens qui trouvent que ces lieux que je choisis pour me reposer leur font trouver le chemin plus doux et plus agréable.


LIVRE CINQUIÈME.


DES PASSIONS.




CHAPITRE PREMIER.


De la nature et de l’origine des passions en général.


L'esprit de l’homme a deux rapports essentiels ou nécessaires fort différents ; l’un à Dieu, l’autre à son corps. Comme pur esprit, il est essentiellement uni au Verbe de Dieu, à la sagesse et à la vérité éternelle, c’est-à-dire à la souveraine raison ; car ce n’est que par cette union qu’il est capable de penser, ainsi que l’on a vu dans le troisième livre. Comme esprit humain, il a un rapport essentiel à son corps ; car c’est à cause qu’il lui est uni qu’il sent et qu’il imagine, comme l’on a expliqué dans le premier et dans le second livre. On appelle sens ou imagination l’esprit, lorsque son corps est cause naturelle ou occasionnelle de ses pensées ; et on l’appelle entendement lorsqu’il agit par lui-même, ou plutôt lorsque Dieu agit en lui et que sa lumière l’éclaire en plusieurs façons différentes sans aucun rapport nécessaire à ce qui se passe dans son corps.

Il en est de même de la volonté de l’homme. Comme volonté, elle dépend essentiellement de l’amour que Dieu se porte à lui-même et de la loi éternelle, en un mot, de la volonté de Dieu. Ce n’est que parce que Dieu s’aime que nous aimons quelque chose ; et si Dieu ne s’aimait pas, ou s’il n’imprimait sans cesse dans l’âme de l’homme un amour pareil au sien, c’est-à-dire ce mouvement d’amour que nous sentons pour le bien en général, nous n’aimerions rien, nous ne voudrions rien, et par conséquent nous serions sans volonté ; puisque la volonté n’est autre chose que l’impression de la nature qui nous porte vers le bien en général, comme nous avons déjà dit plusieurs fois.

Mais la volonté, comme volonté d’un homme, dépend essentiellement du corps ; car ce n’est qu’à cause des mouvements du sang, ou plutôt des esprits animaux, qu’elle se sent agitée de toutes les émotions sensibles. J’ai donc appelé inclinations naturelles tous les mouvements de l’âme qui nous sont communs avec les pures intelligences ; et quelques-uns de ceux auxquels le corps a beaucoup de part, mais dont il n’est qu’indirectement et la cause et la fin, je les ai expliqués dans le livre précédent ; et j’appelle ici passions toutes les émotions que l’âme ressent naturellement à l’occasion des mouvements extraordinaires des esprits animaux et du sang. Ce sont ces émotions sensibles qui feront le sujet de ce livre.

Quoique les passions soient inséparables des inclinations et que les hommes ne soient capables de quelque amour ou de quelque haine sensible que parce qu’ils sont capables d’un amour et d’une haine spirituelle ; on a cru cependant qu’il était à propos de les traiter séparément, afin d’éviter la confusion. Si l’on considère que les passions sont beaucoup plus fortes et plus vives que les inclinations naturelles, qu’elles ont pour l’ordinaire d’autres objets, et qu’elles sont toujours produites par d’autres causes, on reconnaîtra que ce n’est pas sans raison qu’on sépare des choses qui sont inséparables par leur nature.

Les hommes ne sont capables de sensations et d’imaginations que parce qu’ils sont capables de pures intellections, les sens et l’imagination étant inséparables de l’esprit ; et néanmoins personne ne trouve à redire que l’on traite séparément de ces facultés de l’âme, quoiqu’elles soient naturellement inséparables.

Enfin les sens et l’imagination ne diffèrent pas davantage de l’entendement pur que les passions diffèrent des inclinations. Ainsi il fallait séparer ces deux dernières facultés comme on a coutume de séparer les trois premières, afin de faire mieux discerner ce que l’âme reçoit de son auteur par rapport au corps d’avec ce qu’elle tient de lui sans ce rapport. Le seul inconvénient qui naitra naturellement de cette séparation de deux choses naturellement unies sera, comme il arrive toujours dans de pareilles occasions, la nécessité de répéter quelque chose de ce qu’on a déjà dit.

L’homme est un, quoiqu’il soit composé de plusieurs parties ; et l’union de ces parties est si étroite qu’on ne peut le toucher en un endroit qu’on ne le remue tout entier. Toutes ses facultés se tiennent et sont tellement subordonnées qu’il est impossible d’en bien expliquer quel qu’une sans dire quelque chose des autres. Ainsi, en tâchant de se faire un ordre pour éviter la confusion, l’on se trouve obligé de répéter. Mais il vaut mieux répéter que de confondre, parce qu’il faut se rendre intelligible ; et dans cette nécessité de répéter, ce qui se peut faire de mieux est de répéter sans ennuyer.

Les passions de l’âme sont des impressions de l’auteur de la nature, lesquelles nous inclinent à aimer notre corps et tout ce qui peut être utile à sa conservation ; comme les inclinations naturelles sont des impressions de l’auteur de la nature, lesquelles nous portent principalement à l’aimer comme souverain bien et notre prochain sans rapport au corps.

La cause naturelle ou occasionnelle de ces impressions est le mouvement des esprits animaux qui se répandent dans le corps pour y produire et pour y entretenir une disposition convenable il l’objet que l’on aperçoit, afin que l’esprit et le corps s’aident mutuellement dans cette rencontre ; car c’est par l’action continuelle de Dieu que nos volontés sont suivies de tous les mouvements de notre corps qui sont propres pour les exécuter, et que les mouvements de notre corps, lesquels s’excitent machinalement en nous par la vue de quelque objet, sont accompagnés d’une passion de notre âme qui nous incline à vouloir ce qui paraît alors utile au corps. C’est cette impression efficace et continuelle de la volonté de Dieu sur nous qui nous unit si étroitement à une portion de la matière ; et si cette impression de sa volonté cessait un moment, nous serions des ce moment délivrés de la dépendance où nous sommes de tous les changements qui arrivent à notre corps.

Car on ne peut comprendre comment certaines gens s’imaginent qu’il y a une liaison absolument nécessaire entre les mouvements des esprits et du sang et les émotions de l’âme. Quelques petites parties de la bile se remuent dans le cerveau avec quelque force ; donc il est nécessaire que l’âme soit agitée de quelque passion, et que cette passion soit plutôt la colère que l’amour. Quel rapport peut-on concevoir entre l’idée des défauts d’un ennemi, une passion de mépris ou de haine, et entre le mouvement corporel des parties du sang qui heurtent contre quelques parties du cerveau ? Comment se peut-on persuader que les uns dépendent des autres, et que l’union ou l’alliance de deux choses aussi éloignées et aussi inalliables que l’esprit et la matière puisse être causée et entretenue d’une autre manière que par la volonté continuelle et toute puissante de l’auteur de la nature ?

Ceux qui pensent que les corps se communiquent nécessairement et par eux-mêmes leur mouvement dans le moment de leur rencontre, pensent quelque chose de vraisemblable. Car enfin ce préjugé a quelque fondement. Les corps semblent avoir essentiellement rapport aux corps[141]. Mais l’esprit et le corps sont deux genres d’êtres si opposés, que ceux qui pensent que les émotions de l’âme suivent nécessairement les mouvements des esprits et du sang, pensent une chose qui n’a pas la moindre apparence. Il n’y a certainement que l’expérience que nous sentons dans nous mêmes de l’union de ces deux êtres, et l’ignorance des opérations continuelles de Dieu sur ses créatures, qui nous fasse imaginer d’autre cause de l’union de notre âme avec notre corps que la volonté de Dieu toujours efficace.

Il est difficile de déterminer positivement si ce rapport ou cette alliance des pensées de l’esprit de l’homme avec les mouvements de son corps est une peine de son péché ou un don de la nature ; et quelques personnes croient que c’est prendre parti trop légèrement que d’embrasser une de ces opinions plutôt que l’autre. On sait bien que l’homme, avant son péché, n’était point l’esclave mais le maître absolu de ses passions, et qu’il arrêtait sans peine par sa volonté l’agitation des esprits qui les causaient. Mais on a de la peine à se persuader que le corps ne sollicitait point l’áme du premier homme à la recherche des choses qui étaient propres à la conservation de sa vie. On a quelque peine à croire qu’Adam ne trouvait point avant son péché que les fruits fussent agréables à la vue et délicats au goût après ce qu’en dit l’Écriture, et que cette économie si juste et si merveilleuse des sens et des passions pour la conservation du corps, soit une corruption de la nature plutôt que sa première institution[142].

Sans doute la nature est présentement corrompue : le corps agit avec trop de force sur l’esprit. Au lieu de lui représenter ses besoins avec respect, il le tyrannise et l’arrache à Dieu, à qui il doit être inséparablement uni, et il l’applique sans cesse à la recherche des choses sensibles qui peuvent être utiles à sa conservation. L’esprit est devenu comme matériel et comme terrestre après le péché. Le rapport et l’union étroite qu’il avait avec Dieu s’est perdue : je veux dire que Dieu s’est retiré de lui autant qu’il le pouvait. sans le perdre et sans l’anéantir. Mille désordres se sont suivis de l’absence ou de l’éloignement de celui qui le conservait dans l’ordre ; et, sans faire une plus longue déduction de nos misères, j’avoue que l’homme est corrompu en toutes ses parties depuis sa chute.

Mais cette chute n’a pas détruit l’ouvrage de Dieu. On reconnaît toujours dans l’homme ce que Dieu y a mis ; et sa volonté immuable, qui fait la nature de chaque chose, n’a point été changée par l’inconstance et la légèreté de la volonté d’Adam. Tout ce que Dieu a voulu, il le veut encore ; et parce que sa volonté est efficace, il le fait. Le péché de l’homme a bien été l’occasion de cette volonté de Dieu qui fait l’ordre de la grâce. Mais la grâce n’est point contraire à la nature : l’une ne détruit point l’autre, parce que Dieu ne combat pas contre lui-même ; il ne se repent jamais, et sa sagesse n’aÿant point de bornes, ses ouvrages n’auront point de fin.

La volonté de Dieu qui fait l’ordre de la grâce est donc ajoutée à la volonté qui fait l’ordre de la nature pour la réparer et non pas pour la changer. Il n’y a dans Dieu que ces deux volontés générales, et tout ce qu’il y a dans la terre de réglé dépend de l’une ou de l’autre de ces volontés. On reconnaîtra dans la suite que les passions sont très-réglées, si on ne les considère que par rapport à la conservation du corps, quoiqu’elles nous trompent dans certaines rencontres rares et particulières, auxquelles la cause universelle n’a pas voulu remédier. Il faut donc conclure que les passions sont de l’ordre de la nature, puisqu’elles ne peuvent être de l’ordre de la grâce.

Il est vrai que si l’on considère que le péché du premier homme a changé l’union de l’âme et du corps en dépendance, et qu’il nous a privés du secours d’un Dieu toujours présent et toujours prêt à nous défendre, on peut dire que c’est le péché qui est la cause de l’attachement que nous avons aux choses sensibles, parce que le pêche nous a détachés de Dieu, par lequel seul nous pouvons nous délivrer de leur servitude.

Mais sans nous arrêter davantage à la recherche de la première cause des passions, examinons leur étendue, leur nature, leurs causes. leur fin, leur usage, leurs défauts et tout ce qu’elles renferment.


CHAPITRE II.


De l’union de l’esprit avec les objets sensibles, ou de la force et de l’étendue des passions en général.


Si tous ceux qui lisent cet ouvrage voulaient prendre la peine de faire quelques réflexions sur ce qu’ils sentent dans eux-mêmes, il ne serait pas nécessaire de s’arrêter ici à faire voir la dépendance où nous sommes de tous les objets sensibles. Je ne puis rien dire sur cette matière que tout le monde ne sache aussi bien que moi, pourvu qu’on y veuille penser. C’est pourquoi j’aurais grand’envie de n’en rien dire. Mais parce que l’expérience m’apprend que les hommes s’oublient souvent si fort eux-mêmes, qu’ils ne pensent pas seulement à ce qu’íls sentent, et qu’ils ne recherchent point les raisons de ce qui se passe dans leur esprit, je crois que je dois dire ici certaines choses qui peuvent les aider à y faire réflexion. J’espère même que ceux qui savent ces choses ne seront pas fâchés de les lire, car encore qu’on ne prenne point de plaisir a entendre parler simplement de ce que l’on sait, on prend toujours quelque plaisir d’entendre parler de ce que l’on sait et de ce que l’on sent tout ensemble.

La secte la plus honorable des philosophes et celle dont bien des gens font encore gloire d'embrasser les sentiments, nous veut faire croire qu’il ne tient qu’il nous d’être heureux. Les stoïciens nous disent sans cesse que nous ne devons dépendre que de nous mêmes ; qu’il ne faut point s’affliger de la perte de son honneur, de ses biens, de ses amis, de ses parents ; qu’il faut toujours être égal et sans la moindre inquiétude, quoi qu’il puisse arriver ; que l’exil, les injures, les insultes, les maladies et la mort même ne sont point des maux, et qu’il ne faut point les craindre ou les fuir[143] Enfin ils nous disent une infinité de choses semblables que nous sommes assez portés à croire, tant à cause que notre orgueil nous fait aimer l'indépendance, que parce que la raison nous apprend en effet que la plupart des maux qui nous affligent véritablement ne seraient pas capables de nous affliger, si toutes choses étaient dans l’ordre.

Mais Dieu nous a donné un corps, et par ce corps il nous a unis à toutes les choses sensibles. Le péché nous a assujettis à ce corps, et par notre corps il nous a rendus dépendants de toutes les choses sensibles. C’est l’ordre de la nature, c’est la volonté du Créateur, que tous les êtres qu’il a faits tiennent les uns aux autres. Nous sommes unis en quelque manière à tout l’univers, et c’est le péché du premier homme qui nous a rendus dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait seulement unis. Ainsi, il n’y a personne présentement qui ne soit en quelque manière uni et assujetti tout ensemble à son corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à sa ville, à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre, à son cheval, à son chien, à toute la terre, au soleil, aux étoiles, à tous les cieux.

Il est donc ridicule de dire aux hommes qu’il dépend d’eux d’être heureux. d’être sages, d’être libres ; et c’est se moquer d’eux que de les avertir sérieusement de ne point s’affliger de la perte de leurs amis ou de leurs biens. Car de même qu’il est ridicule d’avertir les hommes de ne point sentir de douleur lorsqu’on les frappe, ou de ne point sentir de plaisir lorsqu’ils mangent avec appétit, ainsi les stoïciens n’ont pas raison, ou peut-être se raillent ils de nous, lorsqu’ils nous prêchent de n’être point affligés de la mort d’un père, de la perte de nos biens, d’un exil, d’une prison et de choses semblables, et de ne point nous réjouir dans les heureux succès de nos affaires ; car nous sommes unis à notre patrie, à nos biens, à nos parents, etc., par une union naturelle et qui présentement ne dépend point de notre volonté.

Je veux bien que la raison nous apprenne que nous devons souffrir l’exil sans tristesse, mais la même raison nous apprend que nous devons aussi souffrir qu'on nous coupe un bras sans douleur. L’âme est au-dessus du corps, et, selon la lumière de la raison, son bonheur ou son malheur ne doivent point dépendre de lui. Mais l’expérience nous prouve assez que les choses ne sont point comme notre raison nous dit qu’elles doivent être, et il est ridicule de philosopher contre l’expérience.

Ce n’est pas ainsi que les chrétiens philosophent. Ils ne nient pas que la douleur soit un mal, qu’il n'y ait de la peine dans la désunion des choses auxquelles nous sommes unis par la nature, et qu’il ne soit difficile de se délivrer de l’esclavage où le péché nous a réduits. Ils tombent d’accord que c’est un désordre que l’âme dépende de son corps ; mais ils reconnaissent qu’elle en dépend, et de telle manière, qu’elle ne se peut délivrer de sa dépendance que par la grâce de Jésus-Christ : Je sens, dit saint Paul, une loi dans mon corps qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend esclave de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ notre Seigneur. Le fils de Dieu, ses apôtres et tous ses véritables disciples recommandent surtout la patience, parce qu’ils savent que quand on veut vivre en homme de bien, il y a beaucoup à souffrir. Enfin les vrais chrétiens ou les véritables philosophes ne disent rien qui ne soit conforme au bon sens, à l’expérience ; mais toute la nature résiste sans cesse à l’opinion ou à l’orgueil des stoïques.

Les chrétiens savent que pour se délivrer en quelque manière de la dépendance où ils sont, ils doivent travailler à se priver de toutes les choses dont ils ne peuvent jouir sans plaisir ni être privés sans douleur ; que c’est là le seul moyen de conserver la paix et la liberté de l’esprit qu’ils ont reçues par la grâce de leur libérateur. Les stoïciens, au contraire, suivant les fausses idées de leur philosophie chimérique, s’imaginent d’être sages et heureux, et qu’il n’y a qu’à penser à la vertu et à l’indépendance pour devenir vertueux et indépendants. Le bon sens et l’expérience nous assurent. que le meilleur moyen pour n’être point blessés par la douleur d’une piqûre, c’est qu’il ne faut point se piquer. Mais les stoïciens disent « Piquez, et je vais, par la force ne mon esprit et par le secours de ma philosophie, me séparer de mon corps, de telle sorte que je ne m’inquiéterai point de ce qui s’y passe. J’ai des preuves démonstratives que mon bonheur n’en dépend point, que la douleur n’est point un mal ; et vous verrez, par l’air de mon visage et par la contenance ferme de tout le reste de mon corps, que ma philosophie me rend invulnérable.

Leur orgueil leur soutient le courage, mais il n’empêche pas qu’ils ne souffrent effectivement la douleur avec inquiétude et qu’ils ne soient misérables. Ainsi l’union qu’ils ont avec leur corps n’est point détruite ni leur douleur dissipée ; mais c’est que l’union qu’ils ont avec les autres hommes, fortifiée par le désir de leur estime, résiste en quelque sorte à cette autre union qu’ils ont avec leur propre corps. La vue sensible de ceux qui les regardent, et auxquels ils sont unis, arrête le cours des esprits qui accompagne la douleur, et efface sur leur visage l’air qu’elle y imprimait ; car, si personne ne les regardait, cet air de fermeté et de liberté d’esprit s’évanouirait incontinent. Ainsi les stoïciens ne résistent en quelque façon à l’union qu’ils ont avec leur corps qu’en se rendant davantage esclaves des autres hommes auxquels ils sont unis par la passion de la gloire. C’est donc une vérité constante que tous les hommes par la nature sont unis à toutes les choses sensibles, et que par le péché ils en sont dépendants. On le reconnaît assez par expérience, quoique la raison semble s’y opposer, et presque toutes les actions des hommes en sont des preuves sensibles et démonstratives.

Cette union qui est généralement dans tous les hommes, n’est pas d’une égale étendue ni d’une égale force dans tous les hommes. Car comme elle suit la connaissance de l’esprit, on peut dire que l’on n’est pas actuellement uni aux objets que l’on ne connaît pas. Un paysan dans sa chaumine ne prend point de part à la gloire de son prince et de sa patrie, mais seulement à la gloire de son village et de ceux d’alentour, parce que sa connaissance ne s’étend que jusque-là.

L’union de l’âme aux objets sensibles que l’on a vus et que l’on a goûtés est plus forte que l’union à ceux que l’on a seulement imagines et dont on a seulement ouï parler. C’est par le sentiment que nous nous unissons plus étroitement aux choses sensibles, rar le sentiment produit de bien plus grandes traces dans le cerveau et excite un mouvement d’esprit bien plus violent que la seule imagination.

Cette union n’est pas si forte dans ceux qui la combattent sans cesse pour s’attacher aux biens de l’esprit, que dans les autres qui suivent les mouvements de leurs passions et qui s’y laissent assujettir, car la cupidité l’augmente et la fortifie.

Enfin les différents emplois, les différentes conditions, aussi bien que les différences dispositions d’esprit, mettent une différence considérable dans l’union sensible qu’ont les hommes aux biens de la terre. Les grands tiennent à bien plus de choses que les autres, leur esclavage a plus d’étendue. Un général d’armée tient à tous ses soldats, parce que tous ses soldats le considèrent. C’est souvent cet esclavage qui fait sa générosité, et le désir d’être estimé de tous ceux à qui il est en vue l’oblige souvent à sacrifier d’autres désirs plus sensibles ou plus raisonnables. Il en est de même des supérieurs et de ceux qui sont en quelque considération dans le monde. C’est souvent la vanité qui anime leur vertu, parce que l’amour de la gloire est d’ordinaire plus fort que l’amour de la vérité et de la justice. Je parle ici de l’amour de la gloire non comme d’une simple inclination, mais comme d’une passion, parce qu’en effet cet amour peut être sensible et qu’il est souvent accompagné d’émotions d’esprit assez vives et assez violentes.

Les différents âges et les différents sexes sont encore des causes principales de la différence des passions des hommes. Les enfants n’aiment pas les mêmes choses que les hommes faits et que les vieillards, ou ils ne les aiment pas avec tant de force et de constance. Les femmes ne tiennent souvent qu’à leur famille et à leur voisinage ; mais les hommes tiennent à toute leur patrie, c’est à eux à la défendre ; ils aiment les grandes charges, les honneurs, le commandement.

Il y a une si grande variété dans les emplois et dans les engagements où les hommes se trouvent, qu’il est impossible de l’expliquer. La disposition de l’esprit d’un homme marié n’est pas la même que celle d’un homme qui ne l’est pas. La pensée de sa famille l’occupe souvent presque tout entier. Les religieux n’ont pas l’esprit ni le cœur tourné comme les hommes du monde, ni même comme les ecclésiastiques ; ils sont unis à moins de choses, mais ils y sont naturellement plus fortement attachés. On peut ainsi parler en général des différents états où les hommes se trouvent, mais on ne peut expliquer en détail les petits engagements qui sont presque tous différents en chaque personne en particulier : car il arrive assez souvent que les hommes ont des engagements particuliers entièrement opposés à ceux qu’ils devraient avoir par rapport à leur condition. Mais quoique l’on puisse exprimer en général les différents caractères d’esprit et les différentes inclinations des hommes et des femmes, des vieillards et des jeunes gens, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, enfin des différents sexes, des différents âges et des différents emplois, cependant ces choses sont trop connues de tous ceux qui vivent parmi le monde et qui pensent à ce qu’ils y voient, pour en grossir ce livre. Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour s’instruire agréablement et solidement de ces choses. Pour ceux qui aiment mieux les lire en grec que de les apprendre par quelque réflexion sur ce qui se passe devant leurs yeux, ils peuvent lire le second livre de la rhétorique d’Aristote. C’est, je crois, le meilleur ouvrage de ce philosophe, parce qu’il y dit peu de choses dans lesquelles on se puisse tromper, et qu’il se hasarde rarement de prouver ce qu’il y avance.

Il est donc évident que cette union sensible de l’esprit des hommes à tout ce qui a quelque rapport à la conservation de leur vie ou de la société dont ils se considèrent comme parties, est différente en différentes personnes, puisqu’elle est plus étendue dans ceux qui ont plus de connaissance, qui sont de plus grande condition, qui ont de plus grands emplois et qui ont l’imagination plus spacieuse ; et qu’elle est plus étroite et plus forte dans ceux qui sont plus sensibles, qui ont l’imagination plus vive et qui suivent plus aveuglément les mouvements de leurs passions.

Il est extrêmement utile de faire souvent réflexion sur les manières presque infinies dont les hommes sont liés aux objets sensibles ; et un des meilleurs moyens pour se rendre assez savant dans ces choses, c’est de s’étudier et de s’observer soi-même. C’est par l’expérience de ce que nous sentons dans nous-mêmes que nous nous instruisons avec une entière assurance de toutes les inclinations des autres hommes, et que nous connaissons avec quelque certitude une grande partie des passions auxquelles ils sont sujets. Que si nous ajoutons à ces expériences la connaissance des engagements particuliers où ils se trouvent et celle des jugements propres à chacune des passions desquelles nous parlerons dans la suite, nous n’aurons peut-être pas tant de difficulté à deviner la plupart de leurs actions que les astronomes en ont à prédire les éclipses. Car encore que les hommes soient libres, il est très-rare qu’ils fassent usage de leur liberté contre leurs inclinations naturelles et leurs passions violentes.

Avant que de finir ce chapitre, il faut encore que je fasse remarquer que c’est une des lois de l’union de l’âme avec le corps que toutes les inclinations de l’âme, même celles qu’elle a pour les biens qui n’ont point de rapport au corps, soient accompagnées des émotions des esprits animaux qui rendent ces inclinations sensibles ; parce que l’homme n’étant point un esprit pur, il est impossible qu’il ait quelque inclination toute pure sans mélange de quelque passion petite ou grande. Ainsi l’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprits qui rendent cet amour sensible, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas à cause que l’on a presque toujours d’autres sentiments plus vifs, de même que la connaissance des choses spirituelles est toujours accompagnée de quelques traces du cerveau qui rendent cette connaissance plus vive, mais d’ordinaire plus confuse. Il est vrai que bien souvent on ne reconnaît pas que l’on imagine quelque peu dans le même temps que l’on conçoit une vérité abstraite. La raison en est que ces vérités n’ont point d’images ou de traces instituées de la nature pour les représenter, et que toutes les traces qui les révèlent n’ont point d’autre rapport avec elles que celui que la volonté des hommes ou le hasard y a mis. Car les arithméticiens et les analystes mêmes, qui ne considèrent que des choses abstraites, se servent très-fort de leur imagination pour arrêter la vue de leur esprit sur leurs idées. Les chiffres, les lettres de l’alphabet et les autres figures qui se voient ou qui s’imaginent, sont toujours jointes aux idées qu’ils ont des choses, quoique les traces qui se forment de ces caractères n’y aient point de rapport, et qu’ainsi elles ne les rendent point fausses ni confuses ; ce qui fait que, par un usage réglé de chiffres et de lettres, ils découvrent des vérités très-difficiles et que sans cela il serait impossible de découvrir.

Les idées des choses qui ne peuvent être aperçues que par l’esprit pur pouvant donc être liées avec les traces du cerveau, et la vue des objets que l’on aime, que l’on hait, que l’on craint par une inclination naturelle, pouvant être accompagnée du mouvement des esprits, il est visible que la pensée de l’éternité, la crainte de l’enfer, l’espérance d’une félicité éternelle, quoique ce soient des objets qui ne frappent point les sens, peuvent exciter en nous des passions violentes.

Ainsi nous pouvons dire que nous sommes unis d’une manière sensible non-seulement à toutes les choses qui ont rapport à la conservation de la vie, mais encore aux choses spirituelles auxquelles l’esprit est uni immédiatement par lui-même. Il arrive même très-souvent que la foi, la charité et l’amour-propre rendent cette union aux choses spirituelles plus forte que celle par laquelle nous tenons à toutes les choses sensibles. L’âme des véritables martyrs était plus unie à Dieu qu’à leurs corps ; et ceux qui meurent pour soutenir une fausse religion qu’ils croient vraie, font assez connaître que la crainte de l’enfer a plus de force sur eux que la crainte de la mort. Il y a souvent tant de chaleur et d’entêtement de part et d’autre dans les guerres de religion et dans la défense des superstitions, qu’on ne peut douter qu’il n’y ait de la passion, et même une passion bien plus ferme et bien plus constante que toutes les autres, parce qu’elle est soutenue par les apparences de la raison aussi bien dans ceux qui sont trompés que dans les autres.

Nous sommes donc unis par nos passions à tout ce qui nous parait être le bien ou le mal de l’esprit comme à tout ce qui nous paraît. être le bien ou le mal du corps. Il n’y a rien que nous puissions connaître avoir quelque rapport avec nous qui ne soit capable de nous agiter ; et de toutes les choses que nous connaissons, il n’y en a aucune qui n’ait quelque rapport avec nous. Nous prenons toujours quelque intérêt dans les vérités même les plus abstraites lorsque nous les connaissons, parce qu’au moins il y a ce rapport entre elles et notre esprit que nous les connaissons. Elles sont nôtres pour ainsi dire par notre connaissance. Nous sentons qu’on nous blesse lorsqu’on les combat ; et si l’on nous blesse, il est certain que l’on nous agite et que l’on nous inquiète. Ainsi les passions ont une domination si vaste et si étendue, qu’il est impossible de concevoir aucune chose à l’égard de laquelle on puisse assurer que tous les hommes soient exempts de leur empire. Mais voyons présentement quelle est leur nature, et tâchons de découvrir toutes les choses qu’elles renferment.


CHAPITRE III.
Explication particulière de tous les changements qui arrivent an corps et à l’âme dans les passions.


On peut distinguer sept choses dans chacune de nos passions, excepté dans l’admiration, laquelle aussi n’est qu’une passion imparfaite.

La première chose est le jugement que l’esprit porte d’un objet, ou plutôt c’est la vue confuse ou distincte du rapport qu’un objet a avec nous.

La seconde est une actuelle détermination du mouvement de la volonté vers cet objet, supposé qu’il soit ou qu’il paraisse un bien. Avant cette vue, le mouvement naturel de l’âme ou était indéterminé, c’est-à-dire qu’il se portait vers le bien en général ; où il était déterminé ailleurs par la connaissance de quelque autre objet particulier. Mais dans le moment que l’esprit aperçoit le rapport que cet objet nouveau a avec lui, ce mouvement général de la volonté est aussitôt déterminé conformément à ce que l’esprit aperçoit. L’âme s’approche de cet objet par son amour, afin de le goûter et de reconnaître son bien par le sentiment de douceur que l’auteur de la nature lui donne comme une récompense naturelle de ce qu’elle se porte au bien. Elle jugeait que cet objet était un bien par une raison abstraite et qui ne la touchait pas ; mais elle en demeure convaincue par l’efficace du sentiment, et plus ce sentiment est vif, plus elle s’attache au bien qui semble le produire.

Mais si cet objet particulier est considéré comme mauvais ou comme capable de nous priver de quelque bien, il n’arrive point de nouvelle détermination au mouvement de la volonté, mais seulement une augmentation de mouvement vers le bien opposé à cet objet qui paraît mauvais, laquelle augmentation est d’autant plus grande que le mal parait plus à craindre. Car, en effet, on ne hait que parce que l’on aime, et le mal qui est hors de nous n’est jugé mal que par rapport au bien dont il nous prive. Ainsi le mal étant considéré comme la privation du bien, fuir le mal c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien. Il n’arrive donc point de nouvelle détermination dans le mouvement naturel de la volonté à la rencontre d’un objet qui nous déplait, mais seulement un sentiment de douleur, de dégoût ou d’amertume, que l’auteur de la nature imprime en l’âme comme une peine naturelle de ce qu’elle est privée du bien[144]. La raison toute seule ne suffisait pas pour l’y porter, il fallait encore ce sentiment affligeant et pénible pour la réveiller. Ainsi dans toutes les passions, tous les mouvements de l’âme vers le bien ne sont que des mouvements d’amour. Mais parce qu’on est touché de divers sentiments selon les différences circonstances qui accompagnent la vue du bien et le mouvement de l’âme vers le bien, on confond les sentiments avec les émotions de l’âme, et on imagine autant de différents mouvements dans les passions qu’il y a de différents sentiments.

Or, il faut ici remarquer que la douleur est un mal réel et véritable, et qu’elle n’est pas plus la privation du plaisir que le plaisir est la privation de la douleur ; car il y a différence entre ne point sentir de plaisir ou être privé du sentiment de plaisir et souffrir actuellement de la douleur. Ainsi tout mal n’est pas tel précisément à cause qu’il nous prive du bien, mais seulement, comme je me suis expliqué, le mal qui est hors de nous et qui n’est point une manière d’être qui soit en nous. Néanmoins, comme par les biens et les maux on entend d’ordinaire les choses bonnes et mauvaises, et nou pas les sentiments de plaisir et de douleur, qui sont plutôt les marques naturelles par lesquelles l’âme distingue le bien d’avec le mal, il semble qu’on peut dire sans équivoque que le mal nest que la privation du bien, et que le mouvement naturel de l’âme qui l’éloigne du mal est le même que celui qui la porte au bien. Car enfin, tout mouvement naturel étant une impression de l’auteur de la nature, qui n’agit que pour lui et qui ne peut nous tourner que vers lui, le véritable mouvement de l’âme est toujours essentiellement amour du bien, et n’est que par accident fuite du mal.

Il est vrai que la douleur se peut considérer comme un mal ; et en ce sens le mouvement des passions qu’elle excite n’est point réel ; car on ne veut point la douleur ; et si l’on veut positivement que la douleur ne soit pas. c’est qu’on veut positivement la conservation ou la perfection de son ètre.

La troisième chose qu’on peut remarquer dans chacune de nos passions est le sentiment qui les accompagne, sentiment d’amour, d’aversion, de désir, de joie, de tristesse. Ces sentiments sont toujours différents dans les différentes passions.

La quatrième est une nouvelle détermination du cours des esprits et du sang vers les parties extérieures du corps et vers celles du dedans. Avant la vue de |’objet de la passion, les esprits animaux étaient répandus dans tout le corps, pour en conserver généralement toutes les parties ; mais, à la présence du nouvel objet, toute cette économie se trouble. La plupart des esprits sont poussés dans les muscles des bras, des jambes, du visage et de toutes les parties extérieures du corps, afin de le mettre dans la disposition propre à la passion qui domine, et de lui donner la contenance et le mouvement nócessaire pour l’acquisition du bien ou pour la fuite du mal qui se présente. Que si les forces de l’homme ne lui suffisent pas dans le besoin qu’il en a, ces mêmes esprits sont distribués de telle manière qu’ils lui font préférer machinalement certaines paroles et certains cris, et qu’ils répandent sur son visage et sur le reste de son corps un certain air capable d’agiter les autres de la même passion dont il est ému. Car, comme les hommes et les animaux tiennent ensemble par les yeux et par les oreilles, lorsque quelqu’un est agité, il ébranle nécessairement tous ceux qui le regardent et qui l’entendent, et il fait naturellement sur leur imagination une impression qui les trouble et qui les intéresse à sa conservation.

Pour le reste des esprits animaux, il descend avec violence dans le cœur, les poumons, le foie, la rate et les autres viscères, afin de tirer contribution de toutes ces parties et de les hâter de fournir en peu de temps les esprits nécessaires pour conserver le corps dans l’action extraordinaire où il doit être, ou pour l’acquisition du bien ou pour la fuite du mal.

La cinquième est l’émotion sensible de l’âme, qui se sent agitée par ce débordement inopiné d’esprits. Cette émotion sensible de l’âme accompagne toujours ce mouvement d’esprits, afin qu’elle prenne part à tout ce qui touche le corps ; de même que le mouvement des esprits s’excite dans le corps dès que l’âme est portée vers quelque objet, L’âme étant unie au corps et le corps à l’âme, leurs mouvements sont réciproques.

La sixième sont les sentiments différents d’amour, d’aversion, de joie, de désir, de tristesse, causés non par la vue intellectuelle du bien ou du mal, comme ceux dont on vient de parler, mais par les différents ébranlements que les esprits animaux causent dans le cerveau.

La septième est un certain sentiment de joie, ou plutôt de douceur intérieure, qui arrête l’âme dans sa passion et qui lui témoigne qu’elle est dans l’état où il est à propos qu’elle soit par rapport à l’objet qu’elle considère. Cette douceur intérieure accompagne généralement toutes les passions, celles qui naissent de la vue d’un mal aussi bien que celles qui naissent de la vue d’un bien, la tristesse comme la joie. C’est cette douceur qui nous rend toutes nos passions agréables, et qui nous porte à y consentir et à nous y abandonner. Enfin c’est cette douceur qu’il faut vaincre par la douceur de la grâce et par la joie de la foi et de la raison ; car, comme la joie de l’esprit résulte toujours de la connaissance certaine ou évidente que l’on est dans le meilleur état où l’ou puisse être par rapport aux choses qu’on aperçoit, ainsi la douceur des passions est une suite naturelle du sentiment confus que l’on a qu’on est dans le meilleur état où l’on puisse être par rapport aux choses que l’on sent. Or il faut vaincre, par la joie de l’esprit et par la douceur de la grâce, la fausse douceur de nos passions qui nous rend esclaves des biens sensibles.

Toutes ces choses que nous venons de dire se rencontrent dans toutes les passions, si ce n’est lorsqu’elles s’excitent par des sentiments confus et que l’esprit n’aperçoit point ni de bien ni de mal qui les puisse causer, car alors il est évident que les trois premières choses ne s’y rencontrent point.

On voit aussi que toutes ces choses ne sont point libres, qu’elles sont en nous sans nous, et même malgré nous, depuis le péché, et qu’il n’y a que le consentement de notre volonté qui dépende véritablement de nous. Mais il semble à propos d’expliquer plus au long toutes ces choses et de les rendre plus sensibles par quelques exemples.

Supposons donc qu’un homme reçoive actuellement quelque affront, ou qu’étant naturellement d’une imagination forte et vive ou échauffée par quelque accident, comme par une maladie ou par une retraite de chagrin et de mélancolie, il se figure dans son cabinet que tel, qui ne pense pas même à lui, est en état et dans la volonté de lui nuire, la vue sensible ou l’imagination du rapport des actions de son ennemi avec ses propres desseins sera la première cause de sa passion.

Il n’est pas même absolument nécessaire que cet homme reçoive ou s’imagine recevoir quelque affront, ou trouver quelque opposition dans ses desseins, afin que le mouvement de sa volonté reçoive quelque nouvelle détermination : il suffit pour cela qu’il le pense par l’esprit seul et sans que le corps y ait de part. Mais comme cette nouvelle détermination ne serait pas une détermination de passion, mais une pure inclination très-faible et très-languissante, il faut plutôt supposer que cet homme souffre actuellement quelque grande opposition dans ses desseins, ou qu’il s’imagine fortement qu’on lui en doit faire, que d’en supposer un autre dont les sens et l’imagination n’aient point ou presque point de part à sa connaissance.

La seconde chose que l’on peut considérer dans la passion de cet homme est une augmentation du mouvement de sa volonté vers le bien dont son ennemi réel ou imaginaire lui veut empêcher la possession ; et cette augmentation est d’autant plus grande que l’opposition qu’on lui veut faire lui paraît plus forte. Il ne hait d’abord son ennemi que parce qu’il aime le bien ; et sa haine est d’autant plus grande que son amour est plus fort, parce que le mouvement de sa volonté dans sa haine n’est en effet ici qu’un mouvement d’amour, le mouvement de l’âme vers le bien n’étant pas différent de celui par lequel on en fuit la privation, comme l’on a déjà dit.

La troisième chose est le sentiment convenable à la passion ; et. dans celle-ci, c’est un sentiment de haine. Le mouvement de la haine est le même que celui de l’amour ; mais le sentiment de la haine est tout différent de celui de l’amour, ce que chacun peut savoir par sa propre expérience. Les mouvements sont des actions de la volonté ; les sentiments sont des modifications de l’esprit. Les mouvements de la volonté sont les causes naturelles des sentiments le l’esprit, et ces sentiments de l’esprit entretiennent à leur tour les mouvements de la volonté dans leur détermination. Le sentiment de haine est en cet homme une suite naturelle du mouvement de sa volonté qui s’est excité à la vue du mal, et ce mouvement est ensuite entretenu par le sentiment dont il est cause.

Ce que nous venons de dire de cet homme lui pourrait arriver quand même il n’auraít point de corps ; mais, parce qu’il est composé de deux parties naturellement unies, les mouvements de son esprit se communiquent à son corps, et ceux de son corps à son esprit. Ainsi la nouvelle détermination du mouvement de sa volonté produit naturellement une nouvelle détermination dans le mouvement des esprits animaux, laquelle est toujours différente dans toutes les passions, quoique le mouvement de l’àme soit presque toujours le même.

Les esprits sont donc poussés avec force dans les bras, les jambes et le visage, pour donner au corps la disposition nécessaire à la passion et pour répandre sur le visage l’air que doit avoir un homme que l’on offense, par rapport à toutes les circonstances de l’injure qu’il reçoit, et à la qualité ou à la force de celui qui la fait et de celui qui la souffre ; et cet épanchement des esprits est d’autant plus fort, plus abondant et plus prompt, que le bien est plus grand, que l’opposition est plus forte, et que le cerveau en est plus vivement frappé.

Si donc la personne de laquelle nous parlons ne reçoit que par imagination quelque injure, ou s’il en reçoit une réelle, mais légère et qui ne fasse point d’ébranlement considérable dans son cerveau, l’épanchement des esprits animaux sera faible et languissant, et il ne sera peut-être pas assez grand pour changer la disposition du corps ordinaire et naturelle. Mais si l’injure est atroce et que son imagination soit échauffée, il se fera un grand ébranlement dans son cerveau, et les esprits se répandront avec tant de force qu’ils formeront en un moment sur son visage et sur son corps l’air et la contenance de la passion qui le domine. S’il est assez fort pour vaincre, son air sera menaçant et fier ; s’il est faible et qu’il ne puisse résister au mal qui va l’accabler, son air sera humble et soumis : ses gémissements et ses pleurs excitant naturellement dans les assistants, et même dans son ennemi, des mouvements de compassion, ils en tireront le secours qu’il ne pouvait espérer de ses propres forces. Il est vrai que si les assistants et l’ennemi de ce misérable ont déjà les esprits et les fibres de leur cerveau ébranlés d’un mouvement violent et contraire à celui qui fait naître la compassion dans l’àme, les gémissements de cet homme ne feront que l’augmenter, et son malheur serait inévitable s’il demeurait toujours dans le même air et dans la même contenance. Mais la nature y a bien pourvu : car, à la vue de la perte prochaine d’un grand bien, il se forme naturellement sur le visage des caractères de rage et de désespoir si vifs et si surprenants, qu’ils désarment les plus passionnés et les rendent comme immobiles. Cette vue terrible et inopinée des traits de la mort peints par la main de la nature sur le visage d’un misérable, arrête, dans l’ennemi même qui en est frappé, le mouvement des esprits et du sang qui le portait à la vengeance ; et, dans ce moment de faveur et d’audience, la nature, retraçant l’air humble et soumis sur le visage le ce misérable, qui commence à espérer à cause de l’immobilité et du changement d’air de son ennemi, les esprits animaux de cet ennemi reçoivent la détermination dont ils n’étaient pas capables un moment auparavant ; de sorte qu’il entre machinalement dans les mouvements de compassion, qui inclinent naturellement son âme à se rendre aux raisons de la charité et de la miséricorde.

Un homme passionné ne pouvant, sans une grande abondance d’esprits, produire ni conserver dans son cerveau une image assez vive de son malheur et un ébranlement assez fort pour donner au corps une contenance forcée et extraordinaire, les nerfs qui répondent au dedans du corps de cette personne reçoivent, à la vue de quelque mal, les secousses et les agitations nécessaires pour faire couler dans tous les vaisseaux qui ont communication au cœur les humeurs propres pour produire les esprits que la passion demande. Car les esprits animaux se répandant dans les nerfs qui vont au foie, à la rate, au pancréas, et généralement à tous les viscères, ils les agitent et les secouent, et ils expriment, par leur agitation, les humeurs que ces parties conservent pour les besoins de la machine.

Mais si ces humeurs coulaient toujours de la même manière dans le cœur, si elles y recevaient une pareille fermentation en divers temps, et si les esprits qui en sont formés montaient également dans le cerveau, on ne verrait pas des changements si prompts dans les mouvements des passions. La vue d’un magistrat, par exemple, n’arrêterait pas un instant l’emportement d’un furieux qui court à la vengeance, et son visage tout ardent de sang et d’esprits ne deviendrait pas tout d’un coup blême et mourant par l'appréhension de quelque supplice.

Ainsi, pour empêcher que ces humeurs mêlées avec le sang n’entrent toujours de la même manière dans le cœur, il y a des nerfs qui en environnent les artères, lesquels, en se serrant et en se relâchant par impression que la vue de l’objet et la force de l’imagination produisent dans les esprits, ferment et ouvrent le chemin à ces humeurs. Et afin d’empêcher que les mêmes humeurs ne reçoivent une pareille agitation et une pareille fermentation dans le cœur en divers temps, il y a d’autres nerfs qui en causent les battements ; et ces nerfs, n’étant pas également agités dans les différents mouvements des esprits, ne poussent pas le sang avec la même force dans les artères. D’autres nerfs répandus dans le poumon distribuent l’air au cœur, en serrant et en relâchant les branches du canal qui sertà la respiration ; et ils règlent de cette sorte la fermentation du sang par rapport aux circonstances de la passion qui domine.

Enfin, pour régler avec plus de justesse et de promptitude le cours des esprits, il y a des nerfs qui environnent les artères, tant celles qui montent au cerveau que celles qui conduisent le sang à toutes les autres parties du corps. De sorte que l’ébranlement du cerveau, qui accompagne la vue inopinée de quelque circonstance à cause de laquelle il est à propos de changer tous les mouvements de la passion, détermine subitement le cours des esprits vers les nerfs qui environnent ces artères, pour fermer par leur contraction le passage au sang qui monte vers le cerveau ; et l’ouvrir par leur relâchement à celui qui se répand dans toutes les autres parties du corps.

Ces artères qui portent le sang vers le cerveau étant libres, et toutes celles qui le répandent dans tout le reste du corps étant fortement liées par ces nerfs, la tête doit être toute remplie de sang et le visage en doit être tout couvert. Mais quelque circonstance venant à changer l’ébranlement du cerveau qui causait cette disposition dans ces nerfs, les artères liées se délient et les autres au contraire se serrent fortement. Ainsi la tête se trouve vide de sang, la pâleur se peint sur le visage, et le peu de sang qui sort du cœur, et que les nerfs dont nous avons parlé y laissent entrer pour entretenir la vie, descend presque tout dans les parties basses du corps : le cerveau manque d’esprits animaux, et tout le reste du corps est saisi de faiblesse et de tremblement.

Pour expliquer et prouver en détail les choses que nous venons de dire, il serait nécessaire de donner une connaissance générale de la physique et une particulière du corps humain. Mais ces deux sciences sont encore trop imparfaites pour conserver toute l’exactitude que je souhaiterais : outre que si je poussais plus avant cette matière, cela me conduirait bientôt hors de mon sujet ; car il me suffit de donner ici une idée grossière et générale des passions, pourvu que cette idée ne soit point fausse.

Ces ébranlements du cerveau et ces mouvements du sang et des esprits sont la quatrième chose qui se trouve dans chacune de nos passions ; et ils produisent la cinquième, qui est l’émotion sensible de l’àme.

Dans l’instant que les esprits animaux sont poussés du cerveau dans le reste du corps pour y produire les mouvements propres à entretenir la passion, l’âme est poussée vers le bien qu’elle aperçoit ; et cela d’autant plus fortement que les esprits sortent du cerveau avec plus de force, parce que c’est le même ébranlement du cerveau qui agite l’âme et les esprits animaux.

Le mouvement de l’âme vers le bien est d’autant plus grand que la vue du bien est plus sensible ; et le mouvement des esprits qui sortent du cerveau pour se répandre dans le reste du corps est d’autant plus violent que l'ébranlement des fibres du cerveau, causé par l’impression de l’objet ou l’imagination, est plus fort.

Ainsi, ce même ébranlement du cerveau rendant la vue du bien plus sensible, il est nécessaire que l’émotion de l’âme dans les passions augmente avec la même proportion que le mouvement des esprits.

Ces émotions de l’âme ne sont pas différentes de celles qui suivent immédiatement de la vue intellectuelle du bien, desquelles nous avons parlé ; elles sont seulement plus fortes et plus vives, à cause de l’union de l’âme et du corps, et que cette vue qui les produit est sensible.

La sixième chose qui se rencontre est le sentiment de la passion ; sentiment d’amour, d’aversion, de désir, de joie, de tristesse. Ce sentiment n’est point différent de celui dont on a déjà parlé ; il est seulement plus vif, parce que le corps y a beaucoup de part. Mais il est toujours suivi d’un certain sentiment de douceur qui nous rend toutes nos passions agréables ; et c’est la dernière chose qui se trouve dans chacune de nos passions, comme nous avons déjà dit.

La cause de ce dernier sentiment est telle. A la vue de l’objet de la passion ou de quelque circonstance nouvelle, une partie des esprits animaux sont poussés de la tête vers les parties extérieures du corps, pour le mettre dans la contenance que demande la passion ; et quelques autres esprits descendent avec force dans le cœur, les poumons et les viscères pour en tirer les secours nécessaires, ce que nous avons déjà assez expliqué. Or, il n’arrive jamais que le corps soit dans l’état où il doit être, que l’âme n’en reçoive beaucoup de satisfaction ; et il n’arrive jamais que le corps soit dans un état contraire à son bien et à sa conservation que l’âme ne souffre beaucoup de peine. Ainsi, lorsque nous suivons les mouvements de nos passions et que nous n’arrêtons point le cours des esprits que la vue de l’objet de la passion cause dans notre corps, pour le mettre en l’état où il doit être par rapport à cet objet, l’âme reçoit par les lois de la nature ce sentiment de douceur et de satisfaction intérieure, à cause que le corps est dans l’état où il doit être. Au contraire, lorsque l’âme, suivant les règles de la raison, arrête ce cours des esprits et résiste à ces passions, elle souffre de la peine à proportion du mal qui en pourrait arriver au corps.

Car de même que la réflexion que l’âme fait sur elle est nécessairement accompagnée de la joie ou de la tristesse de l’esprit, et ensuite de la joie ou de la tristesse des sens ; lorsque faisant son devoir et se soumettant aux ordres de Dieu elle reconnaît qu’elle est dans l’état où elle doit être, ou que s’abandonnant à ses passions elle est touchée de remords qui lui apprennent qu’elle est dans une mauvaise —disposition ; ainsi le cours des esprits excité pour le bien du corps est accompagné de joie ou de tristesse sensible et ensuite de joie ou de tristesse spirituelle, selon que ce cours d’esprits animaux est empêché ou favorisé par la volonté.

Mais il y a cette différence remarquable entre la joie intellectuelle qui accompagne la connaissance claire du bon état de l’âme et le plaisir sensible qui accompagne le sentiment confus de la bonne disposition du corps, que la joie intellectuelle est solide, sans remords, et aussi immuable que la vérité qui la cause ; et que la joie sensible est presque toujours accompagnée de la tristesse de l’esprit ou du remords de la conscience, qu’elle est inquiète et aussi inconstante que la passion ou l’agitation du sang qui la produit. Enfin la première est presque toujours accompagnée d’une très-grande joie des sens, lorsqu’elle est une suite de la connaissance d’un grand bien que l’âme possède ; et l’autre n’est presque jamais accompagnée de quelque joie de l’esprit, quoiqu’elle soit une suite d’un grand bien qui arrive settlement au corps, mais qui est contraire au bien de l’âme.

Il est pourtant vrai que, sans la grâce de Jésus-Christ, la douceur que l’âme goûte en s’abandonnant à ses passions est plus agréable que celle qu’elle ressent en suivant les règles de la raison. Et c’est cette douceur qui est l’origine de tous les désordres qui ont suivi le péché originel ; et elle nous rendrait tous esclaves de nos passions, si le fils de Dieu ne nous délivrait de leur servitude par la délectation de sa grâce. Car enfin les choses que je viens de dire pour la joie de l’esprit contre la joie des sens ne sont vraies que parmi les chrétiens ; et elles étaient absolument fausses dans la bouche de Senèque, d’Épicure même, et cnfin de tous les philosophes qui paraissaient les plus raisonnables ; parce que le joug de Jésus-Christ n’est doux qu’à ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, et sa charge ne nous semble légère que lorsque sa grâce la porte avec nous.


CHAPITRE IV.
Que les plaisirs et les mouvements des passions nous engagent dans l’erreur à l’égard du bien, et qu’il faut y résister sans cesse. Manière de combattre le libertinage.


Toutes les choses que nous venons d’expliquer des passions en général ne sont point libres ; elles sont en nous sans nous ; et il n’y a que le seul consentement de notre volonté qui dépende absolument de nous. La vue du bien est naturellement suivie du mouvement d’amour, du sentiment d’amour, de l’ébranlement du cerveau et du mouvement des esprits, d’une nouvelle émotion de l’âme qui augmente le premier mouvement d’amour, d’un nouveau sentiment de l’ãme qui augmente le premier sentiment d’amour, et enfin du sentiment de douceur qui récompense l’âme de ce que le corps est dans l’état où il doit être. Toutes ces choses se passent dans l’âme et dans le corps naturellement et machinalement, je veux dire sans qu’elle y ait part, et il n’y a que notre seul consentement qui soit véritablement de nous. C’est aussi ce consentement qu’il faut régler, qu’il faut conserver libre, malgré tous les eíïorts des passions. C’est à Dieu seul à qui il faut soumettre sa liberté : il ne faut se rendre qu’à la voix de l’auteur de la nature, à l’évidence intérieure, aux reproches secrets de sa raison. Il ne faut consentir que lorsqu’on voit clairement que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne voulait pas consentir ; c’est là la principale règle qu’il faut observer pour éviter l’erreur et le péché.

Il n’y a que Dieu seul qui nous fasse voir avec évidence que nous devons nous rendre à ce qu’il souhaite de nous ; il ne faut donc être esclave que de lui seul. Il n’y a point d’évidence dans les attraits et les caresses, dans les menaces et les frayeurs que les passions causent en nous ; ce ne sont que des sentiments confus et obscurs auxquels il ne se faut point rendre. Il faut attendre qu’une lumière plus pure nous éclaire, que ces faux jours des passions se dissipent, et que Dieu parle, Il faut rentrer en nous mêmes et chercher en nous celui qui ne nous quitte jamais et qui nous éclaire toujours. Il parle bas, mais sa voix est distincte ; il éclaire peu, mais sa lumière est pure. Non, sa voix est aussi forte qu’elle est distincte ; sa lumière est aussi vive et aussi éclatante qu’elle est pure ; mais nos passions nous tiennent toujours hors de chez nous, et par leur bruit et leurs ténèbres elles nous empêchent d’être instruits de sa voix et éclairés de sa lumière. Il parle même à ceux qui ne l’interrogent pas ; et ceux que les passions ont emportés le plus loin entendent néanmoins quelques-unes de ses paroles ; mais des paroles fortes, menaçantes et terribles, plus perçantes qu’une épée à deux tranchants, qui pénètre jusque dans les replis de l’âme, et qui discerne les pensées et les mouvements du cœur ; par tout est à découvert devant ses yeux, et il ne peut voir les dérèglements des pécheurs sans leur en faire intérieurement de sanglants reproches[145]. Il faut donc rentrer dans nous-mêmes et nous rapprocher de lui. Il faut l’interroger, l’écouter et lui obéir ; car si nous l’écoutons toujours, nous ne serons jamais trompés ; et si nous lui obéissons toujours, nous ne serons jamais assujettis à l’inconstance des passions et aux misères dues au péché.

Il ne faut pas s’imaginer, comme certains esprits forts que l’orgueil des passions a réduits à la condition des bêtes, et qui, ayant long-temps méprisé la loi de Dieu, semblent enfin n’en connaître plus d’autre que celle de leurs passions infâmes ; il ne faut pas, dis-je, s’imaginer, comme ces hommes de chair et de sang, que ce soit suivre Dieu et obéir à la voix de l’auteur de la nature, que de suivre les mouvements de ses passions et obéir aux désirs secrets de son cœur. C’est là le dernier aveuglement ; c’est, selon saint Paul, la peine temporelle de l’impiété et de l’idolâtrie, c’est-à-dire la punition des plus grands crimes[146]. En effet, cette peine est d’autant plus grande qu’au lieu d’apaiser la colère de Dieu, comme toutes les autres punitions de ce monde, elle l’irrite et l’augmente sans cesse jusqu’au jour terrible auquel cette juste colère éclatera sur les pécheurs.

Cependant leurs raisonnements ne manquent pas de vraisemblance, ils semblent fort conformes au sens commun, ils sont favorisés des passions, et toute la philosophie de Zénon ne saurait sans doute les détruire. Il faut aimer le bien, disent-ils ; le plaisir est le caractère que la nature a attaché au bien, et c’est par ce caractère, qui ne peut être trompeur puisqu’il vient de Dieu, que nous le discernons du mal. Il faut fuir le mal, disent-ils encore, la douleur est le caractère que la nature a attaché au mal ; et c’est par ce caractère, qui ne peut être trompeur puisqu’il, vient de Dieu, que nous le discernons du bien. On goûte du plaisir quand on s’abandonne à ses passions ; on sent de la peine et de la douleur quand on y résiste. Donc l’auteur de la nature veut que nous nous abandonnions à nos passions et que nous n’y résistions jamais, puisque le plaisir et la douleur qu’il nous fait sentir dans ces rencontres sont des preuves certaines de ses volontés sur nous. C’est donc suivre Dieu que de suivre les désirs de son cœur, et c’est obéir à sa voix que de se rendre à cet instinct de la nature qui nous porte à satisfaire nos sens et nos passions. C’est de cette sorte qu’ils raisonnent et qu’ils se confirment dans leurs opinions infâmes. C’est ainsi qu’ils tâchent de se mettre il couvert des reproches secrets de leur raison, et Dieu permet pour punition de leurs crimes qu’ils s’éblouissent de ces fausses lumières. Trompeuses lumières qui les aveuglent au lieu de les éclairer, mais qui les aveuglent d’un aveuglement qu’ils ne sentent point et dont ils ne souhaitent pas même d’être guéris. Dieu les livre à un sens réprouvé ; il les abandonne aux désirs de leur cœur, à des passions honteuses, à des actions indignes de l’homme, comme parle l’Écriture. afin qu’après s’être engraissés dans leurs débauches ils soient dans toute l’éternité les victimes du sacrifice de sa colère.

Mais il faut délier le nœud de la difficulté qu’ils proposent. La secte de Zénon n’ayant pu le délier l’a coupé d’abord en niant que le plaisir fût un bien et que la douleur fût un mal. Mais cette défaite est bien cavalière pour des philosophes, et je ne crois pas qu’elle fasse changer de sentiment ceux qui reconnaissent par expérience qu’une grande douleur est une grande misère. Ainsi Zénon et toute la philosophie païenne ne peut résoudre la difficulté proposée par les épicuriens, et il faut avoir recours à une autre philosophie plus solide et plus éclairée.

Il est vrai que le plaisir est bon et que la douleur est mauvaise, que c’est le plaisir et la douleur que l’auteur de la nature a attaché à l’usage de certaines choses qui nous fait juger si elles sont bonnes ou si elles sont mauvaises, que nous devons user des bonnes et fuir les mauvaises, et suivre presque toujours les mouvements des passions. Tout cela est vrai, mais cela ne regarde que le corps. Il faut presque toujours se laisser conduire à ses passions et à ses désirs pour conserver son corps et pour continuer long-temps une vie semblable à celle des bêtes. Les sens et les passions ne nous sont donnés que pour le bien du corps. Le plaisir sensible est le caractère que la nature a attaché à l’usage de certaines choses, afin que, sans avoir la peine de les examiner par la raison, nous nous en servissions pour la conservation du corps, mais non pas afin que nous les aimassions. Car nous ne devons aimer que ce que nous reconnaissons très-certainement par la raison être notre bien.

Nous sommes raisonnables, et Dieu qui est notre bien ne veut pas de nous un amour aveugle, un amour d’instinct, un amour pour ainsi dire forcé ; mais un amour de choix, un amour éclairé, un amour qui lui assujettisse notre esprit et notre cœur. Il nous porte à l'aimer en nous faisant connaître par la lumière qui accompagne la délectation de sa grâce qu’il est notre bien ; mais il nous porte au bien du corps seulement par instinct et par un sentiment confus du plaisir, parce que le bien du corps ne mérite pas l’application de notre esprit ni l’usage de notre raison.

De plus, notre corps, n’est pas nous ; c’est une chose qui nous appartient, mais sans laquelle, absolument parlant, nous pouvons subsister. Le bien de notre corps n’est donc pas notre bien. Les corps ne peuvent être le bien que des corps. Nous pouvons en user pour notre corps, mais nous ne devons pas nous y attacher. Notre âme a aussi son bien. savoir ce bien seul qui est au-dessus d’elle, qui seul la conserve, et qui seul produit en elle des sentiments de plaisir ou de douleur. Car enfin tous les objets de nos sens sont par eux-mêmes incapables de se faire sentir ; et il n’y a que Dieu qui nous apprenne qu’ils sont présents, par les sentiments qu’il nous en donne. Et c’est ce que les philosophes païens ne comprenaient pas.

Nous pouvons et nous devons aimer ce qui est capable de nous faire sentir du plaisir, je l’avoue. Mais c’est par cette raison-là que nous ne devons aimer que Dieu, parce qu’il n’y a que Dieu qui puisse agir dans notre âme, et que les objets sensibles ne peuvent au plus que remuer les organes de nos sens. Mais qu’importe, direz vous, de quelle part viennent ces sentiments agréables ! je veux les goûter. Ingrat que vous êtes ! reconnaissez la main qui vous comble de biens. Vous exigez d’un Dieu juste des récompenses injustes ; vous voulez qu’il vous récompense pour des crimes que vous commettez contre lui, et dans le temps même que vous les commettez. Vous vous servez de sa volonté immuable, qui est l’ordre et la loi de la nature, pour arracher de lui des faveurs que vous ne méritez pas, car vous produisez avec une adresse criminelle, dans votre corps, des mouvements qui l’obligent à vous faire goûter de toutes sortes de plaisirs. Mais la mort corrompra ce corps ; et Dieu, que vous avez fait servir à vos injustes désirs, vous fera servir à sa juste colère, il se moquera de vous à son tour.

Il est vrai que c’est une chose bien fâcheuse que la possession du bien du corps soit accompagnée du plaisir, et que la possession du bien de l’âme soit souvent jointe à la peine et à la douleur. On peut croire que c’est un grand dérèglement, par cette raison que le plaisir étant le caractère du bien, comme la douleur celui du mal, nous devrions sentir infiniment plus de douceur dans l’amour de Dieu que dans l’usage des choses sensibles, puisque Dieu est le vrai ou plutôt l’unique bien de l’esprit. Cela arrivera certainement un jour, et il y a quelque apparence que cela était ainsi avant le péché. Au moins est-il constant qu’avant le péché on ne sentait point de douleur dans l’exercice de son devoir.

Mais Dieu s’est retiré de nous depuis la chute du premier homme. Il n’est plus notre bien par nature, il ne l’est plus que par grâce ; car nous ne sentons plus naturellement de douceur dans son amour ; et bien loin de nous porter à l’aimer, il nous éloigne de lui. Si nous le suivons, il nous repousse ; si nous courons après lui, il nous frappe. Si nous nous opiniâtrons à le poursuivre, il continue de nous maltraiter, il nous fait souffrir des douleurs très-vives et très-sensibles. Mais lorsque, étant lassés de marcher dans les voies dures et pénibles de la vertu, sans être soutenus parle goût du bien ni fortifiés par quelque nourriture, nous nous repaissons des biens sensibles, il nous y attache par le goût du plaisir, et il semble qu’il nous veuille récompenser de ce que nous lui tournons le dos pour courir après ces faux biens. Enfin depuis le péché il semble que Dieu ne veuille plus que nous l’aimions, ni que nous pensions à lui, ou que nous le regardions comme notre seul et unique bien. Ce n’est que par la douceur de la grâce de notre médiateur JÉSUS-CHRIST que nous sentons que Dieu est notre bien : car le plaisir étant la marque sensible du bien, nous sentons que Dieu est notre bien ; puisque, par la grâce de JÉSUS-CHRIST, nous aimons Dieu avec plaisir.

Ainsi l’âme ne reconnaissant point son bien, ni par une vue claire ni par sentiment, sans la grâce de Jésus-Christ, elle prend le bien du corps pour le sien propre, elle l’aime et s’y attache encore plus étroitement par sa volonté, qu’elle n’y était attachée par la première institution de la nature. Car le bien du corps étant demeuré le seul qui se fasse maintenant sentir, il agit nécessairement sur l’homme avec plus de force. Le cerveau en est plus vivement frappé, et par conséquent l’àme le sent et l’imagine d’une manière plus touchante. Les esprits animaux en sont agités avec plus de violence, et par conséquent la volonté l’aime avec plus d’ardeur et plus de plaisir.

L’âme pouvait avant le péché effacer du cerveau l’image trop vive du bien du corps et faire évanouir le plaisir sensible qui accompagnait cette image. Le corps étant soumis à l’esprit, l’âme pouvait en un instant arrêter l’ébranlement des fibres du cerveau et l’émotion des esprits par la seule considération de son devoir. Mais depuis le péché cela n’est plus en sa puissance. Ces traces de l’imagination et ces mouvements des esprits ne dépendent plus d’elle, et, par une suite nécessaire, le plaisir qui est attaché par l’ordre de la nature à ces traces et à ces mouvements devient seul le maître du cœur. L’homme ne peut résister longtemps par ses propres forces à ce plaisir : il n’y a que la grâce qui le puisse vaincre entièrement ; la raison seule ne le peut, parce qu’en un mot il n’y a que Dieu comme auteur de la grâce, qui, pour ainsi dire, se puisse vaincre comme auteur de la nature, ou plutôt qui se puisse fléchir comme vengeur de la désobéissance d’Adam.

Les stoïciens, qui n’avaient qu’une connaissance confuse des désordres du péché originel, ne pouvaient répondre aux épicuriens. Car leur félicité n’était qu’une idée ; puisqu’il n’y a point de félicité sans plaisir, et qu’ils ne pouvaient goûter de plaisir dans les actions d’une solide vertu. Ils sentaient bien quelque joie en suivant les règles de leur vertu imaginaire, parce que la joie est une suite naturelle de la connaissance qu’a notre âme qu’elle est dans le meilleur état où elle puisse être. Cette joie de l’esprit pouvait leur soutenir le courage pour quelque temps, mais elle n’était pas’assez forte pour résister à la douleur et pour vaincre le plaisir. L’orgueil secret, et non pas la joie faisait bonne mine ; et lorsqu’ils n’étaient plus en vue ils perdaient toute leur sagesse et toute leur force, comme ces rois de théâtre qui perdent toute leur grandeur en un moment.

Il n’en est pas de même des chrétiens qui suivent exactement les règles de l’Évangile. Leur joie est solide, parce qu’ils savent très-certainement qu’ils sont dans le meilleur état où ils puissent être. Leur joie est grande, parce que le bien qu’ils goûtent par la foi et par l’espérance est infini. Car l’espérance d’un grand bien est toujours accompagnée d’une grande joie ; et cette joie est d’autant plus vive que l’espérance est plus forte, parce qu’une forte espérance, faisant imaginer le bien comme présent, produit nécessairement la joie, et même le plaisir sensible qui accompagne toujours la présence du bien. Leur joie n’est point inquiète, parce qu’elle est fondée sur les promesses d’un Dieu. confirmée par le sang du Fils de Dieu, entretenue par la paix intérieure et par la douceur inexplicable de la charité que le Saint-Esprit répand dans leur cœur. Rien ne les peut séparer de leur vrai bien, lorsqu’ils le goûtent et qu’ils se plaisent en lui par la délectation de la grâce. Les plaisirs des biens du corps ne sont point si grands que ceux qu’ils ressentent dans l’amour de Dieu. Ils aiment le mépris et la douleur, ils se nourrissent d’opprobre, et le plaisir qu’ils trouvent dans les souffrances, ou plutôt le plaisir qu’ils trouvent en Dieu lorsqu’ils méprisent tout le reste pour s’unir a lui, est si violent qu’il les transporte, qu’il leur fait parler un langage tout nouveau ; et qu’ils se glorifient même comme les apôtres dans leurs misères, et dans les injures qu’ils ont souffertes. Mais pour les apôtres ils sortirent du conseil, dit l’Écriture, tout remplis de joie de ce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus[147]. Telle est la disposition d’esprit des véritables chrétiens lorsqu’ils ont reçu les derniers affronts pour la défense de la vérité.

Jésus-Christ étant venu rétablir l’ordre que le péché avait renversé, et l’ordre demandant que les plus grands biens soient accompagnés des plaisirs les plus solides, il est visible que les choses doivent arriver comme on vient de le dire. Mais outre la raison nous avons encore l’expérience ; car dès qu’une personne forme seulement la résolution de mépriser tout pour Dieu. il est d’ordinaire touché d’un plaisir ou d’une joie intérieure qui lui fait sentir aussi vivement que Dieu est son bien, qu’il le connaissait clairement.

Les vrais chrétiens nous assurent tous les jours que la joie, qu’ils ont de n’aimer et de ne servir que Dieu, ne se peut exprimer, et il est bien juste de les croire touchant ce qui se passe dans eux-mêmes. Les impies au contraire sont toujours dans des inquiétudes mortelles ; et ceux que le monde partage avec Dieu, partagent aussi la joie des justes et les inquiétudes des impies. Ils se plaignent de leurs misères, et il est juste aussi de croire que leurs plaintes ne sont point sans fondement. Dieu blesse les hommes dans le fond de leur cœur lorsqu’ils aiment autre chose que lui, et c’est cette blessure qui fait la véritable misère. Il répand une joie excessive dans leurs esprits lorsqu’ils s’attachent uniquement à lui. et c’est cette joie qui fait la solide félicité. L’abondance des richesses et l’élévation des honneurs sont hors de nous, ils ne peuvent nous guérir lorsque Dieu nous blesse. La pauvreté et le mépris sont aussi hors de nous, et ils ne peuvent nous blesser lorsque Dieu nous défend.

Il est clair par les choses que nous venons de dire que l’objet de nos passions n’est point notre bien ; que nous ne devons en suivre les mouvements que pour la conservation de notre vie ; que le plaisir sensible est à l’égard de notre bien ce que nos sensations sont à l’égard de la vérité, et que, de même que nos sens nous trompent touchant la vérité, nos passions nous trompent touchant notre bien ; que l’on doit se rendre à la délectation de la grâce, parce qu’elle nous porte avec évidence à l’amour du vrai bien, qu’elle n’est point suivie des reproches secrets de la raison, comme l’instinct aveugle et le plaisir confus des passions, et qu’elle est toujours accompagnée d’une secrète joie conforme à l’état dans lequel nous sommes ; qu’enfin, n’y ayant que Dieu qui puisse agir dans l’esprit de l’homme, l’homme ne peut trouver de félicité hors de Dieu, si on ne suppose ou que Dieu récompense la désobéissance, ou qu’il commande d’aimer davantage ce qui mérite le moins d’être aimé.


CHAPITRE V.
Que la perfection de l’esprit consiste dans son union avec Dieu par la connaissance de la vérité et par l’amour de la vertu ; et au contraire que son imperfection ne vient que de en dépendance du corps à cause du désordre de ses sens et de ses passions.


La plus petite réflexion est suffisante pour reconnaître que le bien de l’esprit est nécessairement quelque chose de spirituel. Les corps sont beaucoup au-dessous de l’esprit ; ils ne peuvent agir sur lui par leurs propres forces, ils ne peuvent même s’unir immédiatement à lui ; enfin ils ne sont point intelligibles par eux-mêms : ils ne peuvent donc être son bien. Les choses spirituelles, au contraire, sont intelligibles par leur nature ; elles peuvent s’unir à l’esprit : elles peuvent donc être son bien, supposé qu’elles soient au-dessus de lui ; car, afin qu’une chose puisse être le bien de l’esprit, il ne suffit pas qu’elle soit spirituelle comme lui, il est encore nécessaire qu’elle soit au-dessus de lui, qu’elle puisse agir sur lui, l’éclairer et le récompenser ; autrement elle ne peut le rendre ni plus parfait ni plus heureux, et par conséquent elle ne peut être son bien. De toutes les choses intelligibles ou spirituelles, il n’y a que Dieu qui soit en cette manière au-dessus de l’esprit ; il s’ensuit donc qu’il n’y a que Dieu qui soit ni qui puisse être notre vrai bien. Nous ne pouvons donc devenir plus parfaits ni plus heureux que par la possession de Dieu.

Tout le monde est convaincu que la connaissance de la vérité et l’amour de la vertu rendent l’esprit plus parfait, et que l’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur le rendent plus imparfait. La connaissance de la vérité et l’amour de la vertu ne peuvent donc être autre chose que l’union de l’esprit avec Dieu et qu’une espèce de possession de Dieu ; et l’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur ne peuvent aussi être autre chose que la séparation de l’esprit d’avec Dieu, et que l’union de cet esprit à quelque chose qui soit au-dessous de lui, c’est-à-dire au corps, puisqu’il n’y a que cette union qui le puisse rendre imparfait et malheureux. Ainsi c’est connaître Dieu que de connaître la vérité ou que de connaître les choses selon la vérité ; et c’est aimer Dieu que d’aimer la vertu ou d’aimer les choses selon qu’elles sont aimables ou selon les règles de la vertu.

L’esprit est comme situé entre Dieu et les corps, entre le bien et le mal, entre ce qui l’éclaire et ce qui l’aveugle, ce qui le règle et ce qui le dérègle, ce qui le peut rendre parfait et heureux et ce qui le peut rendre imparfait et malheureux. Lorsqu’il découvre quelque vérité ou qu’il voit les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, il les voit dans les idées de Dieu, c’est-à-dire par la vue claire et distincte de ce qui est en Dieu qui les représente ; car, comme j’aí déjà dit, l’esprit de l’homme ne renferme pas dans lui-même les perfections ou les idées de tous les êtres qu’il est capable de voir : il n’est point l’être universel. Ainsi il ne voit point dans lui-même les choses qui sont distinguées de lui. Ce n’est point en se consultant qu’il s’instruit et qu’il s’éclaire, car il n’est pas à lui-même sa perfection et sa lumière ; il a besoin de cette lumière immense de la vérité éternelle pour l’éclairer. Ainsi, lorsque l’esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu, il connaît et possède Dieu en quelque manière.

Mais non-seulement on peut dire que l’esprit qui connait la véríté connaît en quelque manière Dieu qui la renferme ; on peut même dire qu’il connaît en quelque manière les choses comme Dieu les connaît. En effet, cet esprit connaît leurs véritables rapports, et Dieu les connaît aussi ; cet esprit les connaît dans la vue des perfections de Dieu qui les représentent, et Dieu les connaît aussi en’cette manière ; car enfin Dieu ne sent pas, Dieu n’imagine pas, Dieu voit dans lui-même, dans le monde intelligible quïil renferme, le monde matériel et sensible qu’il a créé. Il en est de même d’un esprit qui connait la vérité ; il ne la sent pas, il ne l’imagine pas. Les sensations et les fantômes ne représentent à l’esprit que de faux rapports ; et quiconque découvre la vérité, il ne la peut voir que dans le monde intelligible auquel il est uni et dans lequel Dieu même la voit : car ce monde matériel et sensible n’est point. intelligible par lui-même. L’esprit voit donc dans la lumière de Dieu comme Dieu même toutes les choses qu’il voit clairement, quoiqu’il ne les voie que d’une manière fort imparfaite et en cela bien différente de celle de Dieu. Ainsi, lorsque l’esprit voit la vérité, non-seulement il est uni à Dieu, il possède Dieu, il voit Dieu en quelque manière, il voit aussi en un sens la vérité comme Dieu la voit.

De même, lorsque l'on aime selon les règles de la vertu, on aime Dieu ; car lois qu’on aime selon ces règles, l’impression d’amour que Dieu produit sans cesse dans notre cœur pour nous tourner vers lui n’est point divertie par le libre arbitre ni changée en amour propre. L’esprit ne fait alors que suivre librement cette impression que Dieu lui donne. Or, Dieu ne lui donnant jamais d’impression qui ne tende vers lui, puisqu’il n’agit que pour lui, il est visible qu’aimer selon les règles de la vertu, c’est aimer Dieu.

Mais non-seulement c’est aimer Dieu ; c’est encore aimer comme Dieu aime. Dieu s’aime uniquement ; il n’aime ses ouvrages que parce qu’ils ont rapport à ses perfections, et il les aime à proportion qu’ils y ont rapport ; enfin c’est le même amour par lequel Dieu s’aime et les choses qu’il a faites. Aimer selon les règles de la vertu, c’est aimer Dieu uniquement, c’est aimer Dieu en toutes choses, c’est aimer les choses à proportion qu’elles participent à la bonté et aux perfections de Dieu, puisque c’est les aimer à proportion qu'elles sont aimables ; enfin c’est aimer par l’impression du même amour par lequel Dieu s’aime, car c’est l’amour par lequel Dieu s’aime et toutes choses par rapport à lui- qui nous anime lorsque nous aimons comme. nous devons aimer. Nous aimons donc alors comme Dieu aime.

Il est donc évident que la connaissance de la vérité et l’amour réglé de la vertu font toute notre perfection ; puisque ce sont les suites ordinaires de notre union avec Dieu, et qu’ils nous mettent même en possession de lui autant que nous en sommes capables en cette vie. L’aveuglement de l’esprit et le dérèglement du cœur font au contraire toute notre imperfection ; et ce sont aussi des suites de l’union de notre esprit avec notre corps, comme je l’ai prouvé en plusieurs endroits en faisant voir que nous ne connaissons jamais la vérité et que nous n’aimons jamais le vrai bien lorsque nous suivons les impressions de nos sens, de notre imagination et de nos passions.

Ces choses sont évidentes. Cependant les hommes, qui désirent tous avec ardeur la perfection de leur être, se mettent peu en peine d’augmenter l’union qu’ils ont avec Dieu, et ils travaillent sans csse à fortifier et à étendre celle qu’ils ont avec les choses sensibles. On ne peut trop expliquer la cause d’un si étrange dérèglement.

La possession du bien doit naturellement produire deux effets dans celui qui le possède : elle doit le rendre plus parfait et en même temps plus heureux ; mais cela n’arrive pas toujours. Il est impossible, je l’avoue, que l’esprit possède actuellement quelque bien et qu’il ne soit pas actuellement plus parfait ; mais il n’est pas impossible qu’il possède actuellement quelque bien sans être actuellement plus heureux. Ceux qui connaissent le mieux la vérité et qui aiment davantage les biens les plus aimables sont toujours actuellement plus parfaits que ceux qui sont dans l’aveuglement et dans le dérèglement, mais ils ne sont pas toujours actuellement plus heureux. Il en est de même du mal : il doit rendre imparfait et malheureux tout ensemble ; mais quoiqu’il rende toujours les hommes plus imparfaits, il ne les rend pas toujours plus malheureux, ou il ne les rend pas toujours malheureux à proportion qu’il les rend imparfaits. La vertu est souvent dure et amère, et le vice doux et agréable ; et c’est principalement par la foi et par l’espérance que les gens de bien sont véritablement heureux, pendant que les méchants sont actuellement dans les plaisirs et dans les délices. Cela ne doit pas être, mais cela est. Le péché a causé ce désordre, comme je viens de dire dans le chapitre précédent ; et c’est ce désordre qui est la principale cause non-seulement de tous les dérèglements de notre cœur, mais encore de l’aveuglement et de l’ignorance de notre esprit.

C’est ce désordre qui persuade notre imagination que les corps peuvent être le bien de l’esprit ; car le plaisir, comme j’ai déjà dit plusieurs fois, est le caractère ou la marque sensible du bien. Or, de tous les plaisirs dont nous jouissons ici-bas, les plus sensibles sont ceux que nous nous imaginons recevoir par les corps. Nous jugeons donc sans beaucoup de réflexion que les corps peuvent être et qu’ils sont même effectivement notre bien. Car il est très-difficile de combattre contre l’instinct de la nature et de résister aux preuves de sentiment : on ne s’en avise même pas. On ne pense point au désordre du péché ; on ne fait pas réflexion que les corps ne peuvent agir sur l’esprit que comme causes occasionnelles ; que l’esprit ne peut immédiatement ou par lui-même posséder quelque chose de corporel, et qu’il ne peut s’unir à aucun objet que par sa connaissance et par son amour ; qu’il n’y a que Dieu qui soit au-dessus de lui et qui puisse le récompenser ou le punir par des sentiments de plaisir ou de douleur, qui puisse l’éclairer et le mouvoir, en un mot qui puisse agir en lui. Ces vérités, quoique très-évidentes à des esprits attentifs, ne sont point si puissantes pour nous convaincre que l’expérience trompeuse de l’impression sensible.

Lorsque nous considérons quelque chose comme partie de nous mêmes, ou que nous nous considérons comme partie de cette chose, nous jugeons que c’est notre bien d’y être unis ; nous avons de l’amour pour elle, et cet amour est d’autant plus grand que la chose à laquelle nous nous considérons comme unis nous paraît une partie plus considérable du tout que nous composons avec elle. Or, il y a deux sortes de preuves qui nous persuadent qu’une chose est partie de nous-mêmes : l’instinct du sentiment et l’évidence de la raison.

C’est par l’instinct du sentiment que je suis persuadé que mon âme est unie à mon corps ou que mon corps fait partie de mon être : je n’en ai point d’évidence. Ce n’est point par la lumière de la raison que je le connais ; c’est par la douleur ou par le plaisir que je sens lorsque les objets me frappent. On nous pique la main, et nous en souffrons ; donc notre main fait partie de nous-mêmes. On déchire notre habit, et nous n’en soufrons rien ; donc notre habit n’est pas nous-mêmes. On nous coupe les cheveux sans douleur, on nous les arrache avec douleμr. Cela embarrasse les philosophes ; ils ne savent que décider. Mais leur embarras prouve que même les plus sages jugent plutôt par l’instinct du sentiment que par la lumière de la raison que telles choses font ou ne font point partie d’eux-mêmes. Car s’ils en jugeaient par l’évidence et la lumière de la raison, ils connaîtraient bientôt que l’esprit et le corps sont deux genres d’être tout opposés, que l’esprit ne peut s’unir au corps par lui-même, et que ce n’est que par l’union que l’on a avec Dieu que l’âme est blessée lorsque le corps est frappé, comme j’ai dit ailleurs. Ce n’est donc que par l’instinct du sentiment qu’on regarde son corps et toutes les choses sensibles auxquelles on est uni comme parties de soi-même, je veux dire comme parties de ce qui pense et de ce qui sent en nous, parce qu’en effet on ne peut pas reconnaître par l’évidence de la raison ce qui n’est pas, l’évidence ne découvrant jamais que la vérité.

Mais pour les choses intelligibles c’est tout le contraire, car c’est par la lumière de la raison que nous reconnaissons le rapport que nous avons avec elles. Nous découvrons par la vue claire de l’esprit que nous sommes unis à Dieu d’une manière bien plus étroite et bien plus essentielle qu’à notre corps ; que sans Dieu nous ne sommes rien ; que sans lui nous ne pouvons rien, nous ne connaissons rien, nous ne voulons rien, nous ne sentons rien ; qu’il est notre tout, ou que nous faisons avec lui un tout, si cela se peut dire ainsi, dont nous ne sommes qu’une partie infiniment petite. La lumière de la raison nous découvre mille motifs pour aimer uniquement Dieu, et pour mépriser les corps comme indignes de notre amour. Mais nous ne sentons point naturellement notre union avec Dieu. Ce n’est point par l’instinct du sentiment que nous sommes persuadés que Dieu est notre tout, si ce n’est par la grâce de Jésus-Christ, laquelle cause en certaines personnes ce sentiment, pour les aider à vaincre le sentiment contraire par lequel ils sont unis au corps. Car Dieu, comme auteur de la nature, porte les esprits à son amour par une connaissance de lumière et non point par une connaissance d’instinct ; et selon toutes les apparences ce n’est que depuis le péché qu’il ajoute comme auteur de la grâce l’instinct, la délectation prévenante à la lumière : à cause que notre lumière est maintenant beaucoup diminuée, qu’elle est incapable de nous porter à Dieu, et que l’effort du plaisir ou de l’instinct contraire l’affaiblit sans cesse et la rend inefficace.

Nous découvrons donc par la lumière de l’esprit que nous sommes unis à Dieu et au monde intelligible qu’il renferme ; et nous sommes convaincus par le sentiment que nous sommes unis à notre corps, et par notre corps au monde matériel et sensible que Dieu a créé. Mais comme nos sentiments sont plus vifs, plus touchants, plus fréquents, et même plus durables que nos lumières ; il ne faut pas s’étonner que nos sentiments nous agitent, et réveillent notre amour pour toutes les choses sensibles, et que nos lumières se dissipent et šévanouissent sans produire en nous aucune ardeur pour la vérité.

ll est vrai qu’il y a bien des gens qui sont persuadés que Dieu est leur vrai bien, qui l’aiment comme leur tout, et qui désirent avec ardeur d’augmenter et de fortifier l’union qu’ils ont avec lui. Mais il y en a très-peu qui sachent avec évidence que ce soit s’unir avec Dieu, selon les forces naturelles, que de connaître la vérité ; que ce soit une espèce de possession de Dieu même que de contempler les véritables idées des choses, et que ces vues abstraites de certaines vérités générales et immuables qui règlent toutes les vérités particulières soient des efforts d’un esprit qui s’attache à Dieu et qui quitte le corps. La métaphysique, les mathématiques pures, et toutes les sciences universelles qui règlent et qui renferment les sciences particulières, comme l’être universel renferme tous les êtres particuliers, paraissent chimériques presqu’à tous les hommes, aux gens de bien comme à ceux qui n’ont aucun amour pour Dieu. De sorte que je n’oserais presque dire que l’application à ces sciences est l’application de l’esprit à Dieu. la plus pure et la plus parfaite dont on soit naturellement capable, et que c’est dans la vue du monde intelligible qu’elles ont pour objet, que Dieu même connaît et produit ce monde sensible, duquel les corps reçoivent la vie comme les esprits vivent de l’autre.

Ceux qui ne suivent que les impressions de leurs sens et que les mouvements de leurs passions ne sont pas capables de goûter la vérité, parce qu’elle ne les flatte pas ; et les gens de bien qui s’opposent sans cesse à leurs passions lorsqu’elles leur présentent de faux biens, n’y résistent pas toujours lorsqu’elles leur cachent la vérité, ou lorsqu’elles la leur rendent méprisable ; parce qu’on peut être homme de bien sans être fort éclairé. Il n’est pas nécessaire pour être agréable à Dieu de savoir exactement que nos sens, notre imagination et nos passions nous représentent toujours les choses autrement qu’elles sont ; car enfin l’on ne voit pas que Jésus-Christ et les apôtres aient eu dessein de nous détromper de beaucoup d’erreurs que M. Descartes nous a découvertes sur cette matière.

Il y a bien de la différence entre la foi et l’intelligence, entre l’Évangile et la philosophie. Les hommes les plus grossiers sont capables de foi, et il y en a très-peu qui soient capables de la connaissance pure des vérités évidentes. La foi représente aux simples Dieu comme le créateur du ciel et de la terre, et cela suffit pour les porter à l’aimer et à le servir. La raison ne le considère pas seulement dans ses ouvrages, Dieu était ce qu’il est avant qu’il fût créateur ; elle tâche de l’envisager dans lui-même, ou par cette grande et vaste idée d’être infiniment parfait laquelle il renferme. Le Fils de Dieu, qui est la sagesse du Père, ou la vérité éternelle, s’est fait homme, et s’est rendu sensible pour se faire connaître aux hommes charnels et grossiers. Il les a voulu instruire par ce qui les aveuglait : il les a voulu porter à son amour et les détacher des biens sensibles par les mêmes choses qui les captivaient. Agissant avec des —fous, il s’est servi d’une espèce de folie pour les rendre sages. Ainsi les gens de bien et ceux qui ont le plus de foi n’ont pas toujours le plus d’intelligence. Ils peuvent connaître Dieu par la loi, et l’aimer, par le secours de la grâce, sans savoir qu’il est leur tout de la manière dont les philosophes peuvent l’entendre, et sans penser que la connaissance abstraite de la vérité soit une espèce d’union avec lui. Il ne faut donc pas être surpris s’il y a si peu de personnes qui travaillent à fortifier l’union naturelle qu’ils ont avec Dieu par la connaissance de la vérité, puisqu’il est nécessaire pour cela de combattre sans cesse contre les impressions des sens et des passions d’une manière bien différente de celle qui est familière aux personnes les plus vertueuses ; car les plus gens de bien ne sont pas toujours persuadés que les sens et les passions sont trompeurs en la manière que nous avons expliquée dans les livres précédents.

Il n’y a que les sentiments ou les pensées auxquelles le corps a quelque part qui causent immédiatement les passions, parce qu’il n’y a que Fébranlement des libres du cerveau qui excite quelque émotion particulière dans les esprits animaux. Ainsi il n’y a que les sentiments qui convainquent sensiblement que l’on tient à certaines choses pour lesquelles ils excitent de l’amour. Or l’on ne sent point l’union naturelle qu’on a avec Dieu lorsqu’on connaît la vérité ; on ne pense pas même à lui ; car il est et opère en nous d’une manière si secrète et si insensible que nous ne nous en apercevons pas. L’union que nous avons naturellement avec Dieu n’excite donc point notre amour pour lui. Mais il n’en est pas de même de l’union que nous avons avec les choses sensibles. Tous nos sentiments prouvent cette union : les corps nous frappent la vue lorsqu’ils agissent en nous, leur action n’a rien de caché. Notre propre corps nous est même plus présent que notre esprit, et nous le considérons comme la meilleure partie de nous-mêmes. Ainsi l’union que nous avons avec notre corps, et par notre corps, à tous les objets sensibles, excite en nous un amour violent qui augmente cette union, et qui nous rend dépendants des choses qui sont infiniment au-dessous de nous.


CHAPITRE VI.
Des erreurs les plus générales des passions ; quelques exemples particuliers.


C’est à la morale à découvrir toutes les erreurs particulières dans lesquelles nos passions nous engagent touchant le bien ; c’est à elle à combattre les amours déréglés, à rétablir la droiture du cœur, à régler les mœurs. Mais ici notre fin principale est de régler l’esprit, et de découvrir les causes de nos erreurs à l’égard de la vérité : ainsi nous ne pousserons pas davantage les choses que nous venons de dire, qui ne regardent que l’amour du vrai bien. Nous allons à l’esprit, et nous ne passons par le cœur que parce que le cœur en est le maître. Nous recherchons la vérité en elle-même et sans rapport à nous ; et nous ne considérons le rapport qu’elle a avec nous que parce que ce rapport est cause que l’amour-propre nous la cache et nous la déguise ; car nous jugeons de toutes choses selon nos passions, et par conséquent nous nous trompons en toutes choses, les jugements des passions n’étant jamais d’accord avec les jugements de la vérité.

C’est ce que nous apprend l’admirable saint Bernard par ces belles paroles[148] : L’amour et la haine, dit-il, ne savent point juger selon la vérité. Mais si vous voulez un jugement de vérité : Je juge selon ce que j’entends[149]. Ce n’est point par haine, ce n’est point par amour, ce n’est point par crainte. Voici un jugement de haine : Nous avons une loi, et il doit mourir selon notre loi[150]. Voici un jugement de crainte : Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation[151]. Voici enfîn un jugement d’amour ; c’est lorsque David parlant de son fils parricide dit : Pardonnez à mon fils Absalon[152]. Notre amour, notre haine, notre crainte ne nous font faire que de faux jugements ; et il n’y a que la lumière pure de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de notre maître commun qui nous fasse faire des jugements solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu’il nous dit, et que selon qu’il nous le dit : Sicut audio, sic judico. Mais voyons de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous puissions leur résister avec plus de facilité.

Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu’il ne sera pas difficile d’expliquer de quelle manière elles nous engagent dans l’erreur, après ce que nous avons dit dans le premier livre. Car les causes générales des erreurs de nos passions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos sens.

La cause la plus générale des erreurs de nos sens est, comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous attribuons aux objets de dehors ou à notre corps les sensations qui sont propres à notre âme ; que nous attachons les couleurs sur la surface des corps ; que nous répandons la lumière, les sons et les odeurs dans l’air, et que nous fixons la douleur et le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent quelques changements par le mouvement des corps qui les rencontrent.

Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. L’objet qui fait naître en nous quelque passion, nous paraît en quelque façon renfermer en lui-même ce qui se réveille en nous lorsque nous pensons à lui ; de même que les objets sensibles nous paraissent renfermer en eux-mêmes les sensations qu’ils excitent en nous par leur présence. Lorsque nous aimons quelque personne, nous sommes naturellement portés à croire qu’elle nous aime, et nous avons quelque peine à nous imaginer qu’elle ait dessein de nous nuire, ni de s’opposer à nos désirs. Mais si la haine succède à l’amour, nous ne pouvons croire qu’elle nous veuille du bien ; nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part ; nous sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance, quoiqu’elle ne pense pas à nous ou qu’elle ne pense qu’à nous rendre service. Enfin nous attribuons injustement à la personne qui excite en nous quelque passion toutes les dispositions de notre cœur ; de même que nous attribuons imprudemment aux objets de nos sens toutes les qualités de notre esprit.

De plus, par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que nous croyions qu’ils en puissent être agités. Nous pensons que l’on aime ce que nous aimons, ou que l’on désire ce que nous désirons ; et de là naissent les jalousies et les secrètes aversions, si le bien que nous recherchons ne peut être possédé tout entier de plusieurs : car si plusieurs personnes peuvent le posséder sans le diviser, comme le souverain bien, la science, la vertu, etc., il arrive tout le contraire. nous pensons aussi que l’on hait, que l’on fuit, que l’on craint les mêmes choses que nous ; et de la viennent les liaisons et les conspirations secrètes ou manifestes selon la nature et l’état de la chose que l’on hait, par le moyen desquelles liaisons nous espérons de nous délivrer de nos misères.

Nous attribuons donc aux objets de nos passions les émotions qu’ils produisent en nous ; et nous pensons que tous les autres hommes, et même quelquefois que les bêtes en sont agitées comme nous. Mais outre cela nous jugeons encore plus témérairement que la cause de nos passions, qui n’est souvent qu’imaginaire, est réellement dans quelque objet.

Lorsque nous avons un amour passionné pour quelqu’un, nous jugeons que tout en est aimable. Ses grimaces sont des agréments ; sa difformité n’a rien de choquant ; ses mouvements irréguliers et ses gestes mal composes sont justes, ou pour le moins ils sont naturels. S’il ne parle jamais, c’est qu’il est sage ; s’il parle toujours, c’est qu’il est plein d’esprit ; s’il parle de tout, c’est qu’il est universel ; s’il interrompt les autres sans cesse. c’est qu’il a du feu, de la vivacité, du brillant ; enfin s’il veut toujours primer, c’est qu’il le mérite. Notre passion nous couvre ou nous déguise de cette sorte tous les défauts de nos amis, et au contraire elle relève avec éclat leurs plus petits avantages.

Mais si cette amitié qui n’est fondée, comme les autres passions, que sur l’agitation du sang et des esprits animaux, vient à se refroidir faute de chaleur ou d’esprits propres à l’entretenir ; et si l’intérèt ou quelque faux rapport change la disposition du cerveau, la haine, succédant à l’amour, ne manquera pas de nous faire imaginer dans l’objet de notre passion tous les défauts qui peuvent être un sujet d’aversion. Nous verrons dans cette même personne des qualités toutes contraires à celles que nous y admirions auparavant. Nous aurons honte de l’avoir aimée, et la passion dominante ne manquera pas de se justifier et de rendre ridicule celle dont elle a pris la place. »

La puissance et l’injustice des passions ne se bornent pas encore aux choses que nous venons de dire, elles s’étendent infiniment plus loin. Nos passions ne nous déguisent pas seulement leur objet principal, mais encore toutes les choses qui y ont quelque rapport. Non-seulement elles nous rendent aimables toutes les qualités de nos amis, mais encore la plupart des qualités des amis de nos amis. Elles passent même plus avant dans ceux qui ont quelque étendue et quelque force d’imagination ; car leurs passions ont sur leur esprit une domination si vaste et si étendue, qu’il n’est pas possible d’en marquer les bornes.

Les choses que je viens de dire sont des principes si généraux et si féconds d’erreurs, de préventions et d’injustices, qu’íl est impossible d’en faire remarquer toutes les suites. La plupart des vérités ou plutôt des erreurs de certains lieux, de certains temps, de certaines communautés, de certaines familles, en sont des conséquences. Ce qui est vrai en Espagne est faux en France ; ce qui est vrai à Paris est faux à Rome ; ce qui est certain chez les jacobins est incertain chez les cordeliers ; ce qui est indubitable chez les cordeliers semble être une erreur chez les jacobins. Les jacobins se croient obligés de suivre saint Thomas, et pourquoi ? c’est souvent parce que ce saint docteur était de leur ordre. Les cordeliers au contraire embrassent les sentiments de Scot, parce que Scot était cordelier.

Il y a de même des vérités et des erreurs de certains temps. La terre tournait il y a deux mille ans ; elle est demeurée immobile jusqu’à nos jours ; et voici qu’elle commence à s’ébranler. On a brûlé autrefois Aristote ; un concile provincial, approuvé par un pape, a très-sagement défendu qu’on enseignât sa physique. On l’a admiré depuis ce temps-là, et voici qu’on commence à le mépriser. Il y a des opinions reçues présentement dans les écoles qui ont été rejetées comme des hérésies, et ceux qui les soutenaient excommuniés comme des hérétiques par quelques évêques ; parce que les passions causant des factions, les factions produisent de ces vérités ou de ces erreurs aussi inconstantes que la cause qui les excite. Par exemple, les hommes sont indifférents à l’égard de la stabilité de la terre et de la forme[153] de corporéíté ; mais ils ne sont point indifférents pour ces opinions lorsqu’elles sont soutenues par ceux qu’ils haïssent. Ainsi, l’aversion soutenue par quelque sentiment confus de piété fait naître un zèle indiscret, qui s’échauffe et qui s’allume peu à peu, et qui produit enfin de ces événements qui ne paraissent étranges à tout le monde que long-temps après qu’ils sont arrivés.

On a de la peine à s’imaginer que la passion aille jusque-là ; mais c’est que l’on ne sait pas que nos passions s’étendent à tout ce qui les peut satisfaire. Aman ne voulait peut-être point de mal à tout le peuple juif ; mais Mardochée ne le salue pas, il est Juif : il faut donc perdre toute la nation, la vengeance en sera plus magnifique.

Il s’agit, entre des plaideurs, de savoir qui a droit à une terre : ils ne devraient apporter que leurs titres et ne dire que ce qui a rapport à leur affaire, ou qui la peut rendre meilleure. Cependant ils ne manquent pas de dire toute sorte de mal les uns des autres. de se contredire en toutes choses, de former des contestations et des accusations inutiles, et d’embrouiller leur procès d’une infinité d’accessoires qui confondent le principal. Enfin toutes les passions s’ótendent aussi loin que la vue de l’esprit de ceux qui en sont émus ; je veux dire qu’il n’y a aucune chose que nous pensions avoir quelque rapport avec l’objet de nos passions, à laquelle le mouvement de ces passions ne s’étende. Et voici comment cela se fait.

Les traces des objets sont tellement liées les unes les autres dans le cerveau, qu’il est impossible que le cours des esprits en réveille quel qu’une avec force, que plusieurs autres ne se rouvrent en même temps. L’idée principale de la chose à laquelle on pense est donc nécessairement accompagnée d’un grand nombre d’idées accessoires, lesquelles s’augmentent d’autant plus que l’impression des esprits animaux est plus violente. Or, cette impression des esprits ne peut manquer d’être violente dans les passions, à cause que les passions poussent sans cesse dans le cerveau, en abondance et avec beaucoup de force, les esprits propres pour conserver les traces des idées qui représentent leur objet. Ainsi, le mouvement d’amour ou de haine ne s’étend pas seulement à l’objet principal de la passion, mais encore à toutes les choses que l’on reconnaît avoir quelque rapport à cet objet ; parce que le mouvement de l’âme, dans la passion, suit la perception de l’esprit, de même que le mouvement des esprits animaux, dans le cerveau, suit les traces du cerveau, tant celles qui réveillent l’idée principale de l’objet de la passion que les autres qui y ont rapport.

Il ne faut donc pas s’étonner si les hommes poussent si loin leur haine ou leur amour, et s’ils font des actions si bizarres et si surprenantes. Il y a une raison particulière de tous ces effets, quoique nous ne la connaissions pas. Leurs idées accessoires ne sont point toujours semblables aux nôtres ; nous ne les pouvons connaître. Ainsi, il y a toujours quelque raison particulière qui les fait agir d’une manière qui nous paraît si extravagante.


CHAPITRE VII.
Des passions en particulier, et premièrement de l’admiration et de ses mauvais effets.


Tout ce que j’ai dit jusqu’ici des passions est général ; mais il n’est pas fort difficile d’en tirer des conséquences particulières. Il n’y a qu’à faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans soi-même et sur les actions des autres, et l’on découvrira plus de ces sortes de vérités, d’une seule vue, que l’on n’en pourrait expliquer dans un temps considérable. Cependant il y a si peu de personnes qui s’avisent de rentrer dans eux-mêmes et qui fassent pour cela quelque effort d’esprit, qu’afin de les y exciter et de réveiller leur attention, il est nécessaire de descendre quelque peu dans le particulier.

Quand on se tâte et qu’on se frappe soi-même, il semble que l’on soit presque insensible ; mais quand on est seulement touché par les autres, on en reçoit des sentiments assez vifs pour réveiller l’attention. En un mot, on ne se chatouille pas soi-même, on ne s’en avise pas, et l’on n’y réussirait peut-être pas si l’on s’en avisait. C’est à peu près par cette même raison que l’esprit ne s’avise pas de se tâter et de se sonder soi-même, qu’il se dégoûte incontinent de cette sorte de recherche, et qu’il n’est ordinairement capable de reconnaître et de sentir toutes les parties de son âme que lorsque d’autres les touchent et les lui font sentir. Ainsi il est nécessaire, pour faciliter à quelques esprits la connaissance d’eux mêmes, de descendre quelque peu dans le particulier des passions, afin de leur apprendre, en les touchant, toutes les parties qui les composent.

Ceux qui liront ce qui suit doivent néanmoins être avertis qu’ils ne sentiront pas toujours que je les touche, et qu’ils ne se reconnaîtront pas toujours sujets aux passions et aux erreurs dont je parlerai, par la raison que toutes les passions particulières ne sont pas toujours les mêmes dans tous les homines.

Tous les hommes ont les mêmes inclinations naturelles qui n’ont point de rapport au corps ; ils ont même toutes celles qui ont rapport au corps, lorsque leur corps est parfaitement bien disposé. Mais les divers tempéraments des corps et leurs changements fréquents causent une variété infinie dans les passions particulières. Que si l’on ajoute à la diversité de la constitution du corps celle qui vient des objets, qui font des impressions bien différentes sur tous ceux qui n’ont pas les mêmes emplois ni la même manière de vivre, il est évident que tel se peut sentir fortement touché en quelque endroit de son âme par certaines choses, qui demeurera entièrement insensible à beaucoup d’autres. Ainsi on se tromperait souvent si on jugeait toujours par ce que l’on sent de ce que les autres doivent sentir.

Je ne crains point de me tromper lorsque j’assure que tous les hommes veulent être heureux ; car je sais avec une entière certitude que les Chinois et les Tartares, que les anges et les démons mêmes, enfin que tous les esprits ont de l’inclination pour la félicité. Je sais même que Dieu ne produira jamais aucun esprit sans ce désir. Ce n’est point l’expérience qui me l’a appris : jamais je ne vis ni Chinois ni Tartare. Ce n’est point le témoignage intérieur de ma conscience ; il n’apprend seulement que je veux être heureux. Il n’y a que Dieu qui me puisse convaincre intérieurement que tous les autres hommes, les anges et les démons veulent être heureux. Il n’y a que lui qui puisse m’assurer qu’il ne donnera jamais l’être à aucun esprit qui soit indifférent pour le bonheur ; car quel autre que lui pourrait m’assurer positivement de ce qu’il fait et même de ce qu’il pense ? Et comme il ne peut jamais me tromper, je ne puis douter de ce qu’il n’apprend. Je suis donc certain que tous les hommes veulent être heureux, parce que cette inclination est naturelle et qu’elle ne dépend point du corps.

Il n’en est pas de même des passions particulières. Si je suis passionné pour la musique, pour la danse, pour la chasse ; si j’aime les douceurs ou le haut goût, je n’en puis rien conclure de certain touchant les passions des autres hommes. Le plaisir est sans doute doux et agréable à tous les hommes ; mais tous les hommes ne trouvent pas du plaisir dans les mêmes choses. L’amour du plaisir est une inclination naturelle : cet amour ne dépend point du corps : il est donc général à tous les hommes. Mais l’amour de la musique, de la chasse ou de la danse n’est pas général, parce que la disposition du corps dont il dépend étant différente dans tous les hommes, toutes les passions qui en dépendent ne sont pas toujours les mêmes.

Les passions générales, comme le désir, la joie et la tristesse, tiennent le milieu entre les inclinations naturelles et les passions particulières. Elles sont générales comme les inclinations ; mais elles ne sont pas également fortes, parce que la cause qui les produit et qui les entretient n’est pas elle-même également agissante. Il y a une variété infinie dans les degrés d’agitation des esprits animaux, dans leur abondance et leur disette, leur solidité et leur délicatesse, et dans le rapport des fibres du cerveau avec ces esprits.

Ainsi, il arrive très-souvent que l’on ne touche les autres en aucun endroit de leur âme lorsque l’on parle des passions particulières ; mais lorsqu’on les touche, ils en sont fortement émus. Il en est au contraire des passions générales et des inclinations, on touche toujours lorsque l’on en parle ; mais on touche d’une manière si faible et si languissante ; qu’on ne se fait presque pas sentir. Je dis ces choses, afin que l’on ne juge pas si je me trompe par le seul sentiment qu’on a déjà reçu de ce que j’ai dit ou que l’on recevra de ce que je dirai dans la suite, mais par la considération de la nature des passions dont je traite.

Si l’on se proposait de traiter de toutes les passions particulières, ou si on les distinguait par les objets qui les excitent, il est visible qu’on ne finirait jamais et qu’on dirait toujours la même chose. On ne finirait jamais, parce que les objets de nos passions sont infinis ; et l’on dirait toujours la même chose, parce que l’on traiterait toujours du même sujet. Les passions particulières pour la poésie, pour l’histoire, pour les mathématiques, pour la chasse et pour la danse ne sont qu’une même passion générale ; car, par exemple, les passions de désir ou de joie pour tout ce qui plaît ne sont pas différentes, quoique les objets particuliers qui plaisent soient différents.

Il ne faut donc pas multiplier le nombre des passions selon le nombre des objets qui sont infinis, mais seulement selon les principaux rapports qu’ils peuvent avoir avec nous. Et de cette manière on reconnaîtra, comme nous l’expliquerons plus bas, que l’amour et l’aversion sont les passions-mères ; qu’elles n’engendrent point d’autres passions générales que le désir, la joie et la tristesse ; que les passions particulières ne sont composées que de ces trois primitives, et qu’elles sont d’autant plus composées que l’idée principale du bien ou du mal qui les excite est accompagnée d’un plus grand nombre d’idées accessoires, ou que le bien et le mal sont plus circonstanciés par rapport à nous.

Si l’on se souvient de ce que l’on a dit de la liaison des idées, et que dans les grandes passions les esprits animaux étant extrêmement agités réveillent dans le cerveau toutes les traces qui ont quelque rapport avec l’objet qui nous agite, on reconnaîtra qu’il y a des passions différentes d’une infinité de façons, lesquelles n’ont point de nom particulier, et qu’on ne peut expliquer d’autre manière qu’en disant qu’elles sont inexplicables.

Si les passions primitives, de la combinaison desquelles les autres l’engendrent, n’étaient point capables du plus ou du moins, on n’aurait pas de peine ã déterminer le nombre de toutes les passions. Mais le nombre des passions qui se font de l’assemblage des autres est nécessairement infini, parce qu’une même passion ayant des degrés infinis, elle peut, en se joignant avec les autres, se combiner en une infinité de manières ; de sorte qu’il n’y a peut-être jamais eu deux hommes émus d’une même passion, si par même passion l’on entend l’assemblage de tous les mouvements égaux et de tous les sentiments semblables qui se réveillent en nous à l’occasion de quelque objet.

Mais le plus et le moins ne changeant point l’espèce, on peut dire que le nombre des passions n’est pas infini, parce que les circonstances qui accompagnent le bien et le mal ne sont point infinies. Mais expliquons nos passions en particulier.

Lorsque nous voyons quelque chose pour la première fois, ou que l’ayant déjà vue plusieurs fois accompagnée de certaines circonstances, nous la voyons revêtue de quelques autres, nous en sommes surpris et nous l’admirons. Ainsi, une nouvelle idée ou une nouvelle liaison de vieilles idées cause en nous une passion imparfaite, qui est la première de toutes, et que l’on nomme admiration. Je dis que cette passion est imparfaite, parce qu’elle n’est point excitée par l’idée ni par le sentiment du bien.

Le cerveau se trouvant alors frappé en de certains endroits dans lesquels il ne l’avait jamais été, ou d’une manière toute nouvelle. l’âme en est sensiblement touchée, et par conséquent elle s’applique fortement à ce qu’il y a de nouveau dans son objet ; par la même raison qu’un simple chatouillement à la plante des pieds excite dans l’âme, par la nouveauté plutôt que par la force de l’impression, un sentiment très-sensible et très-applicant. Il y a encore d’autres raisons de l’application de l’âme aux choses nouvelles, mais je les ai expliquées en parlant des inclinations naturelles. On ne considère ici l’âme que par rapport au corps, et selon ce rapport c’est l’émotion extraordinaire des esprits animaux qui est la cause naturelle de son application aux choses nouvelles, car les émotions ordinaires des esprits n’excitent que très-peu notre attention.

Dans l’admiration précisément comme telle, on ne considère les choses que selon ce qu’elles sont en elles-mêmes ou selon ce qu’elles paraissent ; on ne les considère point par rapport à soi, on ne les considère point comme bonnes ou comme mauvaises ; et c’est pour cela que les esprits ne se répandent point dans les muscles pour donner au corps la disposition propre à la recherche du bien ou à la fuite du mal, et qu’ils n’agitent point les nerfs qui vont au cœur et aux autres viscères, pour hâter ou pour retarder la fermentation et le mouvement du sang, comme il arrive dans toutes les autres passions. Tout ce qu’il y a d’esprits tend vers le cerveau pour y tracer une image vive et distincte de l’objet qui surprend, afin que l’âme le considère et le reconnaisse ; mais tout le reste du corps demeure comme immobile et dans la même posture. Comme il n’y a point d’émotion dans l’âme, il n’y a point aussi de mouvement dans le corps.

Si les choses que l’on admire paraissent grandes, l’admiration est toujours suivie de l’estime et quelquefois de la vénération. Elle est au contraire toujours accompagnée de mépris, et quelquefois de dédain, lorsqu’elles paraissent petites.

L’idée de la grandeur produit dans le cerveau un grand mouvement d’esprits, et la trace qui la représente se conserve fort longtemps. Un grand mouvement d’esprits excite aussi dans l’àme l’idée de la grandeur, et il arrête beaucoup l’esprit à la considération de cette idée.

L’idée de petitesse produit dans le cerveau un petit mouvement d’esprits, et la trace qui la représente ne se conserve pas longtemps. Un petit mouvement d’esprits excite aussi dans l’âme une idée de petitesse, et il arrête peu l’esprit à la considération de cette idée. Ces choses méritent fort d’être remarquées.

Lorsque nous nous considérons nous-mêmes ou quelque chose qui nous est uni, notre admiration n’est jamais sans quelque passion qui nous agite. Mais notre agitation n’est que dans l’âme et dans les esprits qui vont au cœur, parce que n’y ayant point de bien qu’il faille rechercher, ni de mal qu’il faille éviter, les esprits ne se répandent point dans les muscles pour disposer le corps à quelque action.

La vue de la perfection de son être ou de quelque chose qui lui appartient produit naturellement l’orgueil, ou l’estime de soi-même, le mépris des autres, la joie, et quelques autres passions. La vue de sa propre grandeur produit la fierté ; la vue de sa force, la générosité ou la hardiesse ; et la vue de quelque autre qualité avantageuse produit naturellement une autre passion, qui sera toujours une espèce d’orgueil.

Au contraire, la vue de quelque imperfection de son être ou d’une chose qui lui appartient produit naturellement l’humilité, le mépris de soi-même, le respect pour les autres, la tristesse, et quelques autres passions. La vue de sa petitesse produit la bassesse ; la vue de sa faiblesse, la timidité ; et la vue de quelque qualité désavantageuse produit naturellement une autre passion, qui sera toujours une espèce d’humilité. Mais cette humilité, aussi bien que l’orgueil dont je viens de parler, n’est proprement ni vertu ni vice : ce ne sont l’une et l’autre que des passions ou des émotions involontaires, qui sont néanmoins très-utiles à la société civile, et même absolument nécessaires en quelques rencontres pour la conservation de la vie ou des biens de ceux qui en sont agitée.

Il est nécessaire, par exemple, d’être humble et timide, et même de témoigner au dehors la disposition de son esprit par une contenance modeste et par un air respectueux ou craintif, lorsqu’on est en présence d’une personne de haute qualité ou d’un homme fier et puissant ; car il est presque toujours avantageux pour le bien du corps que l’imagination s’abatte à la vue de la grandeur sensible, et qu’elle lui donne des marques extérieures de sa soumission et de sa vénération intérieure. Mais cela se fait naturellement et machinalement, sans que la volonté y ait de part, et souvent même malgré toute sa résistance. Les bêtes mêmes qui ont besoin, comme les chiens, de fléchir ceux avec qui elles vivent, ont d’ordinaire leur machine disposée de manière qu’elles prennent l’air qu’elles doivent avoir par rapport a ceux qui les environnent : car cela est absolument nécessaire pour leur conservation. Et si les oiseaux, ou quelques autres animaux, n’ont point la disposition du corps propre pour prendre cet air, c’est qu’ils n’ont pas besoin de fléchir ceux dont ils peuvent, par la fuite, éviter le courroux, et dont ils peuvent se passer pour la conservation de leur vie.

On ne peut trop considérer que toutes les passions, qui sont excitées en nous à la vue de quelque chose qui est hors de nous. répandent machinalement sur le visage de ceux qui en sont frappés l’air qui leur convient, c’est-à-dire un air qui, par son impression, dispose machinalement tous ceux qui le voient à des passions et à des mouvements utiles au bien de la société. L’admiration même, lorsqu’elle n’est causée en nous que par la vue de quelque chose qui est hors de nous et que les autres peuvent considérer, produit sur notre visage un air qui imprime machinalement l’admiration dans les autres, et qui agit même sur leur cerveau d’une manière si bien réglée, que les esprits qui y sont contenus sont poussés dans les muscles de leur visage pour y former un air tout semblable au nôtre.

Cette communication des passions de l’âme et des mouvements des esprits animaux, pour unir ensemble les hommes par rapport au bien et au mal, et pour les rendre entièrement semblables les uns aux autres. non-seulement par la disposition de leur esprit, mais encore par la situation de leur corps, est d’autant plus grande et plus remarquable que les passions sont plus violentes ; parce qu’alors les esprits animaux sont agités avec plus de force. Or, cela doit être ainsi, parce que les biens et les maux étant plus grands ou plus présents, il faut s’y appliquer davantage, et s’unir plus fortement les uns avec les autres pour les fuir ou pour les rechercher. Mais lorsque les passions sont fort modérées, comme l’est ordinairement l’admiration, elles ne se communiquent pas sensiblement, et ne répondent presque pas l’air par lequel elles ont coutume de se communiquer ; comme rien ne presse, il n’est pas à propos qu’elles fassent effort sur l’imagination des autres, ni qu’elles les détournent de leurs occupations, auxquelles il est peut-être plus nécessaire qu’ils s’emploient, qu’à considérer les causes de ces passions.

Il n’y a rien de plus merveilleux que cette économie de nos passions et que cette disposition de notre corps par rapport aux objets qui nous environnent. Tout ce qui se passe en nous machinalement est très-digne de la sagesse de celui qui nous a faits ; et comme Dieu nous a rendus capables de toutes les passions qui nous agitent, afin principalement de nous lier avec toutes les choses sensibles pour la conservation de la société et de notre être sensible, son dessein s’exécute si fidèlement par la construction de son ouvrage, qu’on ne peut s’empêcher d’en admirer l’artifice et les ressorts.

Cependant nos passions et tous ces liens imperceptibles par lesquels nous tenons à tout ce qui nous environne, sont souvent, par notre faute, des causes très-considérables de nos erreurs et de nos désordres. Car nous ne faisons point l’usage que nous devrions faire de nos passions ; nous leur permettons toutes choses, et nous ne savons pas même les bornes que nous devons prescrire à leur puissance. Ainsi les passions mêmes qui, comme l’admiration, sont très-faibles et qui nous agitent le moins, ont assez de force pour nous faire tomber dans l’erreur. En voici quelques exemples.

Lorsque les hommes, et principalement ceux qui ont l’imagination vigoureuse, se considèrent par leur plus bel endroit, ils sont presque toujours très-satisfaits d’eux-mêmes ; et leur satisfaction intérieure ne manque jamais de s’augmenter lorsqu’ils se comparent aux autres qui n’ont pas tant de mouvements qu’eux. D’ailleurs il y a tant de gens qui les admirent, et il y en a si peu qui leur résistent avec succès et avec applaudissement (car applaudit-on jamais à la raison en présence d’une imagination forte et vive ?) ; enfin, il se forme sur le visage de ceux qui les écoutent un air si sensible de soumission et de respect, et des traits si vifs d’admiration à chaque mot nouveau qu’ils profèrent, qu’ils s’admirent aussi eux-mêmes, et que leur imagination, qui leur grossit tous leurs avantages, les rend extrêmement contents de leur personne. Car, si l’on ne peut voir un homme passionné sans recevoir l’impression de sa passion, et sans entrer, en quelque manière, dans ses sentiments ; comment serait-il possible que ceux qui sont environnés d’un grand nombre d’admirateurs ne donnassent quelque entrée à une passion qui flatte si agréablement l’amour-propre ?

Or, cette haute estime que les personnes d’une imagination forte et vive ont d’elles-mêmes et de leurs qualités leur enfle le courage et leur fait prendre l’air dominant et décisif : ils n’écoutent les autres qu’avec mépris ; ils ne leur répondent qu’en raillant ; ils ne pensent que par rapport à eux, et, regardant comme une espèce de servitude l’attention de l’esprit, si nécessaire pour découvrir la vérité, ils sont entièrement in disciplinables. L’orgueil, l’ignorance et l’aveuglement vont toujours de compagnie. Les esprits forts, ou plutôt les esprits vains et superbes, ne veulent pas être disciples de la vérité ; ils ne rentrent dans eux-mêmes que pour se contempler et pour s’admirer. Ainsi celui qui résiste aux superbes luit au milieu de leurs ténèbres sans que leurs ténèbres soient dissipées.

Il y a, au contraire, une certaine disposition dans les esprits animaux et dans le sang, laquelle nous donne un sentiment trop bas de nous-mêmes : la disette, la lenteur et la délicatesse des esprits animaux, jointes avec la grossièreté des fibres du cerveau, nous rendent l’imagination faible et languissante ; et la vue, ou plutôt le sentiment confus de cette faiblesse et de cette langueur de notre imagination, nous fait entrer dans une espèce d’humilité vicieuse qu’on peut appeler bassesse d’esprit.

Tous les hommes sont capables de la vérité, mais ils ne s’adressent point à celui qui seul est capable de l’enseigner. Les superbes se tournent vers eux-mêmes ; ils n’écoutent qu’eux-mêmes, et les faux humbles se tournent vers les superbes et s’assujettissent à toutes leurs décisions : les uns et les autres n’écoutent que des hommes. L’esprit des superbes obéit à la’fermentation de leur propre sang, c’est-à-dire à leur propre imagination ; l’esprit des faux humbles se soumet à l’air dominant des superbes : ainsi les uns et les autres sont assujettis à la vanité et au mensonge. Le superbe est un homme riche et puissant, qui a un grand équipage, qui mesure sa grandeur par celle de son train, et sa force par celle des chevaux qui firent son carrosse ; le faux humble, ayant le même esprit et les mêmes principes, est un misérable, pauvre, faible et languissant, et qui s’imagine qu’il n’est presque rien, parce qu’il ne possède rien. Cependant notre équipage n’est pas nous ; et tant s’en faut que l’abondance du sang et des esprits, que la vigueur et l’impétuosité de l’imagination nous conduisent à la vérité. qu’au contraire il n’y a rien qui nous en détourne davantage. Ce sont ces bébétés, s’il est permis de les appeler ainsi, ces esprits froids et languissants, qui sont les plus capables de découvrir les vérités les plus solides et les plus cachées ; ils peuvent écouter, dans un plus grand silence de leurs passions, la vérité qui les enseigne dans le plus secret de leur raison : mais, malheureusement pour eux, ils ne pensent point à s’appliquer à ses paroles ; elle parle sans éclat sensible et d’une voix basse, et ce n’est que le bruit qui les réveille. Il n’y a que le brillant, que le grand et le magnifique en apparence, et selon le jugement des sens, qui les convainque : ils se plaisent à se laisser éblouir ; ils aiment mieux entendre ces philosophes qui ne racontent que leurs visions et leurs songes, et qui assurent, comme les faux prophètes, que la vérité leur a parlé lorsque la vérité ne leur a point parlé, que d’entendre la vérité même. Il y a plus de quatre mille ans que l’orgueil humain leur débite des mensonges sans qu’ils s’y opposent ; ils les respectent même et les conservent comme des traditions saintes et divines. Il semble que le Dieu de la vérité ne soit plus avec eux ; ils ne pensent plus à lui ; ils ne le consultent plus ; ils ne méditent plus, et ils couvrent leur paresse et leur nonchalance des apparences trompeuses d’une sainte humilité.

Il est vrai que nous ne pouvons découvrir la vérité par nousmèmes ; mais nous le pouvons toujours avec celui qui nous éclaire, et nous ne le pouvons jamais par le secours de tous les hommes joints ensemble. Ceux mêmes qui la connaissent le mieux ne nous la sauraient faire voir, si nous n’interrogeons nous-mêmes celui qu’ils ont interrogé, et s’il ne répond à notre attention comme il a répondu à la leur. Il ne faut donc point croire les hommes parœ que les hommes ont, parlé, car tout homme est trompeur ; mais parce que celui qui ne peut tromper nous a parlé, et nous devons sans cesse interroger celui qui ne peut jamais tromper. Nous ne devons point croire ceux qui ne parlent qu’aux oreilles, qui n’instruisent que le corps, qui n’agissent au plus que sur l’imagination ; mais nous devons écouter attentivement et croire fidèlement celui qui parle à l’esprit, qui instruit la raison, et qui, pénétrant jusque dans le plus secret de l’homme intérieur, est capable de l’éclairer et de le fortifier contre l’homme extérieur et sensible, qui le séduit et qui le maltraite sans cesse. Je répète souvent ces choses, parce que je les crois très-dignes d’une sérieuse réflexion. C’est Dieu seul qu’il faut honorer : il n’y a que lui qui soit capable de répandre en nous la lumière, comme il n’y a que lui qui soit capable de produire en nous les plaisirs.

Il se rencontre quelquefois dans les esprits animaux et dans le reste du corps une certaine disposition qui excite à la chasse, à la danse, à la course, et généralement à tous les exercices où la force et l’adresse du corps paraissent le plus. Cette disposition est fort ordinaire aux jeunes gens, et principalement à ceux dont le corps n’est pas encore tout à fait formé. Les enfants ne peuvent demeurer en place, ils sont toujours en action lorsqu’ils suivent leur humeur. Comme leurs muscles ne sont pas encore fortifiés ni même tout à fait achevés, Dieu, qui, comme auteur de la nature, règle les plaisirs de l’àme par rapport au bien du corps, leur fait trouver du plaisir dans l’exercice afin que leur corps se fortifie. Ainsi, dans le temps que les chairs et les fibres des nerfs sont encore molles, les chemins par lesquels il est nécessaire que les esprits animaux s’écoulent pour produire toutes sortes de mouvements se tracent et se conservent, et il ne sfamasse point d’humeurs qui les ferment ou qui, s’étant pourries, corrompent quelque partie.

Le sentiment confus que les jeunes gens ont de la disposition de leur corps fait qu’ils se plaisent dans la vue de sa force et de son adresse. Ils s’admirent lorsqu’ils en savent mesurer les mouvements ou lorsqu’ils sont capables d’en faire d’extraordinaires ; ils souhaitent même d’être en présence de gens qui les considèrent et qui les admirent. Ainsi ils se fortifient peu à peu dans la passion pour tous les exercices du corps, laquelle est une des principales causœ de l’ignorance et de la brutalité des hommes. Car, outre le temps que l’on perd dans ces exercices, le peu d’usage que l’on fait de son esprit est cause que la partie principale du cerveau, dont la flexibilité fait la force et la vivacité de l’esprit, devient entièrement inflexible, et que les esprits animaux ne se répandent pas facilement dans le cerveau d’une manière propre pour penser à ce que l’on veut.

C’est ce qui rend la plupart des gens de guerre et de la noblesse incapables de s’appliquer à quoi que ce soit. Ils raisonnent de toutes choses à la cavalière, comme l’on dit ordinairement ; et si l’on prétend leur dire ce qu’ils ne veulent pas entendre, au lieu de penser à ce qu’il faut répondre leurs esprits animaux se conduisent insensiblement dans les muscles qui font lever le bras. Ils répondent presque sans réflexion par quelque coup ou par quelque geste menaçant, à cause que, les esprits étant agités par les paroles qu’ils entendent, ils se portent vers les endroits les plus ouverts par l’habitude de l’exercice. Le sentiment qu’ils ont de la force de leur corps les confirme dans ces manières insolentes, et la vue de l’air respectueux de ceux qui les écoutent leur imprime une sotte confiance. pour dire fièrement et brutalement des sottises. Ils croient même avoir dit de belles et bonnes choses parce que la crainte et la prudence des autres leur a été favorable.

Il n’est pas possible de s’être appliqué à quelque étude ou de faire actuellement profession de quelque science sans qu’on le sache ; on ne peut être auteur ou docteur sans s’en souvenir. Mais ce seul souvenir produit naturellement dans l’esprit de bien des gens un si grand nombre de défauts qu’il leur serait très-avantageux de n’avoir point la qualité dont ils se font honneur. Comme ils s’imaginent qu’elle fait leur plus bel endroit, ils la considèrent toujours avec plaisir ; ils la présentent aux autres avec toute l’adresse possible, et ils prétendent qu’elle leur donne le droit de juger de toutes choses sans les examiner. Si l’on est assez imprudent pour les contredire, ils tâchent d’abord d’insinuer avec adresse et avec un air de douceur et de charité ce qu’ils sont et le droit qu’ils ont de décider. Mais si l’on est ensuite assez hardi pour leur résister et qu’ils manquent de réponse, ils disent alors ouvertement et ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et ce qu’ils pensent de ceux qui leur résistent.

Tout sentiment intérieur de quelque avantage que l’on possède enfle naturellement le courage. Un cavalier qui se sent bien monté et bien armé, qui ne manque ni de sang ni d’esprits, est prêt de tout entreprendre ; la disposition où il se trouve le rend généreux et hardi. Il en est de même d’un homme d’étude, lorsqu’il se croit savant et que l’enflure de son cœur lui a corrompu l’esprit. Il devient, si cela se put dire, généreux et hardi contre la vérité. Quelquefois il la combat témérairement sans la reconnaître, et quelquefois il la trahit après l’avoir reconnue ; et, se confiant dans sa fausse érudition, il est toujours prêt de soutenir l’affirmative ou la négative, selon que l’esprit de contradiction le possède.

Il n’en est pas de même de ceux qui ne se piquent point de science ; ils ne sont point décisifs. Il est rare qu’ils parlent s’îls n’ont quelque chose à dire, et il arrive même assez souvent qu’ils se taisent dans le temps qu’ils devraient parler. Ils n’ont point cette réputation et ces marques extérieures de science, lesquelles engagent à parler sans savoir ce qu’on dit ; ils peuvent se taire. Mais les savants appréhendent de demeurer sans rien dire ; car ils savent bien qu’on les méprisera s’ils se taisent, lors même qu’ils n’ont rien à dire, et qu’on ne les méprisera pas toujours quoiqu’ils ne disent que des sottises, pourvu qu’ils les disent d’une manière scientifique.

Ce qui rend les hommes capables de penser les rend capables de la vérité ; mais ce ne sont ni les honneurs, ni les richesses, ni les degrés, ni la fausse érudition qui les rendent capables de penser, c’est leur nature. Ils sont faits pour penser parce qu’ils sont faits pour la vérité. La santé même du corps ne les rend point capables de bien penser ; tout ce qu’elle peut faire est de n’y mettre pas un si grand empêchement que la maladie. Notre corps nous aide en quelque manière à sentir et à imaginer, mais il ne nous aide point à concevoir. Car quoique sans le secours du corps nous ne puissions, en méditant, fixer nos idées contre l’effort continuel des sens et des passions, qui les troublent et qui les effacent à cause que nous ne pouvons présentement vaincre le corps que par le corps ; cependant il est visible que le corps ne peut éclairer l’esprit ni produire en lui la lumière de l’intelligence. Car toute idée qui découvre la vérité vient de la vérité même. Ce que l’âme reçoit par le corps n’est que pour le corps ; et lorsqu’elle se tourne vers les fantômes, elle ne voit que des illusions et des fantômes : je veux dire qu’elle ne voit point les choses comme elles sont en elles-mêmes, mais seulement les rapports qu’elles peuvent avoir avec le corps.

Si l’idée de grandeur ou de petitesse que nous avons de nous mêmes nous est souvent une occasion d’erreur, l’idée que nous avons des choses qui sont hors de nous et qui ont quelque rapport à nous ne fait pas une impression moins dangereuse. Nous venons de dire que l’idée de grandeur est toujours accompagnée d’un grand mouvement d’esprits, et qu’un grand mouvement d’esprits est toujours accompagné d’une idée de grandeur ; et qu’au contraire l’idée de petitesse est toujours accompagnée d’un petit mouvement d’esprits et qu’un petit mouvement d’esprits est toujours accompagné d’une idée de petitesse, De ce principe il est facile de conclure que les choses qui produisent en nous de grands mouvements d’esprits doivent naturellement nous paraître avoir plus de grandeur, c’est-à-dire plus de force, plus de réalité, plus de perfection que les autres, car par grandeur j’entends toutes ces choses et plusieurs autres. Ainsi, les biens sensibles nous doivent paraître plus grands et plus solides que ceux qui ne se font point sentir, si nous en jugeons par le mouvement des esprits et non point par l’ídée pure de la vérité. Une grande maison, un train magnifique, un bel ameublement, des charges, des honneurs, des richesses paraissent avoir plus de grandeur et de réalité que la vertu et que la justice.

Quand on compare la vertu aux richesses par la vue claire de l’esprit, alors on leur préfère la vertu ; mais lorsqu’on fait usage de ses yeux et de son imagination, et que l’on ne juge de ces choses que par l’émotion des esprits qu’elles excitent en nous, on préfère sans doute les richesses à la vertu.

C’est par ce principe que nous pensons que les choses spirituelles ou qui ne se font point sentir ne sont presque rien ; que les idées de notre esprit sont moins nobles que les objets qu’elles représentent ; qu’il y a moins de réalité et de substance dans l’air que dans les métaux, dans l’eau que dans la glace ; que les espaces depuis la terre jusqu’au firmament sont vides, ou que les corps qui les remplissent n’ont point tant de réalité et de solidité que le soleil et les étoiles. Enfin, si nous tombons en une infinité d’erreurs sur la nature et sur la perfection de chaque chose, c’est que nous raisonnons sur ce faux principe.

Un grand mouvement d’esprits, et par conséquent une forte passion, accompagnant toujours une idée sensible de grandeur, et un petit mouvement d’esprits et par conséquent une faible passion accompagnant aussi une idée sensible de petitesse, on s’applique beaucoup et l’on emploie trop de temps à l’étude de tout ce qui excite une idée sensible de grandeur, et l’on néglige tout ce qui ne donne qu’une idée sensible de petitesse. Ces grands corps, par exemple, qui roulent sur nos têtes, ont fait de tout temps impression sur les esprits ; on les a d’abord adorés à cause de l’idée sensible de leur grandeur et de leur éclat. Quelques génies plus hardis en eut examiné les mouvements, et ces astres ont été dans tous les siècles l’objet ou de l’étude ou de la vénération de beaucoup de gens. On peut même penser que la crainte de ces influences imaginaires qui effraient encore présentement les astrologues et les esprits faibles est une espèce d’adoration qu’une imagination abattue rend à l’idée de grandeur qui représente les corps célestes.

Le corps de l’homme, au contraire, infiniment plus admirable et plus digne de notre application que tout ce qu’on peut savoir de Jupiter, de Saturne et de toutes les autres planètes, n’est presque point connu. L’idée sensible des parties de chair disséquée n’a rien de grand et cause même du dégoût et de l’horreur ; de sorte que ce n’est que depuis quelques années que les personnes d’esprit regardent l’anatomie comme une science qui mérite leur application. Il s’est trouvé des princes et des rois astronomes et qui faisaient gloire de l’être ; la grandeur des astres semblait s’accommoder avec la grandeur de leur dignité. Mais je ne crois pas que l’on en ait vu qui se soient fait honneur de savoir l’anatomie et de bien disséquer un cœur et un cerveau. Il en est de même de beaucoup d’autres sciences.

Les choses rares et extraordinaires produisent dans les esprits les mouvements plus grands et plus sensibles que celles qui se voient tous les jours ; on les admire, on y attache par conséquent quelque idée de grandeur, et elles excitent ainsi dans les esprits des passions d’estime et de respect. C’est ce qui renverse la raison de bien des gens ; il y en a beaucoup qui sont si respectueux et si curieux pour tout ce qui nous reste de l’antiquité, pour tout ce qui vient de loin ou qui est rare et extraordinaire, que leur esprit en est comme esclave, car l’esprit n’ose juger ou se mettre au-dessus de ce qu’il respecte.

Il est vrai qu’il n’y a pas grand danger pour la vérité que des gens aiment les médailles, les armes et les habillements des anciens, ou ceux des Chinois ou des sauvages. Il n’est pas tout à fait inutile de savoir la carte de l’ancienne Rome ou les chemins de Tonkin à Nankin, quoiqu’il soit plus utile pour nous de savoir ceux de Paris à Saint-Germain ou et Versailles. Enfin on ne peut trouver à redire que des gens veuillent savoir au vrai l’histoire de la guerre des Grecs avec les Perses, ou des Tartares avec les Chinois, et qu’ils aient pour Thucydítle. et pour Xénophon, ou pour tout autre qu’il vous plaira, une inclination extraordinaire. Mais on ne peut souffrir que l’admiration pour l’antiquité se rende maîtresse de la raison, qu’il soit comme défendu de faire usage de son esprit pour examiner les sentiments des anciens, et que ceux qui en découvrent et qui en démontrent la fausseté passent pour présomptueux et pour teméraires.

Les vérités sont de tous les temps. Si Aristote en a découvert quelques-unes, l’on en peut aussi découvrir aujourd’hui. Il faut prouver les opinions de cet auteur par des raisons que l’on puisse recevoir : car si les opinions d’Aristote étaient solides de son temps, elles le seront encore maintenant. C’est une illusion que de prétendre prouver par des autorités humaines les vérités de la nature. Peut-être que l’on peut prouver qu’Aristote a eu de certaines pensées sur de certains sujets ; mais ce n’est pas être fort raisonnable que de lire Aristote ou quelque auteur que ce soit avec beaucoup d’assiduité et de peine pour en apprendre historiquement les opinions et pour en instruire les autres.

On ne peut considérer sans quelque émotion que certaines universités, qui ne sont établies que pour la recherche et la défense de la vérité, soient devenues des sectes particulières, qui font gloire d’étudier et de défendre les sentiments de quelques hommes. On ne peut lire sans quelque indignation les livres que les philosophes et les médecins composent tous les jours, dans lesquels les citations sont si fréquentes, qu’on les prendrait plutôt pour des écrits de théologiens et de canonistes que pour des traités de physique ou de médecine ; car le moyen de souffrir qu’on abandonne la raison et l’expérience, pour suivre aveuglément les imaginations d’Aristote, de Platon, d’Epicure, ou de quelque autre philosophe que ce puisse être !

Cependant on demeurerait peut-être immobile et sans parole à la vue d’une conduite si étrange, si l’on ne se sentait point blessé ; je veux dire si ces messieurs ne combattaient point contre la vérité, à laquelle seule on croit devoir s’attacher. Mais l’admiration pour les rêveries des anciens leur inspire un zèle aveugle contre les vérités nouvellement découvertes : ils les décrient sans les savoir ; ils les combattent sans les comprendre, et ils répandent, par la force de leur imagination dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui les approchent et qui les admirent les mêmes sentiments dont ils sont prévenus.

Comme ils ne jugent de ces nouvelles découvertes que par l’estime qu’ils ont de leurs auteurs, et que ceux qu’ils ont vus et avec lesquels ils ont conversé n’ont point cet air grand et extraordinaire que l’imagination attache aux auteurs anciens, ils ne peuvent les estimer. Car l’idée des hommes de notre siècle n’étant point accompagnée de mouvements extraordinaires et qui frappent l’esprit, n’excite naturellement que du mépris.

Les peintres et les sculpteurs ne représentent jamais les philosophes de l’antiquité comme d’autres hommes ; ils leur font la tète grosse, le front large et élevé, et la barbe ample et magnifique. C’est une bonne preuve que le commun des hommes s’en forme naturellement une semblable idée ; car les peintres peignent les choses comme on se les figure, ils suivent les mouvements naturels de l’imagination. Ainsi l’on regarde presque toujours les anciens comme des hommes tout extraordinaires. Mais l’imagination représente au contraire les hommes de notre siècle comme semblables à ceux que nous voyons tous les jours et, ne produisant point de mouvement extraordinaire dans les esprits, elle n’excite dans l’ãme que du mépris et de l’indifférence pour eux.

J’ai vu Descartes, disait un de ces savants qui n’admirent que l’antiquité : je l’ai connu, je l’ai entretenu plusieurs fois ; c’était un honnête homme, il ne manquait pas d’esprit, mais il n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était fait une idée basse de la philosophie de Descartes, parce qu’il en avait entretenu l’auteur quelques moments, et qu’il n’avait rien reconnu en lui de cet air grand et extraordinaire qui échauffe l’imagination. Il prétendait même répondre suffisamment aux raisons de ce philosophe, lesquelles l’embarrassaient un peu, en disant fièrement qu’il l’avait connu autrefois. Qu’il serait à souhaiter que ces sortes de gens pussent voir Aristote autrement qu’en peinture, et avoir une heure de conversation avec lui, pourvu qu’il ne leur parlât point en grec, mais en français, et sans se faire connaître qu’après qu’ils en auraient porté leur jugement !

Les choses qui portent le caractère de la nouveauté, soit parce qu’elles sont nouvelles en elles-mêmes, soit parce qu’elles paraissent dans un nouvel ordre ou dans une nouvelle situation, nous agitent beaucoup ; car elles touchent le cerveau dans des endroits d’autant plus sensibles qu’ils sont moins exposés aux cours des esprits. Les choses qui portent une marque sensible de grandeur nous agitent aussi beaucoup, car elles excitent en nous un grand mouvement d’esprits. Mais les choses qui portent en même temps le caractère de la grandeur et celui de la nouveauté ne nous agitent pas seulement ; elles nous renversent, elles nous enlèvent, elles nous étourdissent par les secousses violentes qu’elles nous donnent.

Ceux, par exemple, qui ne disent que des paradoxes se font admirer ; car ils ne disent que des choses qui ont le caractère de la nouveauté. Ceux qui ne parlent que par sentences et qui n’emploient que des mots choisis et propres pour le sublime se font respecter, car ils paraissent dire quelque chose de grand. Mais ceux qui joignent le sublime au nouveau, le grand à l’extraordinaire, ne manquent presque jamais d’enlever et d’étourdir le commun des hommes, quand même ils ne diraient que des sottises. Ce galimatias pompeux et magnifique (insani fulgores), ces fausses lumières des déclamateurs éblouissent presque toujours les esprits faibles ; elles font une impression si vive et si surprenante sur leur imagination, qu’ils en demeurent tout étourdis, qu’ils respectent cette puissance qui les abat et qui les aveugle, et qu’ils admirent comme des vérités éclatantes des sentiments confus qui ne peuvent s’exprimer.


CHAPITRE VIII.
Continuation du même sujet. Du bon usage que l’on peut faire de l’admiration et des autres passions.


Toutes les passions ont deux effets fort considérables, elles appliquent l’esprit et elles gagnent le cœur. En ce qu’elles appliquent l’esprit, elles peuvent être fort utiles à la connaissance de la vérité : pourvu que l’on sache en faire usage ; car l’application produit la lumière, et la lumière découvre la vérité. Mais en ce qu’elles gagnent le coeur, elles font toujours un mauvais effet ; parce qu’elles ne gagnent le cœur, qu’en corrompant la raison, et en lui représentant les choses non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, ou selon la vérité, mais selon le rapport qu’elles ont avec nous.

De toutes les passions celle qui va le moins au cœur, c’est l’admiration ; car c’est la vue des choses, comme bonnes ou comme mauvaises, qui nous agite ; la vue des choses comme nouvelles, comme grandes et extraordinaires sans autre rapport avec nous, ne nous touche presque pas. Ainsi l’admiration qui accompagne la connaissance de la grandeur ou de l’excellence des choses nouvelles que nous considérons corrompt beaucoup moins la raison que toutes les autres passions, et elle peut même être d’un grand usage pour la connaissance de la vérité ; pourvu que l’on ait beaucoup de soin d’empêcher qu’elle ne soit suivie des autres passions, comme il arrive presque toujours.

Dans l'admiration, les esprits animaux sont poussés avec force vers les endroits du cerveau qui représentent l’objet nouveau selon ce qu’il est en lui-même ; ils y font des traces distinctes et assez profondes pour s’y conserver long-temps ; et par conséquent l’esprit en à une idée assez claire ou assez nette, et il s’en ressouvient facilement. Ainsi l’on ne peut nier que l’admiration ne soit très-utile pour les sciences, puisqu’elle applique et qu’elle éclaire l’esprit. Il n’en est pas de même des autres passions ; elles appliquent l’esprit, mais elles ne l’éclairent pas. Elles l’appliquent, parce qu’elles réveillent les esprits animaux dont le cours est nécessaire pour la formation et la conservation des traces ; mais elles ne l’éclairent pas, ou elles l’éclairent d’un faux jour et d’une lumière trompeuse, parce qu’elles poussent de telle manière ces mêmes esprits, qu’ils ne représentent les objets que selon le rapport qu’ils ont avec nous, et non pas selon ce qu’ils sont en eux-mêmes.

Il n’y a rien de si difficile que de s’appliquer long-tempsà une chose lorsque, ne l’admirant point, les esprits animaux ne se portent pas facilement aux endroits nécessaires pour se la représenter. On a beau nous dire que nous soyons attentifs ; nous ne pouvons pas l’être, ou nous ne pouvons pas l’être long-temps, quoique d’ailleurs nous soyons persuadés, d’une certaine persuasion abstraite et qui n’agite point les esprits, que la chose mérite fort notre application, ll est nécessaire que nous trompions notre imagination pour réveiller nos esprits, et que nous nous représentions d’une manière nouvelle le sujet que nous voulons méditer, afin d’exciter en nous quelque mouvement d’admiration.

Nous voyons tous les jours des esprits qui ne trouvent point de goût à l’étude ; rien ne leur parait plus pénible que l’application de l’esprit. Ils sont convaincus qu’ils doivent étudier certaines matières, et ils font pour cela tous leurs efforts, mais ces efforts sont assez inutiles ; ils n’avancent pas beaucoup et ils se lassent incontinent. Il est vrai que les esprits animaux obéissent aux ordres de la volonté, et que l’on se rend attentif lorsqu’on le souhaite. Mais, lorsque la volonté qui commande est une volonté de pure raison, qui n’est point soutenue de quelque passion, cela se fait d’une manière si faible et si languissante, que nos idées ressemblent alors à des fantômes qu’on ne fait qu’entrevoir, et qui disparaissent en un moment. Nos esprits animaux reçoivent tant d’ordres secrets de la part de nos passions, et ils ont par nature et par habitude une si grande facilité il les exécuter, qu’ils sont très-aisément détournés le ces chemins nouveaux et difficiles ou la volonté les voulait engager. De sorte que c’est principalement dans ces rencontres que l’on a besoin d’une grâce particulière pour connaître la vérité, parce qu’on ne peut, par ses propres forces, résister long-temps au poids lu corps qui appesantit l’esprit ; ou, si on le peut, on ne fait jamais ce que l’on peut.

Mais lorsque quelque mouvement (l’admiration nous réveille, les esprits animaux se répandent naturellement vers les traces de l’objet qui l’ont excitée ; ils le représentent nettement à l’esprit, et il se fait dans le cerveau tout ce qui est nécessaire pour produire la lumière et l’évidence, sans que la volonté se fatigue à pousser les esprits rebelles. Ainsi ceux qui sont capables d’admiration sont beaucoup plus propres a l’étude que ceux qui n’en sont point susceptibles ; ils sont ingénieux, et les autres sont stupides.

Cependant, lorsque l’admiration devient excessive et qu’elle va jusqu’à l’étonnement ou à l’épouvante, ou enfin lorsqu’elle ne porte point à une curiosité raisonnable, elle fait un très-mauvais effet ; car alors les esprits animaux sont tout occupés à représenter l’objet par celui de ses côtés que l’on admire. On ne pense pas seulement aux autres faces selon lesquelles on le peut considérer. Les esprits animaux ne se répandent pas même dans les parties du corps pour y faire leurs fonctions ordinaires ; mais ils impriment des vestiges si profonds de l’objet qu’ils représentent, ils rompent un si grand nombre de fibres dans le cerveau, que l’idée qu’ils ont excitée ne se peut plus effacer de l’esprit.

Il ne suffit pas que l’admiration nous rende attentifs, il faut qu’elle nous rende curieux ; il ne subit pas que nous ayons considéré une des faces de quelque objet pour le connaître pleinement, il faut que nous ayons eu la curiosité de les examiner toutes, autrement nous n’en pouvons juger solidement. Ainsi lorsque l’admiration ne nous porte point à examiner les choses dans la dernière exactitude, ou lorsqu’elle nous en empêche, elle est très-inutile pour la connaissance de la vérité. Alors elle ne remplit l’esprit que de vraisemblances et de probabilités, et elle nous porte à juger témérairement de toutes choses.

Il ne suffit pas d’admirer simplement pour admirer, il faut admirer pour examiner ensuite avec plus de facilité. Les esprits animaux qui se réveillent naturellement dans l’admiration viennent s’offrir à l’ãme, afin qu’elle s’en serve pour se représenter plus distinctement son objet et pour le mieux connaître. C’est là l’institution de la nature ; car l’admiration doit porter à la curiosité, et la curiosité doit conduire à la connaissance de la vérité. Mais l’âme ne sait pas faire usage de ses forces. Elle préfère un certain sentiment de douceur qu’elle reçoit de cette abondance d’esprits qui la touchent à la connaissance de l’objet qui les excite. Elle aime mieux sentir ses richesses que de les dissiper par l’usage ; et elle ressemble en cela aux avares, qui aiment mieux posséder leur argent que de s’en servir dans leurs besoins.

Les hommes se plaisent généralement dans tout ce qui les touche de quelque passion que ce puisse être. Ils ne donnent pas seulement de l’argent pour se faire toucher de tristesse parla représentation d’une tragédie, ils en donnent aussi à des joueurs de gobelets pour se faire toucher d’admiration, car on ne peut pas dire que ce soit pour être trompés qu’ils leur en donnent. Ce sentiment de douceur intérieure que l’on sent en admirant est donc la principale cause pour laquelle on s’arrête dans l’admiration, sans en faire l’usage que la raison et la nature nous prescrivent ; car c’est ce sentiment de douceur qui tient les admirateurs si fort attachés aux sujets de leur admiration, qu’ils se mettent en colère lorsqu’on leur en montre la vanité. Quand un homme affligé goûte la douceur de la tristesse, on le fâche lorsqu’on le veut réjouir. Il en est de même de ceux qui admirent : il semble qu’on les blesse ; lorsqu’on s’efforce de leur faire voir que c’est sans raison qu’ils admirent, parce qu’ils sentent diminuer en eux le plaisir secret qu’ils reçoivent dans leur passion à proportion que l’idée qui la causait s’efface de leur esprit.

Les passions tâchent toujours de se justifier, et elles persuadent insensiblement que l’on a raison de les suivre. La douceur et le plaisir qu’elles font sentir à l’esprit, qui doit être leur juge, le corrompent en leur faveur, et voici à peu près de quelle manière on pourrait dire qu’elles le font raisonner : on ne doit juger des choses que selon les idées qu’on en a ; et de toutes nos idées, les plus sensibles sont les plus réelles, puisqu’elles agissent sur nous avec le plus de force ; ce sont donc celles selon lesquelles on doit le plutôt juger. Or le sujet que j’admire renferme une idée sensible de grandeur : donc j’en dois juger selon cette idée, car je dois avoir de l’estime et de l’amour pour la grandeur ; ainsi j’ai raison de m’arrêter à cet objet et de m’en occuper. En effet, le plaisir que je sens à la vue de l’idée qui le représente est une preuve naturelle que c’esl mon bien d’y penser ; car enfin il me semble que je m’agrandis quand j’y pense, et que mon esprit a plus d’étendue lorsqu’il embrasse une si grande idée. L’esprit cesse d’être lorsqu’il ne pense à rien ; si cette idée s’évanouissait, il me semble que mon esprit s’évanouirait avec elle, ou qu’il deviendrait plus petit et plus resserré s’il s’attachait à une idée qui fût plus petite. La conservation de cette grande idée est donc la conservation de la grandeur et de la perfection de mon être : j’ai donc raison d’admirer. Les autres devraient même avoir de l’admiration pour moi s’ils me faisaient justice ; en effet, je suis quelque chose de grand parle rapport que j’ai avec les grandes choses : je les possède en quelque manière par l’admiration que j’ai pour elles, et je le sens bien par l’avant-goût dont une sorte d’espérance me fait jouir. Les autres hommes seraient heureux aussi bien que moi, si connaissant ma grandeur ils s’attachaient comme moi il la cause qui la produit ; mais ce sont des aveugles, qui ne connaissent pas les belles et les grandes choses et qui ne savent pas s’élever ni se rendre considérables.

Un peut dire que l’esprit raisonne naturellement de cette manière sans y faire réflexíon lorsqu’il se laisse conduire aux lumières trompeuses de ses passions ; Ces raisonnements ont quelque vraisemblance, mais il est visible qu’ils n’ont aucune solidité ; et cependant cette vraisemblance, ou plutôt le sentiment confus de la vraisemblance qui accompagne ces raisonnements naturels et sans réflexion, ont tant de force, que si l’on n’y prend garde ils ne manquent jamais de nous séduire.

Par exemple, lorsque la poésie, l’histoire, la chimie, ou telle autre science humaine qu’il vous plaira, a frappé l’imagination d’un jeune homme de quelques mouvements d’admiration, s’il n’a soin de veiller sur l’effort que ces mouvements font sur son esprit, s’il n’examine à fond quels sont les avantages de ces sciences, s’il ne compare la peine qu’il aura à les apprendre avec le profit qu’il en pourra recevoir, enfin s’il n’est curieux autant qu’il le faut être pour bien juger, il y a grand danger que son admiration, ne lui faisant voir ces sciences que par le bel endroit, ne le séduise ; il est même fort à craindre qu’elle ne lui corrompe le cœur de telle manière qu’il ne puisse plus se défaire de son illusion, quoiqu’il la reconnaisse dans la suite ; parce qu’il n’est pas possible d’effacer de son cerveau des traces profondes qu’une admiration continuelle y aura gravées : c’est pour cela qu’il faut veiller sans cesse a la pureté de son imagination, c’est-ii-dire qu’il faut empêcher qu’il ne s’y forme de ces traces dangereuses qui corrompent l’esprit et le cœur ; et voici la manière dont il s’y faut prendre, qui sera utile non-seulement contre l’excès de l’admiration, mais aussi contre toutes les autres passions.

Lorsque le mouvement des esprits animaux est assez violent pour faire dans le cerveau de ces traces profondes qui corrompent l’imagination, il est toujours accompagné de quelque émotion de l’âme ; ainsi l’âme ne pouvant être émue sans le sentir, elle est suffisamment avertie de prendre garde à elle et d’examiner s’il lui est avantageux que ces traces s’achèvent et se fortifient ; mais dans le temps de l’émotion, l’esprit n’étant pas assez libre pour bien juger de l’utilité de ces traces, à cause que cette émotion le trompe et l’incline à les favoriser, il faut faire tous ses efforts pour arrêter cette émotion, ou pour détourner ailleurs le mouvement des esprits qui la cause, et cependant il est absolument nécessaire de suspendre son jugement.

Or il ne faut pas s’imaginer que l’âme puisse toujours par sa seule volonté arrêter ce cours d’esprits qui l’empêche de faire usage de sa raison. Ses forces ordinaires ne sont pas suffisantes pour faire cesser des mouvements qu’elle n’a pas excités ; de sorte qu’elle doit se servir d’adresse pour tâcher de tromper un ennemi qui ne l’attaque que par surprise.

Comme le mouvement des esprits réveille dans l’âme certaines pensées, nos pensées excitent aussi dans notre cerveau certains mouvements ; ainsi, lorsque nous voulons arrêter quelque mouvement t d’esprits qui s’e›cite en nous, il ne suffit pas de vouloir qu’il cesse, car cela n’est pas toujours capable de l’arrêter, il faut se servir d’adresse et se représenter des choses contraires à celles qui excitent et qui entretiennent ce mouvement, et cela fera révulsion ; mais si nous voulons seulement déterminer ailleurs un mouvement d’esprits déjà excité, nous ne devons pas penser à des choses contraires, mais seulement à des choses différentes de celles qui l’ont produit, et cela fera sans doute diversion.

Mais parce que la diversion et la róvulsion seront grandes ou petites, à proportion que nos nouvelles pensées seront accompagnées d’un grand ou d’un petit mouvement d’esprits, il faut avoir soin de bien remarquer quelles sont les pensées qui nous agitent le plus afin de pouvoir dans les occasions pressantes les représenter à notre imagination qui nous séduit, et il faut tâcher de se faire une habitude si forte de cette manière de résistance, qu’il ne s’excite plus dans notre âme de mouvement qui nous surprenne.

Si l’on a soin d’attacher fortement la pensée de l’éternité ou quel qu’autre pensée solide aux mouvements extraordinaires qui s’excitent en nous, il n’arrivera plus de mouvements violents et extraordinaires qu’ils ne réveillent en même temps cette idée et qu’ils ne fournissent par conséquent des armes pour leur résister : ces choses sont prouvees par l’expérience et par les raisons que l’on a dites lans le chapitre de la liaison des idées ; de sorte qu’on ne doit. pas s’imaginer qu’il soit absolument impossible de vaincre par adresse l’effort de ses passions lorsqu’on en a une ferme volonté.

Néanmoins, il ne faut pas prétendre qu’on se rende impeccable ni que l’on puisse éviter toute erreur par cette sorte de résistance ; car. premièrement, il est difficile d’acquérir et de conserver cette habitude que nos mouvements extraordinaires réveillent en nous certaines idées propres pour les combattre ; secondement, supposez qu’on l’ait acquise, ces mouvements d’esprits exciteront directement les idées qu’il faut combattre, et indirectement celles par lesquelles il les faut combattre ; de sorte que les mauvaises idées étant les principales, elles auront. toujours plus de force que celles qui ne sont qu’accessoires, et il sera toujours nécessaire que la volonté résiste ; en troisième lieu, ces mouvements d’esprits peuvent être si violents, qu’ils remplissent toute la capacité de l’âme, de sorte qu’il n’y reste plus de place, s’il est permis de parler ainsi, pour recevoir l’idée accessoire propre pour faire révulsion dans les esprits, ou pour l’y recevoir de telle manière qu’on la puisse considérer avec quelque attention ; enfin, il y a tant de circonstances particulières qui peuvent rendre ce remède inutile, que l’on ne doit pas trop s’y fier, quoi qu’il ne faille pas aussi le négliger. On doit sans cesse recourir à la prière pour recevoir du ciel le secours nécessaire dans le temps du combat, et tâcher cependant de se rendre présente à l’esprit quelque vérité si solide et si forte que l’on puisse par ce moyen vaincre les passions les plus violentes, car il faut que je dise ici en passant que des personnes de piété retombent souvent dans les mêmes fautes, parce qu’elles remplissent leur esprit d’un grand nombre de vérités qui ont plus d’éclat que de force, et qui sont plus propres à dissiper et à partager leur esprit qu’à le fortifier contre les tentations ; au lieu que des personnes grossières et peu éclairées sont fidèles dans leur devoir, parce qu’elles se sont rendu familière quelque grande et solide vérité qui les fortifie et qui les soutient en toutes rencontres.


CHAPITRE IX.
De l'amour et de l'aversion, et de leurs principales espèces.


L'amour et l’aversion sont les premières passions qui succèdent à l’admiration. Nous ne considérons pas long-temps un objet sans découvrir les rapports qu’il a avec nous, ou avec quelque chose que nous aimons. L’objet que nous aimons, et auquel par conséquent nous sommes unis par notre amour, nous étant presque toujours présent aussi bien que celui que nous admirons actuellement, notre esprit fait sans peine et sans de grandes réflexions les comparaisons nécessaires pour découvrir les rapports qu’ils ont entre eux et avec nous, ou bien il en est averti naturellement par des sentiments prévenants de plaisir et de douleur ; et alors le mouvement d’amour que nous avons pour nous et pour l’objet que nous aimons, s'étend jusqu’à celle que nous admirons, si le rapport qu’elle a immédiatement avec nous, ou avec quelque chose qui nous soit uni, nous paraît avantageux ou par la connaissance ou par le sentiment ; or ce nouveau mouvement de l’âme, ou plutôt ce mouvement de l'âme nouvellement déterminé, étant joint à celui des esprits animaux et suivi du sentiment qui accompagne la nouvelle disposition que ce nouveau mouvement d’esprit produit dans le cerveau, est la passion qu’on appelle ici amour.

Mais, si nous sentons par quelque douleur, ou si nous découvrons par une connaissance claire et évidente que l’union ou le rapport de l’objet que nous admirons nous est désavantageux, ou à quelque chose qui nous soit uni, alors le mouvement d’amour que nous avons pour nous et pour la chose qui nous est unie, se borne dans nous ou se porte vers elle ; il ne suit point la vue de l’esprit, il ne se répand point vers l’objet de notre admiration. Mais comme le mouvement vers le bien en général que l’auteur de lalnature imprime sans cesse dans l’âme ne la porte que vers ce que l’on connait et que l’on sent comme bon ou comme convenable à notre nature, on peut dire que le refus que fait l’âme de s’approcher et de s’unir avec un objet qui ne lui convient nullement, est une espèce de mouvement volontaire dont le terme est le néant ; or ce mouvement volontaire de l’âme étant joint à celui des esprits et du sang, et suivi du sentiment qui accompagne la nouvelle disposition que ce mouvement d’esprit produit dans le cerveau, est la passion que l’on appelle ici aversion.

Cette passion est entièrement contraire à l’amour, mais elle n’est jamais sans amour ; elle est entièrement contraire à l’amour, car elle sépare, et l’amour unit ; elle a le néant pour son terme, et l’amour a toujours l’être pour objet ; elle résiste au mouvement naturel et le rend inutile, et l’amour s’y abandonne et le rend victorieux. Mais elle n’est jamais séparée de l’amour ; car si le mal qui est son objet est pris pour la privation du bien, fuir le mal c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien ; et ainsi l’aversion de la privation du bien est l’amour du bien. Mais si le mal est pris pour la douleur, l’aversion de la douleur n’est pas l’aversion de la privation du plaisir, puisque la douleur étant un sentiment aussi réel que le plaisir, elle-n’en est pas la privation ; mais l’aversion de la douleur étant l’aversion de quelque misère intérieure, on n’aurait point cette aversion si l’on ne s’aimait : enfin le mal se peut prendre pour ce qui cause en nous la douleur. ou pour ce qui nous prive du bien ; et alors l’aversion dépend de l’amour de nous-mêmes, ou de l’amour de quelque chose in laquelie nous souhaitons d’être unis. L’amour et l’aversion sont donc les deux passions-mères opposées entre elles ; mais l’amour est la première, la principale et la plus universelle.

On distingue souvent, dans la morale, les vertus ou les espèces de charités par la différence des objets ; mais cela confond quelquefois la véritable idée qu’on doit avoir de la vertu, laquelle dépend plutôt de la fin qu’on se propose que de toute autre chose. Ainsi nous ne croyons pas en devoir faire de même des passions : nous ne les distinguerons point ici par les objets, parce qu’un seul objet peut les exciter toutes, et que dix mille objets peuvent n’en exciter qu’une même ; car encore que les objets soient différents entre eux, ils ne sont pas toujours différents par rapport à nous, et ils n’excitent pas en nous des passions différentes. Un bâton de maréchal de France promis est différent d’une crosse promise ; cependant ces deux marques d’honneur excitent à peu près dans les ambitieux la même passion, parce qu’elles réveillent dans l’esprit une même idée de bien : mais un bâton de maréchal de France, promis, accordé, possédé, ôte, excite des passions toutes différentes, à cause qu’il réveille dans l’esprit différentes idées de bien.

Il ne faut donc pas multiplier les passions selon les différents objets qui les causent, mais il en faut seulement admettre autant qu’il y a d’idées accessoires, qui accompagnent l’idée principale du bien ou du mal, et qui la changent considérablement par rapport à nous. Car l’idée générale du bien ou la sensation du plaisir qui est un bien à celui qui le goûte, agitant l’áme et les esprits animaux, elle produit la passion générale de l’amour, et les idées accessoires de ce bien déterminent l’agitation générale de l’âme et le cours des esprits animaux, d’une manière particulière qui met l’esprit et le corps dans la disposition où ils doivent être par rapport au bien que l’on aperçoit, et elles produisent ainsi toutes les passions particulières.

Ainsi, l’idée générale du bien produit un amour indéterminé, qui n’est qu’une suite de l’amour-propre ou du désir naturel d’ètre heureux.

L’idée du bien que l’on possède produit un amour de joie.

L’idée d’un bien que l’on ne possède pas, mais que l’on espere de posséder, c’est-à-dire que l’on juge pouvoir posséder, produit un amour de désir.

Enfin, l’idée d’un bien que l’on ne possède pas et que l’on n’espère pas de posséder, ou, ce qui fait le même effet, l’idée d’un bien que l’on n’espère pas de posséder sans la perte de quelque autre, ou que l’on ne peut conserver lorsqu’on le possède, produit un amour de tristesse. Ce sont là les trois passions simples ou primitives qui ont le bien pour objet, car l’espérance qui produit la joie n’est point une émotion de l’âme, mais un simple jugement.

Mais on doit remarquer que les hommes ne bornent point leur être dans eux-mêmes, et qu’ils l’étendent à toutes les choses et à toutes les personnes auxquelles il leur paraît avantageux de s’unir. De sorte qu’on doit concevoir qu’ils possèdent en quelque manière un bien, lorsque leurs amis en jouissent, quoiqu’ils ne le possèdent pas immédiatement par eux-mêmes. Ainsi, lorsque je dis que la possession du bien produit la joie, je ne l’entends pas seulement de la possession ou de l’union immédiate, mais de toute autre, car nous sentons naturellement de la joie lorsqu’il arrive quelque bonne fortune à ceux que nous aimons.

Le mal, comme j’ai déjà dit, se peut prendre en trois manières : ou pour la privation du bien, ou pour la douleur, ou enfin pour la chose qui cause la privation du bien ou qui produit la douleur.

Dans le premier sens, l’idée du mal étant la même que l’idée d’un bien que l’on ne possède pas, il est visible que cette idée produit la tristesse, ou le désir, ou même la joie, car la joie s’excite toujours lorsqu’on se sent privé de la privation du bien, c’est-à-dire lorsqu’on possède le bien. De sorte que les passions qui regardent le mal pris en ce sens sont les mêmes que celles qui ringardent le bien, parce qu’en effet elles ont aussi le bien pour leur objet.

Que si par le mal on entend la douleur, laquelle seule est toujours un mal réel á celui qui la soulfre dans le temps qu’il la souffre, alors le sentiment de ce mal produit les passions de tristesse et de désir de l’anéantissement de ce mal, passions qui sont des espèces d’aversion et non d’amoμr, car leur mouvement est entièrement opposé à celui qui accompagne la vue du bien, ce mouvement n’étant que l’opposition de l’âme qui résiste à l’impression naturelle, c’est-à-dire un mouvement dont le terme est le néant.

Le sentiment actuel de la douleur produit une aversion de tristesse.

La douleur que l’on ne souffre pas, mais que l’on craint de souffrir, produit une aversion de désir dont le terme est le néant de cette douleur.

Enñn, la douleur que l’on ne souffre pas et que l’on ne craint point de souffrir, ou, ce qui fait le même effet, la douleur que l’on n’appréhende point de souffrir sans quelque grande récompense, ou la douleur dont on se sent délivré, produit une aversion de joie. Ce sont là les trois passions simples ou primitives qui ont le mal pour objet, car la crainte qui produit la tristesse n’est point une émotion de l’âme, mais un simple jugement.

Enfin, si par le mal on entend la personne ou la chose qui nous prive du bien ou qui nous fait souffrir de la douleur, l’idée du mal produit un mouvement d’amour et d’aversion tout ensemble, ou simplement un mouvement d’aversion. L’idée du mal produit un mouvement d’amour et d’aversion tout ensemble, lorsque le mal est ce qui nous prive du bien, car c’est par un même mouvement que l’on tend vers le bien et que l’on s’éloigne de ce qui en empêche la possession. Mais cette idée produit seulement un mouvement d’aversion, lorsque c’est l’idée d’un mal qui nous fait souffrir de la douleur, parce que c’est par un même mouvement d’aversion que l’on hait la douleur et celui qui nous la fait souffrir.

Ainsi, il y a trois passions simples ou primitives qui regardent le bien, et autant d’autres qui regardent la douleur ou celui qui la cause, savoir : la joie, le désir et la tristesse. Car on a de la joie lorsque le bien est présent ou que le mal est passé ; on sent de la tristesse lorsque le bien est passé et que le mal est présent, et l’on est agité de désir lorsque le bien et le mal sont futurs.

Les passions qui regardent le bien sont des déterminations particulières du mouvement que Dieu nous donne pour le bien en général. et c’est pour cela que leur objet est réel ; mais les autres qui n’ont point Dieu pour cause de leur mouvement n’ont que le néant pour leur terme ; je veux dire que ces passions sont plutôt des cessations de mouvement que des mouvements réels ; on cesse alors de vouloir plutôt qu’on ne veut.


CHAPITRE X.
Des passions en particulier, et en général de la manière de les expliquer et de reconnaître les erreurs dont elles sont la cause.


Si l’on considère de quelle manière les passions se composent, on reconnaîtra visiblement que leur nombre ne se peut déterminer, et qu’il y en a beaucoup plus que nous n’avons de termes pour les exprimer. Les passions ne tirent pas seulement leurs différences de la différente combinaison des trois primitives, car de cette sorte il y en aurait fort peu ; mais leur différence se prend encore des différentes perceptions et des différents jugements qui les causent ou qui les accompagnent. Ces différents jugements que l’âme fait des biens et des maux produisent des mouvements différents dans les esprits animaux, pour disposer le corps par rapport à l’objet, et ils causent par conséquent dans l’âme des sentiments qui ne sont point entièrement semblables. Ainsi ils sont cause que l’on remarque de la différence entre certaines passions dont les émotions ne sont point différentes.

Cependant l’émotion de l’àme étant la principale chose qui se rencontre dans chacune de nos passions, il est beaucoup mieux de les rapporter toutes aux trois primitives dans lesquelles ces émotions sont fort différentes, que de les traiter confusément et sans ordre, par rapport aux différentes perceptions que l’on peut avoir d’une infinité de biens et de maux qui les causent.

Lorsque l'âme aperçoit un bien dont elle peut jouir, on peut dire peut-être qu’elle l’espère, quoiqu’elle ne le désire pas ; mais il est visible qu’alors son espérance n’est point une passion, mais un simple jugement. Car c’est l’émotion qui accompagne l’idée d’un bien, dont on juge que la jouissance est possible, qui fait que l’espérance est une passion véritable. Lorsque l’espérance se change en sécurité, c’est encore la même chose ; elle n’est passion qu’il cause de l’émotion de joie qui se mèle alors avec celle du désir ; car le jugement de l’âme qui considère un bien comme ne lui pouvant manquer, n’est une passion qu’à cause que l’avant-goût du bien nous agite. Enfin, lorsque l’espérance diminue et que le désespoir lui succède, il est encore visible que ce désespoir n’est une passion qu’à cause de l'émotion de la tristesse qui se mêle alors avec celle du désir ; car le jugement de l’âme qui considère un bien comme ne lui pouvant arriver, n’est point une passion si ce jugement ne nous agite.

Mais, parce que l’âme ne considère jamais de bien ou de mal sans quelque émotion et sans qu’il arrive même dans le corps quelque changement, on donne souvent le nom de passion au jugement qui produit la passion, à cause que l’on confond tout ce qui se passe et dans l’âme et dans le corps à la vue de quelque bien ou de quelque mal. Car les mots d’espérance, de crainte, de hardiesse, de honte, d’impudence, de colère, de pitié, de moquerie, de regret, enfin le nom de toutes les autres passions sont dans l’usage ordinaire, des expressions abrégées de plusieurs termes, par lesquels on peut expliquer en détail tout ce que les passions renferment.

On comprend par le mot de passion la vue du rapport qu’une chose a avec nous, l’émotion et le sentiment de l’âme, l’ébranlement du cerveau et le mouvement des esprits, une nouvelle émotion et un nouveau sentiment de l’âme, et enfin un sentiment de douceur qui accompagne toujours les passions et qui les rend toutes agréables. On entend toutes ces choses. Mais quelquefois on entend seulement par le nom de quelque passion, ou le jugement qui la cause, on l’émotion seule de l’âme, ou le mouvement seul des esprits et du sang, ou enfin quelque autre chose qui accompagne l’émotion de l’âme.

C'est une chose fort utile à la connaissance de la vérité que d’abréger les idées et leurs expressions ; mais souvent cela est cause de quelque erreur, principalement lorsque ces idées s’abrègent par un usage populaire. Car il ne faut jamais alléger ses idées que lorsqu’on se les est rendues très-claires et très-distinctes par une grande application d’esprit, et non pas comme l’on fait ordinairement des passions et de toutes les choses sensibles, lorsqu’on se les est rendues familières par des sentiments et par l’action seule de imagination qui trompe l’esprit.

Il y a bien de la différence entre les idées pures de l’esprit et les sensations ou les émotions de l’âme. Les idées pures de l’esprit sont claires et distinctes, mais il est difficile de se les rendre familières. Les sensations et les émotions de l’âme sont au contraire très-familières, mais il est impossible de les connaître clairement et distinctement. Les nombres, l’étendue et leurs propriétés se connaissent clairement, mais lorsqu’on ne les a pas rendus sensibles par quelques caractères qui les expriment, il est difficile de se les représenter, car tout ce qui est abstrait ne touche point. Les sensations au contraire et les émotions de l’âme se représentent facilement à l’esprit, quoiqu’on ne les connaisse que d’une manière fort confuse et fort imparfaite, et tous les termes qui les excitent frappent fortement l’âme et la rendent attentive. Il arrive de là que l’on s’imagine souvent bien comprendre des discours absolument incompréhensibles ; et lorsqu’on lit certaines descriptions des sentiments et des passions de l’àme, on se persuade qu’on les entend parfaitement, parce qu’on en est touché vivement et que tous les mots qui frappent les yeux agitent l’âme. Dès que l’on prononce devant nous le mot de honte, de désespoir, d’impudence, etc., il se réveille aussitôt dans notre esprit une certaine idée confuse et un certain sentiment obscur qui nous applique fortement ; et parce que ce sentiment nous est fort familier et qu’il se représente à nous sans peine et sans effort d’esprit, nous nous persuadons qu’il est clair et distinct. Cependant ces mots sont les noms des passions composées, et par conséquent des expressions abrégées que l’usage populaire a faites de plusieurs idées confuses et obscures.

Comme nous sommes obligés de nous servir des termes approuvés par l’usage, on ne doit pas être surpris de trouver de l’obscurité et quelquefois une espèce de contradiction dans nos paroles. Et si l’on fait réflexion que les sentiments et les émotions de l’âme, qui répondent aux termes dont on se sert en de semblables discours, ne sont pas tout à fait les mêmes dans tous les hommes, à cause de leurs différentes dispositions d’esprit ; on ne nous condamnera pas facilement lorsqu’on n’entrera pas dans nos opinions. Je ne dis pas tant ceci pour me mettre à couvert des objections qu’on me pourrait faire, que pour faire bien comprendre la nature des passions et ce qu’on doit penser des traités que l’on compose sur cette matière.

Après toutes ces précautions, je crois pouvoir dire que toutes les passions se peuvent rapporter aux trois primitives, savoir : au désir, à la joie et à la tristesse, et que c’est principalement par les différents jugements que l’âme fait des biens et des maux, que celles qui se rapportent à une même passion primitive sont différentes entre elles.

Je puis dire que l’espérance, la crainte et l’irrésolution qui tient le milieu entre ces deux, sont des espèces de désirs ; que la hardiesse, le courage, l’émulation, etc., ont plus de rapport à l’espérance qu’à toutes les autres, et que la peur, la lâcheté, la jalousie, etc., sont des espèces de craintes.

Je puis dire que l’allégresse et la gloire, la faveur et la reconnaissance sont des espèces de joies causées par la vue du bien que nous connaissons en nous, ou dans ceux auxquels nous sommes unis ; comme le ris ou la moquerie est une espèce de joie qui s’excite ordinairement en nous á la vue du mal qui arrive à ceux desquels nous sommes séparés ; enfin que le dégoût, l’ennui, le regret. la piété et l’indignation sont des espèces de tristesses causées par la vue de quelque chose qui nous déplaît.

Mais outre ces passions et plusieurs autres que je ne nomme point, qui se rapportent particulièrement à quel qu’une des passions primitives, il y en a encore plusieurs autres dont l’émotion est presque également composée, ou de celle du désir et de la joie, comme l’impudence, la colère et la vengeance ; ou de celles du désir et de la tristesse, comme la honte, le regret et le dépit ; ou de toutes les trois ensemble, lorsqu’il se trouve des motifs de joie et de tristesse joints ensemble. Mais quoique ces dernières passions n’aient pas, que je sache, des noms particuliers, elles sont cependant des plus communes ; parce qu’en cette vie nous ne goûtons presque jamais de bien sans quelque mal, et que nous ne souffrons presque jamais de mal sans quelque espérance d’en être délivré et de jouir de quelque bien. Et quoique la joie soit entièrement contraire à la tristesse, elle la souffre néanmoins, et même elle partage avec cette passion la capacité que l’àmea de vouloir, lorsque la vue du bien et du mal partage la capacité que l’âme a d’apercevoir.

Toutes les passions sont donc des espèces de désirs, de joies et de tristesses. Et la principale différence qui se trouve entre les passions de même espèce, se tire des différentes perceptions ou des différents jugements qui les causent ou, qui les accompagnent. Si bien que pour se rendre savant dans les passions, et pour en faire le dénombrement le plus exact qui soit possible, il est nécessaire de rechercher les différents jugements que l’on peut faire des biens et des maux. Mais comme nous recherchons principalement ici les causes de nos erreurs, nous ne devons pas tant nous arrêter à examiner les jugements qui précèdent et qui causent les passions, que ceux qui les suivent, et que l’ùme forme des choses lorsque quelque passion l’agite ; car ce sont ces derniers jugements qui sont les plus sujets à l’erreur.

Les jugements qui précédent et qui causent les passions, sont presque toujours faux en quelque chose, car ils sont presque toujours appuyés sur les perceptions de l’àme, en tant qu’elle considère les objets par rapport à elle, et non point selon ce qu’ils sont en eux-mêmes. Mais les jugements, qui suivent les passions, sont faux en toutes manières ; car les jugements que forment les passions toutes seules, sont uniquement appuyés sur les perceptions que l’àme a des objets par rapport à elle, ou plutôt par rapport à son émotion actuelle.

Dans les jugements qui précèdent les passions, le vrai et le faux sont joints ensemble ; mais lorsque l’âme est agitée, et qu’elle juge selon toute l’inspiration de la passion, le vrai se dissipe et le faux se conserve, pour servir de principe à d’autant plus de fausses conclusions que la passion est plus grande.

Toutes les passions se justifient : elles représentent sans cesse à l’âme l’objet qui l’agite, de la manière la plus propre pour conserver et pour augmenter son agitation. Le jugement ou la perception qui la cause, se fortifie à proportion que la passion s’augmente ; et la passion s’augmente à proportion que le jugement qui la produit à son tour se fortifie. Les faux jugements et les passions contribuent sans cesse à leur mutuelle conservation. De sorte que si le cœur ne cessait point de fournir les esprits propres pour entretenir les vestiges du cerveau et l’épanchement des mêmes esprits, ce qui est nécessaire pour conserver le sentiment et l’émotion de l’âme qui accompagnent les passions, elles augmenteraient sans cesse, et nous ne reconnaîtrions jamais nos erreurs. Mais comme toutes nos passions dépendent de la fermentation et de la circulation du sang, et que le cœur ne peut pas toujours fournir des esprits propres pour leur conservation, il est nécessaire qu’elles cessent, lorsque les esprits diminuent et que le sang se refroidit.

Si c’est une chose fort facile que de découvrir les jugements ordinaires des passions, ce n’est pas une chose qu’il faille négliger. Il y a peu de sujets plus dignes de l’application de ceux qui recherchent la vérité, qui tâchent de se délivrer de la domination de leur corps, et qui veulent juger de toutes choses selon les véritables idées.

On peut s’instruire sur ce sujet en deux manières : ou par la raison toute pure, ou par le sentiment intérieur que l’on a de soi-même, lorsqu’on est agité de quelque passion. Par exemple, l’on sait par sa propre expérience qu’on est porté à juger désavantageusement de ceux que l’on n’aime pas, et à répandre, pour ainsi dire, toute la malignité de sa haine pour en couvrir l’objet de sa passion. L’on reconnaît aussi par la pure raison, que ne pouvant haïr que ce qui est mauvais, il est nécessaire, pour la conservation de la haine, que l’esprit se représente son objet par le côté le plus mauvais. Car enfin il suffit de supposer que toutes les passions se justifient, et qu’elles tournent l’imagination et ensuite l’esprit d’une manière propre à conserver leur propre émotion, pour conclure directement quels sont les jugements que toutes les passions nous font former.

Ceux qui ont l’imagination forte et vive, qui sont extrêmement sensibles, et fort sujets aux mouvements des passions, sïnstruisent parfaitement de ces choses par le sentiment qu’ils ont de ce qui se passe en eux ; et ils en parlent même d’une manière plus agréable, et quelquefois plus instructive, que ceux qui ont plus de raison que d’imagination. Car on ne doit pas penser que ceux qui découvrent le mieux les ressorts de l’amour-propre, qui pénètrent le mieux et qui développent d’une manière plus sensible les replis du cœur de l’homme, soient toujours les plus éclairés. C’est souvent une marque qu’ils sont plus vifs, plus imaginatifs, et quelquefois plus malins et plus corrompus que les autres.

Mais ceux qui sans consulter leur sentiment intérieur, ne se servent que de leur raison pour rechercher la nature des passions, et ce qu’elles sont capables de produire, s’ils ne sont pas toujours aussi pénétrants que les autres, ils sont toujours plus raisonnables et moins sujets à l’erreur ; car ils jugent des choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. Ils voient à peu près ce que les passionnés peuvent faire, selon qu’ils les supposent plus ou moins émus ; et ik ne jugent pas témérairement des choses que les autres feront ou ne feront pas en telles rencontres, par celles qu’ils feraient eux-mêmes ; car ils savent bien que tous les hommes ne sont pas également sensibles pour les mêmes objets, ni également susceptibles des émotions involontaires. Ainsi, ce n’est point en consultant les sentiments que les passions excitent en nous, mais en consultant la raison, que nous devons parler des jugements qui accompagnent les passions ; de peur que nous ne nous fassions connaître nous-mêmes, au lieu de faire connaître la nature des passions en général.


CHAPITRE XI.
Que toutes les passions se justifient, et des jugements qu’elles nous font faire pour leur justification.


Il n’est pas nécessaire de faire de grands raisonnements pour démontrer que toutes les passions se justifient ; ce principe est assez évident par le sentiment intérieur que nous avons de nous mêmes, et par la conduite de ceux que l’on voit agités de quelque passion : il suffit de l’exposer afin qu’on y fasse réflexion. L’esprit est tellement esclave de l’imagination, qu’il lui obéit toujours lorsqu’elle est échauffée. Il n’ose lui répondre lorsqu’elle est en fureur, parce qu’elle le maltraite s’il résiste, et qu’il se trouve toujours récompensé de quelque plaisir, lorsqu’il s’accommode à ses desseins. Ceux mêmes dont l’imagination est si déréglée qu’ils pensent être transformés en bêtes, trouvent des raisons pour prouver qu’ils doivent vivre comme elles ; qu’ils doivent marcher à quatre pattes, se nourrir des herbes de la campagne. et imiter toutes les actions qui ne conviennent qu’aux bêtes. Ils trouvent du plaisir à vivre selon les impressions de leur passion ; ils se sentent intérieurement punis lorsqu’ils y résistent ; et c’est assez afin que la raison qui s’accommode et qui sert ordinairement au plaisir, raisonne d’une manière propre pour en défendre la cause.

S’il est donc vrai que toutes les passions se justifient, il est évident que le désir nous doit porter par lui-même à juger avantageusement de son objet, si c’est un désir d’amour ; et désavantageusement, si c’est un désir, d’aversion. Le désir d’amour est un mouvement de l’âme excité par les esprits, qui la disposent à vouloir jouir ou user des choses qui ne sont point en sa puissance ; car si nous désirons même la continuation de notre jouissance, c’est que I”avenir ne dépend pas de nous. Il est donc nécessaire, pour la justification du désir, que l’objet qui le fait naître soit jugé bon en lui-même ou par rapport à quelque autre ; et il faut penser le contraire du désir qui est une espèce d’aversion.

Il est vrai qu’on ne peut juger qu’une chose soit bonne ou mauvaise, s’il n’y a quelque raison pour cela ; mais il n’y a aucun objet de nos passions qui ne soit bon en un sens. Si l’on peut dire qu’il y en a quelques-uns qui ne renferment rien de bon, et qui par conséquent ne puissent être aperçus comme bons par la vue de l’esprit ; on ne peut pas dire qu’ils ne puissent être goûtés comme bons, puisqu’on suppose qu’ils nous agitent ; et le goût ou le sentiment ne suffit que trop pour porter l’âme à juger avantageusement d’un objet.

Si l’on juge si facilement que le feu contient en lui-même la chaleur que l’on sent, et le pain la saveur que l’on goûte, à cause du sentiment que ces corps excitant en nous, quoique cela soit entièrement incompréhensible à l’esprit, puisque l’esprit ne peut concevoir que la chaleur et la saveur soient des manières d’être d’un corps ; il n’y a point d’objet de nos passions, si vil et si méprisable qu’il paraisse, que nous ne jugions bon lorsque nous sentons du plaisir dans sa jouissance. Car, comme l’on s’imagine que la chaleur sort du feu, à sa présence, on croit aveuglément que les objets des passions causent le plaisir que l’on goûte lorsqu’on en jouit ; et qu’ainsi ils sont bons, puisqu’ils sont capables de nous faire du bien. Il faut dire le même des passions qui ont le mal pour objet.

Mais, comme je viens de dire, il n’y a rien qui ne soit digne d’amour ou d’aversion, soit par lui-même, soit par quelque chose à laquelle il ait rapport ; et lorsqu’on est agité de quelque passion, on a bientôt découvert dans son objet le bien et le mal qui la favorise. Ainsi il est très-facile de reconnaître par la raison, quels peuvent être les jugements que les passions qui nous agitent forment en nous.

Car, si c’est un désir d’amour qui nous agite, on comprend bien qu’il ne manquera pas de se justifier par les jugements avantageux qu’il formera sur son objet. On voit aisément que ces jugements auront d’autant plus d’étendue, que le désir sera plus violent ; et que souvent ils seront entiers et absolus, quoique la chose ne paraisse bonne que par un très-petit endroit. On conçoit sans peine que ces jugements avantageux s’étendront à toutes les choses qui ont, ou qui sembleront avoir quelque liaison avec l’objet principal de la passion ; et cela d’autant plus que la passion sera plus forte et imagination plus étendue. Mais, si le désir est un désir d’aversion, il arrivera tout le contraire, par des raisons qu’il est également facile de comprendre. L’expérience prouve assez ces choses, et en cela elle s’accommode parfaitement avec la raison. Mais rendons ces vérités plus sensibles par des exemples.

Tous les hommes désirent naturellement de savoir, car tout esprit est fait pour la vérité ; mais le désir de savoir, tout juste et tout raisonnable qu’il est en lui-même, devient souvent un vice très-dangereux par les faux jugements qui l’accompagnent. La curiosité offre souvent à l’esprit de vains objets de ses méditations et de ses veilles : elle attache souvent à ces objets de fausses idées de grandeur ; elle les relève par l’éclat trompeur de la rareté, et elle les représente si couverts de charmes et d’attraits, qu’il est difficile qu’on ne les contemple avec trop de plaisir et d’attachement.

Il n’y a point de bagatelle dont quelques esprits ne s’occupent tout entiers, et leur occupation se trouve toujours justifiée par les faux jugements que leur vaine curiosité leur fait faire. Ceux par exemple qui sont curieux de mots, s’imaginent que c’est dans la connaissance de certains termes que consistent toutes les sciences. Ils trouvent mille raisons pour se le persuader ; et le respect que leur rendent ceux qu’un terme inconnu étourdit, n’est pas la plus faible, quoique ce soit la moins raisonnable.

Il y a certaines gens qui apprennent toute leur vie à parler, et qui devraient peut-être se taire toute leur vie ; car il est évident qu’en doit se taire lorsqu’on n’a rien de bon à dire ; mais ils n’apprennent pas à parler pour se taire. Ils ne savent point assez que pour bien parler il faut bien penser ; qu’il faut se rendre l’esprit juste, discerner le vrai d’avec le faux, les idées claires de celles qui sont obscures, ce qui vient de l’esprit de ce qui part de l’imagination. Ils s’imaginent être de beaux et de rares génies, à cause qu’ils savent contenter l’oreille par une juste mesure, flatter les passions par des figures et des mouvements agréables, réjouir l’imagination par des expressions vives et sensibles, quoiqu’ils laissent l’esprit vide d’idées, sans lumière et sans intelligence.

Il y a quelque raison apparente de s’appliquer toute sa vie à l’étude de sa langue, puisqu’on en fait usage toute sa vie : cela est capable de justifier la passion de certains esprits. Mais j’avoue qu’il est difficile de justifier par quelque raison vraisemblable la passion de ceux qui s’appliquent indifféremment à toutes sortes de langues. On peut excuser la passion de ceux qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de dictionnaires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leur être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent sur eux ni leurs livres ni leurs médailles. Mais comment justifier la passion de ceux qui font de leur tête même une bibliothèque de dictionnaires ? Ils perdent le souvenir de leurs affaires et de leurs devoirs essentiels pour des mots de nul usage. Ils ne parlent leur langue qu’en hésitant. Ils mêlent à tous moments dans leurs entretiens des termes ou inconnus ou barbares, et ils ne paient jamais les honnêtes gens d’une monnaie qui ait cours dans le pays. Enfin leur raison n’est pas mieux conduite que leur langue ; car tous les recoins et tous les replis de leur mémoire sont tellement pleins d’étymologies, que leur esprit est comme étouffé par la multitude innombrable de mots qui voltigent sans cesse autour de lui.

Cependant il faut tomber d’accord que le désir bizarre des philologues se justifie. Mais comment ? Écoutez les jugements que ces faux savants font des langues, et vous le saurez. Ou bien supposez de certains axiomes qui passent parmi eux pour incontestables, et tirez-en les conséquences qui s’en peuvent déduire. Supposez par exemple que les hommes qui parlent plusieurs langues, sont autant de fois hommes qu’ils savent de langues, puisque c’est la parole qui les distingue des bêtes ; que l’ignorance des langues est la cause de l’ignorance où nous sommes d’une infinité de choses, puisque les anciens philosophes et les étrangers sont plus habiles que nous. Supposez de semblables principes et concluez, et vous formerez des jugements propres in faire naître la passion pour les langues, lesquels, par conséquent, seront semblables à ceux que la même passion forme dans les philologues pour justifier leurs études.

Toutes les sciences les plus basses et les plus méprisables ont toujours quelque endroit qui brille à l’imagination, et qui éblouit facilement l’esprit par l’eelat que la passion y attache. Il est vrai que cet éclat diminue, lorsque les esprits et le sang se refroidissent, et que la lumière de la vérité commence à paraître ; mais cette lumière se dissipe aussi lorsque l’imagination reprend feu, et nous ne faisons plus alors qu’entrevoir ces belles raisons qui prétendaient condamner notre passion.

Au reste, lorsque la passion qui nous anime se sent mourir, elle ne se repent pas de sa conduite. On peut dire au contraire qu’elle dispose toutes choses, ou pour mourir avec honneur, ou pour revivre bientôt après ; je veux dire qu’elle dispose toujours l’esprit à former des jugements qui la justifient. Elle contracte encore en cet état une espèce d’alliance avec toutes les autres passions qui peuvent la secourir dans sa faiblesse, la fournir d’esprits et de sang dans son intelligence, rallumer ses cendres et l’en faire renaître ; car les passions ne sont point indifférentes les unes pour les autres. Toutes celles qui se peuvent souffrir contribuent fidèlement à leur mutuelle conservation. Ainsi, les jugements qui justifient le désir qu’on a pour les langues ou pour telle autre chose qu’il vous plaira, sont incessamment sollicités et pleinement confirmés par toutes les passions qui ne lui sont point contraires.

Le faux savant se présente à lui-même, tantôt comme environné de gens qui l’écoutent avec respect, tantôt comme victorieux de ceux qu’il a terrassés par des mots incompréhensibles, et presque toujours comme élevé au-dessus du commun des hommes. Il se flatte des louanges qu’on lui donne, des établissements qu’on lui propose, des recherches qu’on fait de sa personne. Il tient à tous les temps, il s’étend à tous les pays ; il ne se borne pas, comme les petits esprits, dans le temps présent, et, dans l’enceinte de sa ville, il se répand incessamment et son épanchement fait son plaisir. Combien donc de passions se mêlent avec celle qu’il a pour la fausse érudition, lesquelles travaillent toutes à la justifier, et sollicitent chaudement des jugements en sa faveur !

Si chaque passion n’agissait que pour elle sans se mettre en peine des autres, elles se dissiperaient toutes incontinent après leur naissance. Elles ne pourraient pas former assez de faux jugements pour leur subsistance, ni soutenir long-temps la vue de l’imagination contre la lumière de la raison. Mais tout est réglé dans nos passions de la manière la plus juste qui se puisse pour leur mutuelle conservation. Elles se fortifient les unes les autres, les plus éloignées se secourent ; et il suffit qu’elles ne soient pas ennemies déclarées, pour suivre entre elles toutes les règles d’une société bien ordonnée.

Si la passion de désir se trouvait seule, tous les jugements qu’elle formerait ne pourraient tendre qu’à représenter la possession du bien comme possible, car le désir d’amour précisément comme tel, n’est produit que par le jugement que l’on fait que la jouissance de quelque bien est possible. Ainsi ce désir ne pourrait former que des jugements sur la possibilité de la jouissance, puisque les jugements qui suivent et qui conservent les passions sont entièrement semblables à ceux qui les précèdent et qui les produisent. Mais le désir est animé par l’amour ; il est fortifié par l’espérance ; il est augmenté par la joie ; il est renouvelé par la crainte ; il est accompagné de courage, d’émulation, de colère et de plusieurs autres passions qui forment à leur tour des jugements dans une variété infinie, lesquels se succèdent les uns aux autres et soutiennent ce désir qui les a fait naître. Il ne faut donc pas être surpris si le désir pour une pure bagatelle, ou pour une chose qui nous est manifestement nuisible ou inutile, se justifie sans cesse contre la raison pendant plusieurs années ou pendant toute la vie d’un homme qui en est agité, puisqu’il y a tant de passions qui travaillent à sa justification. Voici en peu de mots comment les passions se justifient, car il faut expliquer les choses par des idées distinctes.

Toute passion agite le sang et les esprits. Les esprits agités sont conduits dans le cerveau par la vue sensible de l’objet ou par la force de l’imagination, d’une manière propre à former des traces profondes qui représentent cet objet. Ils plient et rompent même quelquefois par leur cours impétueux les fibres du cerveau, et l’imagination en demeure long-temps salie et corrompue ; car les plaies du cerveau ne se reprennent pas aisément, ses traces ne se ferment pas à cause que les esprits y passent sans cesse. Les traces du cerveau n’obéissent point à l’âme, elles ne s’effacent pas lorsqu’elle le souhaite, elles lui font au contraire violence et l’obligent même à considérer sans cesse les objets d’une manière qui l’agite et qui la trouble en faveur des passions. Ainsi les passions agissent sur l’imagination, et l’imagination corrompue fait effort contre la raison en lui représentant à toute heure les choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes afin que l’esprit prononce un jugement de vérité, mais selon ce qu’elles sont par rapport à la passion présente afin qu’il porte un jugement qui la favorise.

Les passions ne corrompent pas seulement l’imagination et l’esprit en leur faveur, elles produisent encore dans le reste du corps toutes les dispositions nécessaires à leur conservation. Les esprits qu’elles agitent ne s’arrêtent pas dans le cerveau, ils se portent, comme j’ai dit ailleurs, vers toutes les autres parties du corps. Ils se répandent principalement dans le cœur, dans le foie, dans la rate et dans les nerfs qui environnent les principales artères. Enfin ils se jettent dans les parties quelles qu’elles soient, qui peuvent fournir les esprits nécessaires à la conservation de la passion qui domine. Mais lorsque ces esprits se répandent ainsi dans toutes les parties du corps, ils y détruisent peu à peu tout ce qui peut résister à leurs cours, et ils y font un chemin si glissant et si rapide que le plus petit objet nous agite infiniment et nous porte par conséquent à former des jugements qui favorisent les passions. C’est ainsi qu’elles s’établissent et qu’elles se justifient.

Si l’on considère maintenant quelle peut être la constitution des fibres du cerveau, l’agitation et l’abondance des esprits et du sang dans les différents sexes et dans les différents âges, il sera assez facile de connaître à peu près à quelles passions certaines personnes sont plus sujettes, et, par conséquent, quels sont les jugements qu’elles forment des objets. Et pour en donner quelque exemple, je dis que l’on peut connaître à peu près par l’abondanre ou par la disette des esprits que l’on remarque dans différentes personnes, qu’une même chose leur étant également proposée et également expliquée, plusieurs formeront sur elle des jugements d’espérance et de joie, lorsque les autres en formeront de crainte et de tristesse.

Car ceux qui ont abondance de sang et d’esprits comme sont ordinairement les jeunes gens, les sanguins et les bilieux, concevant aisément de l’espérance à cause du sentiment secret qu’ils ont de leur force, ils croiront ne trouver aucune opposition à leurs desseins qu’ils ne puissent surmonter ; ils se repaîtront d’abord de l’avant-goût du bien dont ils espèrent de jouir ; et ils formeront toutes sortes de jugements propres à justifier leur espérance et leur joie. Mais les autres qui ont disette d’esprits agités, comme les vieillards, les mélancoliques et les flegmatiques. étant portés à la crainte et à la tristesse, à cause que leur âme se croit faible, parce qu’elle est dénuée d’esprits qui exécutent ses ordres ; ils formeront des jugements tout contraires, ils s’imagineront des difficultés insurmontables afin de justifier leur crainte, et ils s’abandonneront à l’envie, à la tristesse, au désespoir, et à certaines espèces d’aversions dont les faibles sont les plus susceptibles.


CHAPITRE XII.
Que les passions qui ont le mal pour objet sont les plus dangereuses et les plus injustes, et que celles qui sont le moins accompagnées de connaissance sont les plus vives et les plus sensibles.


De toutes les passions, celles dont les jugements sont les plus éloignés de la raison et les plus à craindre, sont toutes les espèces d’aversions, il n’y a point de passions qui corrompent davantage la raison en leur faveur, que la haine et que la crainte ; la haine dans les bilieux principalement ou dans ceux dont les esprits sont dans une agitation continuelle, et la crainte dans les mélancoliques ou dans ceux dont les esprits grossiers et solides ne s’agitent et ne s’apaisent pas avec facilité. Mais lorsque la haine et la crainte conspirent ensemble à corrompre la raison, ce qui est fort ordinaire, alors il n’y a point de jugements si injustes et si bizarres qu’on ne soit capable de former et de soutenir avec une opiniâtreté insurmontable.

La raison de ceci est que les maux de cette vie touchent plus vivement l’âme que les biens. Le sentiment de douleur est plus vif que le sentiment du plaisir. Les injures et les opprobres sont beaucoup plus sensibles que les louanges et les applaudissements ; et si l’on trouve des gens assez indifférents pour goûter de certains plaisirs et pour recevoir de certains honneurs, il est difficile d’en trouver qui souffrent la douleur et le mépris sans inquiétude.

Ainsi la haine, la crainte et les autres espèces d’aversions qui ont le mal pour objet sont des passions très-violentes. Elles donnent à l’esprit des secousses imprévues qui l’étourdissent et qui le troublent ; elles pénètrent bientôt jusque dans le plus secret de l’âme, et renversant la raison de son siège, elles prononcent sur toutes sortes de sujets des jugements d’erreur et d’iniquité pour favoriser leur folie et leur tyrannie.

De toutes les passions ce sont les plus cruelles et les plus défiantes, les plus contraires à la charité et à la société civile, et en même temps les plus ridicules et les plus extravagantes, car elles forment des jugements si impertinents et si bizarres, qu’ils excitent la risée et l’indignation de tous les hommes.

Ce sont ces passions qui mettaient dans la bouche des pharisiens ces discours extravagants : Que faisons-nous ? Cet homme fait plusieurs miracles. Si nous le laissons continuer, tout le monde croíra en lui[154], les Romains viendront et ruineront noire ville et notre nation. Ils tombaient d’accord que Jésus-Christ faisait plusieurs miracles. la résurrection de Lazare était incontestable. Quel était cependant le jugement de leurs passions ? De faire mourir Jésus-Christ et Lazare même qu’il avait ressuscité. Mais pour quelle raison faire mourir Jésus-Christ ? parce que si nous le laissons continuer, tout le monde croira en lui, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation. Et pourquoi vouloir donner la mort à Lazare ? Parce que plusieurs Juifs se retiraient d’avec eux à cause de lui, et croyaient en Jésus[155]. Jugements cruels et extravagants tout ensemble : cruels par la haine et extravagants par la crainte, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation.

Ce sont ces mêmes passions qui faisaient dire à une assemblée composée d’Anne le grand-prêtre, de Caïphe, Jean, Alexandre, et de tous ceux qui étaient de la race sacerdotale : Que ferons-nous à ces gens-ci ? car ils ont fait un miracle qui est connu de toute la ville, nous ne pouvons pas le nier. Mais afin que cela ne se répande pas davantage parmi le peuple. menaçons-les de les punir s’ils continuent d’enseigner au nom Je Jésus[156].

Tous ces grands hommes prononcent un jugement injuste et impertinent tout ensemble, parce que leurs passions les agitent et que leur faux zèle les aveugle. Ils n’osent punir les apôtres à cause du peuple, et parce que l’homme qui avait été miraculeusement guéri avait plus de quarante ans et était présent à l’assemblée, mais ils les menacent pour les empêcher d’enseigner au nom de Jésus. Ils s’imaginent devoir condamner une doctrine à cause qu’ils en ont fait mourir l’auteur. Vous voulez, disent-ils aux apôtres, nous charger du sang de cet homme[157].

Lorsque le faux zèle se joint à la haine, il la met à couvert des reproches de la raison, et il la justifie de telle manière qu’on ferait même scrupule de n’en pas suivre les mouvements. Et lorsque l’ignorance et la faiblesse accompagnent la crainte, elles l’étendent à une infinité de sujets, et elles en fortifient de telle sorte les émotions, que le moindre soupçon effarouche et trouble la raison.

Les faux zélés s’imaginent rendre service à Dieu lorsqu’ils obéissent à leurs passions. Ils suivent aveuglément les inspirations secrètes de leur haine comme des inspirations de la vérité intérieure ; et s’arrêtant avec plaisir aux preuves de sentiment qui justifient leur excès, ils se confirment dans leurs erreurs avec une opiniâtreté insurmontable.

Pour les ignorants et les esprits faibles, ils se font des sujets de crainte imaginaires et ridicules. Ils ressemblent aux enfants qui marchent dans les ténèbres sans guide et sans flambeau ; ils se figurent des spectres épouvantables, ils se troublent et se récrient comme si tout était perdu. La lumière les rassure s’ils sont ignorants ; mais si ce sont des esprits faibles, leur imagination en demeure toujours blessée. La moindre chose qui a quelque rapport à ce qui les a effrayés renouvelle les traces et le cours des esprits qui causent le symptôme de leur crainte. Il est absolument impossible de les guérir ou de les apaiser pour toujours.

Mais lorsque le faux zèle se rencontre avec la haine et la crainte dans un esprit faible, il se produit sans cesse dans cet esprit des jugements si injustes et si violents, qu’on ne peut y penser sans horreur. Pour changer un esprit possédé de ces passions, il faut un plus grand miracle que celui qui convertit saint Paul, et sa guérison serait absolument impossible si l’on pouvait donner des bornes à la puissance et à la miséricorde de Dieu.

Ceux qui marchent dans l’obscurité se réjouissent à la vue de la lumière ; celui-ci ne la peut souffrir. Elle le blesse, car elle résiste à sa passion. Sa crainte étant en quelque façon volontaire à cause que sa haine la produit, il se plaît d’en être frappé, parce qu’on se plaît d’être agité des passions mêmes qui ont le mal pour objet loisque le mal est imaginaire, ou plutôt lorsque l’on sait, comme dans spectacles, que le mal ne peut nous blesser.

Les fantômes que se figurent ceux qui marchent dans les ténèbres s’évanouissent à la lumière d’un flambeau, mais les fantômes de celui-ci ne se dissipent point à la lumière de la vérité. Elle ne peut pas facilement percer les ténèbres de son esprit, elle ne fait qu’irriter son imagination ; de sorte que, comme il s’applique uniquement à l’objet de sa passion, la lumière se réfléchit, et il semble que ces fantômes aient un corps véritable à cause qu’ils repoussent quelques faibles rayons de la lumière qui les frappe.

Mais quand on supposerait dans ces esprits assez de docilité et de réflexion pour écouter et pour comprendre des raisons capables de dissiper leurs erreurs, leur imagination étant déréglée par la crainte, et leur cœur corrompu par la haine et par le faux zèle. ces raisons, toutes solides qu’elles seraient en elles-mêmes ne pourraient arrêter long-temps le mouvement impétueux de ces passions violentes, ni empêcher qu’elles ne se justifiassent bientôt par des preuves sensibles et convaincantes.

Car on doit remarquer qu’il y a des passions qui passent et qui ne reviennent plus, et qu’il y en a d’autres constantes et qui subsistent long-temps. Celles qui ne sont point soutenues par la vue de l’esprit et par quelque raison vraisemblable, mais qui sont seulement produites et fortifiées par la vue sensible de quelque objet et par la fermentation du sang, ne durent pas ; elles meurent pour l’ordinaire incontinent après leur naissance. Mais celles qui sont accompagnées de la vue de l’esprit sont constantes, car le principe qui les produit n’est pas sujet au changement comme le sang et les humeurs. De sorte que la haine, la crainte et toutes les autres passions qui s’excitent ou qui se conservent en nous par la connaissance de l’esprit et non point par la vue sensible de quelque mal, doivent subsister long-temps. Ces passions sont donc les plus durables, les plus violentes, les plus injustes, mais elles ne sont pas les plus vives et les plus sensibles, comme on le va faire voir.

La perception du bien et du mal, laquelle excite les passions, se fait en trois manières : par les sens, par imagination et par l’esprit. La perception du bien et du mal par les sens, ou le sentiment du bien et du mal produit des passions très-promptes et très-sensibles. La perception du bien et du mal par la seule imagination en excite de bien plus faibles ; et la vue du bien et du mal par l’esprit seul n’en produit de véritables, que parce que cette vue du bien et du mal par l’esprit est toujours accompagnée de quelque mouvement des esprits animaux.

Les passions ne nous sont données que pour le bien du corps, et que pour nous unir par le corps à tous les objets sensibles ; car encore que les choses sensibles ne puissent être ni bonnes ni mauvaises à l’égard de l’esprit, elles sont toutefois bonnes ou mauvaises par rapport au corps auquel l’esprit est uni. Ainsi les sens et l’imagination découvrant beaucoup mieux les rapports que les objets sensibles ont avec le corps que l’esprit même, ces facultés doivent exciter des passions beaucoup plus vives qu’une connaissance claire et évidente. Mais parce que nos connaissances sont toujours accompagnées de quelque mouvement d’esprit, une connaissance claire et évidente d’un grand bien et d’un grand mal que les sens ne découvrent pas excite toujours quelque passion secrète.

Cependant toutes nos connaissances claires et évidentes du bien et du mal ne sont pas suivies de quelque passion sensible et dont on s’aperçoive, de même que toutes nos passions ne sont point accompagnées de quelque connaissance de l’esprit. Car si l’on pense quelquefois à des biens et à des maux sans se sentir ému, on se sent souvent ému de quelque passion sans en connaître et même quelquefois sans en sentir la cause. Un homme qui respire un bon air se sent ému de joie sans en savoir la cause, il ne connait pas le bien qu’il possède, qui produit cette joie ; et s’il y a quelque corps invisible qui, se mêlant dans le sang en empêche la fermentation, il se trouvera triste, et pourra même attribuer la cause de sa tristesse à quelque chose de visible qui se présentera devant lui dans le temps de sa passion.

De toutes les passions, il n’y en a point qui soient plus sensibles ni plus promptes, et qui par conséquent soient le moins accompagnées de la connaissance de l’esprit, que l’horreur et l’antipathie, l’agrément et la sympathie. Un homme sommeillant à l’ombre se réveille quelquefois en sursaut si une mouche le pique ou si une feuille le chatouille, comme si un serpent le mordait. Le sentiment confus de quelque chose aussi terrible que la mort même l’effraie, et, sans qu’il y pense, il se trouve agité d’une passion très-forte et très-violente qui est une aversion de désir. Un homme au contraire dans quelque besoin, découvre par hasard quelque petit bien dont la douceur le surprend, il s’attache à cette bagatelle comme au plus grand de tous les biens, sans y faire la moindre réflexion. Cela arrive aussi dans les mouvements de sympathie et d’antipathie. On voit dans une compagnie une personne dont l’air et les manières ont de secrètes alliances avec la disposition présente de notre corps, sa vue nous touche et nous pénètre, nous sommes portés sans réflexion à l’aimer et à lui vouloir du bien. C’est le je ne sais quoi qui nous agite, car la raison n’y a point de part. Il arrive le contraire à l’égard de ceux dont l’air et les manières répandent, pour ainsi dire, le dégoût et l’horreur. Ils ont je ne sais quoi de fade qui repousse et qui nous effraie ; mais l’esprit n’y connait rien, car il n’y a que les sens qui jugent bien de la beauté et de la laideur sensible, lesquelles sont l’objet de ces sortes de passions.


LIVRE SIXIÈME.


DE LA MÉTHODE.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


Dessein de ce livre, et les deux moyens généraux pour conserver l’évidence dans la recherche de la vérité, qui seront le sujet de ce livre.


On a vu, dans les livres précédents, que de l’homme est extrêmement sujet à l’erreur ; que les illusions de ses sens[158], les visions de son imagination[159] et les abstractions de son esprit[160] le trompent à chaque moment ; que les inclinations de sa volonté[161] et les passions de son cœur[162] lui cachent presque toujours la vérité, et ne la lui laissent paraître que lorsqu’elle est teinte de ces fausses couleurs qui flattent la concupiscence. En un mot, l’on a reconnu en partie les erreurs de l’esprit et les causes de ces erreurs ; il est temps présentement de montrer les chemins qui conduisent à la connaissance de la vérité, et de donner à l’esprit toute la force et toute l’adresse que l’on pourra pour marcher dans ces chemins sans se fatiguer inutilement et sans s’égarer.

Mais afin que l’on ne se donne point une peine inutile il la lecture de ce dernier livre, je crois devoir avertir qu’il n’est fait que pour ceux qui veulent chercher sérieusement la vérité par eux-mêmes, et se servir pour cela des propres forces de leur esprit. Je demande qu’ils méprisent pour un temps toutes les opinions vraisemblables ; qu’ils ne s’arrêtent point aux conjectures les plus fortes ; qu’ils négligent l’autorité de tous les philosophes ; qu’ils soient, autant qu’il leur sera possible, sans préoccupation, sans intérêt, sans passion ; qu’ils se défient extrêmement de leurs sens et de leur imagination ; en un mot, qu’ils se souviennent bien de la plupart des choses que l’on a dites dans les livres précédents.

Le dessein de ce dernier livre est d’essayer de rendre à l’esprit toute la perfection dont il est naturellement capable, en lui fournissant les secours nécessaires pour devenir plus attentif et plus étendu, et en lui prescrivant les règles qu’il faut observer, dans la recherche de la vérité, pour ne se tromper jamais, et pour apprendre avec le temps tout ce que l’on peut savoir.

Si l’on portait ce dessein jusqu’à sa dernière perfection, ce que l’on ne prétend pas, car ceci n’est qu’un essai, on póurrait dire qu’on aurait donné une science universelle, et que ceux qui en sauraient faire usage seraient véritablement savants, puisqu’ils auraient le fondement de toutes les sciences particulières, et qu’ils les acquerraient à proportion de l’usage qu’ils feraient de cette science universelle. Car on tâche par ce traité de rendre les esprits capables de former des jugements véritables et certains sur toutes les questions qui leur seront proportionnées.

Comme il ne sutffit pas, pour être bon géomètre, de savoir par mémoire toutes les démonstrations d’Euclide, de Pappus, d'Archimède, d’Appollonius, et de tout ceux qui ont écrit de la géométrie ; ainsi ce n’est pas assez pour être savant philosophe d’avoir lu Platon, Aristote, Descartes, et de savoir par mémoire tous leurs sentiments sur les questions de philosophie. La connaissance de toutes les opinions et de tous les jugements des autres hommes, philosophes ou géomètres, n’est pas tant une science qu’une histoire, car la véritable science, qui seule peut rendre à l’esprit de l’homme la perfection dont il est maintenant capable, consiste dans une certaine capacité de juger solidement de toutes les choses qui lui sont proportionnées. Mais pour ne point perdre de temps et ne préoccuper personne par des jugements précipités, commençons à traiter d’une matière si importante.

Il faut se ressouvenir d’abord de la règle que l’on a établie et prouvée dès le commencement du premier livre, parce qu'elle est le fondement et le premier principe de tout ce que nous dirons dans la suite. Je la répète : on ne doit jamais donner un consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison, c’est-à-dire sans que l’on connaisse clairement que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne voulait pas consentir. Toutes les fois que l’on consent aux vraisemblances, on se met certainement en danger de se tromper et l’on se trompe en effet presque toujours ; ou enfin si l’on ne se trompe pas, ce n’est que par hasard et par bonheur. Ainsi la vue confuse d’un grand nombre de vraisemblances sur différents sujets, ue rend point notre raison plus parfaite ; et il n’y a que la vue claire de la vérité qui lui puisse donner quelque perfection et quelque satisfaction solide.

Il est donc facile de conclure que n’y ayant que l’évidence qui, selon notre première règle, nous assure que nous ne nous trompons point, nous devons surtout prendre garde à conserver cette évidence dans toutes nos perceptions, afin que nous puissions juger solidement de toutes les choses qui sont soumises à notre raison et découvrir toutes les vérités dont nous sommes capables.

Les choses qui peuvent produire et conserver cette évidence sont de deux sortes. Il y en à qui sont en nous ou qui dépendent en quelque manière de nous ; d’autres qui n’en dépendent point. Car de même que pour voir distinctement les objets visibles il est nécessaire d’avoir la vue bonne et de l’arrêter fixement sur ces objets, deux choses qui sont en nous ou qui dépendent de nous en quelque manière ; il faut aussi avoir l’esprit bon et l’appliquer fortement pour pénétrer le fond des vérités intelligibles, deux choses qui sont aussi en nous ou qui dépendent de nous en quelque manière.

Mais comme les yeux ont besoin de lumière pour voir, et que cette lumière dépend de causes étrangères, l’esprit aussi a besoin d’idées pour concevoir, et ces idées, comme l’on a prouvé ailleurs, ne dépendent point de nous, mais d’une cause étrangère qui nous les donne néanmoins en conséquence de notre attention. S’il arrivait donc que les idées des choses ne fussent pas présentes à notre esprit toutes les fois que nous souhaitons de les avoir, et si celui qui éclaire le monde nous les voulait cacher, il nous serait impossible d’y remédier et de connaître aucune chose ; de même qu’il ne nous est pas possible de voir les objets visibles lorsque la lumière nous manque. Mais c’est ce qu’on n’a pas sujet de craindre, car la présence des idées à notre esprit étant naturelle et dépendante de la volonté générale de Dieu, qui est toujours constante et immuable, elle ne nous manque jamais pour découvrir les choses qui sont naturellement sujettes à la raison ; car le soleil qui éclaire les esprits n’est pas comme le soleil qui éclaire les corps ; il ne s’éclipse jamais, et il pénètre tout sans que sa lumière soit partagée.

Les idées de toutes choses nous étant donc continuellement présentes dans le temps même que nous ne les considérons pas avec attention, il ne reste autre chose à faire, pour conserver l’évidence dans toutes nos perceptions, qu’a chercher les moyens de rendre notre esprit plus attentif et plus étendu ; de même que pour bien distinguer les objets visibles qui nous sont présents il n’est nécessaire de notre part que d’avoir bonne vue et de les considérer fixement.

Mais parce que les objets que nous considérons ont souvent plus de rapports que nous n’en pouvons découvrir tout d’une vue par un simple effort d’esprit, nous avons encore besoin de quelques règles qui nous donnent l’adresse de développer si bien toutes les difficultés, qu’aidés des secours qui nous rendront l’esprit plus attentif et plus étendu, nous puissions découvrir avec une entière évidence tous les rapports des choses que nous examinons.

Nous diviserons donc ce sixième livre en deux parties. Nous traiterons dans la première des secours dont l’esprit se peut servir pour devenir plus attentif et plus étendu, et dans la seconde nous donnerons les règles qu’il doit suivre dans la recherche des vérités pour former des jugements solides et sans crainte de se tromper.


CHAPITRE II.


Que attention est nécessaire pour conserver l’évidence dans nos connaissances. Que les modifications de l’âme la rendent attentive, mais qu’elles partagent trop la capacité qu’elle a d'apercevoir.


Nous avons montré dès le commencement de cet ouvrage que l’entendement ne fait qu’apercevoir, et qu’il n’y a point de différence de la part de l’entendement entre les simples perceptions, les jugements et les raisonnements, si ce n’est que les jugements et les raisonnements sont des perceptions beaucoup plus composées que les simples perceptions, parce qu’ils ne représentent pas seulement plusieurs choses, mais même les rapports que plusieurs choses ont entre elles. Car les simples perceptions ne représentent à l’esprit que les choses ; mais les jugements représentent à l’esprit les rapports qui sont entre les choses, et les raisonnements représentent les rapports qui sont entre les rapports des choses, si ce sont des raisonnements simples ; mais si ce sont des raisonnements composés, ils représentent les rapports des rapports, ou les rapports composés qui sont entre les rapports des choses, et ainsi à l’infini. Car, à mesure que les rapports se multiplient, les raisonnements qui représentent à l’esprit ces rapports deviennent plus composés. Néanmoins, les jugements, les raisonnements simples et les raisonnements composés ne sont que de pures perceptions de la part de l’entendement, parce que l’entendeïnent ne fait simplement qu’apercevoir, ainsi qu’on l’a déjà dit dès le commencement du premier livre.

Les jugements et les raisonnements n’étant du côté de l’entendement que de pures perceptions, il est visible que l’entendement ne tombe jamais dans l’erreur, puisque l’erreur ne se trouve point dans les perceptions et qu’elle n’est pas même intelligible. Car enfin l’erreur ou la fausseté n’est qu’un rapport qui n’est point, et ce qui n’est point n’est ni visible ni intelligible. On peut voir que 2 fois 2 font 4 ou que 2 fois 2 ne font pas 5 ; car il y a réellement un rapport d’égalité entre 2 fois 2 et 4 et un d’inégalité entre 2 fois 2 et 5 ; ainsi la vérité est intelligible. Mais on ne verra jamais que 2 fois 2 soient 5, car il n’y a point là de rapport d’égalité ; et ce qui n’est point ne peut être aperçu. L’erreur, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, ne consiste donc que dans un consentement précipité de la volonté, qui se laisse éblouir à quelque fausse lueur, et qui, au lieu de conserver sa liberté autant qu’elle le peut, se repose avec négligence dans l’apparence de la vérité.

Néanmoins, parce qu’il arrive d’ordinaire que l’entendement n’a que des perceptions confuses et imparfaites des choses, il est véritablement une cause de nos erreurs que l’on peut appeler occasionnelle ou indirecte ; car de même que la vue corporelle nous jette souvent dans l’erreur parce qu’elle nous représente les objets de dehors confusément et imparfaitement ; confusément, lorsqu’ils sont trop éloignés de nous ou faute de lumière ; et imparfaitement, parce qu’elle ne nous représente que les côtés qui sont tournés vers nous ; ainsi l’entendement n’ayant souvent qu’une perception confuse et imparfaite des choses, parce qu’elles ne lui sont pas assez présentes et qu’il n’en découvre pas toutes les parties, il est cause que la volonté tombe dans un grand nombre d’erreurs en se rendant trop facilement à ces perceptions obscures et imparfaites.

Il est donc nécessaire de chercher les moyens d’empêcher que nos perceptions ne soient confuses et imparfaites. Et parce qu’il n’y a rien qui les rende plus claires et plus distinctes que l’attention. comme tout le monde en est convaincu, il faut tâcher de trouver des moyens dont. nous puissions nous servir pour devenir plus attentifs que nous ne sommes. C’est ainsi que nous pourrons conserver l’évidence dans nos raisonnements, et voir même tout d’une vue une liaison nécessaire entre toutes les parties de nos plus longues déductions.

Pour trouver ces moyens, il est nécessaire de se bien convaincre de ce que nous avons déjà dit ailleurs, que l’esprit n’apporte pas une égale attention à toutes les choses qu’il aperçoit ; car il s’applique infiniment plus à celles qui le touchent, qui le modifient et qui le pénètrent, qu’à celles qui lui sont présentes, mais qui ne le touchent pas et qui ne lui appartiennent pas ; en un mot, il s’occupe beaucoup plus de ces propres modifications que des simples idées des objets, lesquelles idées sont quelque chose de différent de lui-même.

C’estpour cela que nous ne considérons qu’avec dégoût et sans beaucoup d’application les idées abstraites de l’entendement pur ; que nous nous appliquons beaucoup davantage aux choses que nous imaginons : principalement lorsque nous avons l’imagination forte et qu’il se trace de grands vestiges dans notre cerveau. Enfin c’est à cause de cela que nous nous occupons entièrement des qualités sensibles sans pouvoir même nous appliquer aux idées pures de l’esprit dans le temps que nous sentons quelque chose de fort agréable ou de fort pénible. Car la douleur, le plaisir et les autres sensations n”étant que des manières d”ètre de l’esprit, il n’est pas possible que nous soyons sans les apercevoir et que la capacité de notre esprit n’en soit occupée, puisque toutes nos sensations ne sont que des perceptions et rien autre chose.

Mais il n’en est pas de même des idées pures de l’esprit : nous pouvons les avoir intimement unies à notre esprit sans les considérer avec la moindre attention ; car encore que Dieu soit très-intimement uni à nous et que ce soit dans lui que se trouvent les idées de tout ce que nous voyons, cependant ces idées, quoique présentes et au milieu de nous-mêmes, nous sont cachées lorsque les mouvements des esprits n’en réveillent point les traces, ou lorsque notre volonté n’y applique pas notre esprit, c’est-à-dire lorsqu’elle ne forme point les actes auxquels la représentation de ces idées est attachée par l’auteur de la nature. Ces choses sont le fondement de tout ce que nous allons dire des secours qui peuvent rendre notre esprit plus attentif. Ainsi ces secours seront appuyés sur la nature même de l’esprit, et il y a lieu d’espérer qu’ils ne seront pas chimériques et inutiles, comme beaucoup d’autres, qui embarrassent beaucoup plus qu’ils ne servent. Mais enfin s’ils n’ont pas tout l’usage que l’on souhaite, on ne perdra pas tout à fait son temps à lire ce que l’on en dira, puisqu’on en connaîtra mieux la nature de son esprit.

Les modifications de l’âme ont trois causes, les sens, l’imagination et les passions. Tout le monde sait par sa propre expérience que les plaisirs, les douleurs et généralement toutes les sensations un peu fortes, que les imaginations vives et que les grandes passions occupent si fort l’esprit qu’il n’est pas capable d’attention dans le temps que ces choses le touchent trop vivement, parce qu’alors sa capacité ou sa faculté d’apercevoir en est toute remplie. Mais quand même ces modifications seraient modérées, elles ne laisseraient pas de partager, du moins en quelque sorte, cette capacité de l’esprit, et il ne pourrait employer tout ce qu’il est pour considérer les vérités un peu abstraites.

Il faut donc tirer cette conclusion importante : que tous ceux qui veulent s’appliquer sérieusement à la recherche de la vérité doivent avoir un grand soin d’éviter, autant que cela se peut, toutes les sensations trop fortes, comme le grand bruit, la lumière trop vive, le plaisir, la douleur, etc. Qu’ils doivent veiller sans cesse à la pureté de leur imagination, et empêcher qu’il ne se trace dans leur cerveau de ces vestiges profonds qui inquiètent et qui dissipent continuellement l’esprit. Enfin qu’ils doivent surtout arrêter les mouvements des passions, qui font dans le corps et dans l’âme des impressions si puissantes qu’il est d’ordinaire comme impossible que l’esprit pense à d’autres choses qu’aux objets qui les excitent. Car encore que les idées pures de la vérité nous soient toujours présentes, nous ne les pouvons considérer lorsque la capacité que nous avons de penser est remplie de ces modifications qui nous pénètrent.

Cependant comme il n’est pas possible que l’âme soit sans passion, sans sentiment ou sans quel qu’autre modification particulière, il faut faire de nécessité vertu, et tirer même de ces modifications des secours pour se rendre plus attentif. Mais il faut bien de l’adresse et de la circonspection dans l’usage de ces secours pour en tirer quelque avantage. Il faut bien examiner le besoin que l’on en a, et ne s’en servir qu’au tant que la nécessité de se rendre attentif nous y contraint.


CHAPITRE III.


De l’usage que l’on peut faire des passions et des sens pour conserver l’attentíon de l’esprit.


Les passions dont il est utile de se servir pour s’exciter à la recherche de la vérité sont celles qui donnent la force et le courage de surmonter la peine que l’ou trouve à se rendre attentif. Il y en a de bonnes et de mauvaises : de bonnes, comme le désir de trouver la vérité, d’acquérir assez de lumière pour se conduire, de se rendre utile au prochain, et quelques autres semblables ; de mauvaises ou dangereuses, comme le désir d’acquérir de la réputation, de se faire quelque établissement, de s’élever au-dessus de ses semblables, et quelques autres encore plus déréglées dont il n’est pas nécessaire de parler.

Dans le malheureux état ou nous sommes, il arrive souvent que les passions les moins raisonnables nous portent plus vivement à la recherche de la vérité et nous consolent plus agréablement dans les peines que nous y trouvons que les passions les plus justes et les plus raisonnables. La vanité, par exemple, nous agite beaucoup plus que l’amour de la vérité, et l’on voit tous les jours que des personnes s’appliquent continuellement à l’étude lorsqu’elles trouvent des gens à qui elles puissent dire ce qu’elles ont appris, et qui l’abandonnent entièrement lorsqu’elles ne trouvent plus personne qui les écoute. La vue confuse de quelque gloire qui les environne lorsqu’elles débitent leurs opinions leur soutient le courage dans les études même les plus stériles et les plus ennuyeuses. Mais si par hasard ou par la nécessité de leurs affaires elles se trouvent éloignées de ce petit troupeau qui leur applaudissait, leur ardeur se refroidit aussitôt ; les études même les plus solides n’ont plus d’attrait pour elles : le dégoût, l’ennuí, le chagrin les prend, elles quittent tout. La vanité triomphait de leur paresse naturelle, mais la paresse triomphe à son tour de l’amour de la vérité ; car la vanité résiste quelquefois à la paresse, mais la paresse est presque toujours victorieuse de l’amour de la vérité.

Cependant la passion pour la gloire se pouvant rapporter à une bonne fin, puisqu’on peut se servir pour la gloire même de Dieu et pour l’utilité des autres de la réputation que l’on a, il est peut-être permis à quelques personnes de se servir en certaines rencontres de cette passion comme d’un secours pour rendre l’esprit plus attentif. Mais il faut bien prendre garde de n’en faire usage que lorsque les passions raisonnables dont nous venons de parler ne suffisent pas, et que nous sommes obligés par devoir à nous appliquer à des sujets qui nous rebutent. Premièrement, parce que cette passion est très-dangereuse pour la conscience ; secondement, parce qu’elle engage insensiblement dans de mauvaises études, et qui ont plus d’éclat que d’utilité et de vérité ; enfin, parce qu’il est très-difficile de la modérer, qu’on en serait souvent la dupe, et que, prétendants éclairer l’esprit, on ne ferait peut-être que fortifier la concupiscence de l’orgueil, qui non seulement corrompt le cœur, mais répang aussi dans l’esprit des ténèbres qu’il est moralement impossible de dissiper.

Car on doit conšidérer que cette passion s’augmente, se fortifie et s’établit insensiblement dans le cœur de l’homme, et que lorsqu’elle est trop violente, au lieu d’aider l’esprit dans la recherche de la vérité, elle l’aveugle étrangement et lui fait même croire que les choses sont comme il souhaite qu’elles soient.

Il est sans doute qu’il ne se trouverait pes tant de fausses inventions et tant de découvertes imaginaires, si les hommes ne se laissaient point étourdir par des désirs ardents de paraître inventeurs. Car la persuasion ferme et obstinée où ont été plusieurs personnes qu’ils avaient trouvé par exemple le mouvement perpétuel, le moyen d’égaler le cercle au carré et celui de doubler le cube par la géométrie ordinaire, leur est venue apparemment du grand désir qu’ils avaient de paraître avoir exécuté ce que plusieurs personnes avaient tenté inutilement.

Il est donc bien plus à propos de s’exciter à des passions qui sont d’autant plus utiles pour la recherche de la vérité qu’elles sont plus fortes, et dans lesquelles l’excès est peu à craindre, comme sont les désirs de faire bon usage de son esprit, de se délivrer de ses préjugés et de ses erreurs, d’acquérir assez de lumière pour se conduire dans l’état dans lequel on est, et d’autres passions semblables qui ne nous engagent point dans des études inutiles, et qui ne nous portent point il faire des jugements trop précipités.

Quand on a commencé à goûter le plaisir qui se trouve dans l’usage de l’esprit, qu’on a reconnu l’utilité qui en revient et qu’on s’est défait des grandes passions et dégoûté des plaisirs sensibles, qui sont toujours, lorsqu’on s’y abandonne indiscrètement, les maîtres ou plutôt les tyrans de la raison ; l’on n’a pas besoin d’autres passions que de celles dont on vient de parler pour se rendre attentif aux sujets que l’on veut méditer.

Mais la plupart des hommes ne sont point dans cet état : ils n’ont du goût, de l’intelligence, de la délicatesse que pour ce qui touche les sens. Leur imagination est corrompue d’un nombre presque infini de traces profondes qui ne réveillent que de fausses idées ; car ils tiennent à tout ce qui tombe sous les sens et sous l’imagination, et ils en jugent toujours selon l’impression qu’ils en reçoivent, c’est-à-dire par rapport à eux. L’orgueil, la débauche, les engagements, les désirs inquiets de faire quelque fortune, si communs dans les gens du monde, obscurcissent en eux la vue de la vérité comme ils étouffent en eux les sentiments de piété, parce qu’ils les séparent de Dieu, qui seul peut nous éclairer comme il peut seul nous régler. Car nous ne pouvons augmenter notre union avec les choses sensibles sans diminuer celle que nous avons avec les vérités intelligibles. puisque nous ne pouvons dans un même temps être unis étroitement à des choses si différentes et si opposées.

Ceux donc qui ont l’imagination pure et chaste, je veux dire dont le cerveau n’est point rempli de traces profondes qui attachent aux choses visibles, peuvent facilement s’unir à Dieu et se rendre attentifs à la vérité qui leur parle ; ils peuvent se passer des secours qu’on tire des passions. Mais ceux qui sont dans le grand monde, qui tiennent à trop de choses, et dont l’imagination est toute salie par les idées fausses et obscures que les objets sensibles ont excitées en eux, ils ne peuvent s’appliquer à la vérité s’ils ne sont soutenus de quelque passion assez forte pour contre-balancer le poids du corps qui les entraîne et pour former dans leur cerveau des traces capables de faire révulsion dans les esprits animaux. Mais, comme toute passion ne peut par elle-même que confondre les idées, ils ne doivent s’en servir qu’au tant que la nécessité le demande ; et tous les hommes doivent s’étudier eux-mêmes, afin de proportionner leurs passions à leur faiblesse.

Il n’est pas difficile de trouver les moyens d’exciter en soi-même les passions que l’on souhaite. La connaissance que l’on a donnée de l’union de l’âme et du corps, dans les livres précédents, donne assez d’ouverture pour cela ; car, en un mot, il suffit de penser avec attention aux objets qui, selon l’institution de la nature, sont capables d’exciter les passions. Ainsi, l’on peut presque toujours faire naître dans son cœur les passions dont on a besoin ; mais si l’on peut presque toujours les faire naître, on ne peut pas toujours les faire mourir ni remédier aux désordres qu’elles ont causés dans l’imagination. On doit donc en user avec beaucoup de modération.

Il faut surtout prendre garde à ne pas juger des choses par passion, mais seulement par la vue claire de la vérité, ce qu’il est presqu’impossible d’observer lorsque les passions sont un peu vives. La passion ne doit servir qu’à réveiller l’attention ; mais elle produit toujours ses propres idées, et elle pousse vivement la volonté à juger des choses par ces idées qui la touchent plutôt que par les idées pures et abstraites de la vérité qui ne la touchent pas. De sorte que l’on forme souvent des jugements qui ne durent qu’au tant que la passion, parce que ce n’est point la vue claire de la vérité immuable, mais la circulation du sang qui les fait former.

Il est vrai que les hommes sont étrangement obstinés dans leurs erreurs, et qu’ils en soutiennent la plupart toute leur vie ; mais c’est que ces erreurs ont souvent d’autres causes que les passions, ou bien elles dépendent de certaines passions durables qui viennent de la conformation du corps, de l’intérêt ou de quelque autre cause qui subsiste long-temps. L’intérêt, par exemple, durant toujours, il produit une passion qui ne meurt jamais, et les jugements que cette passion fait former sont assez durables. Mais tous les autres sentiments des hommes qui dépendent des passions particulières sont aussi incrustants que le peut être la fermentation de leurs humeurs. Ils disent tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; et ce qu’ils disent est assez souvent conforme à ce qu’ils pensent. Comme ils courent d’un faux bien à un autre faux bien par le mouvement de leur passion, et qu’ils s’en dégoûtent lorsque ce mouvement cesse, ils courent aussi de faux système en faux système ; ils embrassent avec chaleur un faux sentiment lorsque la passion le rend vraisemblable ; mais, cette passion éteinte, ils l’abandonnent. Ils goûtent par les passions de tous les biens sans rien trouver de bon ; ils voient par les mêmes passions toutes les vérités sans rien voir de vrai, quoique, dans le temps que la passion dure, ce qu’ils goûtent leur paraisse le souverain bien, et ce qu’ils voient soit pour eux une vérité incontestable.

La seconde source d’où l’on peut tirer quelque secours pour rendre l’esprit attentif sont les sens ; les sensations sont les propres modifications de l'âme, les idées pures de l’esprit sont quelque chose de différent : les sensations réveillent donc notre attention d’une manière beaucoup plus vive que les idées pures. Ainsi il est visible que l’on peut remédier au défaut d’application de l’esprit aux vérités qui ne le touchent pas, en les exprimant par des choses sensibles qui le touchent.

C’est pour cela que les géomètres expriment par des lignes sensibles les proportions qui sont entre les grandeurs qu’ils veulent considérer. En traçant ces lignes sur le papier, ils tracent pour ainsi dire dans leur esprit les idées qui y répondent ; ils se les rendent plus familières parce qu’ils les sentent en même temps qu’ils les conçoivent. C’est de cette manière que l’on peut apprendre plusieurs choses assez difficiles aux enfants qui ne sont pas capables des vérités abstraites à cause de la délicatesse des fibres de leur cerveau. Ils ne voient des yeux que des couleurs, des tableaux, des images ; mais ils considèrent par l’esprit les idées qui répondent à ces objets sensibles.

Il faut surtout prendre garde à ne point couvrir les objets que l’on veut considérer ou que l’on veut faire voir aux autres de tant de sensibilité que l’esprit en soit plus occupé que de la vérité même, car c’est un défaut des plus considérables et des plus ordinaires. On voit tous les jours des personnes qui ne s’attachent qu’à ce qui touche les sens, et qui s’expriment d’une manière si sensible que la vérité est comme étouffée sous le poids des vains ornements de leur fausse éloquence ; de sorte que, ceux qui les écoutent étant beaucoup plus touchés par la mesure de leurs périodes et par les mouvements de leurs figures que par les raisons qu’ils entendent, ils se laissent persuader sans savoir seulement ce qui les persuade ni même de quoi ils sont persuadés.

Il faut donc bien prendre garde à tempérer de telle manière la sensibilité de ses expressions que l’on ne fasse que rendre l’esprít plus attentif. Il n’y a rien de si beau que la vérité : il ne faut pas prétendre qu’on la puisse rendre plus belle en la fardant de quelques couleurs sensibles qui n’ont rien de solide et qui ne peuvent charmer que fort peu de temps. On lui donnerait peut-être quelque délicatesse, mais on diminuerait sa force. On ne doit pas la revêtir de tant d’éclat et de brillant que l’esprit s’arrête davantage à ses ornements qu’à elle-même : ce serait la traiter comme certaines personnes que l’on charge de tant d’or et de pierreries qu’elles paraissent eniin la partie la moins considérable du tout qu’elles composent avec leurs habits. Il faut revêtir la vérité comme les magistrats de Venise, qui sont obligés de porter une robe et une toque toute simple qui ne fait que les distinguer du commun des hommes, afin qu’on les regarde au visage avec attention et avec respect, et qu’on ne s’arrête pas à leur chaussure. Enfin il faut prendre garde à ne lui pas donner une trop grande suite de choses agréables qui dissipent l’esprit et qui l’empêchent de la reconnaître, de peur qu’on ne rende à quel qu’autre les honneurs qui lui sont dus, comme il arrive quelquefois aux princes qu’on ne peut reconnaître dans le grand nombre des gens de cour qui les environnent, et qui prennent trop de cet air grand et majestueux qui n’est propre qu’aux souverains.

Mais, afin de donner un plus grand exemple, je dis qu’il faut exposer aux autres la vérité comme la vérité même s’est exposée. Les hommes, depuis le péché de leur père, ayant la vue trop faible pour considérer la vérité en elle-même, cette souveraine vérité s’est rendue sensible en se couvrant de notre humanité, afin d’attirer nos regards, de nous éclairer et de se rendre aimable à nos yeux. Ainsi on peut, à son exemple, couvrir de quelque chose de sensible les vérités que nous voulons comprendre et enseigner aux autres, afin d’arrêter l’esprit qui aime le sensible et qui ne se prend aisément que par quelque chose qui flatte les sens. La sagesse éternelle s’est rendue sensible, mais non dans l’éclat ; elle s’est rendue sensible, non pour nous arrêter au sensible, mais pour nous élever à l’intelligible ; elle s’est rendue sensible pour condamner et sacrifier en sa personne toutes les choses sensibles. Nous devons donc nous servir, dans la connaissance de la vérité, de quelque chose de sensible qui n’ait point trop d’éclat et qui ne nous arrête point trop au sensible, mais qui puisse seulement soutenir la vue de notre esprit dans la contemplation des vérités purement intelligibles. Nous devons nous servir de quelque chose de sensible, que nous puissions dissiper, anéantir, sacrifier avec plaisir à la vue de la vérité vers laquelle elle nous aura conduits. La sagesse éternelle s’est présentée hors de nous d’une manière sensible, non pour nous arrêter hors de nous, mais afin de nous faire rentrer dans nous mêmes et que, selon l’homme intérieur, nous la pussions considérer d’une manière intelligible. Nous devons aussi, dans la recherche de la vérité, nous servir de quelque chose de sensible qui ne nous arrête point hors de nous par son éclat, mais qui nous fasse rentrer dans nous-mêmes, qui nous rende attentifs et nous unisse à la vérité éternelle, laquelle seule préside à l’esprit et le peut éclairer sur quelque sujet que ce puisse être.

CHAPITRE IV.

De l’usage de l’organisation pour conserver l’attention de l’esprit, et de l’utilité de la géométrie.

Il faut user de grandes circonspections dans le choix et dans l’usage des secours que l’on peut tirer de ses sens et de ses passions pour se rendre attentif à la vérité, parce que nos passions et nos sens nous touchent trop vivement, et qu’ils remplissent de telle sorte la capacité de l’esprit qu’il ne voit souvent que ses propres sensations lorsqu’il pense découvrir les choses en elles-mêmes. Mais il n’en est pas de même des secours que l’on peut tirer de son imagination : ils rendent l’esprit attentif sans en partager inutilement la capacité, et ils aident ainsi merveilleusement à apercevoir clairement et distinctement les objets, de sorte qu’il est presque toujours avantageux de s’en servir. Mais rendons ceci sensible par quelques exemples.

On sait qu’un corps est mu par deux ou par plusieurs causes différentes vers deux ou plusieurs différents côtés ; que ces forces les poussent également ou inégalement ; qu’elles augmentent ou qu’elles diminuent incessamment, selon une proportion connue telle qu’on voudra. Et l’on demande quel est le chemin que doit tenir ce corps, l’endroit où il se doit trouver dans un tel moment, quelle doit être sa vitesse lorsqu’il est arrivé à un tel endroit, et autres choses semblables.

1. Du point A, que l’on suppose être celui d’où ce corps commence à se mouvoir, on doit tirer d’abord les lignes indéfinies, AB, AC, qui font l’angle BAC si elles se coupent ; car AB et AC sont directes et ne se coupent pas lorsque les mouvements qu’elles expriment sont directement opposés. L’on représente ainsi distinctement l’imagination ou, si on le veut, aux sens, le chemin que suivrait ce corps s’il n’y avait qu’une de ces forces qui le poussât vers quelqu’un des côtés A ou B.

2. Si la force qui meut ce corps vers B est égale à celle qui le meut vers C, on doit couper dans les lignes AB et AC des parties 1, 2, 3, 4, et i, ii, iii, iv, également éloignées de A. Si la force qui le meut vers B est double de celle qui le meut vers C, l’on coupe les parties dans AB doubles de celles que l’on coupe dans AC. Si cette force est sous-double, on les coupe sous-doubles ; si trois fois plus grande ou plus petite, on les coupe trois fois plus grandes ou plus petites. Les divisions de ces lignes expriment encore à l’imagination la grandeur des différentes forces qui meuvent ce corps, et en même temps l’espace qu’elles sont capables de lui faire parcourir.

3. L’on tire par ces divisions des parallèles sur AB et sur AC, afin d’avoir les lignes 1X, 2X, 3X, etc. égales à Ai, Aiii, etc., et iX, iiX, iiiX égales à Al, A2, A3, qui expriment les espaces que ces forces sont capables de faire parcourir à ce corps, et par les intersections de ces parallèles on tire la ligne AXYE, laquelle représente à l’imagination : premièrement, la véritable grandeur du mouvement composé de ce corps, que l’on conçoit poussé en même temps vers B et vers C par deux forces différentes, selon une telle proportion ; secondement, le chemin qu’il doit tenir ; enfin tous les lieux où il doit être dans un temps déterminé ; de sorte que cette ligne sert non-seulement à soutenir la vue de l’esprit dans la recherche de toutes les vérités qu’on veut découvrir sur la question proposée, elle en représente même la résolution d’une manière sensible et convaincante.

Premièrement, cette ligne AXYE exprime la véritable grandeur du mouvement composé ; car l’on voit sensiblement que, si les forces qui le produisent peuvent chacune faire avancer ce corps d’un pied en une minute, son mouvement composé sera de deux pieds en une minute si les mouvements composants s’accordent parfaitement ; car, dans ce cas, il suffit d’ajouter AB à AC, parce que les forces des mouvements composants sont entièrement employées à former le mouvement composé ; et si ces mouvements ne peuvent s’accorder entièrement, le composé AE sera plus grand que l’un des composants AB ou AC de la ligne YE. Mais si ces mouvements se font par deux lignes qui fassent l’angle CAB, de 120 degrés, le composé sera égal à chacun des composants égaux. Enfin si ces mouvements sont entièrement opposés, le composé sera nul, parce que les forces des mouvements composants étant égales, elles font équilibre.

Secondement, cette ligne AXYE représente à l’imagination le chemin que doit suivre le corps, et l’on voit sensiblement selon quelle proportion il avance plus d’un côté que de l’autre. On voit aussi que tous les mouvements composés sont droits lorsque chacun des composants est toujours le même, quoiqu’ils soient inégaux entre eux ; ou bien lorsque les composants sont toujours égaux entre eux, quoiqu’ils ne soient pas toujours les mêmes. Enfin il est visible que les lignes que décrivent ces mouvements sont courbes lorsque les composants sont inégaux entre eux, et ne sont pas toujours les mêmes.

Enfin cette ligne représente à l’imagination tous les lieux où ce corps, poussé par deux forces différentes vers deux différents endroits, doit se trouver ; de sorte que l’on peut marquer précisément le point où ce corps doit être dans tel instant qu’on voudra. Si l’on veut savoir, par exemple, où il doit se trouver au commencement de la quatrième minute, il n’y a qu’à diviser les lignes A B ou A C en des parties qui expriment l’espace que ces forces connues seraient capables chacune en particulier de faire parcourir à ce corps dans une minute ; et prendre trois de ces parties dans quel qu’une de ces lignes, et tirer ensuite par le commencement de la quatrième 3 X parallèle à A B, ou iii X parallèle à A C. Car il est évident que le point X, que l’une ou l’autre de ces parallèles détermine dans la ligne AXYE, marque l’endroit où ce corps se trouvera au commencement de la troisième minute de son mouvement. Ainsi cette manière d’examiner les questions ne soutient pas seulement la vue de l'esprit, elle lui en montre même la résolution ; et elle lui donne assez de lumière pour découvrir les choses inconnues par fort peu de choses connues.

Il suffit, par exemple, après ce qu’on a dit, que l’on sache seulement qu’un corps qui était en A dans un tel temps se trouve en E dans un autre, et que les forces différentes le poussent par des lignes qui fassent un angle donné tel que B A C, pour découvrir la ligne de son mouvement composé, et les différents degrés de vitesse des mouvements simples, pourvu que l’on sache que ces mouvements soient égaux entre eux ou uniformes. Car quand on a deux points d’une ligne droite, on l’a tout entière ; et l’on peut comparer la ligne droite A E, ou le mouvement composé qui est connu, avec les lignes A B et A C, c’est-à-dire avec les mouvements simples qui sont inconnus.

Si l’on suppose de nouveau qu’une pierre soit poussée de A[163] vers B par un mouvement uniforme, mais qu’elle descende vers C, infiniment éloigné du point A, par un mouvement inégal, semblable à celui dont on croit ordinairement que les corps pesants tendent au centre de la terre, c’est-à-dire que les espaces qu’elle parcourt soient entre eux comme les carrés des temps qu’elle emploie à les parcourir, la ligne qu’elle décrira sera toujours une parabole, et I’on pourra déterminer dans la dernière exactitude le point où elle sera dans un tel moment de son mouvement.

Car si dans ce premier moment ce corps tombe de deux pieds de A vers C, dans le second de six, dans le troisième de dix, dans le quatrième de quatorze, et qu’il soit poussé par un mouvement uniforme de A vers B, qui est de la longueur de seize pieds, il est visible que la ligne qu’il décrira sera une parabole dont le paramètre sera long de huit pieds. Car le carré des appliquées ou ordonnées au diamètre, lesquelles marquent les temps et le mouvement réglé de A vers B, sera égal au rectangle du paramètre par les lignes qui marquent les mouvements inégaux et accélérés ; et les carrés des appliquées, c’est-à-dire les carrés des temps, seront entre eux comme les parties du diamètre comprises entre le pôle et les appliquées.

16 : 64 :: 2 : 8.      
64 : 144 :: 8 : 18. etc.

Il suffit de considérer la sixième figure pour se persuader de ceci. Car les demi-cercles font connaître que A 2 est à A 4, c’est-à-dire, à l’appliquée 2 X, qui lui est égale, comme 2 X est à A 8 ; que A 18 est A 12, c’est-à-dire à l’appliquée 18 X, comme 18 X est à A 8, etc. ; qu’ainsi les rectangles A 2 par A 8, et A 18 aussi par A 8 sont égaux aux carrés de 2 X, et de 18 X, etc., et par conséquent que ces carrés sont entre eux comme ces rectangles.

Les parallèles sur A B et sur A C qui se coupent aux points X. X. X font encore sensiblement connaître le chemin que doit tenir ce corps. Elles marquent les endroits où il doit être en un tel temps. Elles représentent enfin aux yeux la véritable grandeur du mouvement composé et de son accélération en un temps déterminé.

Supposant de nouveau qu’un corps se meuve de A vers C inégalement, aussi bien que de A vers B, si l’inégalité est pareille au commencement et toujours, c’est-à-dire, si l’inégalité de son mouvement vers C est semblable à celui vers B, ou s’il augmente avec la même proportion, la ligne qu’il décrira sera droite.

Mais si l’on suppose qu’il y ait inégalité dans l’augmentation ou dans la diminution des mouvements simples, quoique l’on suppose cette inégalité telle qu’on voudra, il sera toujours facile de trouver la ligne qui représente à l’imagination le mouvement composé de mouvements simples, en exprimant par des lignes ces mouvements, et en tirant à ces lignes des parallèles qui s’entrecoupent. Car la ligne qui passera par toutes les intersections de ces parallèles représentera le mouvement composé de ces mouvements inégaux, et inégalement accélérés ou diminués.

Par exemple, si l’on suppose qu’un corps soit mu par deux forces égales ou inégales telles qu’on voudra, qu’un de ces mouvements augmente ou diminue toujours selon une progression géométrique ou arithmétique telle qu’on voudra, et que l’autre mouvement augmente ou diminue aussi selon une progression arithmétique ou géométrique telle qu’on voudra ; pour trouver les points par lesquels doít passer la ligne qui représente aux yeux et à l’lmaglnation le mouvement composé de ces mouvements, voici ce qu’il y tu à faire.

Il faut d’abord tirer, comme l’on a dit, les deux lignes A B et A C, pour exprimer les deux mouvements simples ; et diviser ces lignes selon la supposition de l’accélération de ces mouvements. Si l’on suppose que le mouvement exprimé par la ligne A C augmente ou diminue selon une progression arithmétique 1, 2, 3, 4, 5 ; il faut la diviser aux points marqués 1, 2, 3, 4, 5 ; et si l’on suppose que le mouvement exprimé par la ligne A B augmente selon la progression double 1, 2, 4, 8, 16. ou diminue selon la progression sous-double 4, 2, 1, 1/2, 1/4, 1/8, il faut la diviser aux points marqués 1, 2, 4, 8, 16 ; ou 4, 2, 1, 1/2, 1/4, 1/8. Ensuite il faut tirer par ces divisions des parallèles à A B et à A C ; et la ligne A E ; qui doit exprimer le mouvement composé que l’on cherche, passera nécessairement par tous les points où ces parallèles s’entrecouperont. Et ainsi lîon voit le chemin que ce corps mu doit tenir.

Si l’on veut connaître exactement combien il y a de temps que ce corps a commencé d’être remué lorsqu’il est arrivé à un tel point ; les parallèles tirées de ce point sur A B ou sur A C le marqueront, car les divisions de A B et de A C marquent le temps. De même, si l’on veut savoir le point où ce corps sera arrivé en un tel temps, les parallèles tirées des divisions des lignes A B et A C, qui représentent ce temps, marqueront par leur intersection ce point que l’on cherche. Pour l’éloignement du lieu d’où il a commencé à se mouvoir, il sera toujours facile de le connaître en tirant une ligne de ce point vers A, car la longueur de cette ligne se connaîtra par rapport à A B ou à A C qui sont connues. Mais pour la longueur du chemin que ce corps aura fait pour arriver à ce point, il sera difficile de la connaître, à cause que la ligne de son mouvement A E étant courbe, on ne peut la rapporter à aucune de ces lignes droites.

Que si l’on voulait déterminer les points infinis par lesquels ce corps doit passer, c’est-à-dire décrire exactement, et par un mouvement continu, la ligne A E ; il serait nécessaire de se faire un compas dont le mouvement des jambes fût réglé, selon les conditions exprimées dans les suppositions que l’on vient de faire. Ce qui est souvent très-difficile à inventer, impossible à exécuter, et assez inutile pour découvrir les rapports que les choses ont entre elles, puisque l’on n’a pas d’ordinaire besoin de tous les points dont cette ligne est composée, mais seulement de quelques-uns qui servent à conduire l’imagination lorsqu’elle considère de tels mouvements.

Ces exemples suffisent pour faire connaître que l’on peut exprimer par lignes, et représenter ainsi à l’imagination la plupart de nos idées ; et que la géométrie, qui apprend à faire toutes les comparaisons nécessaires pour connaître les rapports des lignes, est d’un usage beaucoup plus étendu qu’on ne le pense ordinairement. Car enfin l’astronomie, la musique, les mécaniques et généralement toutes les sciences qui traitent des choses capables de recevoir du plus ou du moins, et par conséquent que l’on peut regarder comme étendues, c’est-à-dire, toutes les sciences exactes, se peuvent rapporter à la géométrie, parce que toutes les vérités spéculatives ne consistant que dans les rapports des choses et dans les rapports qui se trouvent entre leurs rapports, elles se peuvent toutes rapporter à des lignes. On en peut tirer géométriquement plusieurs conséquences ; et ces conséquences étant rendues sensibles par les lignes qui les représentent, il n’est presque pas possible de se tromper, et l’on peut pousser les sciences fort loin avec beaucoup de facilité.

La raison, par exemple, pour laquelle on reconnaît très-distinctement et l’on marque précisément dans la musique une octave, une quinte, une quarte, c’est que l’on exprime les sons avec des cordes exactement divisées, et que l’on sait que la corde qui sonne l’octa’e est en proportion double avec l’autre avec laquelle se fait l’octave ; que la quinte est en proportion sesquialtère ou de trois à deux, et ainsi des autres. Car l’oreille seule ne peut juger des sons avec la précision et la justesse nécessaire à une science. Les plus habiles praticiens, ceux qui ont l’oreille la plus délicate et la plus fine, ne sont pas encore assez sensibles pour reconnaître la différence qu’il y a entre certains sons ; et ils se persuadent faussement qu’il n’y en a point, parce qu’ils ne jugent des choses que par le sentiment qu’ils en ont. Il y en à qui ne mettent point de différence entre une octave et trois ditons[164]. Quelques-uns même s’imaginent que le ton majeur n’est point différent du ton mineur ; de sorte que le comma, qui en est la différence, leur est insensible, et à plus forte raison le schísma, qui n’est que la moitié du comma.

Il n’y a donc que la raison qui nous fasse manifestement voir que l’espace de la corde, qui fait la différence entre certains sons, étant divisible en plusieurs parties, il peut y avoir encore un très-grand nombre de différents sons utiles et inutiles pour la musique, lesquels l’oreille ne peut discerner. D’où il est clair que sans l’arithmétique et la géométrie la musique régulière et exacte nous serait inconnue, et que nous ne pourrions réussir en cette science que par hasard et par imagination ; c’est-à-dire que la musique ne serait plus une science fondée sur des démonstrations incontestables, quoique les airs que l’on compose par la force de l’imagination soient plus beaux et plus agréables aux sens que ceux que l’on compose par les règles.

De même dans les mécaniques la pesanteur de quelques poids et la distance du centre de pesanteur de ce poids d’avec le soutien étant capable du plus et du moins, l'une et l’autre se peuvent exprimer par des lignes. Ainsi, l’on se sert utilement de la géométrie pour découvrir et pour démontrer une infinité de nouvelles inventions très-utiles à la vie, et même très-agréables à l’esprit à cause de l’évidence qui les accompagne.

Si, par exemple, on a un poids donné, comme de six livres, que l’on veuille mettre en équilibre avec un poids de trois livres seulement, et que ce poids de six livres soit attaché au bras d’une balance éloigné du soutien de deux pieds ; sachant seulement le principe général de toutes les mécaniques : que les poids pour demeurer en équilibre doivent être en proportion réciproque avec leur distance du soutien, c’est-à-dire qu’un poids doit être à l’autre poids comme la distance qui est entre le dernier et le soutien est à la distance du premier d’avec le même soutien, il sera facile de trouver, par la géométrie, quelle doit être la distance du poids de trois livres afin que tout demeure en équilibre, en trouvant, selon la douzième proposition du sixième livre d’Euclide, une quatrième ligne proportionnelle qui sera de quatre pieds. De sorte que, sachant seulement le principe fondamental des mécaniques, on peut découvrir avec évidence toutes les vérités qui en dépendent en appliquant la géométrie à la mécanique, c’est-à-dire en exprimant sensiblement par des lignes toutes les choses que l’on considère dans les mécaniques.

Les lignes et les figures de géométrie sont donc très-propres pour représenter à l’imagination les rapports qui sont entre les grandeurs ou entre les choses qui diffèrent du plus et du moins. comme les espaces. les temps, les poids, etc., tant à cause que ce sont des objets très-simples qu’a cause qu’on les imagine avec beaucoup de facilité. On pourrait même dire, à l’avantage de la géométrie, que les lignes peuvent représenter à l’imagination plus de choses que l’esprit n’en peut connaître, puisque les ligues peuvent exprimer les rapports des grandeurs incommensurables, c’est-à-dire des grandeurs dont on ne peut connaître les rapports, à cause quelles n’ont aucune mesure par laquelle on en puisse faire la comparaison. Mais cet avantage n’est pas fort considérable pour la recherche de la vérité, puisque ces expressions sensibles des grandeurs incommensurables ne découvrent point distinctement à l’esprit leur véritable grandeur.

La géométrie est donc très-utile pour rendre l’esprit attentif aux choses dont on veut découvrir les rapports ; mais il faut avouer qu’elle nous est quelquefois occasion d’erreur, parce que nous nous occupons si fort des démonstrations évidentes et agréables que cette science nous fournit, que nous ne considérons pas assez la nature. C’est principalement pour cette raison que toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas, que toutes les compositions de musique ou les proportions des consonnances sont le mieux observées ne sont pas les plus agréables, et que les supputations les plus exactes dans l’astronomie ne prédisent quelquefois pas mieux la grandeur et le temps des éclipses. La nature n’est point abstraite : les leviers et les roues des mécaniques ne sont pas des lignes et des cercles mathématiques ; nos goûts pour les airs de musique ne sont pas toujours les mêmes dans tous les hommes, ni dans les mêmes hommes en différents temps ; ils changent selon les différentes émotions des esprits, de sorte qu’il n’y a rien de si bizarre. Enfin, pour ce qui regarde l’astronomie. il n’y a point de parfaite régularité dans le cours des planètes ; nageant dans ces grands espaces, elles sont emportées irrégulièrement par la matière fluide qui les environne. Ainsi, les erreurs où l’on tombe dans l’astronomie, les mécaniques, la musique, et dans toutes les sciences auxquelles on applique la géométrie, ne viennent point de la géométrie, qui est une science incontestable, mais de la fausse application qu’on en fait.

On suppose, par exemple, que les planètes décrivent par leurs mouvements des cercles et des ellipses parfaitement régulières ; ce qui n’est point vrai. On fait bien de le supposer, afin de raisonner, et aussi parce qu’il s’en faut peu que cela ne soit vrai ; mais on doit toujours se souvenir que le principe sur lequel on raisonne est une supposition. De même, dans les mécaniques on suppose que les roues et les leviers sont parfaitement durs et semblables à des lignes et à des cercles mathématiques sans pesanteur et sans frottement ; ou plutôt on ne considère pas assez leur pesanteur, leur frottement, leur matière, ni le rapport que ces choses ont entre elles ; que la dureté ou la grandeur augmente la pesanteur, que la pesanteur augmente le frottement, que le frottement diminue la force, qu’elle rompt ou use en peu de temps la machine, et qu’ainsi ce qui réussit presque toujours en petit ne réussit presque jamais en grand.

Il ne faut donc pas s’étonner si on se trompe, puisque l’on veut raisonner sur des principes qui ne sont point exactement connus ; et il ne faut pas s’imaginer que la géométrie soit inutile à cause qu’elle ne nous délivre pas de toutes nos erreurs. Les suppositions établies, elle nous fait raisonner conséquemment. Nous rendant attentifs à ce que nous considérons, elle nous le fait connaître évidemment. Nous reconnaissons même par elle si nos suppositions sont fausses z car étant toujours certains que nos raisonnements sont vrais, et l’expérience ne s’accordant point avec eux, nous découvrons que les principes supposés sont faux. Mais sans la géométrie et l’arithmétique on ne peut rien découvrir dans les sciences exactes qui soit un peu difficile, quoiqu’on ait des principes certains et incontestables.

On doit donc regarder la géométrie comme une espèce de science universelle qui ouvre l’esprit, qui le rend attentif, et qui lui donne l’adresse de régler son imagination et d’en tirer tout le secours qu’il en peut recevoir : car, par le secours de la géométrie, l’esprit règle le mouvement de l’imagination, et l’imagination réglée soutient la vue et l’application de l’esprit.

Mais afin que l’on sache faire un bon usage de la géométrie, il faut remarquer que toutes les choses qui tombent sous l’imagination ne peuvent pas s’imaginer avec une égale facilité ; car toutes les images ne remplissent pas également la capacité de l’esprit. Il est plus difficile d’imaginer un solide qu’un plan, et un plan qu’une simple ligne : car il y a plus de pensée dans la vue claire d’un solide que dans la vue claire d’un plan et d’une ligne. Il en est de même des différentes lignes ; il faut plus de pensée, c’est-à-dire plus de capacité d’esprit, pour se représenter une ligne parabolique ou elliptique, ou quelques autres plus composées, que pour se représenter la circonférence d’un cercle, et plus.pour la circonférence d’un cercle que pour une ligne droite, parce qu’il est plus difficile d’imaginer des lignes qui se décrivent par des mouvements fort composés et qui ont plusieurs rapports, que celles qui se décrivent par des mouvements très-simples ou qui ont moins de rapports. Car les rapports ne pouvant être clairement aperçus sans l’attention de l’esprit à plusieurs choses, il faut d’autant plus de pensée pour les apercevoir qu’ils sont en plus grand nombre. Il y a donc des figures si composées que l’esprit n’a point assez d’étendue pour les imaginer distinctement ; mais il y en a aussi d’autres que l’esprit imagine avec beaucoup de facilité.

Des trois espèces d’angles rectilignes, l’aigu, le droit et l’obtus, il n’y a que le droit qui réveille dans l’esprit une idée distincte et bien terminée. Il y a une infinité d’angles aigus qui diffèrent tous entre eux ; il en est de même de ceux qui sont obtus. Ainsi, lorsqu’on imagine un angle aigu ou un angle obtus, on n’imagine rien d’exact ni rien de distinct. Mais lorsqu’on imagine un angle droit, on ne peut se tromper : l’idée en est bien distincte, et l’image même que l’on s’en forme dans le cerveau est d’ordinaire assez juste.

Il est vrai qu’on peut aussi déterminer l’idée vague d’angle aigu à l’idée particulière d’un angle de trente degrés, et que l’idée d’un angle de trente degrés est aussi exacte que celle d’un angle de 90, c’est-à-dire d’un angle droit. Mais l’image que l’on tâcherait de s’en former dans le cerveau ne serait point, à beaucoup près, si juste que celle d’un angle droit. On n’est point accoutumé à se représenter cette image, et on ne peut la tracer qu’en pensant à un cercle ou à une partie déterminée d’un cercle divisé en parties égales. Mais pour imaginer un angle droit, il n’est point nécessaire de penser à cette division de cercle ; la seule idée de perpendiculaire suffit à l’imagination pour tracer l’image de cet angle, et l’on ne sent aucune difficulté à se représenter des perpendiculaires, parce qu’on est accoutumé à voir toutes choses debout.

Il est donc facile de juger que pour avoir un objet simple, distinct, bien terminé, propre pour être imaginé avec facilité, et par conséquent pour rendre l’esprit attentif et lui conserver l’évidence dans les vérités qu’il cherche, il faut rapporter toutes les grandeurs que nous considérons à de simples surfaces terminées par des lignes et par des angle droits, comme sont les carrés parfaits et les autres figures rectangles, ou bien à de simples lignes droites ; car ces figures sont celles dont on connaît plus facilement la nature.

J’aurais pu attribuer aux sens le secours que l’on tire de la géométrie pour conserver l’attention de l’esprit ; mais j’ai cru que la géométrie appartenait davantage à l’imagination qu’aux sens, quoique les lignes soient quelque chose de sensible. Il serait assez inutile de déduire ici les raisons que j’ai eues, puisqu’elles ne serviraient qu’à justifier l’ordre que j’ai gardé dans ce que je viens de dire, ce qui n’est point essentiel. Je n’ai point aussi parlé de l’arithmétique ni de l’algèbre, parce que les chiffres et les lettres de l’alphabet dont on se sert dans ces sciences ne sont pas si utiles pour augmenter l’attention de l’esprit que pour en augmenter l’étendue, ainsi que nous expliquerons dans le chapitre suivant.

Voilà quels sont les secours généraux qui peuvent rendre l’esprit plus attentif. On n’en sait point d’autres, si ce n’est la volonté d’avoir de l’attention ; de quoi on ne parle pas, parce qu’on suppose que tous ceux qui étudient veulent être attentifs à ce qu’ils étudient.

Il y en a néanmoins encore plusieurs qui sont particuliers à certaines personnes, comme sont certaines boissons, certaines viandes, certains lieux, certaines dispositions du corps, et quelques autres secours dont chacun doit s’instruire par sa propre expérience. Il faut observer l’état de son imagination après le repas et considérer quelles sont les choses qui entretiennent ou qui dissipent l’attention de son esprit. Ce qu’on peut dire de plus général, c’est que l’usage modéré des aliments qui font beaucoup d’esprits animaux est très-propre pour augmenter l’attention de l’esprit et la force de l’imagination dans ceux qui l’ont faible et Ianguissante.


CHAPITRE V.


Des moyens d’augmenter l’étendue et la capacité de l’esprit. Que l’arithmétique et l’algèbre y sont absolument nécessaires.


Il ne faut pas s’imaginer d’abord que l’on puisse jamais augmenter véritablement la capacité et l’étendue de son esprit. L’âme de l’homme est pour ainsi dire une quantité déterminée ou une portion de pensée qui a des bornes qu’elle ne peut passer ; l’âme ne peut devenir plus grande ni plus étendue qu’elle est ; elle ne s’enfle ni ne s’étend pas de même qu’on le croit des liqueurs et des métaux ; enfin il me paraît qu’elle n’aperçoit jamais davantage en un temps qu’en un autre.

Il est vrai que cela semble contraire à l’expérience. Souvent on pense à beaucoup d’objets ; souvent on ne pense qu’à un seul, et souvent même on dit que l’on ne pense a rien. Cependant si l’on considère que la pensée est à l’âme ce que l’étendue est au corps, ou reconnaîtra manifestement que de même qu’en corps ne peut véritablement être plus étendu en un temps qu’en un autre, ainsi à le bien prendre, l’âme ne peut jamais penser davantage en un temps qu’en un autre, soit qu’elle aperçoive plusieurs objets, soit qu’elle n’en aperçoive qu’un seul, soit même dans le temps que l’on dit qu’on ne pense à rien.

Mais la cause pour laquelle on s’imagine que l’on pense plus en un temps qu’en un autre, c’est qu’on ne distingue pas assez entre apercevoir confusément et apercevoir distinctement. Il faut sans doute beaucoup plus de pensée, ou que la capacité qu’on a de penser soit plus remplie, pour apercevoir plusieurs choses distinctement que pour n’en apercevoir qu’une seule ; mais il ne faut pas davantage de pensée pour apercevoir plusieurs choses confusément que pour en apercevoir une seule distinctement. Ainsi, il n’y a pas plus de pensée dans l’âme lorsqu’elle pense à plusieurs objets que lorsqu’elle ne pense qu’a un seul, puisque si elle ne pense qu’à un seul elle aperçoit toujours beaucoup plus clairement que lorsqu’elle s’applique à plusieurs.

Car il faut remarquer qu’une perception toute simple renferme quelquefois autant de pensée, c’est-à-dire qu’elle remplit autant de la capacité que l’esprit a de penser, qu’un jugement et même qu’un raisonnement composé, puisque l’expérience apprend qu’une perception simple, mais vive, claire et évidente d’une seule chose, nous applique et nous occupe autant qu’un raisonnement composé, on que la perception obscure et confuse de plusieurs rapports entre plusieurs choses.

Car de même qu’il y a autant ou plus de sentiment dans la vue sensible d’un objet que je tiens tout proche de mes yeux et que j’examine avec soin que dans la vue d’une campagne entière que je regarde avec négligence et sans attention, de sorte que la netteté du sentiment que j’ai de l’objet qui est tout proche de mes yeux récompense l’étendre du sentiment confus que j’ai de plusieurs choses que je vois sans attention dans une campagne ; ainsi la vue que l’esprit a d’un seul objet est quelquefois si vive et si distincte qu’elle renferme autant ou même plus de pensée que la vue des rapports qui sont entre plusieurs choses.

Il est vrai qu’en certains temps il nous semble que nous ne pensons qu’à une seule chose, et que cependant nous avons de la peine à la bien comprendre ; et que dans d’autres temps nous comprenons cette chose et plusieurs autres avec une très-grande facilité. Et de là nous nous imaginons que l’âme a plus d’étendue ou une plus grande capacité de penser en un temps qu’en un autre. Mais il est visible que nous nous trompons. La raison pour laquelle, en de certains temps, nous avons de la peine à concevoir les choses les plus faciles, n’est pas que la pensée de l’âme, ou sa capacité pour penser, soit diminuée ; mais c’est que cette capacité est remplie par quelque sensation vive de douleur ou de plaisir, ou par un grand nombre de sensations faibles et obscures, qui font une espèce d’étourdissement ; car l’étourdissement n’est d’ordinaire qu’un sentiment confus d’un très-grand nombre de choses.

Un morceau de cire est capable d’une dure bien distincte : il n’en peut recevoir deux que l’une ne confonde l’autre, car il ne peut être entièrement rond dans le même temps ; enfin, s’il en reçoit un million, il n’y en aura aucune de distincte. Or, si ce morceau de cire était capable de connaître ses propres figures, il ne pourrait toutefois savoir quelle figure le terminerait, si le nombre en était trop grand. Il en est de même de notre âme : lorsqu’un très-grand nombre de modifications remplissent sa capacité, elle ne les peut apercevoir distinctement, parce qu’elle ne les sent point séparément. Ainsi, elle pense qu’elle ne sent rien ; Elle ne peut dire qu’elle sente de la douleur, du plaisir, de la lumière, du son, des saveurs : ce n’est rien de tout cela, et cependant ce n’est que cela qu’elle sent.

Mais quand nous supposerions que l’âme ne serait point soumise au mouvement confus et déréglé des esprits animaux, et qu’elle serait tellement détachée de son corps que ses pensées ne dépendraient point de ce qui s’y passe, il pourrait encore arriver que nous comprendrions avec plus de facilité certaines choses en un temps qu’en un autre, sans que la capacité de notre âme diminuât ni qu’elle augmentât ; parce qu’alors nous penserions à d’autres choses en particulier, ou à l’être indéterminé et en général. Je m’explique.

L’idée générale de l’infini est inséparable de l’esprit, et elle en occupe entièrement la capacité lorsqu’il ne pense point à quelque chose de particulier. Car, quand nous disons que nous ne pensons à rien, cela ne veut pas dire que nous ne pensions pas à cette idée mais simplement que nous ne pensons pas à quelque chose en particulier.

Certainement, si cette idée ne remplissait pas notre esprit, nous ne pourrions pas penser à toutes sortes de choses, comme nous le pouvons ; car enfin on ne peut penser aux choses dont on n’a aucune connaissance. Et si cette idée n’était pas plus présente à l’esprit lorsqu’il nous semble que nous ne pensons à rien que lorsque nous pensons à quelque chose en particulier, nous aurions autant de facilité à penser à ce que nous voudrions lorsque nous sommes fortement appliqués à quelque vérité particulière que lorsque nous ne sommes appliqués à rien, ce qui est contre l’expérience. Car, par exemple, lorsque nous sommes fortement appliqués à quelque proposition de géométrie, nous n’avons pas tant de facilité à penser à toutes choses que lorsque nous ne sommes occupés d’aucune pensée particulière. Ainsi, on pense davantage à l’être général et infini quand on pense moins aux êtres particuliers et finis ; et l’on pense toujours autant en un temps qu’en un autre.

On ne peut donc augmenter l’étendue et la capacité de l’esprit en l’enflant, pour ainsi dire, et en lui donnant plus de réalité qu’il n’en a naturellement, mais seulement en la ménageant avec adresse ; ce qui se fait parfaitement par l’arithmétíque et par l’algèbre. Car ces sciences apprennent le moyen d’abréger de telle sorte les idées et de les considérer dans un tel ordre, qu’encore que l’esprit ait peu d’étendue, il est capable, par le secours de ces sciences, de découvrir des vérités très-composées et qui paraissent d’abord incompréhensibles. Mais il faut prendre les choses dans leur principe pour les expliquer avec plus de solidité et de lumière.

La vérité n’est autre chose qu’un rapport réel, soit d’égalité, soit d’inégalíté. La fausseté n’est que la négation de la vérité, ou un rapport faux et imaginaire. La vérité est ce qui est. La faussetè n’est point ; ou, si on le veut, elle est ce qui n’est point. On ne se trompe jamais lorsqu’on voit les rapports qui sont, puisqu’on ne se trompe jamais lorsqu’on voit la vérité. On se trompe toujours quand on juge qu’on voit certains rapports et que ces rapports ne sont point ; car alors on voit la fausseté, on voit ce qui n’est point, ou plutôt on ne voit point, puisque le néant n’est pas visible et que le faux est un rapport qui n’est point. Quiconque voit le rapport d’égalité entre deux fois deux et quatre, voit une vérité, parce qu’il voit un rapport d’égalité qui est tel qu’il le voit. De même. quiconque voit un rapport d’inégalité entre deux fois 2 et 5, voit une vérité, parce qu’il voit un rapport d’inégalité qui est. Mais quiconque juge qu’il voit un rapport d’égalité entre deux fois 2 et 5, se trompe, parce qu’il voit, ou plutôt parce qu’il pense voir un rapport d’égalité qui n’est point. Les vérités ne sont donc que des rapports, et la connaissance des vérités la connaissance des rapports. Mais les faussetés ne sont point, et la connaissance de la fausseté, ou une connaissance fausse, est la connaissance de ce qui n’est point, si cela se peut dire ; car, comme l’on ne peut connaître ce qui n’est point que par rapport à ce qui est, on ne reconnaît l’erreur que par la vérité.

On peut distinguer autant de genres de faussetés que de vérités. Et comme il y a des rapports de trois sortes, d’une idée à une autre idée, d’une chose à son idée ou d’une idée à sa chose, enfin d’une chose à une autre chose, il y a des vérités et des faussetés de trois sortes. Il y en a entre les idées, entre les choses et leurs idées, et entre les choses seulement. Il est vrai que deux fois 2 sont 4 ; il est faux que deux fois 2 soient 5 : voilà une vérité et une fausseté entre les idées. Il est vrai qu’il y a un soleil ; il est faux qu’il y en ait deux : voilà une vérité et une faussete entre les choses et leurs idées. Il est vrai enfin que la terre est plus grande que la lune, et il est faux que le soleil soit plus petit que la terre : voilà une vérité et une fausseté qui est seulement entre les choses.

De ces trois sortes de vérités, celles qui sont entre les idées sont éternelles et immuables, et. À cause de leur immutabilitéâ, elles sont aussi les règles et les mesures de toutes les autres ; car toute règle ou toute mesure doit être invariable. Et c’est pour cela que l’on ne considère dans l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie que ces sortes de vérités, parce que ces sciences générales règlent et renferment toutes les sciences particulières. Tous les rapports ou toutes les vérités qui sont entre les choses créées, ou entre les idées et les choses créées, sont sujettes au changement dont toute créature est capable. Il n’y a que les seules vérités qui sont entre nos idées et l’être souverain qui soient immuables comme celles qui sont entre les seules idées, parce que Dieu n’est point sujet au changement, non plus que les idées qu’il renferme.

Il n’y a aussi que les vérités qui sont entre les idées que l’on tâche de découvrir par le seul exercice de l’esprit ; car on se sert presque toujours de ses sens pour découvrir les autres vérités. On se sert de ses yeux et de ses mains pour s’assurer de l’existence des choses, et pour reconnaître les rapports d’égalité ou d’inégalité qui sont entre elles. Il n’y a que les seules idées dont l’espriL puisse connaître infailliblement les rapports par lui-même et sans l’usage des sens. Mais non-seulement il y a rapport entre les idées, mais encore entre les rapports qui sont entre les idées, entre les rapports des rapports des idées, et enfin entre les assemblages de plusieurs rapports et entre les rapports de ces assemblages de rapports, et ainsi à l’infini ; c’est-à-dire qu’il y a des vérités composées à l’infini. On appelle, en termes de géométrie, une vérité simple, c’est-à-dire le rapport d’une idée tout entière à une autre, le rapport de 4 à 2, où il deux fois 2, une raison géométrique, ou simplement une raison ; car l’excès ou le défaut d’une idée sur une autre, ou, pour me servir des termes ordinaires, l’excès ou le défaut d’une grandeur n’est pas proprement une raison ; ni les excès on les défauts égaux des grandeurs, des raisons égales. Lorsque les idées ou les grandeurs sont égales, c’est une raison d’égalité ; lorsqu’elles sont inégales, la raison est d’inégalité.

Le rapport qui est entre les rapports des grandeurs, c’est-à-dire entre les raisons, s’appelle raison composée, parce que c’est un rapport composé ; le rapport qui est le rapport de 6 à 4 et de 3 á 2 est une raison composée. Et lorsque les raisons composantes sont égales, cette raison composée s’appelle proportion ou raison doublée. Le rapport qui est entre le rapport de 8 à 4 et le rapport de 6 à 3 est une proportion, parce que ces deux rapports sont égaux.

Or, il faut remarquer que tous les rapports ou toutes les raisons, tant simples que composées, sont de véritables grandeurs ; et que le terme même de grandeur est un terme relatif qui marque nécessairement quelque rapport ; car il n’y a rien de grand par soi-même et sans rapport a autre chose, sinon l’infini ou l’unité. Tous les nombres entiers sont même des rapports aussi véritablement que les nombres rompus, ou que les nombres comparés à un autre. ou divisés par quelque autre, quoique l’on puisse n’y pas faire de réflexion, à cause que ces nombres entiers peuvent s’exprimer par un seul chiffre, 4, par exemple, ou 8/2, est un rapport aussi véritable que 1/4 ou 2/8. L’unité à laquelle il a rapport n’est pas exprimée, mais elle est sous-entendue ; car 4 est un rapport aussi bien que 4/1 ou 8/2, puisque 4 est égal à 4/1 ou à 8/2. Toute grandeur étant donc un rapport, ou tout rapport une grandeur, il est visible qu’on peut exprimer tous les rapports par des chitfres, et les représenter à l’imagination par des lignes.

Ainsi, toutes les vérités n’étant que des rapports ; pour connaître exactement toutes les vérités, tant simples que composées, il suffit de connaître exactement tous les rapports tant simples que composés. Il y en a de deux sortes, comme on vient de dire : rapports d’égalité et d’inégalité. Il est visible que tous les rapports d’égalité sont semblables, et que, dès qu’on connaît qu’une chose est égale à une autre connue, l’on en connaît exactement le rapport. Mais il n’en est pas de même de l’inégalité : on sait qu’une tour est plus grande qu’une toise et plus petite que mille toises, et cependant on ne sait point au juste sa grandeur et le rapport qu’èlle a avec une toise.

Pour comparer les choses entre elles, ou plutôt pour mesurer exactement les rapports d’inégalité, il faut une mesure exacte, il faut une idée simple et parfaitement intelligible, une mesure universelle et qui puisse s’accommoder à toute sorte de sujets. Cette mesure est l’unité ; c’est par elle qu’on mesure exactement toutes choses, et sans elle il est impossible de rien connaître avec quelque exactitude. Mais tous les nombres n’étant composés que de l’unité, il est déjà évident que, sans les idées des nombres, et sans la manière ne comparer et de mesurer ces idées, c’est-à-dire sans l’arithmétique, il est impossible d’avancer dans la connaissance des vérités composées.

Les idées ou les rapports entre les idées, en un mot les grandeurs, pouvant être plus grandes et plus petites que d’autres grandeurs, on ne peut les rendre égales que par le plus et par le moins, joints avec l’unité répétée autant de lois qu’il est nécessaire. Ainsi, ce n’est que par l’addition et la soustraction de l’unité et des parties de l’unité (lorsqu’on la conçoit divisée) que l’on mesure exactement toutes les grandeurs et que l’on découvre toutes les vérités. Or, de toutes les sciences, l’arithmétique et l’algèbre principalement sont les seules qui nous apprennent à faire ces opérations avec adresse, avec lumière, et avec un ménagement admirable de la capacité de l’esprit. Ces deux sciences sont donc les seules qui donnent à l’esprit toute la perfection et toute l’étendue dont il est capable, puisque c’est par elles seules que l’on découvre toutes les vérités qui se peuvent connaître avec une entière exactitude.

Car la géométrie ordinaire ne perfectionne pas tant l’esprit que l’imagination, et les vérités que l’on découvre par cette science ne sont pas toujours si évidentes que les géomètres s’imaginent. Ils pensent, par exemple, avoir exprimé la valeur de certaines grandeurs lorsqu’ils ont prouvé qu’elles sont égales à certaines lignes, qui sont les sous-tendues d’angles droits dont les côtés sont exactement connus, ou à d’autres qui sont déterminées par quelqu’une des sections coniques. Mais il est visible qu’ils se trompent ; car ces sous-tendues, par exemple, sont elles-mêmes inconnues. L’on connaît plus exactement V8 ou V20 qu’une ligne que l’on s’imagine ou que l’on décrit sur le papier, pour servir de sous-tendue à un angle droit dont les côtés sont 2, ou dont un côté est 2 et l’autre 4. On sait au moins que V8 approche fort de 3, et que V20 est environ 4 et 1/2 ; et l’on peut, par certaines règles, approcher toujours à l’infini de leur véritable grandeur ; et si l’on ne peut y arriver, c’est que l’esprit ne peut comprendre l’infini. Mais on n’a qu’une idée fort confuse de la grandeur des soutendues, et on est même obligé de recourir à V8 ou V20 pour les exprimer. Ainsi, les constructions géométriques, dont on se sert pour exprimer les valeurs des quantités inconnues, ne sont pas si utiles à régler l’esprit et à découvrir les rapports ou les vérités que l’on cherche qu’a régler l’imagination. Mais comme l’on se plaît beaucoup plus à faire usage de son imagination que de son esprit, les mathématiciens ont d’ordinaire plus d’estime pour la géométrie que pour l’arithmétique et pour l’algèbre.

Pour faire parfaitement comprendre que l’arithmétique et l’algèbre sont ensemble la véritable logique qui sert à découvrir la vérité, et à donner à l’esprit toute l’étendue dont il est capable, il suffit de faire quelques réflexions sur les règles de ces sciences. On vient de dire que toutes les vérités ne sont que des rapports ; que le plus simple et le mieux connu de tous les rapports est celui d’égaIité ; qu’il est le commencement d’où il faut mesurer les autres pour avoir une idée de l’inégalité ; que la mesure dont on est obligé de se servir est l’unité ; et qu’il faut l'ajouter ou l'ôter autant de fois qu’il est nécessaire pour mesurer l’excès ou le défaut de l'inégalité de ces grandeurs ;

De là il est clair que toutes les opérations qui peuvent servir à découvrir les rapports d’égalité ne sont que des additions et des soustractions : additions de grandeurs pour égaler des grandeurs, additions de rapports pour égaler des rapports, ou pour mettre les grandeurs en proportion ; enfin addition de rapports de rapports pour égaler des rapports de rapports, ou pour mettre les grandeur s’en proportion composée.

Pour égaler 4 avec 2, il n’y a qu’à ajouter 2 avec 2, ou retrancher 2 de 4, ou enfin ajouter l’unité à 2 et la retrancher de 4. Cela est clair.

Pour égaler le rapport ou la raison de 8 à 2 au rapport de 6 a 3, il ne faut pas ajouter 3 à 2 ou retrancher 3 de 8, en sorte que l’excès d’un nombre à l’autre soit égal à 3, qui est l’excès de 6 sur 3 ; ce ne serait qu’ajouter et qu’égaler des grandeurs simples, l’excès de 8 sur 5 à celui de 6 sur 3. Il faut chercher d’abord la grandeur du rapport de 8 à 2, ou ce que vaut 8/2 et l’on trouve en divisant 8 par 2 que l’exposant de ce rapport est 4, ou que 8/2 est égal à 4. ll faut de même voir quelle est la grandeur du rapport de 6 à 3, et l’on trouva qu’elle est égale à 2. Ainsi l’on reconnaît que ces deux rapports 8/2 égal à 4, et 6/3 égal à 2, ne sont différents que de 2. De sorte que pour les égaler on peut, ou bien ajouter à 6/3 encore 6/3 égal à 2, car l’on aura 11/3, qui sera un rapport égal à 8/2, ou bien retrancher 4/2 égal à 2, de 8/2, car l’on aura 4/1 qui sera un rapport égal à 6/3 ; ou enfin ajouter l’unité à 6/3 et la retrancher de 2. car l’on aura 9/3 et 6/2 , qui sont des rapports égaux, car 9 est à 3 comme 6 à 2.

Enfin, pour trouver la grandeur de l’inégalité entre les rapports qui résultent, l’un de la raison composée ou du rapport de rapport de 12 à 3 et de 3 à 4, et l’autre de la raison composée ou du rapport de rapport de 8 à 2 et de 2 à 4, il faut suivre la même voie. Premièrement, la grandeur de la raison de 12 à 3 se marque par 4, où 4 est l’exposant de la raison de 12 à 3, et 3 est l’exposant de 3 à 1, et l’exposant de la raison des exposants 4 et 3 est 4/3. Secondement, l’exposant de 8 à 2 est 4, et de 2 à 1 est 2, et l’exposant des exposants 4 et 2 est 2 ; enfin l’inégalité entre les rapports qui résultent des rapports de rapports est la différence entre 4/3 et 2, c’est-à-dire 1/3. Donc 1/3 ajouté au rapport des raisons 12 et 3 et 3 à 1, ou retranchés du rapport des autres raisons 8 à 2 et 2 à 1, met en égalité ces rapports de rapports, et produit une proportion composée. Ainsi l’on peut se servir d’additions et de soustractions pour égaler les grandeurs et leurs rapports, tant simples que composés, et pour avoir une idée exacte de la grandeur de leur inégalité.

Il est vrai que l’on se sert de multiplications et de divisions tant simples que composées, mais ce ne sont que des additions et des soustractions composées. Multiplier 4 par 3, c’est faire autant d’addition de 4 que 3 contient d’additions de l’unité, ou trouver un nombre qui ait même rapport à 4 qu’a 3 avec l’unité ; et diviser 12 par 4. c’est soustraire 4 de 12 autant de fois qu’il se peut, c’est-à-dire trouver un rapport à l’unité égal à celui de 12 à 4 ; car 3, qui en sera l’exposant, a même rapport à l’unité que 12 à 4. Les extractions des racines carrées, cubiques, etc., ne sont que des divisions par lesquelles on cherche une, deux ou trois moyennes proportionnelles.

Il est évident que l’esprit de l’homme est si petit, sa mémoire si peu fidèle, son imagination si peu étendue que, sans l’usage des chiffres et de l’écriture, et sans l’adresse dont on se sert dans l’arithmétique, il serait impossible de faire les opérations nécessaires pour connaître l'inégalité des grandeurs et de leurs rapports.

Lorsqu’il y aurait plusieurs nombres à ajouter ou à soustraire, ou, ce qui est la même chose, lorsque ces nombres sont grands, et qu’on ne les peut ajouter que par parties, on en oublierait toujours quel qu’une. Il n’y a point d’imagination assez étendue pour ajouter ensemble les fractions un peu grandes, comme 1703/4093, 17946103/10431, ou pour soustraire l’une de l’autre

Les multiplications, les divisions et les extractions de racines des nombres entiers sont infiniment plus embarrassantes que les simples additions ou soustractions ; l’esprit seul, sans le secours de l’arithmétique, est trop petit et trop faible pour les faire, et il est inutile que je m’arrête ici à le faire voir.

Cependant l’analyse ou l’algèbre est encore tout autre chose que l’arithmétique ; elle partage beaucoup moins la capacité de l’esprit, elle abrége les idées de la manière la plus simple et la plus facile qui se puisse concevoir. Ce qui se fait en beaucoup de temps par l’arithmétique se fait en un moment par l’algèbre, sans que l’esprit se brouille par le changement de chiffres et par la longueur des opérations. Une opération particulière d’arithmétique ne découvre qu’une vérité ; une semblable opération d’algèbre en découvre une infinité. Enfin il y avait des choses qui se pouvaient savoir, et qu’il était nécessaire de savoir, dont on ne pouvait avoir la connaissance par l’usage de l’aríthmétique seule ; mais je ne crois pas qu’il y ait rien qui soit utile, et que les hommes puissent savoir avec exactitude, dont ils ne puissent avoir la connaissance par l’arithmétique et par l’algèbre. De sorte que ces deux sciences sont le fondement de toutes les autres, et donnent les vrais moyens d’acquérir toutes les sciences exactes, parce qu’on ne peut ménager davantage la capacité de l’esprit que l’on le fait par l’arithmétique, et principalement par l’algèbre.


DEUXIÈME PARTIE.


DE LA MÉTHODE




CHAPITRE PREMIER.


Des règles qu’il faut observer dans la recherche de la vérité.


Après avoir expliqué les moyens dont il faut se servir pour rendre l’esprit plus attentif et plus étendu, qui sont les seuls qui peuvent le rendre plus parfait, c’est-à-dire plus éclairé et plus pénétrant, il est temps de venir aux règles qu’il est absolument nécessaire d’observer dans la résolution de toutes les questions. C’est à quoi je m’arrêterai beaucoup, et que je tâcherai de bien expliquer par plusieurs exemples, afin d’en faire mieux connaître la nécessité, et d’accoutumer l’esprit à les mettre en usage, parce que le plus nécessaire et le plus difficile n’est pas de les bien savoir, mais de les bien pratiquer.

Il ne faut pas s’attendre ici d’avoir quelque chose de fort extraordinaire, qui surprenne et qui applique beaucoup l’esprit ; au contraire, afin que ces règles soient bonnes, il faut qu’elles soient simples et naturelles, en petit nombre, très-intelligibles et dépendantes les unes des autres ; en un mot elles ne doivent que conduire notre esprit et régler notre attention sans la partager, car l’expérience fait assez connaître que la logique d’Aristote n’est pas de grand usage, à cause qu’elle occupe trop l’esprit, et qu’elle le détourne de l’attention qu’il devrait apporter aux sujets qu’il examine. Que ceux donc qui n’aiment que les mystères et les inventions extraordinaires quittent pour quelque temps cette humeur bizarre, et qu’ils apportent toute l’attention dont ils sont capables, afin d’examiner si les règles que l’on va donner suffisent pour conserver toujours l’évidence dans les perceptions de l’esprit et pour découvrir les vérités les plus cachées. S’ils ne se préoccupent point injustement contre la simplicité et la facilité de ces règles, j’espère qu’ils reconnaîtront par l’usage que nous montrerons dans la suite qu’on en peut faire, que les principes les plus clairs et les plus simples sont les plus féconds, et que les choses extraordinaires et difficiles ne sont pas toujours aussi utiles que notre vaine curiosité nous le fait croire.

Le principe de toutes ces règles est qu’il faut toujours conserver l’évidence dans ses raisonnements pour découvrir la vérité sans crainte de se tromper. De ce principe dépend cette règle générale qui regarde le sujet de nos études, savoir : que nous ne devons raisonner que sur des choses dont nous avons des idées claires ; et, par une suite nécessaire, que nous devons toujours commencer par les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter fort longtemps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles.

Les règles qui regardent la manière dont il s’y faut prendre pour résoudre les questions dépendent aussi de ce même principe, et la première de ces règles est : qu’il faut concevoir très-distinctement l’état de la question qu’on se propose de résoudre, et avoir des idées de ses termes assez distinctes’pour les pouvoir comparer, et pour en reconnaître ainsi les rapports que l’on cherche.

Mais lorsqu’on ne peut reconnaître les rapports que les choses ont entre elles en les comparant immédiatement, la seconde règle est : qu’il faut découvrir par quelque effort d’esprit une ou plusieurs idées moyennes qui puissent servir comme de mesure commune pour reconnaître par leur moyen les rapports qui sont entre elles. Il faut observer inviolablement que ces idées soient claires et distinctes à proportion que l’on tâche de découvrir des rapports plus exacts et en plus grand nombre.

Mais lorsque les questions sont difficiles et de longue discussion, la troisième règle est : qu’il faut retrancher avec soin du sujet que l’on doit considérer toutes les choses qu’il n’est point nécessaire d’examiner pour découvrir la vérité que l’on cherche. Car il ne faut point partager inutilement la capacité de l’esprit, et toute sa force doit être employée aux choses seules qui le peuvent éclairer. Les choses que l’on peut ainsi retrancher sont toutes celles qui ne touchent point la question, et qui étant retranchées, la question subsiste dans son entier.

Lorsque la question est ainsi réduite aux moindres termes, la quatrième règle est : qu’il faut diviser le sujet de sa méditation par parties, et les considérer toutes les unes après les autres selon l’ordre naturel, en commençant par les plus simples, c’est-à-dire par celles qui renferment moins de rapports, et ne passer jamais aux plus composées avant que d’avoir reconnu distinctement les plus simples, et se les être rendues familières.

Lorsque ces choses sont devenues familières par la méditation, la cinquième règle est : qu’on doit en abréger les idées et les ranger ensuite dans son imagination, ou les écrire sur le papier, afin qu’elles ne remplissent plus la capacité de l’esprit. Quoique cette règle soit toujours utile, elle n’est absolument nécessaire que dans les questions très-difficiles et qui demandent une grande étendue d’esprit, à cause qu’on n’étend l’esprit qu’en abrégeant ses idées. L’usage de cette règle et de celles qui suivent ne se reconnaît bien que dans l’algèbre.

Les idées de toutes les choses qu’il est absolument nécessaire de considérer étant claires, familières, abrégées et rangées par ordre dans l’imagination ou exprimées sur le papier, la sixième règle est : qu’il faut les comparer toutes selon les règles des combinaisons, alternativement les unes avec les autres, ou par la seule vue de l’esprit, ou par le mouvement de l’imagination accompagné de la vue de l’esprit, ou par le calcul de la plume joint d l’attention de l’esprit et de l’imagination.

Si, de tous les rapports qui résultent de toutes ces comparaisons, il n’y en a aucun qui soit celui que l’on cherche, il faut de nouveau retrancher de tous ces rapports ceux qui sont inutiles à la résolution de la question ; se rendre les autres familiers, les abréger et les ranger par ordre dans son imagination, ou les exprimer sur le papier ; les comparer ensemble selon les règles des combinaisons, et voir si le rapport compose que l’on cherche est quelqu’un de tous les rapports composés qui résultent de ces nouvelles comparaisons.

S’íl n’y a pas un de ces rapports que l’on a découverts qui renferme la résolution de la question, il faut de tous ces rapports retrancher les inutiles, se rendre les autres familiers, etc…… Et en continuant de cette manière, on découvrira la vérité ou le rapport que l’on cherche, si composé qu’il soit, pourvu qu’on puisse étendre suffisamment la capacite de l’esprit en abrégeant ses idées, et que dans toutes ces opérations l’on ait toujours en vue le terme où l’on doit tendre. Car c’est la vue continuelle de la question qui doit régler toutes les démarches de l’esprít, puisqu’il faut toujours savoir où l’on va.

Il faut surtout prendre garde à ne pas se contenter de quelque lueur ou de quelque vraisemblance, et recommencer si souvent les comparaisons qui servent à découvrir la vérité que l’on cherche, qu’on ne puisse s’empêcher de la croire, sans sentir les reproches secrets du maître qui répond à notre demande, je veux dire à notre travail, à l’application de notre esprit et aux désirs de notre cœur. Et alors cette vérité pourra nous servir de principe infaillible pour avancer dans les sciences.

Toutes ces règles que nous venons de donner ne sont pas nécessaires généralement dans toute sorte de questions ; car lorsque les questions sont très-faciles, la première règle suffit ; l’on n’a besoin que de la première et de la seconde dans quelques autres questions. En un mot, puisqu’il faut faire usage de ces règles jusqu’à ce qu’on ait découvert la vérité que l’on cherche, il est nécessaire d’en pratiquer, d’autant plus que les questions sont plus difficiles.

Ces règles ne sont pas en grand nombre. Elles dépendent toutes les unes des autres. Elles sont naturelles, et on se les peut rendre si familières, qu’il ne sera point nécessaire d’y penser beaucoup dans le temps qu’on s’en voudra servir. En un mot, elles peuvent régler l’attention de l’esprit sans le partager, c’est-à-dire qu’elles ont une partie de ce qu’on souhaite. Mais elles paraissent si peu considérables par elles-mêmes, qu’il est nécessaire, pour les rendre recommandables, que je fasse voir que les philosophes sont tombés dans un très-grand nombre d’erreurs et d’extravagances, à cause qu”ils n’ont pas seulement observé les deux premières, qui sont les plus faciles et les principales, et que c’est aussi par l’usage que M. Descartes en a fait qu’il a découvert toutes ces grandes et fécondes vérités dont on peut s’instruire dans ses ouvrages.


CHAPITRE II.


De la règle générale qui regarde le sujet de nos études. Que les philosophes de l’école ne l’observent point ; ce qui est cause de plusieurs erreur dans la physique.


La première de ces règles, et celles qui regardent le sujet de nos études, nous apprend que nous ne devons raisonner que sur des idées claires. De là on doit tirer cette conséquence que, pour étudier par ordre, il faut commencer par les choses les plus simples et les plus faciles à comprendre, et s’y arrêter même longtemps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles.

Tout le monde tombera facilement d’accord de la nécessité de cette règle générale, car on voit assez que c’est marcher dans les ténèbres que de raisonner sur des idées obscures et sur des principes incertains. Mais on s’étonnera peut-être si je dis qu’on ne l’observe presque jamais, et que la plupart des sciences qui sont encore à présent le sujet de l’orgueil de quelques faux savants, ne sont appuyées que sur des idées ou trop confuses ou trop générales pour être utiles à la recherche de la vérité.

Aristote, qui mérite avec justice la qualité de prince de ces philosophes dont je parle, parce qu’il est le père de cette philosophie qu’ils cultivent avec tant de soin, ne raisonne presque jamais que sur les idées confuses que l’on reçoit par les sens, et que sur d’autres idées vagues, générales et indéterminées, qui ne représentent rien de particulier à l’esprit. Car les termes ordinaires à ce philosophe ne peuvent servir qu’à exprimer confusément aux sens et à l’imagination les sentiments confus que l’on a des choses sensibles, ou à faire parler d’une manière si vague et si indéterminée, que l’on n’exprime rien de distinct. Presque tous ses ouvrages, mais principalement ses huit livres de physique, dont il y a autant de commentateurs différents qu’il y a de régents de philosophie, ne sont qu’une pure logique. Il n’y enseigne que des termes généraux dont on se peut servir dans la physique. Il y parle beaucoup et il n’y dit rien. Ce n’est pas qu’il soit diffus, mais c’est qu’il a le secret d’être concis et de ne dire que des paroles. Dans ses autres ouvrages il ne fait pas un si fréquent usage de ses termes généraux, mais ceux dont il se sert ne réveillent que les idées confuses des sens. C’est par ces idées qu’il prétend, dans ses problèmes et ailleurs, résoudre en deux mots une infinité de questions dont on peut donner démonstration qu’elles ne se peuvent résoudre.

Mais afin que l’on comprenne mieux ce que je veux dire, on doit se souvenir de ce que j’ai prouvé ailleurs, que tous les termes qui ne réveillent que des idées sensibles sont tous équivoques, mais ; ce qui est à considérer, équivoques par erreur et par ignorance, et par conséquent cause d’un nombre infini d’erreurs.

Le mot de bélier est équivoque, il signifie un animal qui rumine et une constellation dans laquelle le soleil entre au printemps ; mais il est rare qu’on s’y trompe. Car il faut être astrologue dans l’excès pour s’imaginer quelque rapport entre ces deux choses, et pour croire, par exemple, qu’on est sujet à vomir en ce temps-là les médecines que l’on prend, à cause que le bélier rumine. Mais pour les termes des idées sensibles, il n’y a presque personne qui reconnaisse qu’ils sont équivoques. Aristote et les anciens philosophes n’y ont pas seulement pensé. L’on en tombera d’accord si on lit quelque chose de leurs ouvrages ; et si l’on sait distinctement la cause pour laquelle ces termes sont équivoques. Car il n’y a rien de plus évident que les philosophes ont cru sur ce sujet tout le contraire de ce qu’il faut croire.

Par exemple, lorsque les philosophes disent que le feu est chaud, l’herbe verte, le sucre doux, etc., ils entendent, comme les enfants et le commun des hommes, que le feu contient ce qu’ils sentent lorsqu’ils se chauffent ; que l’herbe a sur elle les couleurs qu’ils y croient voir ; que le sucre renferme la douceur qu’ils sentent en le mangeant, et ainsi de toutes les choses que nous voyons ou que nous sentons. Il est impossible d’en douter en lisant leurs écrits. Ils parlent des qualités sensibles comme des sentiments ; ils prennent de la chaleur pour du mouvement, et ils confondent ainsi, à cause de l'équivoque des termes, les manières d’être des corps avec celles des esprits.

Ce n’est que depuis Descartes qu’à ces questions confuses et indéterminées, si le feu est chaud, si l’herbe est verte, si le sucre est doux, etc., on répond en distinguant l’équivoque des termes sensibles qui les expriment. Si par chaleur, couleur, saveur, vous entendez un tel ou un tel mouvement de parties insensibles, le feu est chaud, l’herbe verte, le sucre doux. Mais si par chaleur et par les autres qualités vous entendez ce que je sens auprès du feu, ce que je vois lorsque je vois de l’herbe, etc., le feu n’est point chaud, ni l’herbe verte, etc., car la chaleur que l’on sent et les couleurs que l’on voit ne sont que dans l’âme, comme j’ai prouvé dans le premier livre. Or, comme les hommes pensent que ce qu’ils sentent est la même chose que ce qui est dans l’objet, ils croient avoir droit de juger des qualités des objets par les sentiments qu’ils en ont. Ainsi, ils ne disent pas deux mots sans dire quelque chose de faux, et ils ne disent jamais rien sur cette matière qui ne soit obscur et confus. En voici plusieurs raisons.

La première, parce que tous les hommes n’ont point les mêmes sentiments des mêmes objets, ni un même homme en différents temps, ou lorsqμ’il sent ces mêmes objets par différentes parties du corps. Ce qui semble doux à l’un semble amer à l’autre ; ce qui est chaud à l’un est froid à l’autre ; ce qui semble chaud à une personne quand elle a froid, semble froid à cette même personne quand elle a chaud, ou lorsqu’elle sent par différentes parties de son corps. Si l’eau semble chaude par une main, elle semble souvent froide par l’autre, ou si on s’en lave quelque partie proche du cœur. Le sel semble salé à la langue, et cuisant ou piquant à une plaie. Le sucre est doux à la langue et l’aloès extrêmement amer, mais rien n’est doux ni amer par les autres sens. Ainsi, lorsqu’on dit qu’une telle chose est froide, douce, amère, cela ne signifir rien de certain.

La seconde, parce que différents objets peuvent faire la même sensation : le plâtre, le pain, la neige, le sucre, le sel, etc., font même sentiment de couleur ; cependant leur blancheur est différente, si l’on en juge autrement que par les sens. Ainsi, lorsqu’au dit que de la farine est blanche, on ne dit rien de distinct.

La troisième, parce que les qualités des corps qui nous causent des sensations tout à fait différences sont presque les mêmes ; et, au contraire, celles dont nous avons presque les mêmes sensations sont souvent très-différentes. Les qualités de douceur et d’amertume dans les objets ne sont presque point différentes, et les sentiments de douceur et d’amertume sont essentiellement différents. Les mouvements qui causent de la douleur et du chatouillement ne diffèrent que du plus ou du moins, et néanmoins les sentiments de chatouillement et de douleur sont essentiellement différents. Au contraire, l’âpreté d’un fruit ne semble pas, au goût, si différente de l’amertume que la douceur, et cependant cette qualité est la plus éloignée de l’amertume qu’il puisse y avoir ; puisqu’il faut qu’un fruit qui est âpre, à cause qu’il est trop vert, reçoive un très-grand nombre de changements avant qu’il soit amer d’une amertume qui vienne de pourriture ou d’une trop grande maturité. Lorsque les fruits sont mûrs, ils semblent doux ; et lorsqu’ils le sont un peu trop, ils semblent amers. L’amertume et la douceur dans les fruits ne diffèrent donc que du plus et du moins. et c’est pour cela qu’il y a des personnes qui les trouvent doux lorsque d’autres les trouvent amers ; car il y en a même qui trouvent que l’aloès est doux comme du miel : il en est de même de toutes les idées sensibles. Les termes de doux, d’amer, de salé, d’aigre, d’acide, etc ; de rouge, de vert, de jaune, etc. ; de telle ou telle odeur, saveur, couleur, etc., sont donc tous équivoques, et ne réveillent point dans l’esprit d’idée claire et distincte. Cependant les philosophes de l’école et le commun des hommes ne jugent de toutes les qualités sensibles des corps que par les sentiments qu’ils en reçoivent.

Non-seulement ces philosophes jugent des qualités sensibles par les sentiments qu’ils en reçoivent ; ils jugent des choses mêmes en conséquence des jugements qu’ils ont faits touchant les qualités sensibles. Car, de ce qu’ils ont des sentiments essentiellement différents de certaines qualités, ils jugent qu’il y a génération de formes nouvelles, qui produisent ces différences imaginaires de qualités. Du blé paraît jaune, dur, etc. ; la farine, blanche, molle, etc., et de là ils concluent, sur le rapport de leurs yeux et de leurs mains, que ce sont des corps essentiellement différents, supposé qu’ils ne pensent pas ã la manière dont le blé est changé en farine. Cependant de la farine n’est que du blé froissé et moulu ; comme du feu n’est que du bois divisé et agité ; comme de la cendre n’est que le plus grossier du bois divisé sans être agité ; comme du verre n’est que de la cendre dont chaque partie a été polie et quelque peu arrondie par le froissement causé par le feu ; et ainsi des autres transmutations des corps.

Il est donc évident que les termes des idées sensibles sont entièrement inutiles pour proposer nettement et pour résoudre clairement les questions, c’est-à-dire pour découvrir la vérité. Cependant il n’y a point de questions, si embarrassées qu’elles puissent être par les termes équivoques des sens, qu’Aristote et la plupart des philosophes ne prétendent résoudre dans leurs livres, sans ces distinctions que nous venons de donner ; parce que ces termes sont équivoques par erreur et par ignorance.

Si l’on demande, par exemple, à ceux qui ont passé toute leur vie dans la lecture des anciens philosophes ou médecins, et qui en ont entièrement pris l’esprit et les sentiments, si l’eau est humide, si le feu est sec, si le vin est chaud, si le sang des poissons est froid, si l’eau est plus crue que le vin, si l’or est plus parfait que le vif-argent, si les plantes et les bêtes ont des âmes, et un million d’autres questions indéterminées, ils y répondront imprudemment, sans consulter autre chose que les impressions que ces objets ont faites sur leurs sens, ou ce que leur lecture a laissé dans leur mémoire. Ils ne verront point que ces termes sont équivoques ; ils trouveront étrange qu’on les veuille définir, et ils s’impatienteront si l’on tâche de leur faire connaître qu’ils vont un peu trop vite et que leurs sens les séduisent. Ils ne manqueront point de distinctions pour confondre les choses les plus évidentes, et dans ces questions, ou il est si nécessaire d’ôter l’équivoque, ils ne trouvent rien à distinguer. Si l’on considère que la plupart des questions des philosophes et des médecins renferment quelques termes équivoques semblables à ceux dont nous parlons, on ne pourra douter que ces savants, qui n’ont pu les définir, n’ont pu aussi rien dire de solide dans les gros volumes qu’ils ont composés, et ce que je viens de dire suffit pour renverser presque toutes les opinions des anciens. Il n’en est pas de même de M. Descartes : il a su parfaitement distinguer ces choses ; il ne résout point les questions par les idées sensibles, et, si l’on prend la peine de le lire, on verra qu’il explique d’une manière claire, évidente et souvent démonstrative, par les seules idées distinctes d’étendue, de figure et de mouvement, les principaux effets de la nature.

L’autre genre de termes équivoques dont les philosophes se servent comprend tous ces termes généraux de logique par lesquels il est facile d’expliquer toutes choses sans en avoir aucune connaissance. Aristote est celui qui en a le plus fait usage : tous ses livres en sont pleins, et il y en a quelques-uns qui ne sont que pure logique. Il propose et résout toutes choses par ces beaux mots de genre, d’espèce, d’acte, de puissance, de nature, de forme, de facultés, de qualités, de cause par soi, de cause par accident. Ses sectateurs ont de la peine à comprendre que ces mots ne signifient rien, et qu’on n’est pas plus savant qu’on était auparavant quand on leur a ouï dire que le feu dissout les métaux parce qu’il a la faculté de dissoudre, et qu’un homme ne digère pas à cause qu’il a l’estomac faible ou que sa faculté curwoctríce ne fait pas bien ses fonctions.

Il est vrai que ceux qui ne se servent que de ces termes et de ces idées générales pour expliquer toutes choses ne tombent pas d’ordinaire dans un si grand nombre d’erreurs que ceux qui se servent seulement des termes qui ne réveillent que les idées confuses des sens. Les philosophes scolastiques ne sont pas si sujets à l’erreur que certains médecins décisifs, qui dogmatisent et font des systèmes sur quelques expériences dont ils ne connaissent point les raisons, parce que les scolastiques parlent si généralement qu’ils ne se hasardent pas beaucoup.

Le feu échauffe, sèche, durcit et amollit, parce qu’il à la faculté de produire ces effets. Le séné purge par sa qualité purgative ; le pain même nourrit, si on le veut, par sa qualité nutritive : ces propositions ne sont point sujettes à l’erreur. Une qualité est ce qui fait qu’on appelle une chose d’un tel nom, on ne peut le nier à Aristote ; car enfin cette définition est incontestable. Telles ou semblables manières de parler ne sont point fausses, mais c’est qu’en effet elles ne signifient rien. Ces idées vagues et indéterminées n’engagent point dans l’erreur, mais elles sont entièrement inutiles à la découverte de la vérité.

Car, encore que l’oh sache qu’il y a dans le feu une forme substantielle, accompagnée d’un million de facultés semblables à celles d’échauffer, de dilater, de fondre l’or, l’argent et tous les métaux ; d’éclairer, de brûler, de cuire ; si l’on me proposait cette difficulté à résoudre, savoir : si le feu peut durcir de la boue et amollir de la cire, les idées de formes substantielles et des facultés de produire la chaleur, la raréfaction ; la fluidité, etc., ne me serviraient de rien pour découvrir si le feu serait capable de durcir de la boue et d’amollir de la cire, n’y ayant aucune liaison entre les idées de dureté de la boue et de mollesse de la cire et celles de forme substantielle du feu et des qualités de produire la raréfaction, la fluidité ; etc. Il en est de même de toutes les idées générales. Ainsi elles sont entièrement inutiles pour résoudre aucune question.

Mais si l’on sait que le feu n’est autre chose que du bois dont toutes les parties sont en continuelle agitation, et que c’est seulement par cette agitation qu’il excite en nous le sentiment de chaleur ; si l’on sait en même temps que la mollesse de la boue ne consiste que dans un mélange de terre et d’eau : comme ces idées ne sont point confuses et générales mais distinctes et particulières, il ne sera pas difficile de voir que la chaleur du feu doit durcir la boue ; parce qu’il n’y a rien de plus facile à concevoir qu’un corps en peut remuer un autre, si étant agité il le rencontre. On voit sans peine que, puisque la chaleur que l’on ressent auprès du feu est causée par le mouvement des parties invisibles du bois qui heurtent contre les mains ; si l’on expose de la boue à la chaleur du feu, les parties d’eau qui sont jointes à la terre étant plus déliées, et par conséquent plutôt agitées par le choc des petits corps qui sortent du feu que les parties grossières de la terre, elles doivent s’en séparer et la laisser sèche et dure. On verra de même évidemment que le feu ne doit point durcir la cire, si l’on sait que les parties qui la composent sont branchues et à peu près de même grosseur. Ainsi, les idées particulières sont utiles à la recherche de la vérité ; et non-seulement les idées vagues et indéterminées n’y peuvent de rien servir ; mais elles engagent au contraire insensiblement dans l’erreur.

Car les philosophes ne se contentent pas de se servir de termns généraux et d’idées vagues qui y répondent ; ils veulent, outre cela, que ces termes signifient certains êtres particuliers. Ils prétendent qu’il y a quelque substance, distinguée de la matière, qui est la forme de la matière, et une infinité de petits êtres distingués réellement de la matière et de la forme ; et ils en supposent d’ordinaire autant qu’ils ont de différentes sensations des corps et qu’ils pensent que ces corps produisent d’effets différents.

Cependant il est visible à tout homme capable de quelque attention que tous ces petits êtres distingués du feu, par exemple, et que l’on suppose y être contenus pour produire la chaleur, la lumière, la dureté, la lluidité, etc., ne sont que des fictions de l’imagination qui se révolte contre la raison ; car la raison n’a point d’idée particulière qui représente ces petits êtres. Si l’on demande aux philosophes quelle sorte d’entité c’est que la faculté qu’a le feu d’éclairer, ils ne répondront autre chose sinon que c’est un être qui est la cause que le feu est capable de produire la lumière. De sorte que l’idée qu’ils ont de cette faculté d’éclairer n’est pas différente de l’idée générale de la cause et de l’idée confuse de l’effet qu’ils voient. Ils n’ont donc point d’idée claire de ce qu’ils disent. lorsqu’ils admettent de ces êtres particuliers. Ainsi, ils disent ce qu’ils ne conçoivent même pas, et ce qu’il est même impossible de concevoir.


CHAPITRE III.


De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des anciens.


Non-seulement les philosophes disent ce qu’ils ne conçoivent point, lorsqu’ils expliquent les effets de la nature par de certains êtres dont ils n'ont aucune idée particulière ; ils fournissent même un principe dont on peut tirer directement des conséquences très-fausses et très-dangereuses.

Car si on suppose, selon leur sentiment, qu’il y a dans les corps quelques entités distinguées de la matière ; n’ayant point d’idée distincte de ces entités, on peut facilement s’imaginer qu’elles sont les véritables ou les principales causes des elîets que l’on voit arriver. C’est même le sentiment commun des philosophes ordinaires ; car c’est principalement pour expliquer ces effets qu’ils pensent qu'il a des formes substantielles, des qualités réelles et d’autres semblables entités. Que si l’on vient ensuite à considérer attentivement l’idée que l’on a de cause ou de puissance d’agir, on ne peut douter que cette idée ne représente quelque chose de divin. Car l’idée d’une puissance souveraine est l’idée de la souveraine divinité ; et l’idée d’une puissance subalterne est l’idée d’une divinité inférieure, mais d’une véritable divinité, au moins selon la pensée des païens, supposé que ce soit l’idée d’une puissance ou d’une cause véritable. On admet donc quelque chose de divin dans tous les corps qui nous environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités, des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie. Il est vrai que la foi nous redresse ; mais peut-être que l’on peut dire que si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen.

De plus, il est difficile de se persuader que l’on ne doive ni craindre ni aimer de véritables puissances, des êtres qui peuvent agir sur nous, qui peuvent nous punir par quelque douleur ou nous récompenser par quelque plaisir. Et comme l’amour et la crainte sont la véritable adoration, il est encore difficile de se persuader qu’on ne doive pas les adorer. Tout ce qui peut agir sur nous comme cause véritable et réelle est nécessairement au-dessus de nous, selon saint Augustin et selon la raison ; et selon le même saint et la même raison, c’est une loi immuable que les choses inférieures servent aux supérieures. C’est pour ces raisons que ce grand saint reconnaît que le corps ne peut agir sur l’âme[165], et que rien ne peut être au-dessus de l’âme que Dieu[166].

Dans les saintes Écritures, lorsque Dieu prouve aux Israélites qu’ils doivent l’adorer, c’est-à-dire qu’ils doivent le craindre et l’aimer, les principales raisons qu’il apporte sont tirées de sa puissance pour les récompenser et pour les punir. Il leur représente les bienfaits qu’ils ont reçus de lui, les maux dont il les a châtiés, et qu’il a encore la même puissance. Il leur défend d’adorer les dieux des païens, parce qu’ils n’ont aucune puissance sur eux et qu’ils ne peuvent leur faire ni bien ni mal. Il veut que l’on n’honore que lui, parce qu’il n’y a que lui qui soit la véritable cause du bien et du mal, et qu’il n’en arrive point dans leur ville, selon un prophète[167], qu’il ne fasse lui-même ; parce que les causes naturelles ne sont point les véritables causes du mal qu’elles semblent nous faire, en que, comme c’est Dieu seul qui agit en elles, c’est lui seul qu’il faut craindre et qu’il faut aimer en elle : Soli Deo honor et gloria.

Enfin, ce sentiment qu’on doit craindre et qu’on doit aimer ce qui peut être véritable cause du bien et du mal, paraît si naturel et si juste qu’il n’est pas possible de s’en défaire. De sorte que, si l’on suppose cette fausse opinion des philosophes, et que nous tâchons ici de détruire, que les corps qui nous environnent sont les véritables causes des plaisirs et des maux que nous sentons, la raison semble en quelque sorte justifier une religion semblable à celles des païens, et approuver le dérèglement universel des mœurs. Il est vrai que la raison n’enseigne pas qu’il faille adorer les oignons et les poireaux, par exemple, comme la souveraine divinité, parce qu’ils ne peuvent nous rendre entièrement heureux lorsque nous en avons, ou entièrement malheureux lorsque nous n’en avons point. Aussi les païens ne leur ont jamais rendu tant d’honneur qu’au grand Jupiter, duquel toutes leurs divinités dépendaient ; ou qu’au soleil, que nos sens nous représentent comme la cause universelle qui donne la vie et le mouvement à toutes choses, et que l’on ne peut s’empêcher de regarder comme une divinité, si l’on suppose avec les philosophes païens qu’il renferme dans son être les causes véritables de tout ce qu’il semble produire non-seulement dans notre corps et sur notre esprit, mais encore dans tous les êtres qui nous environnent.

Mais si l’on ne doit pas rendre un honneur souverain aux poireaux et aux oignons, on peut toujours leur rendre quelque adoration particulière, je veux dire quon peut y penser et les aimer en quelque manière ; s’il est vrai qu’ils puissent en quelque sorte nous rendre heureux, on doit leur rendre honneur à proportion du bien qu’ils peuvent faire. Et certainement les hommes qui écoutent les rapports de leurs sens pensent que ces légumes sont capables de leur faire du bien. Car les Israélites, par exemple, ne les auraient pas si fort regrettés dans le désert, ils ne se seraient point considérés comme malheureux pour en être privés, s’ils ne se fussent imaginés en quelque façon heureux par leur jouissance. Les ivrognes n’aimeraient peut-être pas si fort le vin, s’ils savaient bien ce que c’est, et que le plaisir qu’ils trouvent à en boire vient du Tout-Puissant qui leur commande la tempérance, et qu’ils font injustement servir à leur intempérance. Voilà les dérèglements où nous engage la raison même, lorsqu’elle est jointe aux principes de la philosophie païenne et lorsqu’elle suit les impressions des sens.

Afin qu’on ne puisse plus douter de la fausseté de cette misérable philosophie et qu’on reconnaisse avec évidence la solidité des principes et la netteté des idées dont on se sert, il est nécessaire d’établir clairement les vérités qui sont opposées aux erreurs des anciens philosophes, et de prouver en peu de mots qu’il n’y a qu’une vraie cause, parce qu’il n’y a qu’un vrai Dieu ; que la nature ou la force de chaque chose n’est que la volonté de Dieu ; que toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des causes occasionnelles, et quelques autres vérités qui seront des suites de celles-ci.

Il est évident que tous les corps grands et petits n’ont point la force de se remuer. Une montagne, une maison, une pierre, un grain de sable, enfin le plus petit ou le plus grand des corps que l’on puisse concevoir, n’a point la force de se remuer. Nous n’avons que deux sortes d’idées, idées d’esprit, idées de corps ; et ne devant dire que ce que nous concevons, nous ne devons raisonner que suivant ces deux idées. Ainsi, puisque l’idée que nous avons de tous les corps nous fait connaître qu’ils ne se peuvent remuer, il faut conclure que ce sont les esprits qui les remuent. Mais quand on examine l’idée que l’on a de tous les esprits finis, on ne voit point de liaison nécessaire entre leur volonté et le mouvement de quelque corps que ce soit ; on voit au contraire qu’il n’y en a point et qu’il n’y en peut avoir. On doit donc aussi conclure, si on veut raisonner selon ses lumières, qu’il n’y a aucun esprit créé qui puisse remuer quelque corps que ce soit comme cause véritable ou principale, de même que l’on a dit qu’aucun corps ne se pouvait remuer soi-même.

Mais lorsqu’on pense à l’idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être infiniment parfait et par conséquent tout-puissant, on connait qu’il y a une telle liaison entre sa volonté et le mouvement de tous les corps, qu’il est impossible de concevoir qu’il veuille qu’un corps soit mu et que ce corps ne le soit pas. Nous devons donc dire qu’il n’y a que sa volonté qui puisse remuer les corps, si nous voulons dire les choses comme nous les concevons et non pas comme nous les sentons. La force mouvante des corps n’est donc point dans les corps qui se remuent, puisque cette force mouvante n’est autre chose que la volonté de Dieu. Ainsi, les corps n’ont aucune action ; et lorsqu’une boule qui se remue en rencontre et en meut une autre, elle ne lui communique rien qu’elle ait, car elle n’a pas elle-même la force qu’elle lui communique. Cependant une boule est cause naturelle du mouvement qu’elle communique. Une cause naturelle n’est donc point une cause réelle et véritable, mais seulement une cause occasionnelle et qui détermine l’auteur de la nature à agir de telle et telle manière en telle et telle rencontre.

Il est constant que c’est par le mouvement des corps visibles ou invisibles que toutes choses se produisent, car l’expérience nous apprend que les corps dont les parties ont plus de mouvement sont toujours ceux qui agissent davantage et qui produisent plus de changement dans le monde. Toutes les forces de la nature ne sont donc que la volonté de Dieu toujours elîicace. Dieu a créé le monde parce qu’il l’a voulu : Dixit, et facta sunt ; et il remue toutes choses et produit ainsi tous les effets que nous voyons arriver, parce qu’il a voulu aussi certaines lois selon lesquelles les mouvements se communiquent à la rencontre des corps ; et parce que ces lois sont efficaces, elles agissent, et les corps ne peuvent agir. Il n’y a donc point de forces, de puissances, de causes véritables dans le monde matériel et sensible ; et il n’y faut point admettre de formes, de facultés et de qualités réelles pour produire des effets que les corps ne produisent point et pour partager avec Dieu la force et la puissance qui lui sont essentielles.

Mais non-seulement les corps ne peuvent être causes véritables de quoi que ce soit, les esprits les plus nobles sont dans une semblable impuissance. Ils ne peuvent rien connaître si Dieu ne les éclaire. Ils ne peuvent rien sentir si Dieu ne les modifie. Ils ne sont capables de rien vouloir si Dieu ne les meut vers le bien en général. c’est-à-dire vers lui. Ils peuvent déterminer l’impression que Dieu leur donne pour lui vers d’autres objets que lui, je l’avoue ; mais je ne sais si cela se peut appeler puissance. Si pouvoir pécher est une puissance, ce sera une puissance que le Tout-Puissant n’a pas, dit quelque part saint Augustin. Si les hommes tenaient d’eux-mêmes la puissance d’aimer le bien, on pourrait dire qu’ils auraient quelque puissance ; mais les hommes ne peuvent aimer que parce que Dieu veut qu’íls aiment et que sa volonté est efficace. Les hommes ne peuvent aimer que parce que Dieu les pousse sans cesse vers le bien en général, c’est-à-dire vers lui ; car Dieu ne les ayant crées que pour lui, il ne les conserve jamais sans les tourner et sans les pousser vers lui. Ce ne sont pas eux qui se meuvent vers le bien en général, c’est Dieu qui les meut. Ils suivent seulement par un choix entièrement libre cette impression selon la loi de Dieu, ou ils la déterminent vers de faux biens selon la loi de la chair ; mais ils ne peuvent la déterminer que par la vue du bien, car, ne pouvant que ce que Dieu leur fait faire, ils ne peuvent aimer que le bien.

Mais quand on supposerait, ce qui est vrai en un sens, que les esprits ont en eux-mêmes la puissance de connaître la vérité et d’aimer le bien ; si leurs pensées et leurs volontés ne produisaient rien au-dehors, on pourrait toujours dire qu’ils ne peuvent rien. Or, il me paraît très-certain que la volonté des esprits n’est pas capable de mouvoir le plus petit corps qu’il y ait au monde ; car il est évident qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre la volonté que nous avons, par exemple, de remuer notre bras, et le mouvement de notre bras. Il est vrai qu’il se remue lorsque nous le voulons ; et qu’ainsi nous sommes la cause naturelle du mouvement de notre bras. Mais les causes naturelles ne sont point de véritables causes, ce ne sont que des causes occasionnelles qui n’agissent que par la force et l'efficace de la volonté de Dieu, comme je viens de l’expliquer.

Car comment pourrions-nous remuer notre bras ? Pour le remuer il faut avoir des esprits animaux, les envoyer par de certains nerfs vers de certains muscles pour les enfler et les raccourcir, car c’est ainsi que le bras qui y est attaché se remue, ou selon le sentiment de quelques autres on ne sait encore comment cela se fait. Et nous voyons que les hommes qui ne savent pas seulement s’ils ont des esprits, des nerfs et des muscles remuent leur bras, et le remuent même avec plus d’adresse et de facilité que ceux qui savent le mieux l’anatomie. C’est donc que les hommes veulent remuer leur bras et qu”il n’y a que Dieu qui le puisse et qui le sache remuer. Si un homme ne peut pas renverser une tour, du moins sait-il ce qu’il faut faire pour la renverser ; mais il n’y a point d’homme qui sache seulement ce qu’il faut faire pour remuer un de ses doigts par le moyen des esprits animaux. Comment donc les hommes pourraient-ils remuer leurs bras ? Ces choses me paraissent évidentes et, ce me semble, à tous ceux qui veulent penser, quoiqu’elles soient peut-être incompréhensibles à tous ceux qui ne veulent que sentir.

Mais non-seulement les hommes ne sont point les véritables causes des mouvements qu’ils produisent dans leur corps, il semble même qu’il y ait contradiction qu’ils puissent l’ètre. Une cause véritable est une cause entre laquelle et son effet l’esprit aperçoit une liaison nécessaire, c’est ainsi que je l’entends. Or il n’y a que l’être infiniment parfait entre la volonté duquel et les effets l’esprit aperçoive une liaison nécessaire. Il n’y a donc que Dieu qui soit véritable cause et qui ait véritablement la puissance de mouvoir les corps. Je dis de plus qu’il n’est pas concevable que Dieu puisse communiquer aux hommes ou aux anges la puissance qu’íl a de remuer les corps, et que ceux qui prétendent que le pouvoir que nous avons de remuer nos bras est une véritable puissance, doivent avouer que Dieu peut aussi donner aux esprits la puissance de créer, d’anéantir, de faire toutes les choses possibles, en un mot qu’il peut les rendre tout-puissants, comme je vais le faire voir.

Dieu n'a pas besoin d'instruments pour agir, il suffit qu'il veuille[168] afin qu’une chose soit, parce qu’il y a contradiction qu’il veuille et que ce qu’il veut ne soit pas. Sa puissance est donc sa volonté, et communiquer sa puissance c’est communiquer l'efficace de sa volonté. Mais communiquer cette efficace à un homme ou à un ange ne peut signifier autre chose que vouloir que, lorsqu’un homme ou qu’un ange voudra qu’un tel corps, par exemple, soit mu, ce corps soit effectivement mu. Or, en ce cas, je vois deux volontés qui concourent lorsqu’un ange remuera un corps, celle de Dieu et celle de l'ange ; et afin de connaître laquelle des deux sera la véritable cause du mouvement de ce corps, il faut savoir quelle est celle qui est efficace. Il y a une liaison nécessaire entre la volonté de Dieu et la chose qu’il veut. Dieu veut en ce cas que, lorsqu’un ange voudra qu’un tel corps soit mu, ce corps soit mu. Donc il y a une liaison nécessaire entre la volonté de Dieu et le mouvement de ce corps ; et par conséquent c'est Dieu qui est véritable cause du mouvement de ce corps, et la volonté de l'ange n’est que cause occasionnelle.

Mais pour le faire voir encore plus clairement, supposons que Dieu veuille faire le contraire de ce que voudraient quelques esprits, comme on le peut penser des démons ou de quelques autres esprits qui méritent cette punition ; on ne pourrait pas dire en ce cas que Dieu leur communiquerait sa puissance, puisqu’ils ne pourraient rien faire de ce qu’ils souhaiteraient. Cependant les volontés de ces esprits seraient des causes naturelles des effets qui se produiraient. Tels corps ne seraient mus à droite que parce que ces esprits voudraient qu’ils fussent mus à gauche ; et les désirs de ces esprits détermineraient la volonté de Dieu à agir, comme nos volontés de remuer les parties de notre corps déterminent la première cause à les remuer. De sorte que toutes les volontés des esprits ne sont que des causes occasionnelles.

Que si après toutes ces raisons l’on voulait encore soutenir que la volonté d’un ange qui remuerait quelque corps serait une véritable cause, et non pas une cause occasionnelle, il est évident que ce même ange pourrait être véritable cause de la création et de l’anéantissement de toutes choses. Car Dieu lui pourrait communiquer sa puissance de créer et d’anéantir les corps, comme celle de les remuer, s’il voulait que les choses fussent créées et anéanties ; en un mot, s’il voulait que toutes choses arrivassent comme l’ange le souhaiterait, de même qu’il a voulu que les corps fussent mus comme l’ange le voudrait. Si l’on prétend donc pouvoir dire qu’un ange et qu’un homme soient véritablement moteurs à cause que Dieu remue les corps lorsqu’ils le souhaitent ; il faut dire aussi qu’un homme et qu’un ange peuvent être véritablement créateurs, puisque Dieu peut créer des êtres lorsqu’ils le voudront. Peut-être même qu’on pourrait dire que les plus vils des animaux, ou que la matière toute seule serait effectivement cause de la création de quelque substance, si l’on supposait comme les philosophes qu’à I’exigence de la matière Dieu produisit les formes substantielles. Enfin, parce que Dieu a résolu de toute éternité de créer en certains temps, certaines choses, on pourrait dire aussi que ces temps seraient causes de la création de ces êtres ; de même qu’on prétend qu’une boule qui en rencontre une autre est la véritable cause du mouvement qu’elle lui communique, à cause que Dieu a voulu par sa volonté générale qui fait l’ordre de la nature, que lorsque deux corps se rencontreraient il se fit une telle et telle communication de mouvement.

Il n’y a donc qu’un seul vrai Dieu et qu’une seule cause qui soit véritablement cause, et l’on ne doit pas s’imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable cause. Dieu ne peut même communiquer sa puissance aux créatures, si nous suivons les lumières de la raison, il n’en peut faire de véritables causes, il n’en peut faire des dieux. Mais quand il le pourrait, nous ne pouvons concevoir pourquoi il le voudrait. Corps, esprits, pures intelligences tout cela ne peut rien. C’est celui qui a fait les esprits qui les éclaire et qui les agite. C’est celui qui a créé le ciel et la terre qui en règle les mouvements. Enfin c’est l’auteur de notre être qui exécute nos volontés ; Semel jussít, semper paret. Il remue même notre bras lorsque nous nous en servons contre ses ordres ; car il se plaint par son prophète[169], que nous le faisons servir à nos désirs injustes et criminels.

Toutes ces petites divinités des païens et toutes ces causes particulières des philosophes ne sont que des chimères, que le malin esprit tâche d’établir pour ruiner le culte du vrai Dieu, pour en occuper des esprits et des cœurs que le Créateur n’a faits que pour lui. Ce n’est point la philosophie que l’on a reçue d’Adam qui apprend ces choses, c’est celle que l’on a reçue du serpent, car depuis le péché l’esprit de l’homme est tout païen. C’est cette philosophie qui, jointe aux erreurs des sens, a fait adorer le soleil, et qui est encore aujourd’hui la cause universelle du dérèglement de l'esprit et de la corruption du cœur des hommes. Pourquoi, disent-ils par leurs actions, et quelquefois même par leurs paroles, n’aimerons nous pas le corps, puisque les corps sont capables de nous combler de plaisirs ? Et pourquoi se moque-t-on des Israélites qui regrettaient les choux et les oignons de l’Égypte, puisqu’ils étaient effectivement malheureux, étant privés de ce qui pouvait les rendre en quelque manière heureux ? Mais la philosophie que l’on appelle nouvelle, que l’on représente comme un spectre pour effrayer les esprits faibles, que l’on méprise et que l’on condamne sans l’entendre ; la philosophie nouvelle, dis-je, puisqu’on se plait à l’appeler ainsi, ruine toutes les raisons des libertins par l’établissement du plus grand de ses principes, qui s’accorde parfaitement avec le premier principe de la religion chrétienne : qu’il ne faut aimer et craindre qu’un Dieu, puisqu’il n’y a qu’un Dieu qui nous puisse rendre heureux.

Car, si la religion nous apprend qu’il n’y a qu’un vrai Dieu, cette philosophie nous fait connaître qu’il n'y a qu’une véritable cause. Si la religion nous apprend que toutes les divinités du paganisme ne sont que des pierres et des métaux sans vie et sans mouvement. cette philosophie nous découvre aussi que toutes les causes secondes, ou toutes les divinités de la philosophie, ne sont que de la matière et des volontés inefficaces. Enfin, si la religion nous apprend qu’il ne faut point fléchir le genou devant des dieux qui ne sont point dieux, cette philosophie nous apprend aussi que notre imagination et notre esprit ne doivent point s’abattre devant la grandeur et la puissance imaginaire des causes qui ne sont point causes ; qu’il ne faut ni les aimer, ni les craindre ; qu’il ne faut point s’en occuper ; qu’il ne faut penser qu’à Dieu seul, voir Dieu en toutes choses, adorer Dieu en toutes choses, craindre et aimer Dieu en toutes choses.

Mais ce n’est pas là l’inclination de quelques philosophes, ils ne veulent point voir Dieu, ils ne veulent point penser à Dieu ; car depuis le péché il y a une secrète opposition entre l’homme et Dieu. Ils prennent plaisir à se fabriquer des dieux à leur fantaisie, et ils aiment et craignent volontiers les fictions de leur imagination, comme les païens les ouvrages de leurs mains. Ils sont semblables aux enfants qui tremblent devant leurs compagnons après les avoir barbouillés. Ou si l’on veut une comparaison plus noble, quoiqu’elle ne soit peut-être pas si juste, ils ressemblent à ces fameux Romains qui avaient de la crainte et du respect pour les fictions de leur esprit, et qui adoraient sottement leurs empereurs après avoir lâché l’aigle dans leurs apothéoses.


CHAPITRE IV.


Explication de la seconde partie de la règle générale. Que les philosophes ne l’observent point, et que M. Descartes l’a fort exactement observée.


On vient de faire voir dans quelles erreurs on est capable de tomber, lorsqu’on raisonne sur les idées fausses et confuses des sens, et sur les idées vagues et indéterminées de la pure logique. Par là l’on reconnaît assez que, pour conserver l’évidence dans ses perceptions, il est absolument nécessaire d’observer exactement la règle que nous venons de prescrire, et d’examiner quelles sont les idées claires et distinctes des choses, afin de ne raisonner que suivant ces idées.

Dans cette même règle générale qui regarde le sujet de nos études, il y a encore cette circonstance à bien remarquer, savoir, que nous devons toujours commencer par les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter même long-temps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles. Car, si l’on ne doit raisonner que sur des idées distinctes, pour conserver toujours l’évidence dans ses perceptions ; il est clair qu’il ne faut jamais passer à la recherche des choses composées, avant que d’avoir examiné avec beaucoup de soin et s’être rendu fort familières les simples dont elles dépendent : puisque les idées des choses composées ne sont point claires et ne peuvent l’être, lorsqu’on ne connaît que confusément et qu’imparfaitement les plus simples qui les composent.

On connaît les choses imparfaitement, lorsqu’on n’est point assuré que l’on en a considéré toutes les parties ; et on les connaît confusément, lorsqu’elles ne sont point assez familières à l’esprit, quoique l’on soit assuré que l’on en a considéré toutes les parties. Lorsqu’on ne les connaît qu’imparfaitement, on ne fait que des raisonnements vraisemblables. Lorsqu’on les aperçoit confusément, il n’y a point d’ordre ni de lumière dans les déductions ; on ne sait souvent où l’on est et où l’on va. Mais lorsqu’on les connaît imparfaitement et confusément tout ensemble, ce qui est le plus ordinaire, on ne sait jamais clairement ni ce qu’on recherche, ni les moyens de le rencontrer. De sorte qu’il est absolument nécessaire de garder cet ordre inviolablement dans ses études : de commencer toujours par les choses les plus simples, en examiner toutes les parties, et se les rendre fmnílières avant que de passer aux plus composées dont elles dépendent.

Mais cette règle ne s’accorde point avec l’inclination des hommes, ils ont naturellement du mépris pour tout ce qui paraît facile ; et leur esprit, qui n’est pas fait pour un objet borné et qu’il soit aisé de comprendre, ne peut s’arrêter long-temps à la considération de ces idées simples, qui n’ont point le caractère de l’intini pour lequel ils sont faits. Ils ont, au contraire, et par la même raison, beaucoup de respect et d’empressement pour les choses grandes et qui tiennent de l’infini, et même pour celles qui sont obscures et mystérieuses. Ce n’est pas dans le fond quiils aiment les ténèbres ; mais e’est qu’ils espèrent trouver dans les ténèbres le bien qu’ils désirent, et qu’au grand jour ils reconnaissent qu’il ne se trouve point ici-bas.

La vanité donne aussi beaucoup de branle aux esprits pour les jeter d’abord dans le grand et l’extraordinaire, et une sotte espérance de bien rencontrer les y fait courir. L’expérience apprend que la connaissance la plus exacte des choses ordinaires ne donne point de réputation dans le monde, et que la connaissance des choses peu communes, quelque confuse et imparfaite qu’elle puisse être, attire toujours l’estime et le respect de ceux qui se font volontiers une haute idée de ce qu’ils n’entendent pas. Et cette expérience détermine tous ceux qui sont plus sensibles à la vanité qu’à la vérité, et par conséquent la plupart des hommes, à une recherche aveugle de ces connaissances spécieuses et imaginaires de tout ce qui est grand. rare et obscur.

Combien de gens rejettent la philosophie de M. Descartes par cette plaisante raison que les principes en sont trop simples et trop faciles ! Il n’y a point de termes obscurs et mystérieux dans cette philosophie ; des femmes et des personnes qui ne savent ni grec ni latin, sont capables de l’apprendre ; il faut donc que ce soit peu de chose, et il n’est pas juste que de grands génies s’y appliquent. Ils s’imaginent que des principes si clairs et si simples ne sont pas assez féconds pour expliquer les effets de la nature qu’ils supposent obscure et embarrassée. Ils ne voient point d’abord l’usage de ces principes, qui sont trop simples et trop faciles pour arrêter leur attention, autant de temps qu’il en faut pour en reconnaître l’usage et l’étendue. Ils aiment donc mieux expliquer des effets dont ils ne comprennent point la cause, par des principes qu’ils ne conçoivent point, et qu’il est absolument impossible de concevoir, que par des principes simples et intelligibles tout ensemble. Car ces philosophes expliquent des choses obscures par des principes qui ne sont pas seulement obscurs, mais entièrement incompréhensibles.

Lorsque quelques personnes prétendent expliquer par des principes clairs et connus de tout le monde des choses extrêmement embarrassées, il est facile de voir s’ils y réussissent, parce que, si l’on conçoit bien ce qu’ils disent, l’on peut reconnaître s’ils disent vrai. Ainsi, les faux savants ne trouvent point leur compte, et ne se font point admirer comme ils le souhaitent, lorsqu’ils se servent de principes intelligibles ; parce que l’on reconnaît évidemment qu’ils ne disent rien de vrai. Mais lorsqu’ils se servent de principes inconnus, et qu’ils parlent des choses fort composées, comme s’ils en connaissaient exactement tous les rapports, on les admire ; parce qu’on ne conçoit point ce qu’ils disent, et que nous avons naturellement du respect pour ce qui passe notre intelligence.

Or, comme les choses obscures et incompréhensibles semblent mieux se lier les unes avec les autres, que les choses obscures avec celles qui sont claires et intelligibles, les principes incompréhensibles sont d’un plus grand usage que les principes intelligibles dans les questions très-composées. Il n’y a rien de si difficile dont les philosophes et les médecins ne prétendent rendre raison en peu de mots par leurs principes ; car leurs principes étant encore plus incompréhensibles que toutes les questions que l’on peut leur faire, lorsqu’on suppose ces principes pour certains il n’y a point de difficulté qui puisse les embarrasser.

Ils répondent, par exemple, hardiment et sans hésiter à ces questions obscures ou indéterminées : D’où vient que le soleil attire les vapeurs, que le quinquina arrête la fièvre quarte, que la rhubarbe purge la bile et le sel polychreste les phlegmes ? et à d’autres questions semblables. Et la plupart des hommes sont assez satisfaits de leurs réponses, parce que l’obscur et l’incompréhensible s’accommodent bien l’un avec l’autre. Mais les principes incompréhensibles ne s’accommodent pas facilement avec les questions que l’on expose clairement, et qu’il est facile de résoudre ; parce qu’on reconnaît évidemment qu’ils ne signifient rien. Les philosophes ne peuvent, par leurs principes, expliquer comment des chevaux tirent un chariot, comment la poussière arrête une montre, comment le tripoli nettoie les métaux et les brosses les habits. Car ils se rendraient ridicules à tout le monde, s’ils supposaient un mouvement d’attraction et des facultés attractrices, pour expliquer d’où vient que les chariots suivent les chevaux qui y sont attelés, et une faculté détersive dans des brosses pour nettoyer des habits. et ainsi des autres questions. De sorte que leurs grands principes ne sont utiles que pour les questions obscures, parce qu’ils sont incompréhensibles.

Il ne faut donc point s’arrêter à aucun de tous ces principes, que l’on ne connaît point clairement et évidemment, et que l’on peut penser que quelques nations ne reçoivent pas. Il faut considérer avec attention les idées que l’on a d’étendue, de figure et de mouvement local, et les rapports que ces choses ont entre elles. Si on conçoit distinctement ces idées, et si on les trouve si claires qu’on soit persuadé que toutes les nations les ont reçues dans tous les temps, il faut s’y arrêter et en examiner tous les rapports ; mais si on les trouve obscures, il en faut chercher d’autres, si l’on en peut trouver. Car si, pour raisonner sans crainte de se tromper, il est nécessaire de conserver toujours l’évidence dans ses perceptions, il ne faut raisonner que sur des idées claires et sur leurs rapports clairement connus.

Pour considérer par ordre les propriétés de l’étendue, il faut, comme a fait M. Descartes, commencer par leurs rapports les plus simples, et passer des plus simples aux plus composés, non seulement parce que cette manière est naturelle et qu’elle aide l’esprit dans ces opérations, mais encore parce que Dieu agissant toujours avec ordre et par les voies les plus simples, cette manière d’examiner nos idées et leurs rapports nous fera mieux connaître ses ouvrages. Et si l’on considère que les rapports les plus simples sont toujours ceux qui se présentent les premiers à l’imagination. lorsqu’elle n’est point déterminée à penser plutôt à une chose qu’a une autre, on reconnaîtra qu’il suíïit de regarder les choses aver attention et sans préoccupation, pour entrer dans cet ordre que nous prescrivons et pour découvrir des vérités très-composées, pourvu qu’on ne veuille point courir trop vite d’un sujet à un autre.

Si l’on considère donc avec attention l'étendue, on conçoit sans peine qu’une partie peut être séparée d’une autre, c’est-à-dire que l’on conçoit sans peine le mouvement local, et que ce mouvement local produit une figure dans l’un et dans l’autre des corps qui sont mus. De tous les mouvements, le plus simple et le premier qui se présente à l’imagination, c’est le mouvement en ligne droite. Supposez donc qu’il y ait quelque partie d’étendue qui se meuve par un mouvement en ligne droite, il est nécessaire que celle qui se trouve dans le lieu où cette première étendue se va rendre, se meuve circulairement pour prendre la place que l’autre quitte, et ainsi qu’il se fasse un mouvement circulaire. Que si l’on conçoit une infinité de mouvements en ligne droite, dans une infinité de semblables parties de cette étendue immense que nous considérons, il est encore nécessaire que tous ces corps s'empèchant les uns les autres conspirent tous par leur mutuelle action et réaction, je veux dire par la mutuelle communication de tous leurs mouvements particuliers, à se mouvoir par un mouvement circulaire.

Cetle première considération des rapports les plus simples de nos idées, nous fait déjà reconnaître la nécessité des tourbillons de M. Descartes : que leur nombre sera d’autant plus grand, que, les mouvements en ligne droite de toutes les parties de l'étendue ayant été plus contraires les uns aux autres, ils auront eu plus de difficulté à s’accommoder d’un même mouvement ; et que de tous ces tourbillons ceux-là seront les plus grands où il y aura plus de parties qui auront conspiré au même mouvement, ou dont les parties auront en plus de force pour continuer leur mouvement en ligne droite.

Mais il faut prendre garde à ne pas dissiper ni fatiguer son esprit en s’appliquant inutilement au nombre infini et à la grandeur immense des tourbillons. Il faut d’abord s’arrêter quelque temps à quelqu’un de ces tourbillons et rechercher par ordre, et avec attention, tous les mouvements de la matière qu’il renferme, et toutes les figures dont toutes les parties de cette matière se doivent revêtir.

Comme il n’y a que le mouvement en ligne droite qui soit simple, il faut d’abord considérer ce mouvement, comme celui selon lequel tous les corps tendent sans cesse à se mouvoir, puisque Dieu agit toujours selon les voies les plus simples, et qu’en effet les corps ne se meurent circulairement que parce qu’ils trouvent des oppositions continuelles dans leurs mouvements directs. Ainsi tous les corps n’étant pas d’une égale grandeur, et ceux qui sont les plus grands ayant plus de force à continuer leur mouvement en ligne droite que les autres ; on conçoit facilement que les plus petits de tous les corps doivent être vers le centre du tourbillon, et les plus grands vers la circonférence, puisque les lignes que l’on conçoit être décrites pr les mouvements des corps qui sont à la circonférence approchent plus de la droite que celles que décrivent les corps qui sont proches du centre.

Si l’on pense de nouveau que chaque partie de cette matière n’a pu se mouvoir d’abord, et trouver sans cesse quelque opposition à son mouvement, sans s’arrondir et sans rompre ses angles ; on reconnaîtra facilement que toute cette étendue ne sera encore composée que de deux sortes de corps : de boules rondes qui tournent sans cesse sur leur centre en plusieurs façons différentes et qui outre leur mouvement particulier sont encore emportées par le mouvement commun du tourbillon[170] ; et d’une manière très-fluide et très-agitée, qui aura été engendrée par le froissement des houles dont on vient de parler. Outre le mouvement circulaire commun à toutes les parties du tourbillon, cette matière subtile aura encore un mouvement particulier en ligne presque droite du centre du tourbillon vers la circonférence, par les intervalles des boulœ qui leur laissent le passage libre : de sorte que leur mouvement, composé de ces mouvements, sera en ligne spirale. Cette matière fluide que M. Descartes appelle le premier élément étant divisée en des parties beaucoup plus petites, et qui ont beaucoup moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite que les boules, ou le second élément ; il est évident que ce premier élément doit être dans le centre du tourbillon, et dans les intervalles qui sont entre les parties du second, et que les parties du second doivent remplir le reste du tourbillon, et approcher de sa circonférence à proportion de la grosseur ou de à force qu’elles ont pour continuer leur mouvement en ligne droite. Quant à la figure de tout le tourbillon, on ne (peut douter, par les cb0S€S Qu’on vient de dire, que Véloignement’un pôle à l’autre ne soit bien lus petit que la ligne qui traverse l’équateur[171]. Et si l’on considère que les tourbillons s’environnent les uns les autres et se pressent inégalement, on verra encore clairement que leur équateur est une ligne courbe, irrégulière et qui peut approcher de l’ellipse.

Voilà les choses qui se présentent naturellement à l’esprit lorsque l’on considère avec attention ce qui doit arriver aux parties de l’étendue qui tendent sans cesse à se mouvoir en ligne droite ; c’est-à-dire, par le plus simple de tous les mouvements. Si l’on veut maintenant supposer une chose qui semble très-digne de la sagesse et de la puissance de Dieu, savoir : qu’il a formé tout d’un coup l’univers dans le même état, que ses parties se seraient arrangées avec le temps, selon les voies les plus simples, et qu’il les conserve aussi par les mêmes lois naturelles ; en un mot, si l’on veut faire application de nos pensées avec les objets que nous voyons : on pourra juger que le soleil est le centre du tourbillon ; que la lumière corporelle qu’il répand de tous côtés n’est autre chose que l’effort continuel des petites boules qui tendent à s’éloigner du centre du tourbillon ; et que cette lumière doit se communiquer en un instant par des espaces immenses, parce que tout étant piein de ces boules on ne peut en presser une qu’on ne presse toutes les autres qui lui sont opposées.

On pourra encore déduire de ce que je viens de dire plusieurs autres conséquences ; car les principes les plus simples sont les plus féconds, pour expliquer les ouvrages de celui qui agit toujours selon les voies les plus simples. Mais on a besoin de considérer encore certaines choses qui doivent arriver à la matière. Nous devons donc penser qu’il y a plusieurs tourbillons semblables à celui que nous venons de décrire en peu de paroles : que les centres de ces tourbillons sont les étoiles, lesquelles sont autant de soleils : que les tourbillons s’environnent les uns les autres, et qu’ils sont rangés de telle manière, qu’ils se nuisent le moins qu’il se peut dans leurs mouvements, mais que les choses n’ont pu en venir là que les plus faibles des tourbillons n’aient été entraînés et comme engloutis par les plus forts.

Pour comprendre ceci, il n’y a qu’à penser que le premier élément qui est dans le centre d’un tourbillon, peut s’échapper et s’échappe sans cesse par les intervalles des boules, vers la circonférence du même tourbillon ; et que dans le temps que ce centre ou cette étoile se vide par son équateur, il doit y rentrer d’autre premier élément par ses pôles : car cette étoile ne se peut vider d’un côte qu’elle ne se remplisse de l’autre, puisqu’il n’y a point de vide dans le monde comme je le suppose ici, et qu’il est facile de le prouver par les effets naturels, par la transmission, par exemple, de la lumière. Mais, comme il peut y avoir une infinité de causes qui peuvent empêcher qu’il n’entre beaucoup du premier élément dans cette étoile dont nous parlons, il est nécessaire que les parties du premier élément qui sont obligées de s’y arrêter s’accommodent pour se mouvoir dans un même sens. C’est ce qui fait qu’elles s’attachent et se lient les unes aux autres et qu’elles forment des taches qui, s’épaississant en croûtes, couvrent peu à peu ce centre et font du plus subtil et du plus agité de tous les corps, une matière solide et grossière. C’est cette matière grossière, que M. Descartes appelle le troisième élément ; et il faut remarquer que comme elle est engendrée du premier dont les figures sont infinies, elle doit être revêtue d’une infinité de formes différentes.

Cette étoile, ainsi couverte de taches et de croûtes, et devenue comme les autres planètes, n’a plus la force de soutenir et de défendre son tourbillon contre l’effort continuel de ceux qui l’environnent. Ce tourbillon diminue donc peu à peu ; la matière qui le compose se répand de toutes parts : et le plus fort des tourbillons d’alentour en entraîne la plus grande partie, et enveloppe enfin la planète qui en est le centre. Cette planète se trouvant tout entourée de la matière de ce grand tourbillon, elle y nage, en conservant avec quelque peu de la matière de son tourbillon, le mouvement circulaire qu’elle avait auparavant ; et elle y prend enfin une situation qui la met en équilibre avec un égal volume de la matière dans laquelle elle nage. Si elle a peu de solidité et de grandeur, elle descend fort proche du centre du tourbillon qui l’a enveloppée, parce qu’ayant peu de force pour continuer son mouvement en ligne droite, elle doit se placer dans l’endroit de ce tourbillon où un égal volume du second élément a autant de force qu’elle pour s’éloigner du centre ; car elle ne peut être en équilibre qu’en cet endroit. Si cette planète est plus grande et plus solide, elle doit se mettre en équilibre dans un lieu plus éloigné du centre du tourbillon. Et enfin s’il n’y a dans le tourbillon aucun lieu, où un égal volume de sa matière ait autant de solidité que cette planète, et par conséquent autant de force pour continuer son mouvement en ligne droite, à cause que cette planète sera peut-être fort grande et couverte de croùtes fort solides et fort épaisses ; elle ne pourra s’arrêter dans ce tourbillon, puisqu’elle ne pourra s’y mettre en équilibre avec la matière qui le compose. Cette planète passera donc dans les autres tourbillons ; et si elle n’y trouve point son équilibre, elle ne s’y arrêtera point aussi. De sorte qu’on la verra quelquefois passer comme les comètes, lorsqu’elle sera dans notre tourbillon, et assez proche de nous pour cela ; et l’on ne la verra de long-temps lorsqu’elle sera dans les autres tourbillons, ou dans l’extrémité du nôtre.

Si l’on pense maintenant qu’un seul tourbillon, par sa grandeur, par sa force et par sa situation avantageuse peut miner peu à peu, envelopper et entraîner enfin plusieurs tourbillons, et des tourbillons même qui en auraient surmonté quelques autres ; il sera nécessaire que les planètes qui se seront faites dans les centres de ces tourbillons, étant entrées dans le grand tourbillon qui les aura vaincues, s’y mettent en équilibre avec un égal volume de la matière dans laquelle elles nagent. De sorte que si ces planètes sont inégales en solidité, elles seront dans une distance inégale du centre du tourbillon dans lequel elles nageront. Et s’il se trouve que deux planètes aient à peu près la même force pour continuer leur mouvement en ligne droite, ou qu’une planète entraîne dans son petit tourbillon une ou plusieurs autres plus petites planètes, qu’elle aura vaincues selon notre manière de concevoir la formation des choses ; alors ces petites planètes tourneront autour de la plus grande, tandis que la plus grande tournera sur son centre : et toutes ces planètes seront emportées par le mouvement du grand tourbillon dans une distance presque égale de son centre.

Nous sommes obligés, en suivant les lumières de la raison, d’arranger ainsi les parties qui composent le monde, que nous imaginons se former par les voies les plus simples. Car tout ce qu’on vient de dire n’est appuyé que sur l’idée que l’on a de l’étendue, dont on a supposé que les parties tendent à se mouvoir par le mouvement le plus simple, qui est le mouvement en ligne droite. Et lorsque nous examinons par les effets, si nous ne sommes point trompés en voulant expliquer les choses par leurs causes, nous sommes comme surpris de voir que les phénomènes des corps célestes s’accommodent parfaitement avec ce qu’on vient de dire. Car nous voyons que toutes les planètes qui sont au milieu d’un petit tourbillon, tournent sur leur propre centre comme le soleil ; qu’elles nagent toutes dans le tourbillon du soleil et autour du soleil ; que les plus petites ou les moins solides sont les plus proches du soleil, et les plus solides les plus éloignées ; et qu’il y en a aussi, comme les comètes, qui ne peuvent demeurer dans le tourbillon du soleil ; enfin, qu’il y a plusieurs planètes qui en ont encore plusieurs autres petites qui tournent autour d’elles, comme la lune autour de la terre. Jupiter en à quatre et Saturne cinq, aussi est-il le plus grand. Peut-être même que Saturne en a un si grand nombre de si petites, qu’elles font le même effet qu’un cercle continu, qui semble n’avoir point @épaisseur il cause de son grand éloignement. Ces planètes étant les plus grandes que nous voyions, on peut les considérer comme ayant été engendrées de tourbillons assez grands pour en avoir vaincu d’autres avant que d’avoir été enveloppées dans le tourbillon où nous sommes.

Toutes ces planètes tournent sur leur centre, la Terre en vingt—quatre heures, Mars en vingt-cinq ou environ, Jupiter en dix heures ou environ, etc. Elles tournent autour du soleil ; Mercure, qui en est le plus proche, environ en trois mois ; Saturne. qui en est la plus éloignée, environ en trente années ; et celles qui sont entre deux en plus ou moins de temps, mais non pas tout à fait dans la proportion de leur distance. Car toute la matière dans laquelle elles nagent, fait son tour plus vite lorsqu’elle est plus proche du soleil, parce que la ligne de son mouvement est plus petite. Lorsque Mars est opposé au soleil il est assez proche de la terre, et il en est extrêmement éloigné lorsqu’il lui est joint. Il en est de même des planètes supérieures, Jupiter et Saturne ; car les inférieures, comme Mercure et Vénus, ne sont jamais opposées au soleil à proprement parler. Les lignes que toutes les planètes semblent décrire autour de la terre ne sont point des cercles, mais elles approchent fort des ellipses ; et toutes ces ellipses paraissent fort différentes, à cause des différentes situations des planètes à notre égard. Enfin tout ce qu’on remarque dans les cieux, avec certitude, touchant le mouvement des planètes, s’accommode parfaitement avec ce que l’on vient de dire de leur formation suivant les voies les plus simples.

Il y a bien des gens qui regardent les tourbillons de M. Descartes comme de pures chimères. Cependant rien n’est plus facile à démontrer, en supposant : 1° que tout corps mu tend à se mouvoir en ligne droite ; 2° que les planètes ont des mouvements circulaires, deux vérités certaines par l’expérience. Car il est clair que si Jupiter, par exemple, était mu dans le vide, il irait toujours en ligne droite ; et que s’il était mu dans une matière qui ne fît pas un tourbillon ou qui ne tournât point à l’entour du soleil, non-seulement il continuerait toujours d’aller en ligne ou droite ou du moins spirale, mais il perdrait peu à peu son mouvement en le communiquant an fluide qu’il déplacerait. Il faut donc que la matière céleste fasse un tourbillon et que chaque planète s’y place de telle manière que son effort pour s’éloigner du soleil fasse équilibre avec l’effort d’un égal volume de cette matière, c’est-à-dire que la ligne de son mouvement circulaire soit égale à celle de la matière dans laquelle elle nage.

Pour les étoiles fixes, l’expérience apprend qu’il y en à qui diminuent et qui disparaissent entièrement, et qu’il y en a aussi qui paraissent toutes nouvelles, et dont l’éclat et la grandeur augmentent beaucoup. Elles augmentent ou diminuent à mesure que les tourbillons, dont elles sont les centres, reçoivent plus ou moins du premier élément. On cesse de les voir lorsqu’il s’y forme des taches et des croûtes, et l’on commence à les découvrir lorsque ces taches qui en empêchent l’éclat se dissipent entièrement. Toutes ces étoiles gardent toujours entre elles la même distance ; puisqu’elles sont les centres des tourbillons, et qu’elles ne sont point entraînées tant qu’elles résistent aux autres tourbillons ou qu’elles sont étoiles. Elles sont toutes éclatantes comme de petits soleils, parce qu’elles sont comme lui les centres de quelques tourbillons qui ne sont point encore vaincus. Elles sont toutes inégalement distantes de la terre, quoiqu’elles paraissent aux yeux comme attachées à une voûte ; car si l’on n’a point encore remarqué la parallaxe des plus proches avec les plus éloignées, par la différente situation de la terre de six mois en six mois, c’est que cette différence de situation n’est pas assez grande, à cause de l’éloignement immense où nous sommes des étoiles, pour rendre cette parallaxe sensible. Peut-être que, par le moyen des télescopes, on en pourra remarquer quelque peu. Enfin, tout ce qu’on peut observer dans les étoiles par l’usage des sens et par l’expérience, n’est point différent de ce qu’on vient de découvrir par l’esprit, en examinant les rapports les plus simples et les plus naturels qui se trouvent entre es parties et les mouvements de l’étendue.

Si l’on veut examiner la nature des corps qui sont ici-bas, il faut d’abord se représenter que le premier élément étant composé d’un nombre infini de figures différentes, les corps qui auront été formés par l’assemblage des parties de cet élément seront de plusieurs sortes. Il y en aura dont les parties seront branchues, d’autres dont elles seront longues, d’autres dont elles seront comme rondes mais irrégulières en toutes façons. Si leurs parties branchues sont assez grosses, ils seront durs, mais flexibles et sans ressort, comme l’or ; si leurs parties sont moins grosses, ils seront mous ou fluides, comme les gommes, les graisses, les huiles ; mais si leurs parties branchues sont extrêmement délicates, ils seront semblables à l’air. Si les parties longues des corps sont grosses et inflexibles, ils seront piquants, incorruptibles, faciles à dissoudre comme les sels ; si ces mêmes parties longues sont flexibles, ils seront insipides comme les eaux ; s’ils ont des parties grossières et irrégulières en toutes façons, ils seront semblables à la terre et aux pierres. Enfin il y aura des corps de plusieurs différentes natures, et il n’y en aura pas deux qui soient entièrement semblables, parce que le premier élément est capable d’une infinité de figures, et que toutes ces figures ne se combineront jamais de la même manière en deux différents corps. Quelques figures qu’aient ces corps, s’ils ont des pores assez grands pour laisser passer le second élement en tous sens, ils seront transparents comme l’air, l’eau, le verre, etc. Quelques figures qu’aient ces corps, si le premier élément en environne entièrement quelques parties, et les agite assez fort et assez promptement pour repousser le second élément de tous côtés, ils seront lumineux comme la flamme. Si ces corps repoussent tout le second élément qui les choque, ils seront très-blanrs ; s’ils le reçoivent sans le repousser, ils seront très-noirs ; enfin, s’ils le repoussent par diverses secousses ou vibrations, ils paraîtront de différentes couleurs.

Quant à leur situation, les plus pesants ou les moins légers cest-à-dire ceux qui auront moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite, seront les plus proches du centre comme les métaux. La terre, l’eau, l’air en seront plus éloignés. et tous les corps garderont la situation où nous les voyons, parce qu’ils doivent s’être placés d’autant plus loin du centre de la terre qu’ils ont plus de mouvement pour s’en éloigner.

Et l’on ne doit pas être surpris si je dis présentement que les métaux ont moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite que la terre, l’eau et d’autres corps encore moins solides. quoique j’aie dit auparavant que les corps les plus solides ont plus de force à continuer leur mouvement en ligne droite que les autres. Car la raison pour laquelle les métaux ont moins de force pour continuer de se mouvoir que de la terre ou des pierres, c’est que les métaux ont beaucoup moins de mouvement, puisqu’il est toujours vrai que deux corps inégaux en solidité étant mus d’une égale vitesse, le plus solide a plus de force pour aller en ligne droite, parce qu’alors le plus solide a plus de mouvement, et que c’est le mouvement qui fait la force.

Eli si l’on veut savoir la raison pourquoi vers les centres des tourbillons les corps grossiers sont pesants, et légers quand ils en sont fort éloignés (car si la terre, par exemple, était plus proche du soleil, elle remonterait où elle est), on doit penser que les corps grossiers reçoivent leur mouvement de la matière subtile qui les environne et dans laquelle ils nagent. Or, cette matière subtile se meut actuellement en ligue circulaire autour du centre du tourbillon, et c’est ce mouvement commun à toutes ses parties qu’elle communique aux corps grossiers qu’elle environne. Mais elle ne peut leur communiquer les mouvements particuliers à chaque partie qui tend vers différents côtés, en s’éloignant néanmoins du centre du tourbillon. Car on doit prendre garde que les parties de la matière subtile, faisant effort vers différents côtés, ne peuvent que comprimer le corps grossier qu’elles transportent ; car ce corps ne peut pas en même temps aller vers différents côtés. Mais parce que la matière subtile, qui est vers le centre du tourbillon, a beaucoup plus de mouvement qu’elle n’en emploie à circuler ; qu’elle ne communique aux corps grosiers qu’elle entraîne, que son mouvement circulaire et commun à toutes ces parties, et que si les corps grossiers avaient d’ailleurs plus de mouvement que celui qui est commun au tourbillon, ils le perdraient bientôt en le communiquant aux petits corps qu’ils rencontrent ; de là il est évident que les corps grossiers, vers le centre du tourbillon, n’ont point tant de mouvement que la matière dans laquelle ils nagent, dont chaque partie se meut en plusieurs façons différentes outre leur mouvement circulaire ou commun. Or, si les corps grossiers ont moins de mouvement, ils font certainement moins d’effort pour aller en ligne droite et pour s’éloigner du centre ; et s’ils font moins d’effort, ils sont obligés de céder à ceux qui en font davantage et, par conséquent, de se rapprocher vers le centre du tourbillon, c’est-à-dire qu’ils sont d’autant plus pesants qu’ils sont plus solides.

Mais, lorsque les corps grossiers sont fort éloignés du centre du tourbillon, comme le mouvement circulaire de la matière subtile est alors fort grand, à cause qu’elle emploie presque tout son mouvement à tourner autour du centre du tourbillon ; les corps ont d’autant plus de mouvement qu’ils sont plus solides, puisqu’ils vont de la même vitesse que la matière subtile dans laquelle ils nagent ; ainsi ils ont plus de force pour continuer leur mouvement en ligne droite. De sorte que les corps grossiers, dans une certaine distance du centre du tourbillon, sont d’autant plus légers qu’ils sont plus solides.

Cela fait donc voir que la terre est métallique vers le centre, qu’elle n’est pas fort solide vers sa circonférence, que l’eau et l’air doivent demeurer dans la situation où nous les voyons ; mais que tous ces corps sont pesants, l’air aussi bien que l’or et le vif-argent, parce qu’ils sont plus solides et plus grossiers que le premier et le second élément. Cela fait voir que la lune étant un peu trop éloignée du centre du tourbillon de la terre, n’est point pesante quoiqu’elle soit solide ; que Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne ne peuvent tomber dans le soleil, qu’ils ne sont point assez solides pour sortir de leur tourbillon comme les comètes, qu’ils sont en équilibre avec la matière dans laquelle ils nagent, et que si l’on pouvait jeter assez haut une balle de mousquet ou un boulet de canon, ces deux corps deviendraient de petites planètes, ou bien ils seraient assez solides pour devenir comme de petites comètes qui ne pourraient plus s’arrêter dans le tourbillon.

le ne prétends pas avoir suffisamment expliqué toutes les choses que je viens de dire, ou avoir déduit des principes simples d’étendue, de figure et de mouvement, ce que l’on en doit infailliblement déduire. Je veux seulement faire voir la manière dont M. Descartes s’est pris pour découvrir les choses naturelles, afin que l’on puisse comparer ses idées et sa méthode avec celles des autres philosophes. Je n’ai point eu ici d’autre dessein ; mais je ne crains point d’assurer que si l’on veut cesser d’admirer la vertu de l’aimant, les mouvements réglés du flux et du reflux de la mer, le bruit du tonnerre, la génération des météores ; enfin si l’on veut s’instruire de la physique, comme l’on ne peut mieux faire que de lire et de méditer ses ouvrages, on ne saurait rien faire si on ne suit sa méthode, je veux dire si on ne raisonne comme lui sur des idées claires, en commençant toujours par les plus simples.

Ce n’est pas que cet auteur soit infaillible, et je crois pouvoir démontrer qu’il s’est trompé en plusieurs endroits de ses ouvrages. Mais il est plus avantageux à ceux qui le lisent de croire qu’il s’est trompé, que s'ils étaient persuadés que tout ce qu’il dit fût vrai. Si on le croyait infaillible, on le lirait sans l’examiner, on croirait ce qu’il dit sans le savoir ; on apprendrait ses sentiments comme on apprend des histoires, ce qui ne formerait point l’esprit. Il avertit lui-même qu’en lisant ses ouvrages, on doit prendre garde s’il ne s’est point trompé, et qu’en ne doit rien croire de ce qu’il dit que lorsqu’on y est forcé par l’évidence. Car il ne ressemble pas à ces faux savants qui, usurpant une domination injuste sur les esprits, veulent qu’on les croie sur leur parole, et qui au lieu de rendre les hommes disciples de la vérité intérieure, en ne leur proposant que des idées claires, les soumettent à l’autorité des païens, et, par des raisons qu’ils n’entendent point, leur font recevoir des opinions qu’ils ne peuvent comprendre.

La principale chose que l’on trouve à redire dans la manière dont M. Descartes fait naître le soleil, les étoiles, la terre et tous les corps qui nous environnent, c’est qu’elle parait contraire à ce que l’Êcriture sainte nous apprend de la création du monde ; et que si l’on en croit cet auteur, il semble que l’univers s’est formé comme de lui-même, tel que nous le voyons aujourd’hui. A cela on peut donner plusieurs réponses.

La première, que ceux qui disent que M. Descartes est contraire à Moïse n’ont peut-être pas tant examiné l’Écriture-sainte et Descartes, que ceux qui ont fait voir par leurs écrits publics que la création du monde s’accommode parfaitement avec les sentiments de ce philosophe.

Mais la principale est que M. Descartes n’a jamais prétendu que les choses se soient faites peu à peu comme il les décrit. Car dans le premier article de la quatrième partie de sa philosophie, qui est, que, pour trouver les vraies causes de ce qui est sur la terre, il faut retenir l'hypothèse déjà prise nonobstant qu’elle soit fausse, il dit positivement le contraire en ces termes :

« Bien que je ne veuille point qu’on se persuade que les corps qui composent ce monde visible aient jamais été produits en la façon que j’ai décrite, ainsi que j'ai ci-dessus averti, je suis néanmoins obligé de retenir ici la même hypothèse pour expliquer ce qui est sur la terre, afin que si je montre évidemment, ainsi que j’espère faire, qu’on peut par ce moyen donner des raisons très-intelligibles et certaines de toutes les choses qui s’y remarquent, et qu’on ne puisse faire le semblable par aucune autre invention, nous ayons sujet de conclure que, bien que le monde n’ait pas été fait au commencement en cette façon, et qu’il ait été immédiatement créé de Dieu, toutes les choses qu’il contient ne laissent pas d’être maintenant de même nature que si elles avaient été ainsi produites. »

Descartes savait que pour bien comprendre la nature des choses, il les fallait considérer dans leur origine et dans leur naissance ; qu’il fallait toujours commencer par celles qui sont les plus simples et aller d’abord au principe ; qu’il ne fallait point se mettre en peine si Dieu avait formé ses ouvrages peu à peu par les voies les plus simples ou s’il les avait produits tout d’un coup ; mais, de quelque manière que Dieu les eût formés, que, pour les bien connaître, il fallait les considérer d’abord dans leurs principes, et prendre garde seulement dans la suite si ce qu’on avait pensé s’accordait avec ce que Dieu avait fait. Il savait que les lois de la nature, par lesquelles Dieu conserve tous ses ouvrages dans l’ordre et la situation où ils subsistent, sont les mêmes lois que celles par lesquelles il a pu les former et les arranger ; car il est évident à tous ceux qui considèrent les choses avec attention, que si Dieu n’avait pas arrangé tout d’un coup son ouvrage de la manière qu’il se serait arrangé avec le temps, tout l’ordre de la nature se renverserait, puisque les lois de la conservation seraient contraires à celles de la première création. Si tout l’univers demeure dans l’ordre où nous le voyons, c’est que les lois des mouvements qui le conservent dans cet ordre eussent été capables de l’y mettre. Et si Dieu les avait mis dans un ordre différent de celui où elles se fussent mises par ces lois du mouvement, toutes choses se renverseraient et se mettraient, par la force de ces lois, dans l’ordre ou nous les voyons présentement.

Un homme veut découvrir la nature d’un poulet : pour cela il ouvre tous les jours des œufs qu’il a mis couver ; il y examine ce qui se meut et ce qui croît le premier ; il voit bientôt que le cœur commence à battre et à pousser de tous côtés des canaux de sang qui sont les artères, que ce sang retourne vers le cœur par les veines, que le cerveau paraît aussi d’abord, et que les os sont les dernières parties qui se forment. Il se délivre par là de beaucoup d’erreurs, et il tire même de ces observations plusieurs conséquences d’un très-grand usage pour la connaissance des animaux. Que peut-on trouver à redire dans la conduite de cet homme ? Peut-ou dire qu’il prétende persuader que Dieu a formé le premier poulet en créant d’abord un œuf et en lui donnant un certain degré de chaleur pour le faire éclore, à cause qu’il tâche de découvrir la nature des poulets dans leur formation ?

Pourquoi donc accuser M. Descartes d’être contraire à l’Écriture, à cause que, voulant examiner la nature des choses visibles, il en examine la formation par les lois du mouvement qui s’observent inviolablement en toutes rencontres ? Il n’a jamais douté : que le monde n’ait été créé au commencement avec autant de perfection qu’il en a ; en sorte que le soleil, la terre, la lune, les étoiles ont été dès lors, et que la terre n’a pas eu seulement en soi les semences des plantes, mais que les plantes mêmes en ont couvert une partie, et qu’Adam et Ève n’ont pas été crées enfants, mais en âge d’hommes parfaits. « La religion chrétienne, dit-il, veut que nous le croyions ainsi, et la raison naturelle nous persuade absolument cette vérité, parce que, considérant la toute-puissance de Dieu, nous devons juger que tout ce qu’il a fait a eu toute la perfection qu’il devait avoir. Mais, comme on connaîtrait beaucoup mieux quelle a été la nature d’Adam et celle des arbres du paradis si l’on avait examiné comment les enfants se forment peu à peu dans le ventre de leurs meres et comment les plantes sortent de leurs semences, que si l’on avait seulement considéré quels ils ont été quand Dieu les a créés, tout de même nous ferons mieux entendre quelle est généralement la nature de toutes les choses qui sont au monde, si nous pouvons imaginer quelques principes qui soient fort intelligibles et fort simples, desquels nous fassions voir clairement que les astres, la terre, et enfin tout le monde visible aurait pu être produit ainsi que de quelques semences, bien que nous sachions qu’il n’a pas été produit en cette façon, que si nous le décrivions seulement comme il est ou bien comme nous croyons qu’il a été créé ; et parce que je pense avoir trouvé des principes qui sont tels, je tâcherai ici de les expliquer[172]. »

M. Dscartes a pensé que Dieu avait formé le monde tout d’un coup ; mais il a cru aussi que Dieu l’avait formé dans le même état, dans le même ordre et dans le même arrangement de parties où il aurait été s’il l’avait formé peu à peu par les voies les plus simples. Et cette pensée est digne de la puissance et de la sagesse de Dieu : de sa puissance, puisqu’il a fait en un moment tous ses ouvrages dans leur plus grande perfection ; de sa sagesse, puisque par là il a fait connaître qu’il prévoyait parfaitement tout ce qui devait arriver nécessairement dans la matière si elle était agitée par les voies les plus simples. et encore parce que l’ordre de la nature n’eût pu subsister si le monde eût été produit d’une manière contraire aux lois de mouvement par lesquelles il est conservé, ainsi que je viens de dire.

Il est ridicule de dire que M. Descartes a cru que le monde se soit pu former de lui-même, puisqu’il a reconnu, comme tous ceux qui suivent les lumières de la raison, qu’aucun corps ne peut même se remuer par ses propres forces, et que toutes les lois naturelles de la communication des mouvements ne sont que des suites des volontés immuables de Dieu, qui agit sans cesse d’une même manière. Ayant prouvé qu’il n’y a que Dieu qui donne le mouvement à la matière, et que le mouvement produit dans tous les corps toutes les différentes formes dont ils sont revêtus, c’en était assez pour ôter aux libertins tout prétexte de tirer aucun avantage de son système. Au contraire, si les athées faisaient quelque réflexion sur les principes de ce philosophe, ils se trouveraient bientôt contraints de reconnaître leurs erreurs, car s'ils peuvent soutenir, comme les païens, que la matière soit incréée, ils ne peuvent pas de même soutenir qu’elle ait jamais été capable de se mouvoir par ses propres forces. Ainsi les athées seraient du moins obligés de reconnaître le véritable moteur s’ils ne voulaient pas reconnaître le véritable créateur. Mais la philosophie ordinaire leur fournit assez de quoi s'aveugler et soutenir leurs erreurs ; car elle leur parle de certaines vertus impresses, de certaines facultés motrices, en un mot, d’une certaine nature qui est le principe du mouvement de chaque chose, et, quoiqu’ils n’en aient aucune idée distincte, ils sont bien aises, à cause de la corruption de leur cœur, de la mettre à la place du vrai Dieu, en s’imaginant que c’est elle qui fait toutes les merveilles que nous voyons.


CHAPITRE V.
Explication des principes de la philosophie d’Aristote, où l’on fait voir qu’il n’a jamais observé la seconde partie de la règle générale, et où l’on examine ses quatre éléments, et ses qualités élémentaires.


Afin que l’on puisse faire quelque comparaison de la philosophie de Descartes avec celle d’Aristote, il est à propos que je représente en abrégé ce que celui-ci a pensé des éléments et des corps uaturels en général, ce que les plus savants croient qu’il a fait dans ses quatre livres Du ciel ; car les huit livres de physique appartiennent plutôt à la logique ou, si l’on veut, à la métaphysique qu'à la physique, puisque ce ne sont que des mots vagues et généraux qui ne représentent point à l’esprit d’idée distincte et particulière. Ces quatre livres sont intitulés Du ciel, parce que le ciel est le principal des corps simples dont il traite.

Ce philosophe commence cet ouvrage par prouver que le monde est parfait, et voici sa preuve. Tous les corps ont trois dimensions ; ils n’en peuvent pas avoir davantage, car le nombre de trois comprend tout, selon les pythagoriciens. Or le monde est l’assemblage de tous les corps : donc le monde est parfait. On pourrait, par cette plaisante preuve, démontrer aussi que le monde ne peut être plus imparfait qu'il est, puisqu'il ne peut être composé de parties qui aient moins de trois dimensions.

Dans le second chapitre, il suppose d’abord certaines vérités peripatétiques. 1°. Que tous les corps naturels ont d’eux-mêmes la force de se remuer : ce qu’il ne prouve point ici ni ailleurs. Il assure au contraire, dans le premier chapitre du second livre de physique, qu’il est ridicule de s’efforcer de le prouver, parce que, dit-il, c’est une chose évidente par elle-même, et qu’il n’y a que ceux qui ne peuvent discerner ce qui est connu de soi-même de ce qui ne l’est pas qui s’arrêtent à prouver ce qui est évident par ce qui est obscur. Mais on a fait voir ailleurs qu’il est absolument faux que les corps naturels aient dans eux-mêmes la force de se remuer, et que cela ne paraît évident qu’à ceux qui, comme Aristote, suivent les impressions de leurs sens et ne font aucun usage de leur raison.

Il dit, en second lieu, que tout mouvement local se fait en ligne droite ou circulaire, ou composée de la droite et de la circulaire. Mais, s’il ne voulait pas penser à ce qu’il avance témérairement, il devait au moins ouvrir les yeux, et il aurait vu qu’il y a des mouvements d’une infinité de façons différentes qui ne sont point composés du droit et du circulaire ; ou plutôt il devait penser que les mouvements composés des mouvements en ligne droite peuvent être d’une infinité de façons si l’on suppose que les mouvements composants augmentent ou diminnept leur vitesse en une infinité de façons différentes, comme l’on peut voir par ce qui a été dit auparavant[173]. Il n’y a, dit-il, que ces deux mouvements simples, le droit et le circulaire : donc tous les mouvements sont composés de ceux-là. Mais il se trompe : le mouvement circulaire n’est point simple ; on ne peut le concevoir sans penser à un point auquel le corps mu plutôt que ce mouvement a rapport, et tout ce qui enferme un rapport est relatif et non pas simple. Mais si l’on définit le mouvement simple, comme on le devrait, celui qui tend toujours vers le même endroit, le mouvement circulaire serait infiniment composé, puisque toutes les tangentes de la ligne circulaire tendent en différents endroits. On peut définir le cercle par rapport au centre ; mais juger de la simplicité du mouvement circulaire par rapport à un point à l’égard duquel il n’y a point de mouvement, ce serait s’y prendre fort mal.

Il dit, en troisième lieu, que tous les mouvements simples sont de trois sortes : l’un du centre, l’autre vers le centre, le troisième autour du centre. Mais il est faux que le dernier soit simple, comme l’on a déjà dit. Il est encore faux qu’il n’y ait de mouvements simples que ceux qui vont de bas en haut et de haut en bas ; car tous les mouvements en ligne droite sont simples, soit qu’ils s'approchent ou s’éloignent du centre, soit qu’ils s’approchent ou s’éloignent des pôles ou de quelque autre point. Tout corps, dit-il, est composé de trois dimensions : donc le mouvement de tous les corps doit avoir trois mouvements simples. Quel rapport de l’un à l’autre des mouvements simples avec des dimensions ! De plus tout corps a trois dimensions, et, nul corps n’a de mouvement composé de ces trois mouvements simples.

En quatrième lieu, il suppose que les corps sont ou simples ou composés : et il dit que les corps simples sont ceux qui ont en eux-mêmes quelque force qui les remue, comme le feu, la terre, etc., et que les composés reçoivent leur mouvement de ceux qui les composent. Mais, en ce sens, il n’y a point de corps simples, car il n’y en a point qui aient en eux-mêmes quelque principe de leur mouvement ; il n’y a point aussi de corps composés, puisque les composés supposent les simples qui ne sont point. Ainsi il n’y aurait point de corps. Quelle imagination de définir la simplicité des corps par une puissance de se remuer ! Quelles idées distinctes peut-on attacher à ces mots de corps simples et de corps composés si les corps simples ne sont définis que par rapport à une force de se mouvoir imaginaire ? Mais voyons les conséquences qu’il tire de ces principes. Le mouvement circulaire est un mouvement simple ; le ciel se meut circulairement : donc son mouvement est simple. Or, le mouvement simple ne peut être que d’un corps simple, c’est-à-dire d’un corps qui se meut par ses propres forces : donc le ciel est un corps simple distingué des quatre éléments, qui se meuvent par des lignes droites. Il est assez évident que tout ce raisonnement ne contient que des propositions fausses et absurdes. Examinons ses autres preuves, car il en apporte beaucoup de méchantes pour prouver une chose aussi inutile que fausse.

Sa seconde raison, pour prouver que le ciel est un corps simple distingué des quatre éléments, suppose qu’il y a deux sortes de mouvements, l’un naturel, et l’autre contre la nature ou violent. Mais il est assez évident à tous ceux qui jugent des choses par des idées claires, que les corps n’ayant point eux-mêmes de nature ou de principe de leur mouvement, comme l’entend Aristote, il n’y a point de mouvement violent ou contre la nature. Il est indifférent à tous les corps d’être mus ou de ne l’être pas : d’être mus d’un côté ou de l’être d’un autre. Mais Aristote, qui juge des choses par les impressions des sens, s’imagine que les corps qui se mettent toujours par les lois de la communication des mouvements en une telle situation à l’égard des autres, s’y mettent par eux-mêmes, parce qu’ils s’y trouvent mieux et que cela est plus conforme à leur nature. Voici donc le raisonnement d’Aristote.

Le mouvement circulaire du ciel est naturel ou contre la nature. S’il lui est naturel comme on vient de dire, le ciel est un corps simple distingué des éléments, puisque les éléments ne se meuvent point circulairement par leur mouvement naturel. Si le mouvement circulaire est contre la nature du ciel, ou le ciel sera quelqu’un des éléments, comme le feu, ou quelque autre chose. Le ciel ne peut être aucun des éléments ; car, par exemple, si le ciel était de leu, le mouvement naturel du leu étant de bas en haut, le ciel aurait deux mouvements contraires, le circulaire et celui de bas en haut ; ce qui ne se peut, puisqu’un corps ne peut avoir deux mouvements contraires. Si le ciel est quelque autre corps qui ne se meuve pas circulairement par sa nature, il aura quelqu’autre mouvement naturel, ce qui ne peut être. Car s’il se meut par sa nature de bas en haut, ce sera du feu ou de l’air ; si de haut en bas, ce sera de l’eau ou de la terre : donc, etc. Je ne m’arrête point à faire remarquer en particulier les absurdités de ces raisonnements, je dis seulement en général que ce que dit ici Aristote ne signifie rien de distinct, et qu’il n’y a rien de vrai ni même de concluant. Sa troisième raison est celle-ci :

Le premier et le plus parfait de tous les mouvements simples doit être le mouvement d’un corps simple, et même du premier et du plus parfait des corps simples. Mais le mouvement circulaire est le premier et le plus parfait des mouvements simples, parce que toute ligne circulaire est parfaite et qu’il n’y a aucune ligne droite qui le soit. Car si elle est finie, on lui peut ajouter quelque chose ; si infinie, elle n’est point encore parfaite, puisqu’elle n’a point de fin[174] et que les choses ne sont parfaites que lorsqu’elles sont finies. Donc le mouvement circulaire est le premier et le plus parfait des mouvements. Donc le corps qui se meut circulairement est simple, et le premier et le plus divin des corps simples. Voici sa quatrième raison.

Tout mouvement est naturel ou ne l’est pas, et tout mouvement qui n’est point naturel à quelques corps est naturel à quelques autres. Nous voyons que les mouvements de haut en bas et de bas en haut qui ne sont point naturels à quelque corps, sont naturels à d’autres, car le feu ne descend point naturellement, mais la terre descend naturellement. Or le mouvement circulaire n’est point naturel aux quatre éléments, il faut donc qu’il y ait un corps simple auquel ce mouvement soit naturel. Donc le ciel qui sc meut circulairement est un corps simple distingué des quatre éléments.

Enfin le mouvement circulaire est naturel ou violent à quelque corps. S’il est naturel, il est évident que ce corps doit être des simples et des plus parfaits. S’il n’est point naturel, il est bien étrange que ce mouvement dure toujours, puisque nous voyons que tous les mouvements qui ne sont point naturels ne durent que l’ort peu de temps. Il faut donc croire après toutes ces raisons qu’il ya quelque autre corps séparé de tous ceux qui nous environnent qui est d’une nature d’autant plus parfaite qu’il est plus éloigné de nous. Voilà comme raisonne Aristote. Mais je défie le plus intelligent de ses interprètes d’attacher des idées distinctes aux termes dont il se sert, et de faire voir que ce philosophe commence par les choses les plus simples avant que de parler des plus composées, ce qui est absolument nécessaire pour raisonner juste, comme je viens de le prouver.

Si je ne craignais point d’être ennuyeux, je traduirais encore quelques chapitres d’Aristote. Mais outre qu’on ne prend guère de plaisir à le lire en français (c’est-à-dire lorsqu’on l’entend) j’ai fait assez voir, par le peu que j'en ai exposé, que sa manière de philosopher est entièrement inutile pour découvrir la vérité. Car puisqu’il dit lui-même dans le cinquième chapitre de ce livre, que ceux qui se trompent d’abord en quelque chose se trompent dix mille fois davantage s’ils avancent beaucoup, étant visible qu’il ne sait ce qu’il dit dans les deux premiers chapitres de son livre, on doit croire qu’il n’œt pas sùr de se rendre à- son autorité sans examiner ses raisons. Mais afin qu’on en soit encore plus persuadé, je vais faire voir qu’il n’y a point de chapitre dans ce premier Livre où il n’y ait quelque impertinence.

Dans le troisième chapitre, il dit que les cieux sont incorruptibles et incapables d’aucune altération ; il en apporte plusieurs preuves assez badines, comme que c’est la demeure des dieux immortels, et que l’on n’y a jamais remarqué de changement. la dernière de ces preuves serait assez bonne s’il disait que quelqu'un en fût revenu, ou qu’il eùt été assez proche des corps célestes pour en remarquer les changements. Mais je ne sais même si présentement on se rendrait à son autorité à cause que les lunettes d’approche nous apprennent le contraire.

Il prétend prouver, dans le quatrième chapitre, que le mouvement circulaire n’a point de contraire. Néanmoins, il est manifeste que le mouvement d’orient en occident est contraire à celui qui se fait d’occident en orient.

Dansle cinquième chapitre il prouve mal que les corps ne sont point infinis, parce qu’il tire sa preuve des mouvements des corps simples. Car qui empéche qu’au-dessus de son premier mobile il n’y ait encore quelque étendue qui soit sans mouvement ? Dans le sixième il s’amuse, inutilement à prouver que les éléments ne sont pas infinis. Car qui en peut douter, lorsqu’on suppose comme lui qu’ils sont renfermés dans le ciel qui les environne ? Mais il se rend ridicule lorsqu’il s’avise de le prouver par leur pesanteur et par leur légèreté. Si les élements étaient infinis, dit-il, il y aurait une pesanteur et une légèreté infinie, cela ne peut ètre. Donc, etc. Ceux qui veulent savoir plus au long sa preuve peuvent la lire dans ses livres. Je croirais perdre le temps de la rapporter. Il continue, dans le septième, de prouver que les corps ne sont pas infinis, et sa première preuve suppose qu’il est nécessaire que tout corps soit en mouvement, ce qu’il ne prouve point et ce qui ne se peut prouver.

Il soutient, dans le huitième, qu’il n’y a point plusieurs mondes de même espèce, par cette plaisante raison, que s’il y avait une autre terre que celle que nous habitons, la terre étant pesante par sa nature, cette terre devrait tomber sur la nôtre, parce que la nôtre est le centre où doivent tomber tous les corps pesants. D’où a-t-il appris cela, que de ses sens ?

Dans le neuvième, il prouve qu’il n’est pas même possible qu’il y ait plusieurs mondes, parce que s’il y avait quelque corps au-dessus du ciel, il serait simple ou composé, dans un état naturel ou violent, ce qui ne peut être, par des raisons qu’il tire des trois espèces de mouvements dont il a déjà parlé.

Il assure, dans le dixième, que le monde est éternel, parce qu’il ne se peut faire qu’il ait commencé d’être et, qu’il dure toujours, puisque nous voyons que tout ce qui se fait se corrompt avec le temps. Il a appris ceci de ses sens. Mais qui lui a appris que le monde durera toujours ?

Il emploie le onzième chapitre à expliquer ce que l’on entend par incorruptible, comme si l’équivoque était fort à craindre et qu’il dùt faire un grand usage de son explication. Cependant ce terme incorruptible est si clair par lui-même, qu’Aristote ne se met point en peine d’expliquer ni en quel sens il le faut prendre, ni en quel sens ille prend. Il aurait été plus à propos qu’il eût défini une ínfinité de termes dont il se sert, qui ne réveillent que des idées sensibles, car on aurait peut-être appris quelque chose en lisant ses ouvrages.

Enfin dans le dernier chapitre de ce premier livre Du ciel, il tâche de faire voir que le monde est incorruptible parce qu’il ne se peut faire qu’il ait commencé et qu’il dure éternellement. Toutes choses, dit-il, subsistent, durant un temps fini ou infini. Mais ce qui n’est infini qu’en un sens n’est ni fini ni infini. Donc rien ne peut subsister en cette manière.

Voilà de quelle manière raisonne le prince des philosophes et le génie de la nature, lequel, au lieu de faire connaître par des idées claires et distinctes la véritable cause des effets naturels, établit une philosophie païenne sur les idées fausses et confuses des sens, ou sur des idées trop générales pour être utiles à la recherche de la vérité.

Je ne reprends pas ici Aristote de ce qu’il n’a pas su que Dieu a créé le monde dans le temps pour faire connaître sa puissance et la dépendance des créatures ; et qu’il ne l’anéantira jamais, afin que l’on sache aussi qu’il est immuable et qu’il ne se repent jamais de ses desseins. Mais je crois pouvoir le reprendre de ce qu’il prouve par des raisons qui n’ont aucune force que le monde est de toute éternité. S’il est quelquefois excusable dans les sentiments qu’il soutient, il n’est presque jamais excusable dans les raisons qu’il apporte lorsqu’il traite des sujets qui renferment quelque difficulté. On en est peut-être déjà persuadé par les choses que je viens de dire, quoique je n’aie pas rapporté toutes les erreurs que j’ai rencontrées dans le livre dont je les ai extraites et que j’aie tàché de le faire parler plus clairement qu’on ne le fait ordinairement.

Mais afin que l’on soit convaincu que le génie de la nature n’en découvrira jamais aux hommes ni les secrets ni les ressorts, il est à propos que je fasse voir que les principes sur lesquels ce philosophe raisonne pour expliquer les effets naturels n’ont aucune solidité.

Il est évident qu’on ne peut rien découvrir dans la physique si l’on ne commence par les corps les plus simples, c’est-à-dire par les éléments[175] ; car les éléments sont les corps dans lesquels tous les autres se résolvent, parce qu’ils sont contenus en eux ou actuellement ou en puissance : c’est ainsi qu’Aristote les définit. Mais on ne trouvera point dans les ouvrages d’Aristote, qu’il ait expliqué par une idée distincte ces corps simples dans lesquels il prétend que les autres se résolvent, et par conséquent ses éléments n’étant point clairement connus, il est impossible de découvrir la nature des corps qui en sont composés.

Ce philosophe dit bien qu’il y a quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, mais il n’en fait point clairement connaître la nature ; il n’en donne point d’idée distincte ; il ne veut pas même que ses éléments soient le feu, l’air, l’eau et la terre que nous voyons ; car enfin si cela était, nous en aurions du moins quelque connaissance par nos sens. Il est vrai qu’en plusieurs endroits de ses ouvrages il tâche de les expliquer par les qualités de chaleur et de froideur, d’humidité et de sécheresse, de pesanteur et de légèreté. Mais cette manière de les expliquer est si impertinente et si ridicule qu’on ne peut concevoir comment tant de savants s’eu sont contentés. C’est ce que je vais faire voir.

Aristote prétend, dans son livre Du ciel, que la terre est au centre du monde, et que tous les corps qu’il lui plait d’appeler simples, à cause qu’il suppose qu’ils se meuvent par leur nature, doivent se remuer par des mouvements simples. Il assure qu’outre le mouvement circulaire qu’il soutient être simple et par qui il prouve que le ciel, qu’il suppose se mouvoir circulairement, est un corps simple, il n’y en a que deux qui soient simples, l’un de haut en bas, ou de la circonférence vers le centre, l’autre de bas en haut, ou du centre vers la circonférence ; que ces mouvements simples conviennent à des corps simples, et par conséquent que la terre et le feu sont des corps simples, dont l’un est tout à fait pesant et l’autre tout à fait léger. Mais parce que la pesanteur et la légèreté peuvent convenir à un corps, ou tout à fait ou en partie, il conclut qu’il y a encore deux éléments ou deux corps simples, dont l’un est léger en partie et l’autre pesant en partie, savoir l’eau et l’air. Voilà comme il prouve qu’il y a quatre éléments et qu’il n’y en a pas davantage.

Il est évident, à ceux qui examinent les opinions des hommes par leur propre raison, que toutes ces propositions sont fausses, ou du moins qu’elles ne peuvent passer pour des principes clairs et incontestables, dont on ait des idées très-claires et très-distinctes et qui puissent servir de fondement à la physique. Il est certain qu’il n’y a rien de plus absurde que de vouloir établir le nombre des éléments par des qualités imaginaires de pesanteur et de légèreté, en disant sans aucune preuve qu’il y a des corps qui sont pesants et d’autres qui sont légers par leur nature. Car, s’il n’y a qu’à parler sans preuve, on pourra dire quetous les corps sont pesants par leur nature et qu’ils sont tous sans efforts pour s’approcher’du centre du monde, comme du lieu de leur repos ; et l’on pourra soutenir au contraire que tous les corps sont légers par leur nature et qu’ils tendent tous à s’élever vers le ciel comme vers le lieu de leur plus grande perfection. Car si l’on objecte à celui qui dira que tous les corps sont pesants, que l’air et le feu sont légers, il n’aura qu’à répondre que le feu et l’air ne sont point légers, mais qu’ils sont moins pesants que l’eau et la terre et que c’est à cause de cela qu’ils semblent légers. Qu’il en est de même de ces éléments que d’un morceau de bois qui semble léger dans l’eau, non qu’il soit léger de lui-même, puisqu’il tombe en bas lorsqu’il est dans l’air, mais parce que l’eau, qui est plus pesante, prend le dessous et le fait monter.

Si, au contraire, l’on objecte à celui qui soutiendra que tous les corps sont légers par leur nature, que la terre et l’eau sont pesantes. il répondra de même, que ces corps semblent pesants á cause qu’ilu ne sont pas si légers que les autres qui l’environnent ; que du bois, par exemple. semble pesant lorsqu’il est dans l’air, non qu’il soit pesant, puisqu’il monte lorsqu’il est dans l’eau, mais parce qu’il n’est pas si léger que l’air.

Il est donc ridicule de supposer comme des principes incontestables, que les corps sont légers ou pesants par leur nature ; au contraire, il est évident que tout corps n’a point en soi-même la force de se remuer, et qu’il lui est indifférent d’être mu de haut en bas, ou de bas en haut ; d’orient en occident, ou d’occident en orient ; du pôle méridional au septentrional, ou de quelque autre manière qu’on le voudra concevoir.

Mais accordons à Aristote qu’il y a quatre éléments tels qu’il le souhaite, dont il y en à deux pesants et deux autres légers par leur nature, savoir : le feu, l’air, l’eau, et la terre. Quelle conséquence en pourra-t-on tirer pour la connaissance de l’univers ? Ces quatre éléments ne sont point le feu, l’air, l’eau, et la terre que nous voyons ; selon lui, c’est autre chose. Nous ne les connaissons point par les sens, et encore moins par la raison, car nous n’en avons aucune idée distincte. Je veux que nous sachions que tous les corps naturels en sont composés, puisqu’Aristote l’a dit ; mais la nature de ces corps composés nous est inconnue, et nous ne les pouvons connaître qu’en connaissant les quatre éléments ou les corps simples qui les composent, car on ne connaît le composé que par le simple.

Le feu, dit Aristote, est léger par sa nature ; le mouvement de bas en haut est un mouvement simple ; le feu est donc un corps simple, puisque le mouvement doit être proportionné au mobile. Les corps naturels sont composés des corps simples, donc il y a du feu dans tous les corps naturels ; mais un feu qui n’est pas semblable à celui que nous voyons, car le feu n’est souvent qu’en puissance dans les corps qui en sont composés. Qu’est-ce que ces discours péripatétismes nous apprennent ? qu’il y a du feu dans tous les corps, soit actuel, soit potentiel, c’est-à-dire que tous les corps sont composés de quelque chose qu’on ne voit point, et dont on ne connaît point la nature. Nous voila donc fort avancés. Mais, si Aristote ne nous fait point connaître la nature du feu et des autres élements dont tous les corps sont composés, on pourrait peut-être s’imaginer qu’il nous en découvre du moins les qualités et les principales propriétés. Il faut encore examiner ce qu’il en dit.

Il nous déclare[176] qu’il y a quatre qualités principales qui appartiennent au toucher, la chaleur, la froideur, l’humidité et la sécheresse, desquelles toutes les autres sont composées ; et il distribue en cette sorte ces qualités premières aux quatre éléments : il donne au feu la chaleur et la sécheresse, à l’air la chaleur et l’humidité, à l’eau la froideur et l’humidité, et à la terre la froideur et la sécheresse[177]. Il assure que la chaleur et la froideur sont des qualités actives, et que la sécheresse et humidité sont des qualités passives. Il définit la chaleur, ce qui assemble les choses de même genre ; la froideur, ce qui assemble toutes choses, soit de même, soit de divers genres ; l’humide, ce qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères ; et le sec, ce qui se contient facilement dans ses propres bornes et ne s’accommode pas facilement aux bornes des corps qui l’environnent.

Ainsi, selon Aristote, le feu est un élément chaud et sec ; c’est donc un élément qui assemble les choses de même nature et qui se contient facilement dans ses propres bornes, et difficilement dans des bornes étrangères. L’air est un élément chaud et humide ; c’est donc un élément qui assemble les choses de même genre, et qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères. L’eau est un élément froid et humide ; c’est donc un élément qui rassemble les choses de même et de différente nature, et qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères. Et enfin, la terre est froide et sèche ; c’est donc un élément qui rassemble les choses de même et de différente nature, qui se contient facilement dans ses propres bornes, et qui ne s’accommode pas facilement à des bornes étrangères.

Voilà les éléments expliqués selon le sentiment d’Aristote, ou selon les définitions qu’il a données de leurs qualités principales et parce que, si nous l’en croyons, les éléments sont les corps simples dont tous les autres sont composés, et leurs qualités des qualités simples dont toutes les autres sont composées, la connaissance de ces éléments et de leurs qualités doit être très-claire et très-distincte, puisque toute la physique, c’est-à-dire la connaissance des corps sensibles qui en sont composés, en doit être déduite.

Voyons donc ce qui peut manquer à ces principes. Premièrement, Aristote n’attache point d’idée distincte au mot de qualité : on ne sait si, par qualité, il entend un être réel distingué de la matière, ou seulement la modification de la matière ; Il semble quelquefois qu’il l’entende en un sens, et quelquefois en un autre. Il est vrai que dans le huitième chapitre des catégories, il définit la qualité : ce qui fait que les choses sont appelées telles, mais ce n’est pas tout à fait ce qu’on demande. Secondement, les définitions qu’il donne des quatre premières qualités, la chaleur, la froideur, l’humidité et la sécheresse sont toutes fausses ou inutiles. Voici sa définition de la chaleur : La chaleur, c’est ce qui assemble les choses de même nature.

Premièrement, on ne voit pas que cette définition explique parfaitement la nature de la chaleur, quand même il serait vrai que la chaleur assemblerait toujours les choses de même nature.

Secondement, il est faux que la chaleur assemble les choses de même nature. La chaleur n’assemble point les parties de l’eau ; elle les dissipe plutôt en vapeur. Elle n’assemble point les parties du vin, ni celles de toute autre liqueur ou corps fluide qu’il vous plaira, ni même celles du vif-argent ; elle résout, au contraire, et elle sépare tous les corps solides et fluides de même et de différente nature ; et, s’il y en a quelques-unes dont le feu ne puisse dissiper les parties, ce n’est point quelles soient de même nature, mais c’est qu’elles sont trop grosses et trop solides pour être enlevées Par le mouvement des parties du feu.

En troisième lieu, la chaleur selon la vérité ne peut ni assembler ni dissiper les parties d’aucun corps de même ou de différente nature ; car, pour assembler, pour séparer, pour dissiper les parties de quelque corps, il faut les remuer : or la chaleur ne peut rien remuer, ou du moins il n’est pas évident que la chaleur puisse remuer les corps ; car, quoique l’on considère la chaleur avec toute l’attention possible, on ne peut découvrir qu’elle puisse communiquer au corps du mouvement qu’elle n’a point. On voit bien que le feu remue et sépare les parties des corps qui lui sont exposées, il est vrai, mais ce n’est peut-être point par sa chaleur, car il n’est pas même évident qu’il en ait. C’est plutôt par l’action de ses parties qui sont visiblement dans un mouvement continuel. Il est évident que les parties du feu venant à heurter contre quelque corps lui doivent communiquer une partie de leur mouvement, soit qu’il y ait de la chaleur dans le feu, soit qu’il n’y en ait point. Si les parties de ce corps sont peu solides, le feu les doit dissiper ; si elles sont fort solides et fort grossières, le feu ne peut que les remuer et les faire glisser les unes sur les autres ; enfin, si elles sont mêlées de subtiles et de grossières, le feu ne doit dissiper que celles qu’il peut pousser assez fort pour les séparer entièrement des autres. Ainsi le feu ne peut que séparer ; et s’il assemble, ce n’est que par accident. Mais Aristote prétend tout le contraire. Séparer, dit-il, que quelques-uns attribuent au feu, n’est que rassembler les choses qui sont de même genre, car ce n’est que par accident que le feu enlève les choses de diffèrent genre[178].

Si Aristote avait d’abord distingué le sentiment de chaleur d’avec le mouvement des petites parties dont sont composés les corps qu’on appelle chauds, et qu’il eût ensuite défini la chaleur prise pour le mouvement des parties, en disant que la chaleur est ce qui agite et qui sépare les parties invisibles dont les corps visibles sont composés, il aurait donné une définition assez supportable de la chaleur. Néanmoins on ne serait pas encore tout à fait content, parce qu’elle ne ferait point connaître précisément la nature des mouvements des corps chauds.

Aristote définit la froideur, ce qui assemble les corps de même ou de différente nature. Cette définition ne vaut encore rien, car il est faux que la froideur assemble les corps. Pour les assembler, il faut les remuer ; mais si l’on interroge sa raison, il est évident que le froid ne peut rien remuer. En effet, par la froideur, on entend, ou ce que l’on sent quand on a froid, ou ce qui cause le sentiment de froideur : or, il est clair que le sentiment de froideur ne peut rien remuer, puisqu’il ne peut rien pousser. Pour ce qui cause le sentiment, on ne peut douter, lorsqu’on examine les choses par la raison, que ce n’est que le repos ou la cessation du mouvement. Ainsi la froideur dans les corps n’étant que la cessation de cette sorte de mouvement qui accompagne la chaleur, il est évident que si la chaleur sépare, la froideur ne sépare pas. Ainsi la froideur n’assemble ni les choses de même ni de différente nature, car ce qui ne peut rien pousser ne peut rien assembler ; en un mot, comme elle ne fait rien, elle n’assemble rien.

Aristote jugeant des choses par les sens, s’imagine que la froideur est aussi positive que la chaleur, parce que les sentiments de chaleur et de froideur sont l’un et l’autre réels et positifs ; et il pense aussi que ces deux qualités sont actives. En effet, si l’on suit les impressions des sens, on a raison de croire que le froid est une qualité fort active, puisque l’eau froide congèle, rassemble et durcit en un moment l’or et le plomb fondus, après qu’on les a versés d’un creuset sur quelque peu d’eau, quoique la chaleur de ces métaux soit encore assez grande pour séparer les parties des corps qu’ils touchent.

Il est évident par les choses que nous avons dites des erreurs les sens, dans le premier livre, que si l’on ne s’appuie que sur les sens pour juger des qualités des corps sensibles, il est impossible de découvrir quelque vérité certaine et incontestable qui puisse servir de principe pour avancer dans la connaissance de la nature, car on ne peut pas seulement découvrir par cette voie quelles sont les choses qui sont chaudes, et quelles sont celles qui sont froides[179]. De plusieurs personnes qui touchent à de l’eau un peu tiède, les unes la trouvent chaude, et les autres froide. Ceux qui ont chaud la trouvent froide, et ceux qui ont froid la trouvent chaude ; et si l’on suppose que les poissons soient capables de sentiment, il y a toutes les apparences qu’ils la trouvent encore chaude lorsque tous les hommes la trouvent froide. Il en est de même de l’air ; il semble chaud ou froid, selon les différentes dispositions du corps de ceux qui y sont exposés. Aristote prétend qu’il est chaud, mais je ne pense pas que ceux qui habitent vers le nord soient de son sentiment, puisque même plusieurs habiles gens, dont le climat n’est pas moins chaud que celui de la Grèce, ont soutenu qu’il est froid. Mais cette question, qui a toujours été considérable dans l’école, ne se résoudra jamais tant que l’on n’attachera point d’idée distincte au mot de chaleur.

Les définitions qu’Aristote donne de la chaleur et de la froideur ne peuvent en fixer l’idée. L’air, par exemple, et l’eau même quelque chaude et brûlante qu’elle soit, rassemblent les parties du plomb fondu avec celles de quel qu’autre métal que ce soit. L’air rassemble toutes les graisses jointes aux résines et à tous les autres corps solides qu'on voudra ; et il faudrait être bien péripatéticien pour s’aviser d’exposer à l’air du mastic pour séparer la cendre d’avec la poix, ou quelques autres corps composés pour les décomposer. L’air n’est donc pas chaud selon la déñnition que donne Aristote de la chaleur. L’air sépare les liqueurs des corps qui en sont imbibés ; il durcit la boue, il sèche des linges étendus, quoiqu’Aristote le fasse humide : l’air est donc chaud selon cette définition. On ne peut donc déterminer par cette définition si l’air est chaud, ou s’il n’est pas chaud. On peut bien assurer que l’air est chaud à l’égard de la boue, puisqu’il sépare l’eau de la terre qui lui est jointe ; mais faudra-t-il éprouver les divers effets de l’air sur tous les corps pour savoir s’il y a de la chaleur dans l’air que nous respirons ? si cela est, on n’en saura jamais rien. De sorte que le plus court est de ne point philosopher sur l’air que nous respirons, mais sur un certain air pur et élémentaire qui ne se trouve point ici bas, et d'assurer positivement, comme Aristote, qu’il est chaud, sans en donner de preuve, ni même sans savoir distinctement ce qu’on entend et par cet air et par sa chaleur ; car c’est ainsi qu’on donnera des principes qu’il ne sera pas facile de renverser, non pas à cause de leur évidence et de leur solidité, mais à cause qu’ils sont obscurs et semblables aux fantômes que l’on ne peut blesser, parce qu’ils n’ont point de corps.

Je ne m’arréte point aux définitions que donne Aristote de l’humidité et de la sécheresse, parce qu’il est assez évident qu’elles n’en expliquent point la nature : car selon ces définitions le feu n’est point sec, puisqu’il ne se contient pas facilement dans ses propres bornes ; et la glace n’est point humide, puisqu’elle se contient dans ses propres bornes, et qu’elle ne s’accommode pas facilement à des bornes étrangères. Il est vrai que la glace n’est point humide, si par humide l’on entend fluide ; mais si on l’entend ainsi, il faut dire que la flamme est fort humide, aussi bien que l’or et le plomb fondus. Il est vrai aussi que la glace n’est point humide, si par humide l’on entend ce qui s’attache aisément aux choses qui en sont touchées ; mais en ce sens, la poix, la graisse et l’huile sont beaucoup plus humides que l’eau, puisqu’elles s’attachent plus fortement que l’eau. En ce sens le vif-argent est humide, car il s’attache aux métaux ; et l’eau même n’est point parfaitement humide, car elle ne s’attache pas facilement aux métaux. Il ne faut donc pas recourir au témoignage des sens pour défendre les opinions d’Aristote.

Mais n’examinons pas davantage les merveilleuses définitions que ce philosophe nous a données des quatre qualités élémentaires, et Supposons aussi que tout ce que les sens nous apprennent de ces qualités est incontestable. Excitons encore notre foi, et croyons Que toutes ces définitions sont très-justes. Voyons seulement s’il est vrai que toutes les qualités des corps sensibles sont composées de ces qualités élémentaires : Aristote le prétend, et il doit lo prétendre, puisqu’il regarde ces quatre premières qualités comme les principes des choses qu’il veut nous expliquer dans ses livres de physique.

ll nous apprend donc que les couleurs l’engendrent du mélange des quatre qualités élémentaires : que le blanc se fait lorsque l’humidité surmonte la chaleur, comme dans les vieillards qui blanchissent ; le noir, lorsque l’humidité se sèche, comme dans les murs des citernes ; et toutes les autres couleurs, par de semblables mélanges : que les odeurs et les saveurs se font aussi par le différent mélange du sec et de l’humide causé par la chaleur et par la froideur, que la pesanteur même et la légèreté en dépendent. En un mot il est nécessaire, selon Aristote, que toutes les qualités sensibles soient produites par les deux qualités actives, la chaleur et la froideur, et soient composées des deux passives, l’humidité et la sécheresse, afin qu’il y ait quelque connexion vraisemblable entre ses principes et les conséquences qu’il en tire.

Cependant il est encore plus difficile de se persuader toutes ces choses que toutes celles qu’on a jusqu’ici rapportées d’Aristote. On a de la peine à croire que la terre et les autres éléments ne seraient point colorés ou visibles s’ils étaient dans leur pureté naturelle et sans aucun mélange des qualités élémentaires, quoique de savants commentateurs de ce philosophe nous en assurent. On ne comprend pas ce que veut dire Aristote lorsqu’il assure que la blancheur des cheveux est produite par l’humidité, à cause que l’humidité des vieillards est plus forte que leur chaleur, quoique, pour tâcher de s’éclaircir de sa pensée, l’on mette la définition à la place du défini. Car il semble que ce soit un galimatias incompréhensible de dire que les cheveux blanchissent aux vieillards à cause que ce qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères, surmonte ce qui assemble les choses de même nature. On n’a pas moins de peine à croire que la saveur soit bien expliquée, lorsqu’il dit qu’elle consiste dans le mélange de la sécheresse, de l’humidité et de la chaleur, principalement quand on met en la place de ces mots les définitions que ce philosophe leur donne, comme il serait utile de le faire si elles étaient bonnes. Et peut-être même qu’on ne pourrait s’empêcher de rire, si au lieu des définitions de la faim et de la soif que[180] donne Aristote, en disant que la faim est le désir du chaud et du sec, et la soif le désir du froid et de l’humide, on substituait les définitions de ces mots, appelant la faim le désir de ce qui assemble les choses de même nature et de ce qui se tient facilement dans ses propres bornes, et difficilement dans des bornes étrangères, et définissant la soif le désir de ce qui assemble les choses de même et de différente nature, et de ce qui ne se pouvant contenir facilement dans ses propres bornes, se contient facilement dans des bornes étrangères.

Certainement c’est une règle fort utile pour reconnaître si l’on a bien défini les termes, et pour ne se point tromper dans ses raisonnements, que de mettre souvent la définition à la place du défini ; car on connaît par là si les termes sont équivoques et les mesures des rapports fausses et imparfaites, ou si l’on raisonne conséquemment. Cela étant, que peut-on dire des raisonnements d’Aristote, qui deviennent un galimatias impertinent et ridicule lorsqu’on se sert de cette règle ? Et que doit-on dire aussi de tous ceux qui ne raisonnent que sur les idées fausses et confuses des sens, puisque cette règle, qui conserve la lumière et l’évidence dans tous les raisonnements justes et solides, n’apporte que de la confusion dans leurs discours ?

ll n’est pas possible d’exposer la bizarrerie et l’extravagance des explications que donne Aristote sur toutes sortes de matières. Lorsque les sujets qu’il traite sont simples et faciles, ses erreurs sont simples, et il est assez facile de les découvrir. Mais lorsqu’il prétend expliquer des choses composées et qui dépendent de plusieurs causes, ses erreurs sont pour le moins autant composées que les sujets qu’il traite, et il est impossible de les développer toutes pour les exposer aux autres.

Ce grand génie que l’on prétend avoir si bien réussi dans les règles qu’il a données pour bien définir, ne sait seulement quelles sont les choses qui peuvent être définies, parce que ne mettant point de distinction entre une connaissance claire et distincte et une connaissance sensible, il s’imagine pouvoir connaître et expliquer aux autres des choses dont il n’a pas seulement d’idée distincte. Les définitions doivent expliquer la nature des choses, et les termes qui les composent doivent réveiller dans l’esprit des idées distinctes et particulières. Mais il est impossible de définir de cette sorte les qualités sensibles de chaleur, de froideur, de couleur, de saveur, etc., lorsque l’on confond la cause avec l’effet, le mouvement des corps avec la sensation qui l’accompagne, parce que les sensations étant des modifications de l’âme, lesquelles on ne connaît point par des idées claires, mais seulement par sentiment intérieur, ainsi que j’ai expliqué dans le troisième livre[181], il est impossible d’attacher à des mots des idées que l’on n’a point.

Comme l’on a des idées distinctes d’un cercle, d’un carré, d’un triangle, et qu’ainsi l’on en connaît distinctement la nature, on en peut donner de bonnes définitions ; on peut même déduire des idées que l’on a de ces figures toutes leurs propriétés, et les expliquer aux autres par des termes auxquels on attache ces idées. Mais on ne peut définir la chaleur ni la froideur en tant que qualités sensibles ; car on ne les connaît point distinctement et par idée, on ne les connaît que par conscience ou par sentiment intérieur.

On ne doit point aussi définir la chaleur, qui est hors de nous, par quelques effets ; car si l’on substitue à sa place la définition qu’on lui donnera, l’on verra bien que cette définition ne sera propre qu’à nous jeter dans l’erreur. Si, par exemple, on définit la chaleur ce qui assemble les choses de même genre, sans rien dire davantage, on pourra, en suivant cette définition, prendre pour de la chaleur des choses qui n’y ont aucun rapport. On pourra dire que l’aimant assemble la limure de fer et la sépare de celle de l’argent, parce qu’il est chaud ; qu’un pigeon mange le chénevis et laisse I’autre grain parce qu’un pigeon est chaud ; qu’un avare sépare ses louis d’or d’avec son argent parce qu’il est chaud. Enfin il n’y a point d’extravagance où cette définition n’engageât, si l’on était assez stupide pour la suivre. Cette définition n’explique donc point la nature de la chaleur, et l’on ne peut s’en servir pour en déduire toutes les propriétés, puisque si l’on s’arrête précisément à ses termes on conclut des impertinences, et que si on la met à la place du défini on tombe dans le galimatias.

Cependant si on a soin de distinguer la chaleur de ce qui la cause, quoique l’on ne puisse pas la définir, puisqu’elle est une modification de l’âme dont on n’a point d’idée claire, on peut en définir la cause, puisqu’on à une idée distincte du mouvement. Mais il faut prendre garde que la chaleur prise pour un tel mouvement ne cause pas toujours le sentiment de chaleur en nous. Car l’eau, par exemple, est chaude, puisque ses parties sont fluides et en mouvement, qu’apparemment les poissons la trouvent chaude, et qu’elle est au moins plus chaude que la glace, dont les parties sont plus en repos ; mais elle est froide par rapport à nous, parce qu’elle a moins de mouvement que les parties de notre corps : ce qui a moins de mouvement qu’un autre étant en quelque manière en repos à son égard. Ainsi ce n’est point par rapport au mouvement des fibres de notre corps qu’il faut définir la cause de la chaleur ou le mouvement qui l’excíte ; il faut, si on le peut, définlr ce mouvement absolument et en lui-même, et alors les définitions qu’un en donnera pourront servir à faire connaître la nature et les propriétés de la chaleur.

Je ne me crois pas obligé d’examiner davantage la philosophie d’Aristote, ni de démêler les erreurs extrêmement confuses et embarrassées de cet auteur. J’ai, ce me semble, fait voir qu’il ne prouve point ses quatre élements, et qu’il les définit mal ; que ses qualités élémentaires ne sont pas telles qu’il le prétend. qu’il n’en connait point la nature, et que toutes les qualités secondes n’en sont point composées ; et enfin, qu’encore qu’on lui accordât que tous les corps fussent composés des quatre éléments, comme les qualités secondes, des premiers, tout son système serait inutile à la recherche de la vérité, puisque ses idées ne sont pas assez claires pour conserver toujours l’évidence dans nos raisonnements.

Si on ne croit pas que j’aie exposé les véritables opinions d’Aristote, on peut s’en éclaircir dans les livres qu’il a faits Du ciel et De la génération et corruption ; car c’est de là que j’ai pris presque tout ce que j’en ai dit. Je n’ai rien voulu rapporter de ses huit livres de physique, parce que ce n’est proprement qu’une espèce de logique, et que l’on n’y trouve que des mots vagues et indéterminés par lesquels il apprend comment on peut parler de la physique sans y rien comprendre.

Comme Aristote se contredit souvent et qu’on peut appuyer presque toutes sortes de sentiments par quelques passages tirés de lui, je ne doute point que l’on ne puisse prouver par Aristote même quelques sentiments contraires à ceux que je lui ai attribués ; mais je n’en suis pas garant. Il suffit que j’aie les livres que je viens de citer pour preuve de ce que j’ai dit ; et même je ne me mets guère en peine de discuter si ces livres sont ou ne sont pas d’Aristote, s’ils sont ou ne sont pas corrompus. Je prends Aristote tel qu’il est et qu’on le reçoit ordinairement, car on ne doit pas se mettre fort en peine de savoir la généalogie véritable des choses dont on n’a pas grande estime ; outre que c’est un fait qu’il est impossible de bien éclaircir, comme on le peut voir par les Discussions péripatétiques de Patritius.


CHAPITRE VI.
Avis généraux qui sont nécessaires pour se conduire par ordre dans la recherche de la vérité et dans le choix des sciences.


Afin qu’on ne dise pas que je ne fais que détruire sans rien établir de certain et d’incontestable dans cet ouvrage, il est à propos que j’expose ici en peu de mots l’ordre que l’on doit garder dans ses études pour ne se point tromper, et que je marque même quelques vérités et quelques sciences très-nécessaires dans lesquelles il se rencontre une évidence telle qu’on ne peut s’empêcher d’y consentir sans souffrir les reproches secrets de sa raison. Je n’expliquerai pas ces vérités et ces sciences fort au long, c’est une chose déjà faite ; je ne prétends pas faire imprimer de nouveau les ouvrages des autres, je me contenterai d’y renvoyer. Je montrerai seulement l’ordre qu’on doit tenir dans l’étude qu’on en voudra faire pour conserver toujours l’évidence dans ses perceptions.

De toutes nos connaissances, la première c’est l’existence de notre âme ; toutes nos pensées en sont des démonstrations incontestables, car il n’y a rien de plus évident que ce qui pense actuellement est actuellement quelque chose. Mais s’il est facile de connaître l’existence de son âme, il n’est pas si facile d’en connaître l’essence et la nature. Si l’on veut savoir ce qu’elle est, il faut surtout bien prendre garde à ne la pas confondre avec les choses auxquelles elle est unie. Si l’on doute, si l’on veut, si l’on raisonne, il faut seulement croire que l’âme est une chose qui doute, qui veut, qui raisonne, et rien davantage, pourvu qu’on n’ait point éprouvé en elle d’autres propriétés ; car on ne connaît son âme que par le sentiment intérieur qu’on en a. Il ne faut pas prendre son âme pour son corps, ni pour du sang. ni pour des esprits animaux, ni pour du feu, ni pour une infinité d’autres choses pour lesquelles les philosophes l’ont prise. Il ne faut croire de l’âme que ce qu’on ne saurait s’empêcher d’en croire, et ce dont on est pleinement convaincu par le sentiment intérieur qu’on a de soi-même ; car autrement on se tromperait. Ainsi l’on connaîtra par simple vue ou par sentiment intérieur tout ce que l’on peut connaître de l’âme, sans être obligé à faire des raisonnements dans lesquels l’erreur se pourrait trouver. Car lorsque l’on raisonne, la mémoire agit ; et où il y a mémoire il peut y avoir erreur, supposé qu’il y ait quelque mauvais génie de qui nous dépendions dans nos connaissances et qui se divertisse à nous tromper.

Si je supposais, par exemple, un Dieu qui se plût à me séduire, je suis très-persuadé qu’il ne pourrait me tromper dans mes connaissances de simple vue, comme dans celle par laquelle je connais que je suis, de ce que je pense, ou que2 fois deux font 4 ; car quand même je supposerais effectivement un tel Dieu si puissant que je puisse me le feindre, je sens que dans cette supposition extravagante je ne pourrais douter que je fusse, ou que 2 fois 2 ne fussent égaux à 4, parce que j’aperçois ces choses de simple vue sans l’usage de la mémoire.

Mais lorsque je raisonne, ne voyant point évidemment les principes de mes raisonnements, et me souvenant seulement que je les ai vus avec évidence, si ce Dieu trompeur joignait ce souvenir à de faux principes, comme il pourrait le faire s’il le voulait, je ne ferais que de faux raisonnements. De même que ceux qui font de longues supputations s’imaginent se bien souvenir qu’ils ont connu que 9 fois 9 font 72, ou que 21 est un nombre premier, ou quelque semblable erreur de laquelle ils tirent de fausses conclusions.

Ainsi il est nécessaire de connaître Dieu et de savoir qu’il n’est point trompeur, si l’on veut être pleinement convaincu que les sciences les plus certaines, comme l’arithmétique et la géométrie, sont de véritables sciences ; car sans cela l’évidence n’étant point entière, on peut retenir son consentement. Et il est encore nécessaire de savoir par simple vue et non point par raisonnement que Dieu n’est point. trompeur ; puisque le raisonnement peut toujours être faux, si l’on suppose Dieu trompeur.

Toutes les preuves ordinaires de l’existence et des perfections de Dieu, tirées de l’existence et des perfections de ses créatures, ont, ce me semble, ce défaut : qu’elles ne convainquent point l’esprit par simple vue. Toutes ces preuves sont des raisonnements qui sont convaincants en eux-mêmes ; mais étant des raisonnements, ils ne sont point convaincants dans la supposition d’un mauvais génie qui nous trompe. Ils convainquent suffisamment qu’il y a une puíssance supérieure à nous, car même cette supposition extravagante l’établit ; mais ils ne convainquent pas pleinement qu’il y a un Dieu ou un être infiniment parfait. Ainsi dans ces raisonnements la conclusion est plus évidente que le principe.

Il est plus évident qu’il y a une puissance supérieure à nous, qu’il n’est évident qu’il y a un monde ; puisqu’il n’y a point de supposition qui puisse empècher qu’on ne démontre cette puissance supérieure : au lieu que dans la supposition d’un mauvais génie qui se plaise à nous tromper, il est impossible de prouver qu’il y ait un monde. Car on pourrait toujours concevoir que ce mauvais génie nous donnerait les sentiments des choses qui n’existeraient point, comme le sommeil et certaines maladies nous font voir des choses qui ne furent jamais, et nous font même sentir effectivement de la douleur dans des membres imaginaires que nous n’avons plus ou que nous n’avons jamais eus.

Mais les preuves de l’existence et des perfections de Dieu, tirées de l’idée que nous avons de l’intini, sont preuves de simple vue. On voit qu’il y a un Dieu des que l’on voit l’infini ; parce que l’existence nécessaire est renfermée dans l’idée de l’infini, et qu’il n’y a rien que l’infini qui nous puisse donner l’idée que nous avons d’un être infini[182]. Le premier principe de nos connaissances est que le néant n’est pas visible ; d’où il suit que si l’on pense à l’infini, il faut qu’il soit. On voit aussi que Dieu n’est point trompeur, parce que, sachant qu’il est íntiniment parfait et que l’infini ne peut manquer d’aucune perfection, on voit clairement qu’il ne veut pas nous séduire, et même qu’il ne le peut pas, puisqu’il ne peut que ce qu’il veut ou que ce qu’il est capable de vouloir. Ainsi il y a un Dieu et un Dieu véritable qui ne nous trompe jamais, quoiqu’il ne nous éclaire pas toujours et que nous nous trompions souvent lorsqu’il ne nous éclaire pas. Toutes ces vérités se voient de simple vue par des esprits attentifs, quoiqu’il semble que nous fassions ici des raisonnements pour les exposer aux autres. On peut les supposer comme des principes incontestables sur lesquels on peut raisonner ; car ayant reconnu que Dieu ne se plait point à nous tromper, il nous est alors permis de raisonner.

Il est évident que la certitude de la foi dépend aussi de ce principe qu’il y a un Dieu qui n’est point capable de nous tromper. Car l’existence d’un Dieu et l’infaillibilité de l’autorité divine sont plutôt des connaissances naturelles et des notions communes à des esprits capables d’une sérieuse attention, que des articles de foi ; quoique ce soit un don particulier de Dieu que d’avoir l’esprit capable d’une attention snñisante pour comprendre comme il faut ces vérités, et pour vouloir bien s’appliquer à les comprendre.

De ce principe, que Dieu n’est point trompeur, on pourrait aussi conclure que nous avons effectivement un corps auquel nous sommes unis d’une façon particulière, et que nous sommes environnés de plusieurs autres. Car nous sommes intérieurement convaincus de leur existence par des sentiments continuels que Dieu produit en nous, et que nous ne pouvons corriger par la raison sans blesser la foi ; quoique nous puissions corriger par la raison les sentimens qui nous les représentent avec certaines qualités et certaines perfections qu’ils n’ont point. De sorte que nous ne devons pas croire qu’ils sont tels que nous les voyons, ou que nous les imaginons, mais seulement qu’ils existent et qu’ils sont tels que nous les concevons par la raison.

Mais, afin de raisonner par ordre, nous ne devons point encore examiner si nous avons un corps et s’il y en a d’autres autour de nous, ou si nous en avons seulement les sentiments quoique ces corps n’existent point. Cette question renferme de trop grandes difficultés, et il n’est peut-être pas si nécessaire de la résoudre pour perfectionner ses connaissances, qu’on pourrait se l’imaginer. ni même pour avoir une connaissance exacte de la physique, de la morale et de quelques autres sciences.

Nous avons en nous les idées des nombres et de l’étendue, desquelles l’existence est incontestable et la nature immuable, qui nous fourniraient éternellement de quoi penser, si nous en voulions connaître tous les rapports. Et il est nécessaire que nous commencions à faire usage de notre esprit sur ces idées pour des raisons qu’il ne sera pas inutile d’exposer. Il y en à trois principales.

La première est que ces idées sont les plus claires et les plus évidentes de toutes. Car si, pour éviter l’erreur, on doit toujours conserver l’évidence dans ses raisonnements, il est clair que l’on doit plutôt raisonner sur les idées des nombres et de l’étendue, que sur les idées confuses ou composées de physique, de morale, de mécanique, de chimie et de toutes les autres sciences.

La seconde est que ces idées sont les plus distinctes et les plus exactes de toutes, principalement celles des nombres. De sorte que l’habitude qu’on prend dans l’arithmétique et dans la géométrie de ne se point contenter qu’on ne connaisse précisément les rapports des choses, donne à l’esprit une certaine exactitude que n’ont point ceux qui se contentent des vraisemblances dont les autres sciences sont remplies.

La troisième et la principale est que ces idées sont les règles immuables et les mesures communes de toutes les autres choses que nous connaissons et que nous pouvons connaître. Ceux qui connaissent parfaitement les rapports des nombres et des figures, ou plutôt l’art de faire les comparaisons nécessaires pour en connaître les rapports, ont une espèce de science universelle et un moyen très-assuré pour découvrir avec évidence et certitude tout ce qui ne passe point les bornes ordinaires de l’esprit. Mais ceux qui n’ont point cet art ne peuvent découvrir avec certitude les vérités un peu composées, quoiqu’ils aient des idées très-claires des choses dont ils tâchent de connaître les rapports composés.

Ce sont ces raisons ou de semblables qui ont porté quelques anciens à faire étudier l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie aux jeunes gens. Apparemment ils savaient que l’arilhmétique et l’algèbre donnent de l’étendue à l’esprit et une certaine pénétration qu’on ne peut acquérir par d’autres études, et que la géométrie règle si bien l’imagination, qu’elle ne se brouille pas facilement ; car cette faculté de l’âme, si nécessaire pour les sciences, acquiert par l’usage de la géométrie une certaine étendue de justesse qui pousse et qui conserve la vue claire de l’esprit jusque dans les difficultés les plus embarrassées.

Si l’on veut donc conserver toujours l’évidence dans ses perceptions, et découvrir la vérité toute pure sans mélange de quelque obscurité ou de quelque erreur, on doit d’abord étudier l’arithmétique, l’algebre et la géométrie, après avoir acquis au moins quelque connaissance de soi-même et de l’Être souverain. Et si l’on veut avoir quelque livre qui facilité ces sciences, je crois que, comme l’on a du se servir des Méditations de M. Descartes pour la connaissance de Dieu et de soi-même, on peut, pour apprendre l’arithmétique et l’algèbre, se servir des Éléments des Mathématíques du P. Prestet, prêtre de l’oratoire ; et pour la géométrie ordinaire. des Nouveaux Éléments de Géométrie, imprimés en 1683, ou des Éléments du P. Tarquet, jésuite, imprimés à Anvers en 1665. A l’égard des sections coniques, des lieux géométriques et de leur usage pour la résolution des problêmes, il faut se servir des traités que M. le marquis de l’Hôpital en a composés, et qu’il va donner incessamment au public, auxquels on peut ajouter la Géométrie de M. Descartes avec les commentaires de Schooten. Enfin-on s’appliquera au calcul différentiel et aux méthodes qu’on en tire pour l’intelligence des lignes courbes, ce qu’on trouvera traité à fond et avec beaucoup d’ordre et de netteté dans l’excellent ouvrage du marquis de l’Hôpital, intitulé Analyse des infiniment petits.

On trouvera aussi le calcul différentiel et ses usages dans la 2° partie du 2* volume de l’Analyse démontrée, et le calcul intégral avec la manière de l’appliquer aux lignes courbes, aux problèmes mêlés de physique et de mathématique, dans la 3° partie., Par la lecture de ces ouvrages, on se mettra en état de faire soi-même des découvertes et d’entenrlre celles qui se trouvent dans les Mémoires de l’Acaclémie des sciences et dans les ouvrages des étrangers.

Lorsque l’on aura étudié avec soin et avec application ces sciences générales, on connaîtra avec évidence un très-grand nombre de vérités fécondes pour toutes les sciences exactes et particulières. Mais je crois devoir dire qu’il est dangereux de s’y arrêter trop long-temps. On doit pour ainsi dire les mépriser on les négliger pour étudier la physique et la morale, parce que ces sciences sont beaucoup plus utiles, quoiqu’elles ne soient pas si propres pour rendre l’esprit juste et pénétrant. Et si l’on veut toujours conserver l’évidence dans ses perceptions, on doit bien prendre garde à ne se pas laisser entêter de quelque principe qui ne soit pas évident, c’est-à-dire de quelque principe dont on peut concevoir que les Chinois ne tomberaient point d’accord après qu’ils l’auraient bien considéré.

Ainsi pour la physique il ne faut admettre que les notions communes à tous les hommes, c’est-à-dire les axiomes des géomètres et les idées claires d’étendue, de figure, de mouvement et de repos, et, s’il y en a, d’autres aussi claires que celles-là. On dira peut-être que l’essence de la matière n’est point l’étendue, mais qu’importe ? Il suffit que le monde que nous concevrons être forme d’étendue, paraisse semblable à celui que nous voyons, quoiqu’il ne soit point matériel de cette manière qui n’est bonne à rien. dont on ne connaît rien, et de laquelle cependant on fait tant de bruit.

Il n’est pas absolument nécessaire d’examiner s’il y a effectivement au-dehors des êtres qui répondent à ces idées, car nous ne raisonnons pas sur ces êtres, mais sur leurs idées. Nous devons seulement prendre garde que les raisonnements que nous faisons sur les propriétés des choses s’accordent avec les sentiments que nous en avons, c’est-à-dire que ce que nous pensons s’accorde parfaitement avec l’expérience, parce que nous tâchons dans la physique de découvrir l’ordre et la liaison des effets avec leurs causes, ou dans les corps, s’il y en a, ou dans les sentiments que nous en avons, s’ils n’existent point.

Ce n’est pas que l’on puisse douter qu’il y ait actuellement des corps, lorsque l’on considère que Dieu n’est point trompeur, et l’ordre réglé de nos sentiments, dans les rencontres naturelles et dans celles qui n’arrivent que pour nous faire croire ce que nous ne pouvons naturellement comprendre ; mais c’est qu’il n’est pas nécessaire d’examiner d’abord par de grandes réflexions une chose dont personne ne doute, et qui ne sert pas de beaucoup à la connaissance de la physique considérée comme une véritable science.

Il ne faut point aussi se mettre en peine de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas dans les corps qui nous environnent quelques autres qualités que celles dont on a des idées claires, car nous ne devons raisonner que selon nos idées ; et s’il y a quelque autre chose dont nous n’ayons point d’idée claire, distincte et particulière, jamais nous n’en connaîtrons rien et jamais nous n’en raisonnerons juste. Peut-être qu’en raisonnant selon nos idées, nous raisonnerons selon la nature, et que nous reconnaîtrons qu’elle n’est peut-être pas aussi cachée qu’on se l’imagine ordinairement.

De même que ceux qui n’ont point étudié les propriétés des nombres, s’imaginent souvent qu’il n’est pas possible de résoudre certains problèmes quoique très-simples et très-faciles ; ainsi ceux qui n’ont point médité sur les propriétés de l’étendue, des figures et des mouvements, sont extrêmement portés à croire et à soutenir que toutes les questions que l’on forme dans la physique sont inexplicables. Il ne faut point s’arrêter aux sentiments de ceux qui n’ont rien examiné, ou qui n”ontrien examiné avec l’application nécessaire. Car encore qu’il y’ait peu de vérités touchant les choses de la nature qui soient pleinement démontrées, il est certain qu’il y en a quelques-unes de générales dont il n’est pas possible de douter, quoiqu’il soit fort possible de n’y pas penser, de les ignorer et de les nier.

Si l’on veut méditer avec ordre et avec tout le temps et toute l’application nécessaire, on découvrira beaucoup de ces vérités certaines dont je parle. Mais, afin qu’en puisse les découvrir avec plus de facilité, il est nécessaire de lire avec soin les principes de Ja philosophie de M. Descartes, sans rien recevoir de ce qu’il dit que lorsque la force et l’évidence de ses raisons ne nous permettront point d’en douter.

Comme la morale est la plus nécessaire de toutes les sciences, il faut aussi l’étudier avec plus de soin ; car c’est principalement dans cette science qu’il est dangereux de suivre les opinions des hommes. Mais afin de ne s’y point tromper et de conserver l’évidence dans ses perceptions, il ne faut méditer que sur des principes incontestables pour tous ceux dont le cœur n’est point corrompu par la débauche et dont l’esprit n’est point aveuglé par l’orgueil ; car il n’y a point de principe de morale incontestable pour les esprits de chair et de sang, et qui aspirent la qualité d’esprit fort. Ces sortes de gens ne comprennent pas les vérités les plus simples, ou, s’ils les comprennent, ils les contestent toujours par esprit de contradiction et pour conserver leur réputation d’esprits forts.

Quelques-uns de ces principes de morale les plus généraux sont : que Dieu ayant fait toutes choses pour lui, il a fait notre esprit pour le connaître et notre cœur pour l’aimer ; qu’étant aussi juste et aussi puissant qu’il est, on ne peut être heureux si l’on ne suit ses ordres, ni malheureux si on les suit ; que notre nature est corrompue, que notre esprit dépend de notre corps, notre raison de nos sens, notre volonté de nos passions ; que nous sommes dans l’impuissance de faire ce que nous voyons clairement être de notre devoir, et que nous avons besoin d’un libérateur. Il y a encore plusieurs autres principes de morale, comme : que la retraite et la púnitence sont nécessaires pour diminuer notre union avec les objets sensibles, et pour augmenter celle que nous avons avec les biens intelligibles, les vrais biens, les biens de l’esprit ; qu’on ne peut goûter de plaisir violent sans en devenir esclave ; qu’il ne faut jamais rien entreprendre par passion ; qu’il ne faut point chercher d’établissement en cette vie, etc. Mais parce que ces derniers principes dépendent des précédents et de la connaissance de l’homme, ils ne doivent point passer d’abord pour incontestables. Si l’on médite sur ces principes avec ordre et avec autant de soin et d’application que la grandeur du sujet le mérite, et si l’on ne reçoit pour vrai que les conclusions tirées conséquemment de ces principes, on aura une morale certaine et qui s’accordera parfaitement avec celle de l’Évangile, quoiqu’elle ne soit pas si achevée ni si étendue. l’ai tâche de démontrer par ordre les fondements de la morale dans un traité particulier, maisje souhaite, et pour moi et pour les autres, qu’on donne un ouvrage et plus exact et plus achevé.

Il est vrai que dans les raisonnements de morale, il n’est pas si facile de conserver l’évidence et l’exactitude que dans quelques autres sciences, et que la connaissance de l’homme est absolument nécessaire à ceux qui veulent pousser un peu loin cette science, et c’est pour cela que la plupart des hommes n’y réussissent pas. Ils ne veulent pas se consulter eux-mêmes pour reconnaître les faiblesses de leur nature. Ils se lassent d’interroger le Maître qui nous enseigne intérieurement ses propres volontés, lesquelles sont les lois immuables et éternelles et les vrais principes de la morale. Ils n’écoutent point avec plaisir celui qui ne parle point à leurs sens, qui ne répond point selon leurs désirs, qui ne flatte point leur orgueil secret ; ils n’ont aucun respect pour des paroles qui ne frappent point l’imagination par leur éclat, qui se prononcent sans bruit, et que l’on n’entend jamais clairement que dans le silence des créatures. Mais ils consultent avec plaisir et avec respect Aristote, Sénèque, ou quelques nouveaux philosophes qui les séduisent ou par obscurité de leurs paroles, ou par le tour de leurs expressions, ou par la vraisemblance de leurs raisons.

Depuis le péché du premier homme nous n’estimons que ce qui a rapport à la conservation du corps et à la commodité de la vie, et parce que nous découvrons ces sortes de biens par le moyen des sens, nous en voulons faire usage en toutes rencontres. La sagesse éternelle qui est notre véritable vie, et*la seule lumière qui puisse nous éclairer, ne luit souvent qu’à des aveugles et ne parle souvent qu’à des sourds lorsqu’elle ne parle que dans le secret de la raison, car nous sommes presque toujours répandus au dehors. Comme nous interrogeons sans cesse toutes les créatures pour apprendre quelque nouvelle du bien que nous cherchons, il fallait, comme j’ai déjà dit ailleurs, que cette sagesse se présentât devant nous, sans toutefois sortir hors de nous, afin de nous apprendre, par des paroles sensibles et par des exemples convaincants, le chemin pour arriver à la vraie félicité. Dieu imprime sans cesse en nous un amour naturel pour lui, afin que nous l’aimions sans cesse ; et par ce même mouvement d’amour, nous nous éloignons sans cesse de lui en courant de toutes les forces qu’il nous donne vers les biens sensibles qu’il nous défend. Ainsi, voulant être aimé de nous, il fallait qu’il se rendît sensible et se présentât devant nous. pour arrêter, par la douceur de sa grâce, toutes nos vaines agitations, et pour commencer notre guérison par des sentiments ou des délectations semblables aux plaisirs prévenants qui avaient commencé notre maladie.

Ainsi, je ne prétends pas que les hommes puissent facilement découvrir par la force de leur esprit toutes les règles de la morale qui sont nécessaires au salut, et encore moins qu’ils puissent agir selon leur lumière, car leur cœur est encore plus corrompu que leur esprit. Je dis seulement que s’ils n’admettent que des principes évidents, et que s’ils raisonnent conséquemment sur ces principes, ils découvriront les mêmes vérités que nous apprenons dans l’Évangile ; par ce que c’est la même sagesse qui parle immédiatement par elle-même à ceux qui découvrent la vérité dans l’évidence des raisonnements, et qui parle par les saintes écritures à ceux qui en prennent bien le sens.

Il faut donc étudier la morale dans l’Évangile pour s’épargner le travail de la méditation, et pour apprendre avec certitude les lois selon lesquelles nous devons régler nos mœurs. Pour ceux qui ne se contentent point de la certitude, à cause qu’elle ne fait que convaincre l’esprit sans l’éclairer, ils doivent méditer avec soin sur ces lois, et les déduire de leurs principes naturels. afin de connaître par la raison avec évidence ce qu’ils savaient déjà par la foi avec une entière certitude. C’est ainsi qu’ils se convaincront que l’Évangile est le plus solide de tous les livres, que Jésus-Christ connaissait parfaitement la maladie et le désordre de la nature, qu’il y a remédié de la manière la plus utile pour nous, et la plus digne de lui qui se puisse concevoir ; mais que les lumières des philosophes ne sont que d’épaisses ténèbres ; que leurs vertus les plus èclatantes ne sont qu’un orgueil insupportable ; en un mot, qu’Aristote, Sénèque et les autres ne sont que des hommes, pour ne rien dire davantage.


CHAPITRE VII.
De l’usage de la première règle, qui regarde les questions particulières.


Nous nous sommes suffisamment arrêtes à expliquer la règle générale de la méthode, et à faire voir que M. Descartes l’a suivie assez exactement dans son système du monde, et qu’Aristote et ses sectateurs ne l’ont point du tout observée. Il est maintenant à propos de descendre aux règles particulières qui sont nécessaires pour résoudre toutes sortes de questions.

Les questions que l’on peut former sur toute sorte de sujets, sont de plusieurs espèces dont il n’est pas facile de faire le dénombrement ; mais voici les principales : quelquefois on cherche les causes inconnues de quelques effets connus ; quelquefois on cherche les effets inconnus par leurs causes connues. Le feu brûle et dissipe le bois : on en cherche la cause. Le feu consiste dans un très-grand mouvement des parties du bois ; on veut savoir quels effets ce mouvement est capable de produire, s’il peut durcir la boue, fondre le fer, etc.

Quelquefois on cherche la nature d’une chose par ses propriétés ; quelquefois on cherche les propriétés d’une chose dont on connaît la nature. On sait ou l’on suppose que la lumière se transmet en un instant, que cependant elle se réfléchit et se réunit par le moyen d’un miroir concave, en sorte qu’elle dissipe ou qu’elle fond les corps les plus solides, et l’on veut se servir de ces propriétés pour en découvrir la nature. On sait au contraire, ou l’on suppose que tous les espaces, qui sont depuis la terre jusques au ciel, sont pleins de petits corps sphériques extrêmement agités, et qui tendent sans cesse à s’éloigner du soleil ; et l’on veut savoir si l’effort de ces petits corps se pourra transmettre en un instant, et s’ils doivent, en se refléchissant d’un miroir concave, se réunir, et dissiper ou fondre les corps les plus solides.

Quelquefois on cherche toutes les parties d’un tout ; quelquefois on cherche un tout par ses parties. On cherche toutes les parties inconnues d’un tout connu, lorsqu’on cherche toutes les parties aliquotes d’un nombre, toutes les racines d’une équation, tous les angles droits que contient une figure, etc. Et l’on cherche un tout inconnu dont toutes les parties sont connues, lorsqu’on cherche la somme de plusieurs nombres, l’aire de plusieurs figures, la capacité de plusieurs vases ; ou un tout dont une partie est connue, et dont les autres, quoique inconnues, renferment quelque rapport connu avec ce qui est inconnu : comme lorsqu’on cherche quel est le nombre dont on à une partie connue 15, et dont l’autre qui le compose est la moitié ou le tiers du nombre inconnu ; ou lorsqu’on cherche un nombre inconnu qui soit égal à 15, et à deux fois la racine de ce nombre inconnu.

Enfin on cherche quelquefois si certaines choses sont égales ou semblables à d’autres, ou de combien elles’sont inégales ou diflerentes. On veut savoir si Saturne est plus grand que Jupiter, ou à peu près de combien ; si l’air de Rome est plus chaud que celui de Marseille, ou de combien.

Ce qui est général dans toutes les questions, c’est qu’on ne les forme que pour connaître quelque vérité ; et parce que toutes les vérités ne sont que des rapports, on peut dire généralement que dans toutes les questions on ne cherche que la connaissance de quelques rapports, soit de rapports entre les choses, soit de rapports entre les idées, soit de rapports entre les choses el leurs idées. Il 3’a des rapports de plusieurs espèces, il y en a entre la nature des choses, entre leur grandeur, entre leurs parties, entre leurs attributs, entre leurs qualités. entre leurs effets, entre leurs causes, etc. Mais on peut les réduire tous à deux, savoir, à des rapports de grandeur et à des rapports de qualité ; en appelant rapports de grandeur tous ceux qui sont entre les choses considérées comme capables du plus et du moins, et rapports de qualité tous les autres. Ainsi, l’on peut dire que toutes les questions tendent à découvrir quelques rapports, soit de grandeur, soit de qualité.

La-première et la principale de toutes les règles est qu’il faut connaître très-distinctement l’état de la question qu’on se propose de résoudre, et avoir des idées de ses termes assez distinctes, pour les pouvoir comparer, et pour-en reconnaître ainsi les rapports inconnus.

Il faut donc premièrement apercevoir très-clairement le rapport inconnu que l’on y cherche, car il est évident que si l’on n’avait point de marque certaine pour reconnaître ce rapport inconnu lorsqu’on le cherchait, ou lorsqu’on l’aurait trouvé, ce serait en vain qu’on le chercherait.

Secondement, il faut autant qu’on le peut se rendre distinctes les idées qui répondent aux termes de la question, en ôtant l’équivoque des termes, et claires, en les considérant avec toute l’attention possible. Car si ces idées sont si confuses et si obscures, qu’on ne puisse faire les comparaisons nécessaires pour découvrir les rapports que l’on cherche, l’on n’est point encore en état de résoudre la question.

En troisième lieu, il faut considérer avec toute l’attention possible les conditions exprimées dans une question, s’il y en a quelques-unes, parce que sans cela l’on n’entend que confusément l’état de cette question, outre que les conditions marquent ordinairement la voie pour la résoudre. De sorte que lorsqu’on a une fois bien conçu l’état d’une question et ses conditions, on sait et ce qu’on cherche, et quelquefois même par où il s’y faut prendre pour le découvrir.

Il est vrai qu’il n’y a pas toujours quelques conditions exprimées dans les questions ; mais c’est que ces questions sont indéterminées. et que l’on peut les résoudre en plusieurs manières, comme si un demandait un nombre carré, un triangle, etc, sans rien spécifier davantage ; ou bien c’est que celui qui les propose ne sait point les moyens de les résoudre, ou qu’il les cache à dessein d’embarrasser ; comme si on demandait que l’on trouvât deux moyennes proportionnelles entre deux lignes, sans ajouter par l’intersection du cercle et de la parabole, ou du cercle et de l’ellipse, etc.

Il est donc absolument nécessaire que la marque par laquelle on connaît ce qu’on cherche soit fort distincte, qu’elle ne soit point équivoque, et qu’elle ne puisse désigner que ce que l’on cherche ; autrement on ne pourrait s’assurer d’avoir résolu la question proposée. De même il faut avoir soin de retrancher de la question toutes les conditions qui Pembarrassent, et sans lesquelles elle subsiste dans son entier ; car elles partagent inutilement la capacité de l’esprit ; et même on ne connait point encore distinctement l’état d’une question, lorsque les conditions qui l’accompagnent sont inutiles.

Si l’on proposait, par exemple, une question en ces termes : faire en sorte qu’un homme étant arrosé de quelques liqueurs et couvert d’une couronne de fleurs, ne puisse demeurer en repos, quoiqu’il ne voie rien qui soit capable de l’agiter. Il faut savoir si le mot d’homme n’est point métaphorique ; si le mot de repos n’est point équivoque, s’il n’est point pris par rapport au mouvement local, ou par rapport aux passions, comme ces paroles : quoiqu’il ne voie rien qui soit capable de l’agiter, semblent le marquer. Il faut savoir si les conditions, étant arrosé de quelque liqueur, et couvert d’une couronne de fleurs, sont essentielles. Ensuite l’état de cette question ridicule et indéterminée étant clairement connu, l’on pourra facilement la résoudre, en disant qu’il n’y a qu’à mettre un homme dans un vaisseau selon les conditions exprimées dans la question.

L’adresse de ceux qui proposent de semblables questions est d’y joindre les conditions qui semblent être nécessaires quoiqu’elles ne le soient pas, afin de tourner l’esprit de ceux à qui ils les proposent, vers des choses inutiles pour la résoudre. Comme dans cette question que les servantes font d’ordinaire aux enfants : J’ai vu, leur disent-elles, des chasseurs, ou plutôt des pêcheurs qui emportaient avec eux ce qu’ils ne prenaient pas, et qui jetaient dans l’eau ce qu’ils prenaient. L’esprit, étant préoccupé de l’idée de pêcheurs qui pêchent du poisson, il ne peut concevoir ce que l’on veut dire ; et toute la difficulté qu’il y a pour résoudre cette question badine, vient de ce-qu’un ne la conçoit pas clairement, et qu’un ne pense pas que des chasseurs et des pêcheurs, aussi bien que d’autres hommes, cherchent quelquefois dans leurs habits certains petits animaux qu’ils rejettent s’ils les attrapent, et qu’ils emportent avec eux s’ils ne peuvent les attraper.

Quelquefois aussi l’on ne met pas dans les questions toutes les conditions nécessaires pour les résoudre, et cela les rend pour le moins aussi difficiles que lorsque l’on en joint d’inutiles comme dans celle-ci : Rendre un homme immobile sans le lier ni le blesser, ou plutôt ayant mis le petit doigt d’un homme dans l’oreille de ce même homme, le rendre par cette posture comme immobile, en sorte qu’il ne puisse sortir du lieu où on l’aura mis jusqu’à ce qu’il ôte son petit doigt de son oreille. Cela paraît impossible d’abord, et cela l’est en effet, car on peut fort bien marcher quoique l’on ait le petit doigt dans l’oreille. Aussi y manque-t-il encore une condition, qui ôterait toute la difficulté si elle était exprimée. Cette condition est que l’on doit faire embrasser quelque colonne de lit ou quelque chose de semblable à celui qui met son petit doigt dans son oreille, en sorte que cette colonne soit enfermée entre son bras et son oreille, car il ne pourra sortir de sa place sans se débarrasser, et tirer son doigt de son oreille. L’on n’ajoute point pour une condition de la question, qu’il y a encore quel qu’autre chose si faire, afin que l’esprit ne s’arrète point à le chercher, et qu’on ne puisse ainsi le découvrir. Mais ceux qui entreprennent de résoudre ces sortes de questions doivent faire toutes les demandes nécessaires pour s’éclaircir du point où consiste la difficulté.

Ces questions arbitraires semblent être badines, et elles le sont en effet en un sens, car on n’apprend rien lorsqu’on les résout. Cependant elles ne sont pas si différentes des questions naturelles qu’on pourrait peut-être se l’imaginer. Il faut faire à peu près des mêmes choses pour résoudre les unes et les autres. Car si l’adresse ou la malice des hommes rend les questions arbitraires embarrassantes et difficiles à résoudre, les effets naturels sont aussi par leur nature environnés d’obscurités et de ténèbres. Et il faut dissiper ces ténèbres par l’attention de l’esprit et par des expériences qui sont des espèces de demandes que l’on fait à l’auœur de la nature, de même qu’on ôte les équivoques et les circonstances inutiles des questions arbitraires par l’attention de l’esprit et par les demandes adroites que l’on fait à ceux qui nous les proposent. Expliquons ces choses par ordre et d’une manière plus sérieuse et plus instructive.

Il y a un très-grand nombre de questions qui semblent très-difficiles parce qu’on ne les entend pas, et qui devraient plutôt passer pour des axiomes qui auraient pourtant besoin de quelque explication que pour de véritables questions : car il me semble qu’on ne doit pas mettre au nombre des questions certaines propositions qui sont incontestables, lorsqu’on en conçoit distinctement les termes.

On demande, par exemple, comme une question difficile à résoudre, si l’âme est immortelle, parce que ceux qui font cette question ou qui prétendent la résoudre n’en conçoivent pas distinctement les termes. Comme les mots d’áme et d’immortel signifient différentes choses et qu’ils ne savent comment ils l’entendent, ils ne peuvent résoudre si l’âme est immortelle : car ils ne savent précisément ni ce qu’ils demandent ni ce qu’ils cherchent.

Par ce mot âme on peut entendre une substance qui pense, qui veut, qui sent, etc. On peut prendre l’âme pour le mouvement ou la circulation du sang, et pour la configuration des parties du corps ; enfin ou peut prendre l’âme pour le sang même et les esprits animaux. De même par ce mot immortel on entend ce qui ne peut périr par les forces ordinaires de la nature, ou bien ce qui ne peut changer, ou enfin ce qui ne peut se corrompre ni se dissiper. comme une vapeur ou de la fumée. Ainsi, supposé que l’on prenne les mots d’áme et d’immortel en quelqu’une de ces significations, la moindre attention d’esprit fera juger si elle est immortelle ou si elle ne l’est pas.

Car, premièrement, il est clair que l’âme, prise dans le premier sens, c’est-à-dire pour une substance qui pense, est immortelle, si l’on prend aussi immortel dans le premier sens et pour ce qui ne peut périr par les forces ordinaires de la nature ; car il n’est pas même concevable qu’aucune substance puisse devenir rien. Il faut recourir à une puissance de Dieu tout extraordinaire pour concevoir que cela soit possible.

Secondement, l’âme est immortelle, si l’on prend immortel dans le second sens, et pour ce qui ne peut se corrompre ni se résoudre en vapeur ou en fumée : car il est évident que ce qui ne peut se diviser en une infinité de parties peut se corrompre ou se résoudre en vapeur.

Troisièmement, l’âme n’est point immortelle, en prenant immortel dans le troisième sens, et pour ce qui ne peut changer : car nous avons assez de preuves convaincantes des changements de notre âme ; que tantôt elle sent de la douleur et tantôt du plaisir ; qu’elle veut quelquefois certaines choses et qu’elle cesse de les vouloir ; qu’étant unie au corps elle en peut être séparée, etc.

Si l’on prend le mot d’âme dans quelqu’autre signification, il sera de même très-facile de voir si elle est immortelle en prenant le mot d’immortel en un sens fixe et arrêté. De sorte que ce qui rend ces questions difficiles, c’est qu’on ne les conçoit pas distinctement, et que les termes qui les expriment sont équivoques : si bien qu’elles ont plutôt besoin d’explication que de preuve.

Il est vrai qu’il y a quelques personnes assez stupides et quelques autres assez imaginatives pour prendre sans cesse l’âme pour une certaine configuration des parties du cerveau et pour le mouvement des esprits ; et il est certainement. impossible de prouver à ces sortes de gens que l’âme est immortelle et qu’elle ne peut périr : car il est au contraire évident que l’âme, prise au sens qu’ils l’entendent, est mortelle.

Ainsi, ce n’est point une question qu’íl soit difficile de résoudre, mais c’est une proposition qu’il est difficile de faire entendre à des gens qui n’ont point les mêmes idées que nous, et qui font tous leurs efforts pour ne les point avoir pour s’aveugler.

Lors donc qu’on demande si l’âme est immortelle ou quelque autre question que ce soit, il faut d’abord ôter l’équivoque des termes et savoir en quel sens on les prend, afin de concevoir distinctement l’état de la question ; et si ceux qui la proposent ne savent comment ils l’enlendent, il faut les interroger pour les éclairer et pour les déterminer : si en les interrogeant on reconnaît que leurs idées ne s’accommodent point avec les nôtres, il est inutile de leur répondre. Car, que répondre à un homme qui s’imagine qu’un désir par exemple n’est autre chose que le mouvement de quelques esprits ; qu’une pensée n’est qu’une trace ou qu’une image que les objets ou les esprits ont formée dans le cerveau, et que tous les raisonnements des hommes ne consistent que dans la différente situation de quelques petits corps qui s’arrangent diversement dans la tête ? lui répondre que l’âme, prise dans le sens qu’il l’entend, est immortelle, c’est le tromper ou se rendre ridicule dans son esprit ; mais lui répondre qu’elle est mortelle, c’est en un sens le confirmer dans une erreur de très-grande conséquence. Il ne faut donc point lui répondre, mais seulement lâcher de le faire rentrer en lui-même, afin qu’il reçoive les mêmes idées que nous, de celui qui est seul capable de l’éclairer.

C’est encore une question qui parait assez difficile à résoudre, savoir si les bêtes ont une âme ; cependant, lorsqu’on ôte l’équivoque, elle ne paraît plus difficile, et la plupart de ceux qui pensent qu’elles en ont, sont, sans le savoir, du sentiment de ceux qui pensent qu’elles n’en ont pas.

L’on petit prendre l’âme pour quelque chose de corporel répandu par tout le corps qui lui donne le mouvement et la vie, ou bien pour quelque chose de spirituel. Ceux qui disent que les animaux n’ont point d’âme l’entendent dans le second sens ; car jamais homme ne nia qu’il y eût dans les animaux quelque chose de corporel qui fùt le principe de leur vie ou de leur mouvement, puisqu’on ne peut même le nier des montres. Ceux, au contraire, qui assurent que les animaux ont des âmes, l’entendent dans le premier sens ; car il y en a peu qui croient que les animaux aient une âme spirituelle et indivisible. De sorte que les péripatéticiens et les cartésiens croient que les bêtes ont une âme, c’est-à-dire un principe corporel de leur mouvement ; et les uns et les autres croient qu’elles n’en ont point, c’est-à-dire qu’il n’y a rien en elles de spirituel et d’indivisible.

Ainsi, la différence qu’il y a entra les péripatéticiens et ceux que l’on appelle cartésiens n’est pas en ce que les premiers croient que les bêtes ont des âmes et que les autres ne le croient pas ; mais seulement en ce que les premiers croient que les animaux sont capables de sentir de la douleur, du plaisir, de voir les couleurs, d’entendre les sons, et d’avoir généralement toutes les sensations et toutes les passions que nous avons, et que les cartésiens croient le contraire. Les cartésiens distinguent les mots de sentiment pour en ôter l’équivoque. Car, par exemple, ils disent que lorsqu’on est trop proche du feu, les parties du bois viennent heurter contre la main ; qu’elles en ébranlent les fibres, que cet ébranlement se communique jusqu’au cerveau, qu’il détermine les esprits animaux qui y sont contenus à se répandre dans les parties extérieures du corps d’une manière propre pour le faire retirer. Ils demeurent d’accord que toutes ces choses ou de semblables se peuvent rencontrer dans les animaux, et qu’elles s’y rencontrent effectivement, parce qu’elles ne sont que des propriétés de corps. Et les péripatéticiens en conviennent.

Les cartésiens disent de plus que, dans les hommes, l’ébranlement des fibres du cerveau est accompagné du sentiment de chaleur et que le cours des esprits animaux vers le cœur et vers les viscères est suivi de la passion de haine ou d’aversion ; mais ils nient que ces sentiments et ces passions de l’âme se rencontrent dans les bêtes. Les péripatéticiens assurent au contraire que les bêtes sentent aussi bien que nous cette chaleur ; qu’elles ont comme nous de l’aversion pour tout ce qui les incommode ; et généralement qu’elles sont capables de tous les sentiments et de toutes les passions que nous ressentons. Les cartésiens ne pensent pas que les bêtes sentent de la douleur ou du plaisir, ni qu’elles aiment ou qu’elles haïssent aucune chose, parce qu’ils n’admettent rien que de matériel dans les bêtes et qu’ils ne croient pas que les sentiments ni les passions soient des propriétés de la matière telle qu’elle puisse être. Quelques péripatéticiens, au contraire, pensent que la matière est capable de sentiment et de passion lorsqu’elle est, disent-ils, subtilisée ; que les bêtes peuvent sentir par le moyen des esprits animaux, c’est-à-dire par le moyen d’une matière extrêmement subtile et délicate, et que l’âme même n’est capable de sentiment et de passion qu’à cause qu’elle est unie à cette matière.

Ainsi, pour résoudre la question si les bêtes ont une âme, il faut rentrer en soi-même et considérer avec toute l’attention dont on est capable l’idée que l’on a de la matière. Et si l’on conçoit que la matière, figurée d’une telle manière, comme en carré, en rond, en ovale, soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de la couleur, de l’odeur, du son, etc., on peut assurer que l’âme des bètes, quelque matérielle qu’elle soit, est capable de sentir. Si on ne le conçoit pas, il ne le faut pas dire, car il ne faut assurer que ce que l’on conçoit. De même si l’on conçoit que de la matière agitée de bas en haut, de haut en bas. en ligne circulaire, spirale, parabolique, elliptique, etc., soit un amour, une haine, une joie, une tristesse, etc., on peut dire que les bêtes ont les mêmes passions que nous ; si on ne le voit pas, il ne le faut pas dire, à moins qu’on ne veuille parler sans savoir ce qu’on dit. Mais je pense pouvoir assurer qu’on ne croira jamais qu’aucun mouvement de matière puisse être un amour ou une joie, pourvu que l’on y pense sérieusement. De sorte que pour résoudre cette question, si les bêtes sentent, il ne faut qu’avoir soin d’en ôter l’équivoque, comme font ceux qu’on se plaît d’appeler cartésiens ; car on la réduira ainsi à une question si simple qu’une médiocre attention d’esprit suffira pour la résoudre.

Il est vrai que saint Augustin, supposant selon le préjugé commun à tous les hommes que les bêtes ont une âme, au moins n’ai-je point lu qu’il l’ait jamais examiné sérieusement dans ses ouvrages, ni qu’il l’ait révoqué en doute ; et s’apercevant bien qu’il y a contradiction de dire qu’une âme ou une substance qui pense, qui sent, qui désire, etc., soit matérielle, il a cru que l’âme des bêtes était effectivement spirituelle et indivisible[183]. Il a prouvé par des raisons très-évidentes que toute âme, c’est-à-dire tout ce qui sent, qui s’imagine, qui craint, qui désire, etc., est nécessairement spirituel ; mais je n’ai point remarqué qu’il ait eu quelque raison d’assurer que les bêtes ont des âmes. Il ne se met pas même en peine de le prouver, parce qu’il y a bien de l’apparence que de son temps il n’y avait personne qui en doutât.

Présentement qu’il y a des gens qui tâchent de se délivrer entièrement de leurs préjugés, et qui révoquent en doute toutes les opinions qui ne sont point appuyées sur des raisonnements clairs et démonstratifs, on commence à douter si les animaux ont une âme capable des mêmes sentiments et des mêmes passions que les nôtres. Mais il se trouve toujours plusieurs défenseurs des préjugés, qui prétendent prouver que les bètes sentent, veulent, pensent et raisonnent même comme nous, quoique d’une manière beaucoup plus imparfaite.

Les chiens, disent-ils, connaissent leurs maîtres, ils les aiment, ils souffrent avec patience les coups qu’ils en reçoivent, parce qu’ils jugent qu’il leur est avantageux de ne point les abandonner ; mais pour les étrangers ils les haïssent de telle sorte qu’ils ne peuvent même souffrir d’en être caresses. Tous les animaux ont de l’amour pour leurs petits ; et ces oiseaux qui font leurs nids à l’extrémité des branches font assez connaître qu’ils appréliendent que certains animaux ne les dévorent : ils jugent que ces branches sont trop faibles pour porter leur ennemis, et assez fortes pour soutenir leurs petits et leurs nids tout ensemble. Il n’y a pas jusqu’aux araignées et jusqu’aux plus vils insectes qui ne donnent des marques qu’il y a quelque intelligence qui les anime : car on ne peut s’empêcher d’admirer la conduite d’un animal qui, tout aveugle qu’il est, trouve moyen d’en surprendre dans ses filets d’autres qui ont des yeux et des ailes, et qui sont assez hardis pour attaquer les plus gros animaux que nous voyions.

Il est vrai que toutes les actions que font les bêtes marquent qu’il y a une intelligence, car tout ce qui est réglé le marque. Une montre même le marque : il est impossible que le hasard en compose les roues, et il faut que ce sont une intelligence qui en ait réglé les mouvements. Ou plante une graine à contre-sens, les racines qui sortaient hors de la terre s’y enfoncent d’elles-mêmes, et le germe qui était tourné vers la terre se détourne aussi pour en sortir ; cela marque une intelligence. Cette plante se noue d’espace en espace pour se fortifier ; elle couvre sa graine d’une peau qui la conserve ; elle l’environne de piquants pour la défendre : cela marque une intelligence. Enfin tout ce que nous voyons que font les plantes aussi bien que les animaux, marque certainement une intelligence. Tous les véritables cartésiens l’accordent. Mais tous les véritables cartésiens distinguent, car ils ôtent, autant qu’ils peuvent, l’équivoque des termes.

Les mouvements des bêtes et des plantes marquent une intelligence, mais cette intelligence n’est point de la matière, elle est distinguée des bêtes, comme celle qui arrange les roues d’une montre est distinguée de la montre. Car enfin cette intelligence paraît infiniment sage, infiniment puissante, et la même qui nous a formés dans le sein de nos mères, et qui nous donne l’accroissement auquel nous ne pouvons, par tous les efforts de notre esprit et de notre volonté, ajouter une coudée. Ainsi, dans les animaux, il n’y a ni intelligence ni âme, comme on l’entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir ; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien ; et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu’il y a plus d’intelligence dans le plus petit des animaux ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes ; car il est constant qu’il ya plus de différentes parties, et qu’il s’y produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capables d’en connaître.

Mais comme les hommes sont accoutumés à confondre toutes choses, et qu’ils s’imaginent que leur âme produit dans leur corps presque tous les mouvements et tous les changements qui lui arrivent ; ils attachent faussement au mot d’àme l’idée de productrice et de conservatrice du corps. Ainsi pensant que leur âme produit en eux tout ce qui est absolument nécessaire à la conservation de leur vie, quoiqu’elle ne sache pas même comment le corps qu’elle anime est composé, ils jugent qu’il faut nécessairement qu’il y ait une âme dans les bètes pour y produire tous les mouvements et tous les changements qui leur arrivent, à cause qu’ils sont assez semblables à ceux qui se font dans notre corps. Car les bêtes l’engendrent, se nourrissent, se fortifient comme notre corps ; elles boivent, mangent, dorment comme nous, parce que nous sommes entièrement semblables aux bêtes par le corps, et que toute la différence qu’il y a entre nous et elles, c’est que nous avons une âme et qu’elles n’en ont pas. Mais l’âme que nous avons ne forme point notre corps, elle ne digère point nos aliments, elle ne donne point le mouvement et la chaleur à notre sang. Elle sent, elle veut, elle raisonne ; elle anime le corps en ce sens qu’elle a des sentiments et des passions qui ont rapport à lui. Mais ce n’est point qu’elle se répande dans nos membres pour leur communiquer le sentiment et la vie, car notre corps ne peut rien recevoir de ce qui se rencontre dans notre esprit. Il est donc clair que la raison pour laquelle on ne saurait résoudre la plupart des questions, c’est qu’on ne distingue pas et qu’on ne pense pas même à distinguer différentes choses qu’un même mot signifier.

Ce n’est pas que l’on ne s’avise quelquefois de distinguer, mais souvent on le fait si mal, qu’au lieu d’ôter l’équivoque des termes par les distinctions que l’on donne, on ne fait que les rendre plus obscurs. Par exemple, lorsqu’on demande si le corps vit, comment il vit, et de quelle manière l’âme raisonnable l’anime, si les esprits animaux, le sang et les autres humeurs vivent ; si les dents, les cheveux, les ongles sont animés, etc. ; on distingue les mots de vivre et d’être animé, en vivre ou être animé d’une âme raisonnable, ou d’une âme sensitive ou d’une âme végétative. Mais cette distinction ne fait que confondre l’état de la question, car ces mots ont eux-mêmes besoin d’explication, et peut-être même que les deux derniers, âme végétative, âme sensitive sont inexplicables et incompréhensibles de la manière qu’on l’entend ordinairement.

Mais, si l’on veut attacher quelque idée claire et distincte au mot de vie, on peut dire que la vie de l’àme est la connaissance de la vérité et l’amour du bien, ou plutôt que sa pensée est sa vie, et que la vie du corps consiste dans la circulation du sang et dans le juste tempérament des humeurs, ou plutôt que la vie du corps est le mouvement de ses parties propre pour sa conservation. Et alors les idées attachées au mot de vie étant claires, il sera assez évident : 1° que l’âme ne petit communiquer sa vie au corps ; car elle ne peut le faire penser ; 2° qu’elle ne peut lui donner la vie par laquelle il se nourrit, il croît, etc., puisqu’elle ne sait pas même ce qu’il faut faire pour digérer ce que l’on mange ; 3° qu’elle ne peut le faire sentir, puisque la matière est incapable de sentiment, etc. On peut enfin résoudre sans peine toutes les autres questions que l’on peut faire sur ce sujet, pourvu que les termes qui les énoncent réveillent des idées claires ; et il est impossible de les résoudre, si les idées des termes qui les expriment sont confuses et obscures.

Cependant il n’est pas toujours absolument nécessaire d’avoir des idées qui représentent parfaitement les choses dont on veut examiner les rapports ; il suffit souvent d’en avoir une connaissance imparfaite ou commencée, parce que souvent l’on ne recherche point d’en connaître exactement les rapports. J’explique ceci.

Il y a des vérités ou des rapports de deux sortes : il y en a d’exactement connus et d’autres qu’on ne connaît qu’imparfaitement. On connait exactement le rapport entre un tel carré et un tel triangle, mais on ne connait qu’imparfaitement le rapport qui est entre Paris et Orléans ; on sait que le carré est égal au triangle, ou qu’il en est double, triple, etc., mais on sait seulement que Paris est plus grand qu’Orléans sans savoir au juste de combien.

De plus, entre les connaissances imparfaites. il y en a d’une infinité de degrés, et même toutes ces connaissances ne sont imparfaites que par rapport aux connaissances plus parfaites. Par exemple, on sait parfaitement que Paris est plus grand que la place Royale ; et cette connaissance n’est imparfaite que par rapport à une connaissance exacte, selon laquelle on saurait au juste de combien Paris est plus grand que cette place qu’il renferme.

Ainsi il y a des questions de plusieurs sortes :

1° Il y en a dans lesquelles on recherche une connaissance parfaite de tous les rapports exacts que deux ou plusieurs choses ont entre elles ;

2° Il y en a dans lesquelles on recherche la connaissance parfaite de quelque rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses ;

3° Il y en a dans lesquelles on recherche une connaissance parfaite de quelque rapport assez approchant du rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses ;

4° Il y en a dans lesquelles on recherche seulement de reconnaître un rapport assez vague et indéterminé.

Il est évident, 1° que pour résoudre des questions du premier genre et pour connaître parfaitement tous les rapports exacts de grandeur et de qualité qui sont entre deux ou plusieurs choses, il en faut avoir des idées distinctes qui les représentent parfaitement, et comparer ces choses selon toutes les manières possibles. On peut. par exemple, résoudre toutes les questions qui tendent à découvrir les rapports exacts qui sont entre 2 et 8, parce que 2 et 8 étant exactement connus, on peut les comparer ensemble en toutes les manières nécessaires pour en reconnaître les rapports exacts de grandeur ou de qualité. On peut savoir que 8 est quadruple de 2, que 8 et 2 sont des nombres pairs, que 8 et 2 ne sont point des nombres carrés.

Il est clair, en second lieu, que pour résoudre des questions du second genre, et pour connaître exactement quelque rapport de grandeur ou de qualité qui est entre deux ou plusieurs choses, il est nécessaire et il suffit d’en connaître très-distinctement les faces selon lesquelles on doit les comparer pour en découvrir le rapport que l’on cherche. Par exemple, pour résoudre quelques-unes des questions qui tendent à découvrir quelques rapports exacts entre 4 et 16, comme 4 et 16 sont des nombres pairs et des nombres carrés, il suffit de savoir exactement que 4 et 16 se peuvent diviser sans fraction par la moitié, et que l’un et l’autre est le produit d’un nombre multiplié par lui-même, et il est inutile d’examiner quelle est leur véritable grandeur. Car il est évident que pour reconnaître les rapports exacts de qualité qui sont entre les choses, il suffit d’avoir une idée très-distincte de leur qualité sans penser à leur grandeur ; et que pour connaître leurs rapports exacts de grandeur, il suffit de connaître exactement leur grandeur sans rechercher leur véritable qualité.

Il est clair, en troisième lieu, que pour résoudre des questions du troisième genre et pour connaître quelque rapport assez approchant du rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses, il suffit d’en connaitre à peu près les faces ou les côtes selon lesquels on doit les comparer pour découvrir le rapport approchant que l’on cherche soit de grandeur, soit de qualité. Par exemple, je puis savoir évidemment que V 8 est plus grand que 2, parce que je puis savoir à peu près la véritable grandeur de V 8, mais je ne puis connaître de combien V 8 est plus grand que 2, parce que je ne puis connaître exactement la véritable grandeur de V 8.

Enfin il est évident que, pour résoudre des questions du quatrième genre, et pour découvrir des rapports vagues et indéterminés, il suffit de connaître les choses d’une manière proportionnée au besoin que l’on a de les comparer pour découvrir les rapports que l’on cherche. De sorte qu’il n’est pas toujours nécessaire, pour résoudre toutes sortes de questions, d’avoir des idées très-distinctes de leurs termes, c’est-à-dire de connaître parfaitement les choses que leurs termes signifient. Mais il est nécessaire de les connaître d’autant plus exactement, que les rapports qu’on tâche de découvrir sont plus exacts et en plus grand nombre. Car comme nous venons de voir, il suffit, dans les questions imparfaites, d’avoir des idées imparfaites des choses que l’on considère, afin de résoudre ces questions parfaitement, c’est-à-dire selon ce qu’elles contiennent. Et l’on peut même résoudre fort bien des questions quoique l’on n’ait aucune idée distincte des termes qui les expriment. Car lorsqu’on demande si le feu est capable de fondre du sel, de durcir de la boue, de faire évaporer du plomb et mille autres choses semblables, on entend parfaitement ces questions, et l’on peut fort bien les résoudre quoiqu’on n’ait aucune idée distincte du feu, du sel, de la boue, etc. Parce que ceux qui font ces demandes veulent seulement savoir si l’on a quelque expérience sensible que le feu ait produit ces effets ; c’est pourquoi, selon les connaissances que l’on a tirées de ses sens, on leur répond d’une manière capable de les contenter.


CHAPITRE VIII.
Application des autres règles à des questions particulières.


Il y a des questions de deux sortes, de simples et de composées. La résolution des premières ne dépend que de la seule attention de l’esprit aux idées claires des termes qui les expriment. Les autres ne se peuvent résoudre que par comparaison à une troisième on à plusieurs autres idées ; on ne peut découvrir les rapports inconnus qui sont exprimés par les termes de la question, en comparant immédiatement los idées de ces termes, car elles ne peuvent se joindre ou se comparer. Il faut donc une ou plusieurs idées moyennes afin de faire les comparaisons nécessaires pour découvrír ces rapports, et observer exactement que ces idées moyennes soient claires et distinctes, à proportion que l’on tâche de découvrir des rapports plus exacts et en plus grand nombre.

Cette règle n’est qu’une suite de la première, et elle est d’une égale importance. Car s’il est nécessaire, pour connaître exactement les rapports des choses que l’on compare, d’en avoir des idées claires et distinctes ; il est nécessaire, par la même raison, de bien connaître les idées moyennes par lesquelles on prétend faire ces comparaisons, puisqu’il faut connaître distinctement le rapport de la mesure avec chacune des choses que l’on mesure pour en découvrir les rapports. Voici des exemples.

Lorsqu’on laisse nager librement un petit vase fort léger, dans lequel il y a une pierre d’aimant ; si l’on vient à présenter au pôle septentrional de cet aimant le même pôle d’un autre aimant que l’on tient entre ses mains, aussitôt ou voit que le premier aimant se retire comme s’il était poussé par quelque vent violent. Et l’on désire savoir la cause de cet effet.

Il est assez visible que, pour rendre raison du mouvement de cet aimant, il ne suffit pas de connaître les rapports qu’il a avec l’autre ; car, quand même on les connaîtrait parfaitement tous, on ne pourrait pas comprendre comment ces deux corps se pourraient pousser sans se rencontrer.

ll faut donc examiner quelles sont les choses que l’on connait distinctement être capables, selon l’ordre de la nature, de remuer quelque corps ; car il est question de découvrir la cause naturelle du mouvement de l’aimant, qui est certainement un corps. Ainsi. il ne faut point recourir in quelque qualité, à quelque forme ou a quelque entité que l’on ne connait point clairement être capable de remuer les corps, ni même à quelque intelligence, car on ne sait point avec certitude que les intelligences soient les causes ordinaires des mouvements naturels des corps, ni même si elles peuvent produire du mouvement.

Un sait évidemment que c’est une loi de la nature que les corps se remuent les uns les autres lorsqu’ils se rencontrent ; il faut donc tâcher d’expliquer le mouvement de l’aimant par le moyen de quelque corps qui le rencontre. Il est vrai qu’il se peut faire qu’il y ait quelque autre chose qu’un corps qui le remue ; mais, si l’on n’a point d’idée distincte de cette chose, il ne faut point s’en servir comme d’un moyen recevable pour découvrir ce qu’on cherche, ni pour l’expliquer aux autres ; car ce n’est pas rendre raison d’un effet que d’en donner pour cause une chose que personne ne conçoit clairement. Il ne faut donc point se mettre en peine s’il y a, ou s’il n’y a pas, quelque autre cause naturelle du mouvement des corps que leur mutuelle rencontre ; il faut plutôt supposer qu’il n’y en a point, et considérer avec attention quel corps peut rencontrer et remuer cet aimant.

On voit d’abord que ce n’est point l’aimant qu’on tient en main, puisqu’il ne touche pas celui qui est remué. Mais parce qu’il n’est remue qu’à l’approche de celui qu’on tient en main, et qu’il ne se remue pas de lui-même, on doit conclure que, bien que ce ne soit pas l’aimant qu’on tient qui le remue, ce doit être quelques petits corps qui en sortent et qui sont poussés par lui vers l’autre aimant.

Pour découvrir ces petits corps il ne faut pas ouvrir les yeux et s’approcher de cet aimant, car les sens imposeraient à la raison, et l’on jugerait peut-être qu’il ne sort rien de l’aimant, à cause qu’on n’en voit rien sortir ; ou ne se souviendrait peut-être pas qu’on ne voit pas les vents, même les plus impétueux, ni plusieurs autres corps qui produisent des effets extraordinaires. Il faut se tenir ferme à ce moyen très-clair et très-intelligible, et examiner avec soin tous les effets de l’aimant, afin de découvrir comment il peut sans cesse pousser hors de lui ces petits corps sans qu’il diminue ; car les expériences que l’on fera découvriront que ces petits corps, qui sortent par un côté, rentrent incontinent par l’autre. et elles serviront à expliquer toutes les difficultés que l’on peut former contre la manière de résoudre cette question. Mais il faut bien remarquer qu’on ne devrait pas abandonner ce moyen, quand même on ne pourrait répondre à quelques difficultés appuyées sur l’ignorance où l’on est de beaucoup de choses.

Si l’on ne souhaite pas d’examiner d’où vient que les aimants se repoussent lorsqu’on leur oppose les mêmes pôles, mais plutôt d’où vient qu’ils s’approchent et qu’ils se joignent l’un à l’autre lorsqu’on présente le pôle septentrional de l’un au pôle méridional de l’autre, la question sera plus difficile et un seul moyen ne suffira pas pour la résoudre. Ce n’est point assez de connaître exactement les rapports qui sont entre les pôles de ces deux aimants, ni de recourir au moyen que l’on a pris pour la question précédente, car ce moyen semble au contraire empêcher l’effet dont on chercherait la cause. Il ne faut point aussi recourir à aucune des choses que nous ne connaissons point clairement être les causes naturelles et ordinaires des mouvements corporels, ni nous délivrer de la difficulté de la question par l’idée vague et indéterminée d’une qualité occulte dans les aimants, par laquelle ils s’attirent l’un l’autre ; car l’esprit ne peut concevoir clairement qu’un corps en puisse attirer un autre.

L’impénétrabilité des corps fait clairement concevoir que le mouvement se peut communiquer par impulsion, et l’expérience prouve, sans aucune obscurité, qu’effectivement il se communique par cette voie. Mais il n’y a aucune raison ni aucune expérience qui démontre clairement le mouvement d’attraction ; car dans les expériences qui semblent les plus propres à prouver cette espèce de mouvement, on reconnaît visiblement, lorsqu’on en découvre la cause véritable et certaine, que ce qui paraissait se faite par attraction ne se fait que par impulsion. Ainsi, il ne faut point s’arrêter à d’autre communication de mouvement qu’à celle qui se fait par impulsion, puisque cette manière est certaine et incontestable, et qu’il y a du moins quelque obscurité dans les autres qu’on pourrait imaginer. Mais, quand on pourrait même démontrer qu’il y a dans les choses purement corporelles d’autres principes de mouvement que la rencontre des corps, on ne pourrait raisonnablement rejeter celui-ci ; l’on doit même s’y arrêter préférablement à tout autre, puisqu’il est le plus clair et le plus évident, et qu’il paraît si incontestable, qu’on ne craint point d’assurer qu’il a été reçu de tous les peuples et dans tous les temps.

L’expérience fait connaître qu’un aimant qui nage librement sur I’eau s’approche de celui qu’on tient en sa main lorsqu’on lui présente un certain côté ; il faut donc conclure qu’il est poussé vers lui. Mais, comme ce n’est pas l’aimant que l’on tient qui pousse celui qui nage, puisque celui qui nage s’approche de celui que l’on tient, et que cependant celui qui nage ne se remuerait point si l’on ne lui présentait celui que l’on tient, il est évident qu’il faut recourir au moins à deux moyens pour expliquer cette question, si l’on veut la résoudre par le principe reçu de la communication des mouvements.

L’aimant c s’approche de l’aimant C ; donc l’air, ou la matière fluide et invisible qui l’environne, le pousse, puisqu’il n’y a point d’autre corps qui le puisse pousser, et c’est là le premier moyen.

L’aimant c ne s’approche qu’à la présence de l’aimant C ; donc il est nécessaire que l’aimant C détermine l’air à pousser l’aimant c, et c’est là le second moyen. Il est évident que ces deux moyens sont absolument nécessaires. De sorte que la difficulté est présentement réduite à joindre ensemble ces deux moyens, ce que l’on peut faire en deux manières ; ou en commençant par quelque chose de connu dans l’air qui environne l’aimant c, ou en commençant par quelque chose de connu dans l’aimant C.

Si l’on connait que les parties de l’air et de tous les corps fluides sont en continuelle agitation, l’on ne pourra douter qu’elles ne heurtent sans cesse contre l’aimant c qu’elles environnent ; et, parce qu’elles le heurtent également de tous côtés, elles ne le poussent pas plus d’un côté que de l’autre, tant qu’il y a autant d’air d’un côté que de l’autre. Les choses étant ainsi, il est facile de juger que l’aimant C empêche qu’il n’y ait autant de cet air dont nous parlons vers a que vers b. Mais cela ne se peut faire qu’en répandant quelques autres corps dans l’espace qui est entre C et c : il doit donc sortir des petits corps des aimants pour occuper cet espace. Et c’est aussi ce que l’expérience fait voir, lorsqu’on répand de la limaille de fer[184] autour d’un aimant ; car cette limaille rend visible le cours de ces petits corps invisibles. Ainsi ces petits corps, chassant l’air qui est vers a, l’aimant c en est moins poussé par ce côté que par l’autre ; et par conséquent il doit s'approcher de l’aimant C, puisque tout corps doit se mouvoir du côté d’où il est moins poussé.

Mais si l’aimant c n’avait, vers le pôle a, plusieurs pores propres à recevoir les petits corps qui sortent du pole B de l’autre aimant, et trop petits pour recevoir ceux de l’air, tant grossier que subtil, il est évident que ces petits corps, étant plus agités que cet air. puisqu’ils le doivent chasser d’entre les aimants, ils pousseraient l’aimant c et l’éloigneraient de C. Ainsi, puisque l’aimant c s’approche ou s’éloigne de C, lorsqu’on lui présente différents pôles, il est nécessaire de conclure que les petits corps, qui sortent de l’aimant C, passent librement et sans repousser l’aimant c par le côté n, et le repoussent par le côté b. Ce que je dis d’un de ces aimants se doit aussi entendre de l’autre.

Il est visible que l’on apprend toujours quelque chose par cette manière de raisonner sur des idées claires et des principes incontestables. Car l’on a découvert que l’uir qui environne l’aimant c était chassé d’entre les aimants par des corps qui sortent sans cesse le leurs pôles, et qui trouvent leur passage libre par un côté et fermé par l’autre. Et, si l’on voulait découvrir quelle està peu près la grandeur et la figure des pores de l’aimant par lesquels ces petits corps traversent, il faudrait encore faire d’autres expériences ; mais cela nous conduirait où nous ne voulons pas aller, et où nous pourrions bien nous ógarer. On peut consulter sur ces questions les principes de la philosophie de M. Descartes, non pour suivre aveuglément les sentiments «le ce savant philosophe, mais pour s’accoutumer à sa méthode de philosopher. Je dis seulement, pour répondre à une objection qui frappe d’abord, d’où vient que ces petits corps ne peuvent rentrer par les pores d’où ils sont sortis ; qu’outre une grandeur ou une figure déterminée capable de produire cet effet, l’inflexion «les petites branches qui composent ces pores peut obéir en un sens aux petits corps qui les traversent, et se hérisser et leur fermer le passage en un autre sens. Le courant continuel de la matière subtile d’un pôle à l’autre, dans les pores de l’aimant, suffit même pour empêcher qu’elle ne rentre par les pores dont elle est sortie ; car une partie de cette matière ne peut pas vaincre ce courant pour se faire passage dans les pores dont elle est sortie, ni dans ceux du pôle de même nom, qui ont un courant contraire. De sorte qu’il ne faut point être trop surpris de la différence des pôles de l’aimant ; car cette différence peut être expliquée en bien des manières, et il n’y a de la difficulté qu’a reconnaître la véritable.

Si l’on avait tâché de résoudre la question que l’on vient d’examiner, en commençant par les petits corps qu’on suppose sortir de l’aimant C, on aurait trouvé la même chose, et l’on aurait aussi découvert que l’air est composé d’une infinité de parties qui sont dans une agitation continuelle ; car sans cela il serait impossible que l’aimant c pût s’approcher de l’aimant C. Je ne m’arrète pas à expliquer ceci, parce que cela n’est pas difficile.

Voici une question plus composée que les précédentes et dans laquelle il faut faire usage de plusieurs règles. On demande quelle peut être la cause naturelle et mécanique du mouvement de nos membres.

L'idée de cause naturelle est claire et distincte, si on l’entend comme je l’ai explique dans la question précédente ; mais le terme de mouvement de nos membres est équivoque et confus, car il y il plusieurs sortes de ces mouvements : il y en a de volontaires, de naturels et de convulsifs. Il y a aussi différents membres dans le corps de l’homme. Ainsi, selon la première règle, je dois demander auquel de ces mouvements on souhaite de savoir la cause. Mais si on laisse la question indéterminée, afin que j’en use à mon choix. j’examine la question de cette sorte.

Je considère avec attention les propriétés de ces mouvements : et parce que je découvre d’abord que les mouvements volontaires se font d’ordinaire plus promptement que les convulsifs, j’en conclus que leur cause en peut être différente. Ainsi je puis et je dois par conséquent examiner la question par parties ; car elle paraît être de longue discussion.

Je me restreins à ne considérer d’abord que le mouvement volontaire ; et parce que nous avons plusieurs parties qui servent à ces mouvements, je ne m’attache qu’au bras. Je considère donc que le bras est composé de plusieurs muscles qui ont presque tous quelque action lorsqu’on lève de terre ou qu’on remue diversement quelque corps ; mais je ne m’arrête qu’à un seul, voulant bien supposer que les autres sont à peu près formés d’une même manière. Je n’instruis de sa composition par quelque livre d’anatomie ou plutôt par la vue sensible de ses fibres et de ses tendons que je me fais disséquer par quelque habile anatomiste à qui je fais toutes les demandes qui pourront dans la suite me faire naître dans l’esprit quelque moyen de trouver ce que je cherche.

Considérant donc toutes choses avec attention, je ne puis douter que le principe du mouvement de mon bras ne dépende de l’accourcissement des muscles qui le composent. Et si je veux bien, pour ne pas m’embarrasser de trop de choses, supposer, selon l’opinion commune, que cet accourcissement se fait par le moyen des esprits animaux qui remplissent le ventre de ces muscles et qui en approchent ainsi les extrémités, toute la question qui regarde le mouvement volontaire sera réduite à savoir comment le peu d’esprits animaux qui sont contenus dans un bras peuvent en enfler subitement les muscles selon les ordres de la volonté avec une force suffisante pour lever un fardeau de cent pesant et davantage.

Quand on médite ceci avec quelque application, le premier moyen qui se présente à l’imagination est d’ordinaire celui de quelque effervescence prompte et violente semblable à celle de la poudre à canon ou de certaines liqueurs remplies de sels alcalis, lorsqu’on les mêle avec celles qui sont roides ou pleines de sel acide. Quelque peu de poudre à canon est capable, lorsqu’elle s’allume. d’enlever non-seulement un fardeau de cent livres, mais une tour et même une montagne. Les tremblements de terre qui renversent des villes et qui secouent des provinces entières se font aussi par des esprits qui s’allument sous terre à peu près comme la poudre à canon. Ainsi, en supposant dans le bras une cause de la fermentation et de la dilatation des esprits, on pourra dire qu’elle est le principe de cette force qu’ont les hommes pour faire des mouvements si prompts et si violents.

Cependant comme on doit se défier de ces moyens qui n’entrent dans l’esprit que par les sens et dont on n’a point de connaissance claire et évidente, on ne doit pas si facilement se servir de celui-ci. car enfin il ne suffit pas de rendre raison de la force et de la promptitude de nos mouvements par une comparaison. Cette raison est confuse, mais de plus elle est imparfaite ; car on doit expliquer ici un mouvement volontaire, et la fermentation n’est pas volontaire. Le sang se fermente avec excès dans les fièvres, et l’on ne peut l’en empêcher. Les esprits s’enflamment et s’agitent dans le cerveau, et leur agitation ne diminue pas selon nos désirs. Quand un homme remue le bras en diverses façons, il faudrait, selon cette explication, qu’il se fit un million de fermentations grandes et petites, promptes et lentes, qui commençassent, et, ce qui est encore plus difficile à expliquer selon cette supposition, qui finissent dans le moment qu’il le veut. Il faudrait que ces fermentations ne dissipassent point toute leur matière et que cette matière fut toujours prête à prendre feu. Lorsqu’un homme a fait dix lieues, combien de mille fois faut-il que les muscles qui servent à marcher se soient emplis et vidés ? et çombien faudrait-il d’esprits si la fermentation les dissipait et les amortissait à chaque pas ? Cette raison est donc imparfaite pour expliquer les mouvements de notre corps qui dépendent entièrement de notre volonté.

Il est évident que la question présente consiste dans ce problème des mécaniques : Trouver par des machines pneumatiques le moyen de vaincre telle force, comme de cent pesant, par une autre force si petite que l’on voudra, comme celle du poids d’une once, et que l’application de cette petite force pour produire son effet dépende de la volonté. Or, ce problème est facile à résoudre et la démonstration en est claire.

On peut le résoudre par un vase qui ait deux ouvertures dont l’une soit un peu plus de 1600 fois plus grande que l’autre, et dans lesquelles on insère les canons de deux soufflets égaux, et que l’on applique une force 1600 fois seulement plus grande que l’autre au soufflet de la plus grande ouverture, car alors la force 1600 fois plus petite vaincra la plus grande. Et la démonstration en est claire par les mécaniques, puisque les forces ne sont point justement en proportion avec les ouvertures, et que le rapport de la petite force à la petite ouverture est plus grand que le rapport de la grande force à la grande ouverture.

Mais pour résoudre ce problème par une machine qui représente mieux l’effet des muscles que celle qu’on vient de donner, il faut souffler quelque peu dans un hallon et appuyer ensuite, sur ce ballon à demi enflé de vent, une pierre de 5 ou 6 cents pesant, ou, l’ayant mis sur une table, le couvrir d’un ais, et cet ais d’une fort grosse pierre, ou faire asseoir un homme des plus pesants sur cet ais, en lui donnant même la liberté de se retenir à quelque chose afin de résister à l’enflure du ballon ; car si quelqu’un souffle de nouveau seulement avec la bouche dans ce ballon, il soulèvera la pierre qui le comprime ou l’homme qui est assis dessus, pourvu que le canal par lequel le vent entre dans le ballon ait une soupape qui l’empêche de sortir lorsqu’il faut reprendre haleine. La raison de ceci est que l’ouverture du ballon est si petite ou doit être supposée si petite par rapport à toute la capacité du même ballon qui résiste par le poids de la pierre qu’une très-petite force est capable d’en vaincre une très-grande par cette manière.

Si l’on considère aussi que le souffle seul est capable de pousser une balle de plomb avec violence par le moyen des sarbacanes, à cause que la force du souffle ne se dissipe point et se renouvelle sans cesse, on reconnaîtra visiblement que la proportion nécessaire entre l’ouverture et la capacité du ballon étant supposée, le souffle seul peut vaincre facilement de très-grandes forces.

Si donc l’on conçoit que les muscles entiers ou chacune des fibres qui les composent ont comme ce ballon une capacité propre à recevoir les esprits animaux ; que les pores par où les esprits s’y insinuent sont peut-être encore plus petits à proportion que le col d’une vessie ou le trou d’un ballon ; que les esprits sont retenus et poussés dans les nerfs à peu près comme le souffle dans les sarbacanes, et que les esprits sont plus agités que l’air des poumons et poussés avec plus de force dans les muscles qu’il ne l’est dans les ballons ; on reconnaîtra que le mouvement des esprits qui se répandent dans les muscles peut vaincre la force des plus pesants fardeaux que l’on porte ; et que si on ne peut en porter de plus pesants, le défaut de force ne vient point tant du côté des esprits que de celui des fibres et des peaux qui composent les muscles, lesquels crèveraient si on faisait trop d’effort. D’ailleurs, si l’on prend garde que par les lois de l’union de l’âme et du corps les mouvements de ces esprits, quant à leur détermination, dépendent de la volonté des hommes, on verra bien que les mouvements des bras doivent être volontaires.

Il est vrai que nous remuons notre bras avec une telle promptitude qu’il semble d’abord incroyable que l’épanchement des esprits dans les muscles qui le composent puisse être assez prompt pour cela. Mais nous devons considérer que ces esprits sont extrêmement agités, toujours prêts à entrer d’un muscle dans l’autre, et qu’il n’en faut pas beaucoup pour les enfler aussi peu qu’il est nécessaire afin de les remuer seuls, ou lorsque nous levons de terre quelque chose de fort léger ; car lorsque nous avons quelque chose de pesant à lever, nous ne le pouvons pas faire avec beaucoup de promptitude. Les fardeaux étant pesants, il faut beaucoup enfler et bander les muscles ; pour les enfler en cette sorte, il faut davantage d’esprits qu’il n’y en a dans les muscles voisins ou antagonistes. Il faut donc quelque peu de temps pour faire venir ces esprits de loin et pour en pousser une quantité capable de résister à la pesanteur. Ainsi ceux qui sont chargés ne peuvent courir, et ceux qui lèvent de terre quelque chose de pesant ne le font pas avec autant de promptitude que ceux qui lèvent une paille.

Si l’on fait encore réflexion que ceux qui ont plus de feu ou un peu de vin dans la tête sont bien plus prompte que les autres : qu’entre les animaux ceux qui ont les esprits plus agités, comme les oiseaux, se remuent avec plus de promptitude que ceux qui ont le sang froid, comme les grenouilles, et qu’il y en a même quelques-uns, comme le caméléon, la tortue et quelques insectes dont les esprits sont si peu agités que leurs muscles ne se remplissent pas plus promptement qu’un petit ballon dans lequel on soufflerait. Si l’on considère bien toutes ces choses, on pourra peut-être croire que l’explication que nous venons de donner est recevable.

Mais encore que cette partie de la question proposée qui regarde les mouvements volontaires soit suffisamment résolue, on ne doit pas cependant assurer qu’elle le soit entièrement et qu’il n’y ait rien davantage dans notre corps qui contribue à ces mouvements que ce qu’on a dit ; car apparemment il y a dans nos muscles mille ressorts qui facilitent ces mouvements, lesquels seront éternellement inconnus à ceux mêmes qui devinent le mieux sur les ouvrages de Dieu.

La seconde partie de la question qu’il faut examiner regarde les mouvements naturels ou ces sortes de mouvements qui n’ont rien d’extraordinaire, comme ont les mouvements convulsifs, mais qui sont absolument nécessaires à la conservation de la machine, et qui, par conséquent, ne dépendent point entièrement de nos volontés.

Je considère donc d’abord avec toute l’attention dont je suis capable quels sont les mouvements qui ont ces conditions, et s’ils sont entièrement semblables. Mais, parce que je reconnais d’abord qu’ils sont presque tous différents les uns des autres ; pour ne me pas embarrasser de trop de choses, je ne m’arrète qu’au mouvement du cœur. Cette partie est la plus connue, et ses mouvements sont les plus sensibles. J’examine donc sa structure, et je remarque deux choses entre plusieurs autres : la première, qu’il est composé de fibres comme les autres muscles ; la seconde, qu’il a deux cavités très-considérables. Je juge donc que son mouvement se peut faire par le moyen des esprits animaux, puisque c’est un muscle ; et que le sang s’y fermente et s’y dilate, puisqu’il y a des cavités. Le premier de ces jugements est appuyé sur ce que je viens de dire, et le second sur ce que le cœur est beaucoup plus chaud que toutes les autres parties du corps ; que c’est lui qui répand la chaleur avec le sang dans tous nos membres ; que ces deux cavités n’ont pu se conserver que par la dilatation du sang, et qu’ainsi elles servent à la cause qui les a produites. Je puis donc rendre suffisamment raison du mouvement du cœur par les esprits qui l’agitent et par le sang qui le dilate lorsque ce sang se fermente ; car encore que la cause que j’apporte de son mouvement ne soit peut-être pas la véritable, il me paraît certain qu’elle est suffisante pour le produire.

Il est vrai que le principe de la fermentation ou de la dilatation des liqueurs n’est peut-être pas assez connu à tous ceux qui liront ceci pour prétendre avoir expliqué un effet lorsqu’on a fait voir en général que sa cause est la fermentation ; mais on ne doit pas résoudre toutes les questions particulières en remontant jusques aux premières causes. Ce n’est pas que l’on n’y puisse remonter et découvrir ainsi le véritable système dont tous les effets particuliers dépendent, pourvu que l’on ne s’arrète qu’aux idées claires ; mais c’est que cette manière de philosopher n’est pas la plus juste ni la plus courte.

Pour faire comprendre ce que je veux dire, il faut savoir qu’il y a des questions de deux sortes. Dans les premières, il s’agit de découvrir la nature et les propriétés de quelque chose ; dans les autres, on souhaite seulement de savoir si une telle chose a ou n’a pas une telle propriété : ou, si l’on sait qu’elle à une telle propriété, on veut seulement découvrir quelle en est la cause.

Pour résoudre les questions du premier genre il faut considérer les choses dans leur naissance, et les concevoir toujours d’engendrer par les voies les plus simples et les plus naturelles. Pour résoudre les autres, il faut s’y prendre d’une manière bien différente : il faut les résoudre par des suppositions, et examiner si ces suppositions font tomber dans quelque absurdité ou si elles conduisent à quelque vérité clairement connue.

On veut, par exemple, découvrir quelles sont les propriétés de la roulette ou de quelqu’une des sections coniques, il faut considérer res lignes dans leur génération, et les former selon les voies les plus simples et les moins embarrassées ; car c’est là le meilleur et le plus court chemin pour en découvrir la nature et les propriétés. Un voit sans peine que la sous-tendante de la roulette est égale au cercle qui l’a formée ; et, si l’on n’en découvre pas facilement beaucoup de propriétés par cette voie, c’est que la ligne circulaire qui sert à la former n’est pas assez connue. Mais pour les lignes purement mathématiques, ou dont on peut connaître plus clairement les rapports, telles que sont les sections coniques, il suffit, pour en découvrir un très-grand nombre de propriétés, de considérer ces lignes dans leur génération. Il faut seulement prendre garde que, pouvant engendrer par des mouvements réglés en plusieurs manières, toute sorte de génération n’est pas également propre à éclairer l’esprit ; que les plus simples sont les meilleures. et qu’il arrive cependant que certaines manières particulières sont plus propres que les autres à démontrer quelques propriétés particulières.

Mais s’il n’est pas question de découvrir en général les propriétés d’une chose, mais de savoir si une chose à une telle propriété. alors il faut supposer qu’elle l’a effectivement, et examiner avec attention ce qui doit suivre de cette supposition, si elle conduit à une absurdité manifeste ou bien a quelque vérité incontestable qui puisse servir de moyen pour découvrir ce qu’on cherche ; et c’est là la manière dont les géomètres se servent pour résoudre leurs problèmes. Ils supposent ce qu’ils cherchent et ils examinent ce qui en doit arriver ; ils considèrent attentivement les rapports qui résultent de leur supposition ; ils représentent tous ces rapports, qui renferment les conditions du problème, par des équations, et ils réduisent ensuite ces équations selon les règles qu’ils en ont, en sorte que ce qu’il y a d’inconnu se trouve égal à une ou plusieurs choses entièrement connues.

S’il est donc question de découvrir en général la nature du feu et des différentes fermentations qui sont les causes les plus universelles des effets naturels, je dis que la voie la plus courte et la plus sûre est de l’examiner dans son principe. Il faut considérer la formation des corps les plus agités et dont le mouvement se répand dans ceux qui se fermentent ; il faut, par des idées claires et par les voies les plus simples, examiner ce que le mouvement est capable de produire dans la matière ; et, parce que le feu et les différentes fermentations sont des choses fort générales, et qui dépendent par conséquent de peu de causes, il ne sera pas nécessaire de considérer long-temps ce dont la matière est capable. lorsqu’elle est animée par le mouvement, pour reconnaître la nature de la fermentation dans son principe ; et l’on apprendra en même temps plusieurs autres choses absolument nécessaires à la connaissance de la physique. Au lieu que, si l’on voulait raisonner dans cette question par suppositions, afin de remonter ainsi jusques aux premières causes et jusques aux lois de la nature selon lesquelles toutes choses se forment, on ferait beaucoup de fausses suppositions qui ne serviraient à rien.

On pourrait bien reconnaître que la cause de la fermentation est le mouvement d’une matière invisible qui se communique aux parties de celle qui s’agite ; car on sait assez que le feu et les différentes fermentations des corps consistent dans leur agitation, et que, par les lois de la nature, les corps ne reçoivent immédiatement leur mouvement que par la rencontre de quelques autres plus agités. Ainsi on pourrait découvrir qu’il y a une matière invisible dont l’agitation se communique par la fermentation aux corps visibles. Mais il serait moralement impossible, par la voie des suppositions, de découvrir comment cela se fait ; et il n’est pas de beaucoup si difficile de le découvrir lorsqu’on examine la formation des éléments ou des corps, dont il y a un plus grand nombre de même nature, comme on le peut voir en partie par le système de M. Descartes.

La troisième partie de la question, qui est des mouvements convulsifs, ne sera pas extrêmement difficile à résoudre, pourvu que l’on suppose qu’il y a dans le corps des esprits animaux capables de quelque fermentation et des humeurs assez pénétrantes pour s’insinuer dans les pores des nerfs par où les esprits se répandent dans les muscles, pourvu aussi que l’on ne prétende point déterminer quelle est la véritable disposition des parties invisibles qui contribuent à ces mouvements convulsifs.

Lorsque l’on a séparé un muscle du reste du corps, et qu’on le tient par les extrémités, on voit sensiblement qu’il fait effort pour se raccourcir lorsqu’on le pique par le ventre. Il y a de l’apparence que ceci dépend de la construction des parties ímperceptibles qui le composent, lesquelles, comme autant de ressorts, sont déterminées à de certains mouvements par celui de la piqûre. Mais qui pourrait s’assurer d’avoir trouvé la véritable disposition des parties qui servent à produire ce mouvement, et qui pourrait en donner une démonstration incontestable ? Certainement cela paraît impossible, quoique peut-être, à force d’y penser, l’on puisse imaginer une construction de muscles propres à faire tous les mouvements dont nous les voyons capables. Il ne faut donc point penser à déterminer quelle est la véritable construction des muscles. Mais, parce qu’on ne peut raisonnablement douter qu’il n’y ait des esprit susceptibles de quelque fermentation par le mélange de quelque matière subtile, et que les humeurs acres et piquantes ne puissent s’insinuer dans les nerfs, on peut le supposer.

Pour résoudre la question proposée, il faut donc examiner d’abord combien il y a de sortes de mouvements convulsifs ; et, parce que le nombre en paraît indéfini, il faut s’arrêter aux principaux, dont les causes semblent être dilîérentes. Il faut considérer les parties dans lesquelles ils se font, les maladies qui les pré cet lent et qui les suivent ; s’ils se font avec douleur ou sans douleur ; et, sur toutes choses, quelle est leur promptitude et leur violence : car il y en à qui se font avec promptitude et violence, d’autres avec promptitude sans violence, et d’autres avec violence sans promptitude, et d’autres enfin sans violence et sans promptitude ; il y en a qui finissent et qui recommencent sans cesse ; il y en à qui tiennent les parties roides et sans mouvement pour quelque temps, et il y en a qui en ôtent entièrement l’usage et qui les défigurent.

Toutes ces choses considérées, il n’est pas difficile d’expliquer en général comment ces mouvements convulsifs se peuvent faire après ce qu’on vient de dire des mouvements naturels et des mouvements volontaires ; car si l’on conçoit qu’il se mêle avec les esprits qui sont contenus dans un muscle quelque matière capable de les fermenter, ce muscle s’enflera et produira dans cette partie un mouvemrnt convulsif.

Si l’on peut facilement résister à ce mouvement, ce sera une marque que les nerfs ne seront point bouchés par quelque humeur. puisque l’on peut vider le muscle des esprits qui y sont entrés et les déterminer à enfler le muscle antagoniste ; mais si l’on ne le peut, il faudra conclure que les humeurs piquantes et pénétrantes ont au moins quelque part à ce mouvement. Il peut même quelquefois arriver que ces humeurs soient la seule cause de ces mouvements convulsifs ; car elles peuvent déterminer le cours des esprits vers certains muscles, en ouvrant les passages qui les y portent et en fermant les autres, outre qu’elles peuvent en raccourcir les tendons et les fibres en pénétrant leurs pores.

Lorsqu’un poids fort pesant pend au bout d’une corde, on l’élève notablement si l’on mouille seulement cette corde, parce que les parties de l’eau, s’insinuant comme autant de petits coins entre les filets dont la corde est composée, elles l’accourcissent en l’élargissant. De même les humeurs pénétrantes et piquantes s’insinuant dans les pores des nerfs, les raccourcissent, tirent les parties qui y sont attachées, et produisent dans le corps des mouvements convulsifs qui sont extrêmement lents, violents et douloureux, et laissent souvent la partie dans une contorsion extraordinaire pendant un temps considérable.

Pour les mouvements convulsifs qui se font avec promptitude, ils sont causés par les esprits ; mais il n’est pas nécessaire que ces esprits reçoivent quelque fermentation, il suffit pour cela que les conduits par où ils passent soient plus ouverts par un côté que par un autre.

Quand toutes les parties du corps sont dans leur situation naturelle, les esprits animaux s’y répandent également et promptement par rapport au besoin de la machine, et ils exécutent fidèlement les ordres de la volonté ; mais lorsque les humeurs troublent la disposition du cerveau. et qu’elles changent ou remuent diversement les ouvertures des nerfs, ou que, pénétrant dans les muscles, elles en agitent les ressorts, les esprits se répandent dans les parties d’une manière toute nouvelle, et produisent des mouvements extraordinaires sans que la volonté y ait part.

Cependant on peut quelquefois, par une forte résistance, empêcher quelques-uns de ces mouvements, et diminuer même peu à peu les traces qui servent à les produire, quoique l’habitude soit toute formée. Ceux qui prennent garde à eux s’empêchent assez facilement de faire des grimaces ou de prendre un air ou une posture indécence, quoique le corps y soit disposé ; ils surmontent même ces choses, quoiqu’elles soient fortifiées par l’habitude, mais avec beaucoup plus de peine, car il faut toujours les combattre dans leur naissance et avant que le cours des esprits se soit fait un chemin trop difficile à fermer.

La cause de ces mouvements est quelquefois dans le muscle qui est agité, c’est quelque humeur qui le pique ou quelques esprits qui s’y fermement ; mais on doit juger qu’elle est dans le cerveau, principalement lorsque les convulsions n’agitent pas seulement une ou deux parties du corps en particulier, mais presque toutes, et encore dans plusieurs maladies qui changent la constitution naturelle du sang et des esprits.

Il est vrai qu’un seul nerf ayant quelquefois différentes branches qui se répandent dans des parties du corps assez éloignées, comme sur le visage et dans les entrailles, il arrive assez souvent que la convulsion. ayant sa cause dans une partie dans laquelle quelqu’une de ces branches s’insinue, peut se communiquer à celles où les autres branches répondent sans que le cerveau en soit la cause et que les esprits soient corrompus.

Mais, lorsque les mouvements convulsifs sont communs à presque toutes les parties du corps, il est nécessaire de dire ou que les esprits se fermentent d’une manière extraordinaire, ou que l’ordre et l’arrangement des parties du cerveau est troublé, ou que toutes ces deux choses arrivent. Je ne m’arrête pas davantage à cette question, car elle devient si composée et dépend de tant de choses, lorsqu’on descend dans le particulier, qu’elle ne peut pas facilement servir à expliquer clairement les règles que l’on a données.

Il n’y a point de science qui fournisse davantage d’exemples propres pour faire voir l’utilité de ces règles que la géométrie, et principalement l’algèbre ; car ces deux sciences en font un usage continuel. La géométrie fait clairement connaître la nécessité qu’il y a de commencer toujours par les choses les plus simples et qui renferment le moins de rapports. Elle examine toujours ces rapports par des mesures clairement connues ; elle retranche tout ce qui est inutile pour les découvrir ; elle divise en parties les questions composées ; elle range ces parties et les examine par ordre ; enfin, le seul défaut qui se rencontre dans cette science c’est, comme j’ai déjà dit ailleurs, qu’elle n’a point de moyen fort propre pour abréger les idées et les rapports qu’on a découverts. Ainsi, quoiqu’elle règle l’imagination et qu’elle rende l’esprit juste, elle n’en augmente pas de beaucoup l’étendue et elle ne le rend point capable de découvrir des vérités fort composées.

Mais l’algèbre apprenant à abreger continuellement, et de la manière du monde la plus courte, les idées et leurs rapports, elle augmente extrêmement la capacité de l’esprit ; car on ne peut rien concevoir de si composé dans les rapports des grandeurs que l’esprit ne puisse, avec le temps, le découvrir par les moyens qu’elle fournit lorsqu’on sait la voie dont il s’y faut prendre.

La cinquième règle et les autres, où il est parlé de la manière d’abréger les idées, ne regardent que cette science, car l’on n’a point dans les autres sciences de manière commode de les abréger. Ainsi je ne m’arrêterai pas à les expliquer. Ceux qui ont beaucoup l’inclination pour les mathématiques et qui veulent donner à leur esprit toute la force et toute l’étendue dont il est capable, et se mettre ainsi en état de découvrir par eux-mêmes une infinité de nouvelles vérités, s’étant sérieusement appliqués à l’algèbre, reconnaitront que si cette science est si utile à la recherche de la vérité, c’est parce qu’elle observe les règles que nous avons prescrites. Mais j’avertis que par l’algèbre j’entends principalement celle dont M. Descartes et quelques autres se sont servis.

Avant que de finir cet ouvrage, je vais donner un exemple un peu étendu pour faire mieux connaître l’utilité que l’on peut retirer de tout ce livre. Je représente, dans cet exemple, les démarches d’un esprit qui, voulant examiner une question assez importante, fait effort pour se délivrer de ses préjugés. Je le fais même tomber d’abord dans quelque faute afin que cela réveille le souvenir de ce que j’ai dit ailleurs. Mais, son attention le conduisant enfin à la vérité qu’il cherche, je le fais parler positivement comme un homme qui prétend avoir résolu la question qu’il a examinée.


CHAPITRE IX.
Dernier exemple pour faire connaître l’utilité de cet ouvrage. L’on recherche dans cet exemple la cause physique de la dureté ou de l’union des parties des corps les unes avec les autres.


Les corps sont unis ensemble en trois manières, par la continuité, par la contiguïté, et par une troisième manière qui n’a point de nom particuler à cause qu’elle arrive rarement, et que j’appellerai du terme général d’union.

Par la continuité, ou par la cause de la continuité, j’entends ce je ne sais quoi que je tâche de découvrir, qui fait que les parties d’un corps tiennent si fort les unes aux autres qu’il faut faire effort pour les séparer, et qu’on les regarde comme ne faisant ensemble qu’un tout.

Par la contiguïté, j’entends ce je ne sais quoi qui me fait juger que deux corps se touchent immédiatement, en sorte qu’il n’y ait rien entre eux, mais que je ne juge pas étroitement unis, à cause que je les puis facilement séparer.

Par ce troisième terme, union, j’entends encore un je ne sais quoi qui fait que deux verres ou deux marbres, dont on a usé et poli les surfaces en les frottant l’une sur l’autre, s’attachent de telle sorte, qu’encore qu’on les puisse très-facilement séparer en les faisant glisser, on a pourtant quelque peine à le faire en un autre sens.

Or ceci n’est pas continuité, puisque ces deux verres ou ces deux marbres étant unis de cette manière ne sont point conçus comme ne faisant qu’un tout, à cause qu’on les peut séparer en un sens avec beaucoup de facilité. Œ n’est pas aussi simplement contiguïté, quoique cela en approche fort, parce que ces deux parties de verre ou de marbre sont assez étroitement unies et même beaucoup plus que les parties des corps mous et liquides, comme celles du beurre et de l’eau.

Ces termes ainsi expliqués, il faut présentement chercher la cause qui unit les corps et les différences qui se trouvent entre la continuité, la contiguïté et l’union, des corps selon le sens que j’ai déterminé. Je vais chercher d’abord la cause de la continuité, ou quel est ce je ne sais quoi qui fait que les parties d’un corps se tiennent si fort les unes aux autres qu’il faut faire effort pour les séparer. et qu’on les regarde comme ne faisant ensemble qu’un tout. Peepère que cette cause étant trouvée, il n’y aura pas grande difficulté à découvrir le reste.

Il me semble présentement qu’il est nécessaire que ce je ne sais quoi qui lie les parties mêmes les plus petites de ce morceau de fer que je tiens entre mes mains, soit quelque chose de bien puissant, puisqu’il faut que je fasse un très-grand effort pour en rompre une petite partie. Mais ne me trompé-je point ? ne se peut-il pas faire que cette difficulté que je trouve à rompre le moindre petit morceau de fer vienne de ma faiblesse et non pas de la résistance de ce fer : car je me souviens que j’ai fait autrefois plus d’effort que je n’en fais maintenant pour rompre un morceau de fer pareil à celui que je tiens ; et si je tombais malade il pourrait arriver que même avec de très-grands efforts je n’en pourrais venir à bout. Je vois bien que je ne dois pas juger absolument de la fermeté dont les parties du fer sont jointes ensemble par les efforts que je fais a les désunir. Je dois seulement juger qu’elles tiennent très-fort les unes aux autres par rapport à mon peu de force ; ou qu’elles se tiennent plus fort que les parties de ma chair, puisque les sentiments de douleur que j’ai en faisant trop d’efforts m’avertissent que je désunirai plutôt les parties de mon corps que celles du fer.

Je reconnais donc que de même que je ne suis point fort ou faible absolument, le fer ou les autres corps ne sont point durs ou flexiblea absolument, mais seulement par rapport à la cause qui agit contre eux ; et que les efforts que je fais ne peuvent me servir de règle pour mesurer la grandeur de la force qu’il faut employer pour vaincre la résistance et la dureté du fer. Car les règles doivent être invariables, et ces efforts varient selon les temps, selon l’abondance des esprits animaux et la dureté des chairs, puisque je ne puis pas toujours produire les mêmes effets en faisant les mêmes efforts.

Cette réflexion me délivre d’un préjugé que j’avais qui me faisait imaginer de forts liens pour unir les parties des corps ; lesquels liens ne sont peut-être point ; et j’espère qu’elle ne me sera pas inutile dans la suite, car j’ai une pente étrange à juger de tout par rapport à moi et à suivre les impressions de mes sens, à quoi je prendrai garde avec plus de soin. Mais continuons.

Après avoir pensé quelque temps et cherché avec quelque application la cause de cette étroite union sans avoir pu rien découvrir, je me sens porté par ma négligence et par ma nature à juger comme plusieurs autres, que c’est la forme des corps qui conserve l’union entre leurs parties, ou l’amitié et l’inclination qu’elles ont pour leurs semblables, car il n’y a rien de plus commode que de se laisser quelquefois séduire et devenir ainsi tout d’un coup savant à peu de frais.

Mais puisque je ne veux rien croire que je ne sache, il ne faut pas que je me laisse ainsi abattre par ma propre paresse ni que je me rende à de simples lueurs. Quittons donc ces formes et ces inclinations dont nous n’avons point d’idées distinctes et particulières. mais seulement de confuses et générales que nous ne formons ce me semble que par rapport à notre nature, et de l’existence même desquelles plusieurs personnes et peut-être des nations entières ne conviennent pas.

Il me semble que je vois la cause de cette étroite union des parties qui composent les corps durs sans y admettre autre chose que tout ce que tout le monde convient y être, ou tout au moins tout ce que le monde conçoit distinctement pouvoir y être. Car tout le monde connait distinctement que tous les corps sont composés ou peuvent être composés de petites parties. Ainsi il se pourra faire qu’il y en aura qui seront crochus et branchus, et comme de petits liens capables d’arrêter fortement les autres, ou bien qu’elles s’entrelaceront toutes dans leurs branches, de sorte qu’on ne pourra pas facilement les désunir.

J’ai une grande pente à me laisser aller à cette pensée, et d’autant plus grande que je vois que les parties visibles des corps grossiers s’arrêtent et s’unissent les unes avec les autres de cette manière. Mais je ne saurais trop me défier des préoccupations et des impressions de mes sens. Il faut donc que j’examine encore la chose de plus près, et que je cherche même la raison pourquoi les plus petites et les dernières parties solides des corps, en un mot les parties mêmes de chacun de ces liens se tiennent ensemble, car elles ne peuvent être unies par d’autres liens encore plus petits puisque je les suppose solides. Ou bien si je dis qu’elles sont unies de cette sorte, on me demandera avec raison qui unira ensemble ces autres et ainsi à l’infini.

De sorte que présentement le nœud de la question est de savoir comment les parties de ces petits liens ou de ces parties branchues peuvent être aussi étroitement unies ensemble qu’elles le sont, A par exemple avec B, que je suppose parties d’un petit lien. Ou bien ce


qui est la même chose, les corps étant d’autant plus durs qu’ils sont plus solides et qu’ils ont moins de pores, la question est à présent de savoir comment les parties d’une colonne composée d’une matière qui n’aurait aucun pore peuvent être fortement jointes ensemble et composer un corps très-dur, car on ne peut pas dire que les parties de cette colonne se tiennent par de petits liens, puisque, étant supposées sans pores, elles n’ont point de figure particulière.

Je me sens encore extrêmement porté à dire que cette colonne est dure par sa nature, ou bien que les petits liens dont sont composés les corps durs, sont des atomes dont les parties ne se peuvent diviser comme étant les parties essentielles et dernières des corps, et qui sont essentiellement crochus ou branchus, ou d’une figure embarrassante.

Mais je reconnais franchement que ce n’est point expliquer la difficulté et que quittant les préoccupations et les illusions de mes sens j’aurais tort de recourir à une forme abstraite et d’embrasser un fantôme de logique pour la cause que je cherche ; je veux dire que j’aurais tort de concevoir comme quelque chose de réel et de distinct, l’idée vague de nature ou d’essence qui n’exprime que ce que l’on sait, et de prendre ainsi une forme abstraite et universelle comme une cause physique d’un effet très-réel. Car il y a deux choses desquelles je ne me saurais trop défier. La première est l’impression de mes sens, et l’autre est la facilité que j’ai de prendre les natures abstraites et les idées générales de logique pour celles qui sont réelles et particulières, et je me souviens d’avoir été plusieurs fois séduit par ces deux principes d’erreur.

Car, pour revenir à la difficulté, il ne m’est pas possible de concevoir comment ces petits liens seraient indivisibles par leur essence et par leur nature, ni par conséquent comment ils seraient inflexibles, puisqu’au contraire je les conçois très-divisibles et nécessairement divisibles par leur essence et par leur nature. Car la partie A est très-certainement une substance aussi bien que B, et par conséquent il est clair que A peut exister sans B ou séparé de B, puisque les substances peuvent exister les unes sans les autrœ. parce que autrement elles ne seraient pas des substances.

De dire que A ne soit pas une substance, cela ne se peut ; car je le puis concevoir sans penser à B, et tout ce qu’on peut concevoir seul n’est point un mode, puisqu’il n’y a que les modes ou manières d’être qui ne se puissent concevoir seuls ou sans les êtres dont ils sont les manières. Donc A n’étant point un mode c’est une substance, puisque tout être est nécessairement ou une substance ou bien une manière d’être. Car enfin tout ce qui est se peut concevoir seul ou ne le peut pas ; il n’y a pas de milieu dans les propositions contradictoires, et l’on appelle être ou substance ce qui peut être conçu et par conséquent créé seul. La partie A peut donc exister sans la partie B, et à plus forte raison elle peut exister séparément de B. De sorte que ce lien est divisible en A et en B.

De plus, si ce lien était indivisible ou crochu par sa nature et par son essence, il arriverait tout le contraire de ce que nous voyons par l’expérience, car on ne pourrait rompre aucun corps. Supposons, comme auparavant, qu’on morceau de fer est composé d’une infinité de petits liens qui s’entrelacent les uns dans les autres, dont A, a, et B, b, en soient deux. Je dis qu’on ne pourrait les



décrocher, et par conséquent qu’on ne pourrait rompre ce fer ; car pour le rompre il faudrait plier les liens qui le composent, lesquels cependant sont supposés inflexibles par leur essence et par leur nature.

Que si on ne les suppose point inflexibles, mais seulement indivisibles par leur nature, la supposition ne servira de rien pour résoudre la question ; car alors la difficulté sera de savoir d’où vient que ces petits liens n’obéissent pas à l’effort que l’on fait pour ployer une barre de fer. Cependant, si l’on ne les suppose point inflexibles on ne doit pas les supposer indivisibles ; car si les parties de ces liens pouvaient changer de situation les unes à l’égard des autres, il est visible qu’elles se pourraient séparer, puisqu’il n’y a point de raison pourquoi si une partie peut un peu s’éloigner de l’autre elle ne le pourra pas tout à fait. Soit donc que l’on suppose ces petits liens inflexibles, soit qu’on les suppose indivisibles, on ne peut par ce moyen résoudre la question ; car si on ne les suppose qu'indivisibles, on doit rompre sans peine un morceau de fer ; et si on les suppose inflexibles, il sera impossible de le rompre ; puisque les petits liens qui composent le fer étant embarrassés les uns dans les autres, il sera impossible de les décrocher. Tâchons donc de résoudre la difficulté par des principes clairs et incontestables et de trouver la raison pourquoi ce petit lien à ces deux parties, A, B, si fort attachées l’une à l’autre.

Je vois bien qu’il est nécessaire que je divise le sujet de ma méditation par parties, aiin que je l’examine plus exactement et avec moins de contention d’esprit, puisque je n’ai pu d’abord, d’une simple vue et avec toute l’attention dont je suis capable, découvrir ce que je cherchais. Et c’est ce que je pouvais faire dès le commencement, car quand les sujets que l’on considère sont un peu cachés, c’est toujours le meilleur de ne les examiner que par parties, et de ne se point fatiguer inutilement sur de fausses espérances de rencontrer heureusement.

Ce que je cherche est la cause de l’étroite union qui se trouve entre les petites parties qui composent le petit lien A, B. Or, il n’y a que trois choses que je conçoive distinctement pouvoir être la cause que je cherche, savoir : les parties mêmes de ce petit lien, ou bien la volonté de l’auteur de la nature, ou enfin les corps invisibles qui environnent ces petits liens. Je pourrais encore apporter pour cause de ces choses la forme des corps, les qualités de dureté, ou quelque qualité occulte, la sympathie qui serait entre les parties de même genre, etc. Mais parce que je n’ai point d’idée distincte de ces belles choses, je ne dois ni ne puis y appuyer mes raisonnements ; de sorte que, si je ne trouve pas la cause que je cherche dans les choses dont j’ai des idées distinctes, je ne me peinerai pas inutilement à la contemplation de ces idées vagues et générales de logique, et je cesserai de vouloir parler de ce que je n’entends point. Mais examinons la première de ces choses qui peuvent être cause que les parties de ce petit tien sont si fort attachées, savoir les petites parties dont il est composé.

Quand je ne considère que les parties dont les corps durs sont composés, je me sens porté à croire qu’on ne peut imaginer aucun ciment qui unísse les parties de ce lien, qu’elles-mêmes et leur propre repos ; car de quelle nature pourrait-il être ? Il ne sera pas une chose qui subsiste de soi-même ; car toutes ces petites parties étant des substances, pour quelle raison seraient-elles unies par d’autres substances que par elles-mêmes ? Il ne sera pas aussi une qualité différente du repos, parce qu’íl n’y a aucune qualité plus contraire au mouvement qui pourrait séparer ces parties que le repos qui est en elles ; mais outre les substances et leurs qualités, nous ne connaissons point qu’íl y ait d’autres genres de choses[185].

Il est bien vrai que les parties des corps durs demeurent unies, tant qu’elles sont en repos les unes auprès des autres ; et que lorsqu’elles sont une fois en repos, elles continuent par elles-mêmes d’y demeurer autant qu’il se peut. Mais ce n’est pas ce que je cherche, je prends le change. Je ne cherche pas d’où vient que les parties des corps durs sont en repos les unes auprès des autres : je tâche ici de découvrir d’où vient que les parties de ces corps ont force pour demeurer en repos les unes auprès des autres, et qu’elles résistent à l’effort que l’on fait pour les remuer ou les séparer.

Je pourrais[186] pourtant me répondre que chaque corps a véritablement de la force pour continuer de demeurer dans l’état où il est, et que cette force est égale pour le mouvement et pour le repos ; mais que ce qui fait que les parties des corps durs demeurent en repos les unes auprès des autres, et qu’on a de la peine à les séparer et à les agiter, c’est qu’on n’emploie pas assez de mouvement pour vaincre leur repos[187]. Cela est vraisemblable, mais je cherche la certitude, si elle se peut trouver, et non pas la seule vraisemblance. Et comment puis-je savoir avec certitude et avec évidence que chaque corps à cette force pour demeurer en l’état qu’il est, et que cette force est égale pour le mouvement et pour le repos, puisque la matière parait au contraire indifférente au mouvement et au repos, et absolument sans aucune force ? Venons donc, comme a fait M. Descartes, à la volonté du Créateur, laquelle est peut-être la force que les corps semblent avoir dans eux-mêmes. C’est la seconde chose que nous avons dite auparavant pouvoir conserver les parties de ce petit lien dont nous parlions, si fort attachées les unes aux autres.

Certainement il se peut faire que Dieu veuille que chaque corps demeure dans l’état où il est, et que sa volonté soit la force qui en unit les parties les unes aux autres ; de même que je sais d’ailleurs que c’est sa volonté qui est la force mouvante, laquelle met les corps dans le mouvement. Car, puisque la matière ne se peut pas mouvoir par elle-même, il me semble que je dois juger que c’est un esprit, et même que c’est l’auteur de la nature qui la conserve. et qui la met en mouvement, en la conservant successivement en plusieurs endroits par sa simple volonté, puisqu’un être infiniment puissant n’agit point avec des instruments, et que les effets suivent nécessairement de sa volonté.

Je reconnais donc qu'il se peut faire que Dieu veuille que chaque chose demeure en l’état où elle est[188], soit qu’elle soit en repos, ou qu’elle soit en mouvement ; et que cette volonté soit la puissance naturelle qu’ont les corps pour demeurer dans l’état où ils ont une fois été mis[189]. Si cela est, il faudra, comme a fait M. Descartes, mesurer cette puissance, conclure quels en doivent être les effets, et donner ainsi des règles de la force et de la communication des mouvements à la rencontre des différents corps, par la proportion de la grandeur qui se trouve entre ces corps ; puisque nous n’avons point d’autre moyen d’entrer dans la connaissance de cette volonté générale et immuable de Dieu, qui fait la différente puissance que les corps ont pour agir et pour se résister les uns aux autres, que leur différente grandeur et leur différente vitesse.

Cependant je n’ai point de preuve certaine que Dieu veuille, par une volonté positive, que les corps demeurent en repos ; et il semble qu’il suffit que Dieu veuille qu’il y ait de la matière, afin que non-seulement elle existe, mais aussi afin qu’elle existe en repos.

Il n’en est pas de même du mouvement, parce que l’idée d’une matière mue renferme certainement deux puissances ou efficaces, auxquelles elle a rapport, savoir, celle qui l’a créée et de plus celle qui l’a agitée. Mais l’idée d’une matière en repos ne renferme que l’idée de la puissance qui l’a créée, sans qu’il soit nécessaire d’une autre puissance pour la mettre en repos ; puisque si on conçoit simplement de la matière sans songer à aucune puissance, on la concevra nécessairement en repos. C’est ainsi que je conçois les choses, j’en dois juger selon mes idées ; et, selon mes idées, le repos n’est que la privation du mouvement : je veux dire que la force prétendue qui fait le repos n’est que la privation de celle qui fait le mouvement ; car il suffit, ce me semble, que Dieu cesse de vouloir qu’un corps soit mu, afin qu’il cesse de l’être, et qu’il soit en repos.

En effet, la raison et mille et mille expériences m’apprennent que si de deux corps égaux en masse, l’un se meut avec un degré de vitesse et l’autre avec un demi-degré, la force du premier sera double de la force du second. Si la vitesse du second n’est que le quart, la centième, la millionième de celle du premier ; le second n’aura que le quart, la centième, la millionième partie de la force du premier. D’où il est aisé de conclure que si la vitesse du second est infiniment petite, ou enfin nulle, comme dans le repos, la force du second sera infiniment petite. ou enfin nulle, s'il est en repos. Ainsi, il me paraît évident que le repos n’a nulle force pour résister à celle du mouvement.

Mais je me souviens d’avoir ouï dire à plusieurs personnes très-éclairées, qu’il leur paraissait que le mouvement était aussi bien la privation du repos, que le repos la privation du mouvement. Quelqu’un même assura, par des raisons que je ne pus comprendre, qu’il était plus probable que le mouvement fût une privation que le repos. Je ne me souviens pas distinctement des raisons qu’ils apportaient, mais cela me doit faire craindre que mes idées ne soient fausses. Car encore que la plupart des hommes disent tout ce qui leur plait, sur des matières qui paraissent peu importantes, néanmoins j’ai sujet de croire que les personnes dont je parle prenaient plaisir à dire ce qu’ils concevaient. Il faut donc que j’examine encore mes idées avec soin.

C’est une chose qui me paraît indubitable, et ces messieurs dont je parle en tombaient d’accord, savoir que c’est la volonté de Dieu qui meut les corps. La force donc qu’a cette boule que je vois rouler, c’est la volonté de Dieu qui la fait rouler ; que faut-il présentement que Dieu fasse pour l'arrêter ? faut-il qu’il veuille par une volonté positive qu’elle soit en repos, ou bien s’il suffit qu’il cesse de vouloir qu’elle soit agitée[190] ? Il est évident que si Dieu cesse seulement de vouloir que cette boule soit agitée, la cessation de cette volonté de Dieu fera la cessation du mouvement de la boule, et par conséquent le repos. Car la volonté de Dieu, qui était la force qui remuait la boule, n’étant plus, cette force ne sera plus, la boule ne sera donc plus mue. Ainsi la cessation de la force du mouvement fait le repos. Le repos n’a donc point de force qui le cause. Ce n’est donc qu’une pure privation qui ne suppose point en Dieu de volonté positive. Ainsi ce serait admettre en Dieu une volonté positive sans raison et sans nécessité, que de donner aux corps quelque force pour demeurer dans le repos.

Mais renversons s’il est possible cet argument. Supposons présentement une boule en repos, au lieu que nous la supposions en mouvement ; que faut-il que Dieu fasse pour l’agíter ? Suffit-il qu’il cesse de vouloir qu”elle soit en repos ? Si cela est je n'ai encore rien avancé ; car le mouvement sera aussitôt la privation du repos, que le repos la privation du mouvement. Je suppose donc que Dieu cesse de vouloir qu’elle soit en repos. Mais, cela supposé, je ne vois pas que la boule se remue ; et, s'il y en a qui conçoivent qu’elle se remue, je les prie qu’ils me disent de quel côté, et selon quel degré de mouvement elle est mue. Certainement, il est impossible qu’elle soit mue et qu’elle n’ait point quelque détermination et quelque degré de mouvement ; et de cela seul qu’on conçoit que Dieu cesse de vouloir qu’elle soit en repos, il est impossible de concevoir qu’elle aille avec quelque degré de mouvement, parce qu’il n’en est pas de même du mouvement comme du repos. Les mouvements sont d’une infinité de façons, ils sont capables du plus et du moins ; mais le repos n’étant rien, ils ne peuvent différer les uns des autres. Une même boule, qui va deux fois plus vite en un temps qu’en un autre, à deux fois plus de force ou de mouvement en un temps qu’en un autre ; mais on ne peut pas dire qu’une même boule ait deux fois plus de repos en un temps qu’en un autre.

Il faut donc en Dieu une volonté positive pour mettre une boule en mouvement, ou pour faire qu’une boule ait une telle force pour se mouvoir, et il suffit qu’il cesse de vouloir qu’elle soit mue afin qu’elle ne remue plus, c’est-à-dire, afin qu’elle sont en repos. De même qu’afin que Dieu crée un monde, il ne subit pas qu’il cesse de vouloir qu’il ne soit pas, mais il est nécessaire qu’il veuille positivement la manière dont il doit être. Mais pour l’anéantir il ne faut pas que Dieu veuille qu’il ne soit pas, parce que Dieu ne peut pas vouloir le néant par une volonté positive, il suffit seulement que Dieu cesse de vouloir qu’il soit.

Je ne considère pas ici le mouvement et le repos selon leur être relatif ; car il est visible que des corps en repos ont des rapports aussi réels à ceux qui les environnent que ceux qui sont en mouvement. Je conçois seulement que les corps qui sont en mouvement ont une force mouvante, et que ceux qui sont en repos, n’ont point de force pour leur repos ; parce que, le rapport des corps mus à ceux qui les environ ment changeant toujours, il faut une force continuelle pour produire ces changements continuels, car en effet ce sont ces changements qui font tout ce qui arrive de nouveau dans la nature. Mais il ne faut point de force pour ne rien faire. Lorsque le rapport d’un corps à ceux qui l’environnent est toujours le même, il ne se fait rien ; et la conservation de ce rapport, je veux dire l’action de la volonté de Dieu qui conserve ce rapport, n’est point différente de celle qui conserve le corps même.

S’il est vrai, comme je le conçois, que le repos ne soit que la privation du mouvement, le moindre mouvement, je veux dire celui du plus petit corps agité, renfermera plus de force et de puissance que le repos du plus grand corps. Ainsi le moindre effort ou le plus petit corps que l’on concevra agité dans le vide contre un corps très-grand et très-vaste[191], sera capable de le mouvoir quelque peu, puisque ce grand corps étant en repos il n’aura aucune puissance pour résister à celle de ce petit corps, qui viendra frapper contre lui. De sorte que la résistance que les parties des corps durs font pour empêcher leur séparation, vient nécessairement de quelque autre chose que de leur repos.

Mais il faut démontrer par des expériences sensibles ce que nous venons de prouver par des raisonnements abstraits, afin de voir si nos idées s’accordent avec les sensations que nous recevons des objets ; car il arrive souvent que de tels raisonnements nous trompent, ou pour le moins qu’ils ne peuvent convaincre les autres, et ceux-là principalement qui sont préoccupés du contraire. L’autorité de M. Descartes fait un si grand effort sur la raison de quelques personnes, qu’il faut prouver en toutes manières que ce grand homme s’est trompé, efin de pouvoir les désabuser. Ce que je viens de dire entre bien dans l’esprit de ceux qui ne l’ont point rempli de l’opinion contraire, et même je vois bien qu’ils trouveront à redire que je m’arréte trop à prouver des choses qui leur paraissent incontestables. Mais les cartésiens méritent bien que l’on fasse effort pour les satisfaire. Les autres pourront passer ce qui sera capable de les ennuyer.

Voici donc quelques expériences qui prouvent sensiblement que le repos n’a aucune puissance pour résister au mouvement, et qui par conséquent font connaître que la volonté de l’auteur de la nature, qui fait la puissance et la force que chaque corps a pour continuer dans l’état dans lequel il est, ne regarde que le mouvement et non point le repos ; puisque les corps n’ont aucune force par eux-mêmes.

L’expérience apprend que de fort grands vaisseaux, qui nagent dans l’eau, peuvent être agités par de très-petits corps qui viennent heurter contre eux. De là je prétends malgré toutes les défaites de M. Descartes et des cartésiens, que si ces grands corps étaient dans le vide ils pourraient encore être agitée avec plus de facilité. Car la raison pour laquelle il y a quelque légère difficulté à remuer un vaisseau dans l’eau, c’est que l’eau résiste à la force du mouvement que l’on lui imprime, ce qui n’arriverait pas dans le vide. Et ce qui fait manifestement voir que l’eau résiste au mouvement qu’on imprime au vaisseau, c’est que le vaisseau cesse d’être agité quelque temps après qu’il n été mu ; car cela n’arriverait pas, si le vaisseau ne perdait son mouvement en le communiquant à l’eau, ou si l’eau lui cédait sans lui résister, ou enfin si elle lui donnait de son mouvement. Ainsi, puisqu’un vaisseau agité dans l’eau cesse peu à peu de se mouvoir, c’est une marque indubitable que l’eau résiste à son mouvement au lieu de le faciliter comme le prétend M. Descartes ; et par conséquent il serait encore infiniment plus facile d’agiter un grand corps dans le vide que dans l’eau, puisqu’il n’y aurait point de résistance de la part des corps d’alentour. Il est donc évident que le repos n’a point de force pour résister au mouvement, et que le moindre mouvement contient plus de puissance et plus de force que le plus grand repos ; et qu’ainsi on ne doit point comparer la force du mouvement et du repos, par la proportion qui se trouve entre la grandeur des corps qui sont en mouvement et enrepos, comme a fait M. Descartes.

Il est vrai qu’il y a quelque raison de croire, qu’un vaisseau est agité dès qu’il est dans l’eau, à cause du changement continuel qui arrive aux parties de l’eau qui l’environnent, quoiqu’il nous semble qu’il ne change point de place. Et c’est ce qui fait croire à M. Descartes et à quelques autres que ce n’est pas la force toute seule de celui qui le pousse, laquelle le fait avancer dans l’eau, mais qu’ayant déjà reçu beaucoup de mouvement des petites parties du corps liquide qui l’environnent et qui le poussent également de tous côtés, ce mouvement est seulement déterminé par un nouveau mouvement de celui qui le pousse, de sorte que ce qui agite un corps dans l’eau ne le pourrait par faire dans le vide. C’est ainsi que M. Descartes et ceux qui sont de son sentiment, défendent les règles du mouvement qu’il nous a données.

Supposons, par exemple, un morceau de bois de la grandeur d’un pied en carré dans un corps liquide, toutes les petites parties du corps liquide agissent et se remuent contre lui ; et parce qu’ils le poussent également de tous côtés, autant vers A que vers B, il ne peut avancer vers aucun côté. Que si je pousse donc un autre morceau de bois de demi-pied contre le premier du côté A, je vois qu’il avance. Et de là je conclus qu’on le pourrait remuer dans le vide avec moins de force que celle dont ce morceau de bois le pousse, pour les raisons que je viens de dire. Mais les personnes dont je parle le nient, et ils répondent que ce qui fait que le grand morceau de bois avance dès qu’il est poussé par le petit, c’est que le petit qui ne pourrait le remuer s’il était seul, étant joint avec les parties du corps liquide qui sont agitées, les détermine à le pousser et à lui communiquer une partie de leur mouvement. Mais il est visible que suivant cette réponse, le morceau de bois étant une fois agité ne devrait point diminuer son mouvement, et qu’il devrait au contraire l’augmenter sans cesse. Car selon cette réponse le morceau de bois est plus poussé par l’eau du côté A que du côté B, donc il doit toujours s’avancer. Et parce que cette impulsion est continuelle, son mouvement doit toujours croître. Mais, comme j’ai déjà dit, tant s’en faut que l’eau facilite son mouvement qu’elle lui résiste sans cesse et que sa résistance le diminuant toujours, le rend enfin tout à fait insensible.

Il faut prouver à présent que le morceau de bois qui est également poussé par les petites parties de l’eau qui l’environne, n’a point du tout de mouvement ou de force qui soit capable de le mouvoir, quoiqu’il change continuellement de lieu immédiat, ou que la surface de l’eau qui l’environne ne soit jamais la même en différents temps. Car s’il est ainsi, qu’un corps également poussé de tous côtés comme ce morceau de bois, n’ait point de mouvement, il sera indubitable que c’est seulement la force étrangère qui heurte contre lui qui lui en donne, puisque dans le temps que cette force étrangère le pousse, l’eau lui résiste et dissipe même peu à peu le mouvement qui lui est imprimé, car il cesse peu à peu de se mouvoir. Or cela paraît évident, car un corps également poussé de tous côtés peut être comprimé ; mais certainement il ne peut être transporté ; puisque plus et moins une égale force est égal à zéro.

Ceux à qui je parle soutiennent qu’il n’y a jamais dans la nature plus de mouvement en un temps qu’en un autre, et que les corps en repos ne sont mus que par la rencontre de quelques corps agités qui leur communiquent de leur mouvement. De là je conclus qu’un corps que je suppose créé parfaitement en repos au milieu de l’eau, ne recevra jamais aucun degré de mouvement ni aucun degré de force pour se mouvoir, des petites parties de l’eau qui l’entourent et qui viennent continuellement heurter contre lui, pourvu qu’elles le poussent également de tous côtés, parce que toutes ces petites parties qui viennent heurter contre lui également de tous côtés, rejaillissant avec tout leur mouvement, elles ne lui en communiquent point ; et par conséquent ce corps doit toujours être considéré comme en repos et sans aucune force mouvante, quoiqu’il change continuellement de surface.

Or, la preuve que j’ai que ces petites parties rejaillissent ainsi avec tout leur mouvement, c’est qu’outre qu’on ne peut pas concevoir la chose autrement, l’eau qui touche ce corps devrait se refroidir beaucoup ou même se glacer, et devenir à peu près aussi dure qu’est le bois en sa surface, puisque le mouvement des parties de l’eau devrait se répandre également dans les petites parties du corps qu’elles environnent.

Mais pour m’accommoder à ceux qui défendent le sentiment de M. Descartes, je veux bien accorder que l’on ne doit point considérer un bateau dans l’eau comme en repos. Je veux aussi que toutes les parties de l’eau qui l’environnent s’accordent toutes au mouvement nouveau que le batelier lui imprime, quoiqu’il ne soit que trop visible, par la diminution du mouvement du bateau, qu’elles lui résistent davantage du côté où il va que de celui d’où il a été poussé. Cela toutefois supposé, je dis que, de toutes les parties l’eau qui sont dans la rivière, il n’y a, selon M. Descartes, que celles qui touchent immédiatement le bateau du côté d’où il a été poussé, qui puissent aider à son mouvement. Car, selon ce philosophie, l’eau étant fluide, toutes les parties dont elle est composée n’agissent pas ensemble contre le corps que nous voulons mouvoir. Il n’y a que celles qui, en le touchant, s’appuient conjointement sur lui[192]. Or, celles qui appuient conjointement sur le bateau, et le batelier ensemble, sont cent fois plus petits que tout le bateau. Il est donc visible, par l’explication que M. Descartes donne dans cet article sur la difficulté que nous avons de rompre un clou entre nos mains, qu’un petit corps est capable d’en agiter un beaucoup plus grand que lui[193]. Car enfin nos mains ne sont pas si fluides que de l’eau ; et lorsque nous voulons rompre un clou, il y a plus de parties jointes ensemble qui agissent conjointement dans nos mains que dans l’eau qui pousse un bateau.

Mais voici une expérience plus sensible. Si l’on prend un ais bien uni, ou quelque autre plan extrêmement dur, que l’on y enfonce un clou a moitié, et que l’on donne à ce plan quelque peu d’inclination. Je dis que, si l’on met une barre de fer cent mille fois plus grosse que ce clou, un pouce ou deux au-dessus de lui, et qu’on la laissé glisser, ce clou ne se rompra point[194]. Et il faut cependant remarquer que, selon M. Descartes, toutes les parties de la barre appuient et agissent conjointement sur ce clou, car cette barre est dure et solide[195]. Si donc il n’y avait point d’autre ciment que le repos pour unir les parties qui composent le clou, la barre de fer étant cent mille fois plus grosse que le clou, devrait, selon la cinquième règle de M. Descartes et selon la raison, communiquer quelque peu de son mouvement à la partie du clou qu’elle choquerait, c’est-à-dire le rompre et passer outre, quand même cette barre glisserait par un mouvement très-lent. Ainsi, il faut chercher une autre cause que le repos des parties pour rendre les corps durs ou capables de résister à l’effort que l’on fait, lorsqu’on les veut rompre, puisque le repos n’a point de force pour résister au mouvement, et je crois que ces expériences suffisent pour faire connaître que les preuves abstraites que nous avons apportées ne sont point fausses.

Il faut donc examiner lu troisième chose que nous avons dite auparavant pouvoir être la cause de l’union étroite qui se trouve entre les parties des corps durs ; savoir, une matière invisible qui les environne, laquelle étant extrêmement agitée, pousse avec beaucoup de violence les parties extérieures et intérieures de ces corps, et les comprime ainsi de telle sorte, que pour les séparer il faut avoir plus de force que n’en à cette matière invisible, laquelle est extrêmement agitée.

Il semble que je puis conclure que l’union des parties, dont les corps durs sont composés, dépend de la matière subtile qui les environne et qui les comprime, puisque les deux autres choses que l’on peut penser être les causes de cette union, ne le sont véritablement point comme nous venons de voir. Car, puisque je trouve de la résistance à rompre un morceau de fer, et que cette résistance ne vient point du fer ni de la volonté de Dieu, comme je crois l’avoir prouvé, il faut nécessairement qu’elle vienne de quelque matière invisible, qui ne peut être autre que celle qui l’environne immédiatement et qui le comprime. J’explique et je prouve ce sentiment[196].

Lorsqu’on prend une boule de quelque métal, creuse au dedans et coupée en deux hémisphères, que l’on joint ces deux hémisphères en collant une petite bande de cire à l’endroit de leur union, et que l’on en tire l’air ; l’expérience apprend que ces deux hémisphères se joignent l’une à l’autre de telle sorte que plusieurs chevaux, que l’on y attelle par le moyen de quelques boucles, les uns d’un côté les autres de l’autre, ne peuvent les séparer, supposé que les hémisphères soient grandes à proportion du nombre des chevaux. Cependant, si l’on y laisse rentrer l’air. une seule personne les sépare sans aucune difficulté. Il est facile de conclure de cette expérience que ce qui unissait si fortement ces deux hémisphères l’une avec l’autre, venait de ce qu’étant comprimées à leur surface extérieure et convexe par l’air qui les environnait, elles ne l’étaient point en même temps dans leur surface concave et intérieure. De sorte que l’action des chevaux qui tiraient les deux hémisphères de deux côtés, ne pouvait pas vaincre l’effort d’une infinité de petites parties d’air qui leur résistaient en pressant ces deux hémisphères. Mais la moindre force est capable de les séparer, lorsque l’air étant rentré dans la sphère de cuivre, pousse les surfaces concaves et intérieures, autant que l’air de dehors presse les surfaces extérieures et convexes.

Que si au contraire on prend une vessie de carpe et qu’on la mette dans un vase dont on tire l’air, cette vessie étant pleine d’air crève et se rompt, parœ qu’alors il n’y a point d’air au dehors de la vessie qui résiste à celui qui est dedans, C’est encore pour cela que deux plans de verre ou de marbre ayant été usés les uns sur les autres, se joignent, en sorte qu’on sent de la résistance à les séparer en un sens, parce que ces deux parties de marbre sont pressées et comprimées par l’air de dehors qui les environne, et ne sont point si fort poussées par le dedans. Je pourrais apporter une infinité d’autres expériences pour prouver que l’air grossier qui appuie sur les corps qu’il environne unit fortement leurs parties ; mais ce que j’ai dit suffit pour expliquer nettement ma pensée sur la question présente.

Je dis donc que ce qui fait que les parties des corps durs, et de ces petits liens dont j’ai parlé auparavant, sont si fort unies les unes avec les autres, c’est qu’il y a d’autres petits corps au dehors infiniment plus agités que l’air grossier que nous respirons, qui les poussent et qui les compriment, et que ce qui fait que nous avons de la peine à les séparer n’est pas leur repos, mais l’agitation de ces petits corps qui les environnent et qui les compriment. De sorte que ce qui résiste au mouvement n’est pas le repos, qui n’en est que la privation et qui n’a de soi aucune force, mais quelque mouvement contraire qu’il faut vaincre.

Cette simple exposition de mon sentiment paraît peut-être raisonnable ; néanmoins je prévois bien que plusieurs personnes auront beaucoup de peine à y entrer. Les corps durs font une si grande impression sur nos sens lorsqu’ils nous frappent, ou que nous faisons effort pour les rompre, que nous sommes portés à croire que leurs parties sont unies bien plus étroitement qu’elles ne le sont en effet. Et au contraire les petits corps que j’ai dits les environner, auxquels j’ai donné la force de pouvoir causer cette union, ne faisant aucune impression sur nos sens, semblent être trop faibles pour produire un effet si sensible.

Mais, pour détruire ce préjugé qui n’est fondé que sur les impressions de nos sens et sur la difficulté que nous avons d’imaginer des corps plus petits et plus agités que ceux que nous voyons tous les jours, il faut considérer que la dureté des corps ne se doit pas mesurer par rapport à nos mains ou aux efforts que nous sommes capables de faire, qui sont différents en divers temps. Car enfin, si la plus grande force des hommes n’était presque rien en comparaison de celle de la matière subtile, nous aurions grand tort de croire que les diamants et les pierres les plus dures ne peuvent avoir pour cause de leur dureté la compression des petits corps très-agités qui les environnent. Or, on reconnaîtra visiblement que la force des hommes est très-peu de chose, si l’on considère que la puissance qu’ils ont de mouvoir leur corps en tant de manières, ne vient que d’une très-petite fermentation de leur sang, laquelle en agite quelque peu les petites parties et produit ainsi les espríts animaux. Car c’est l’agitation de ces esprits qui fait la force de notre corps, et qui nous donne le pouvoir de faire ces efforts que nous regardons sans raison comme quelque chose de fort grand et de fort puissant.

Mais il faut bien remarquer que cette fermentation de notre sang n’est qu’une fort petite communication du mouvement de cette matière subtile dont nous venons de parler ; car toutes les fermentations des corps visibles ne sont que des communications du mouvement des corps invisibles, puisque tout corps reçoit son agitation de quelque autre. Il ne faut donc pas s’étonner si notre force n’est pas si grande que celle de cette même matière subtile dont nous la recevons. Mais si notre sang se fermentait aussi fort dans notre cœur, que la poudre à canon se fermente et s’agite lorsqu’on y met le feu, c’est-à-dire, si notre sang recevait une communication du mouvement de la matière subtile aussi grande que celle que la poudre à canon reçoit, nous pourrions faire des choses extraordinaires avec assez de facilité, comme rompre du fer, renverser une maison, etc., pourvu que l’ou suppose qu’il y eût une proportion convenable entre nos membres et du sang agité de cette sorte. Nous devons donc nous défaire de notre préjugé, et ne nous point imaginer selon l’impression de nos sens, que les parties des corps durs soient si fort unies les unes avec les autres, à cause que nous avons bien de la peine à les rompre.

Que, si nous considérons d’ailleurs les effets du feu dans les mines, dans la pesanteur des corps, et dans plusieurs autres effets de la nature, qui n’ont point d’autre cause que l’agitation de ces corps invisibles, comme M. Descartes l’a prouvé en plusieurs endroits, nous reconnaîtrons manifestement qu’il n’est point au-dessus de leur force d’unir et de comprimer ensemble les parties des corps durs aussi fortement qu’elles le font. Car enfin, je ne crains point de dire qu’un boulet de canon, dont le mouvement parait si extraordinaire, ne reçoit pas même la millième partie du mouvement de la matière subtile qui l’environne.

On ne doutera pas de ce que j’avance si l’on considère premièrement, que la poudre à canon ne s’enflamme pas toute, ni dans le même instant ; secondement, que quand elle prendrait feu toute et dans le même instant, elle nage fort peu de temps dans la matière subtile : or, les corps qui nagent très-peu de temps dans les autres n’en peuvent pas recevoir beaucoup de mouvement, comme on le peut voir dans les bateaux qu’on abandonne au cours de l’eau, lesquels ne reçoivent que peu à peu leur mouvement. En troisième lieu, et principalement, parce que chaque partie de la poudre ne peut recevoir que le mouvement auquel la matière subtile s’accorde ; car l’eau ne communique au bateau que le mouvement direct qui est commun à toutes les parties, et ce mouvement là est d’ordinaire très-petit par rapport aux autres.

Je pourrais encore prouver la grandeur du mouvement de la matière subtile à ceux qui reçoivent les principes de M. Descartes, par le mouvement de la terre et la pesanteur des corps, et je tirerais même de là des preuves assez certaines et assez exactes, mais cela n’est pas nécessaire à mon sujet. Il suffit, afin que, sans avoir vu les ouvrages de M. Descartes, on ait une preuve suffisante de agitation de la matière subtile, que je donne pour cause de la dureté des corps, il suffit, dis-je, de lire avec quelque application ce que j’en ai déjà dit.

Étant donc présentement délivrés des préjugés qui nous portaient à croire que nos efforts sont bien puissants, et que celui de la matière subtile qui environne les corps durs et qui les comprime est fort faible, étant d’ailleurs persuadés de l’agitation violente de cette matière par les choses que j’ai dites de la poudre à canon ; il ne sera pas difficile de voir qu’il est absolument nécessaire que cette matière, agissant infiniment plus sur la surface des corps durs qu’elle environne et qu’elle comprime, qu’au dedans des mêmes corps, elle doit être cause de leur dureté ou de cette résistance que nous sentons lorsque nous nous efforçons de les rompre.

Or, comme il y a toujours beaucoup de parties de cette matière invisible qui passe par les pores des corps durs, elles ne les rendent pas seulement durs comme nous venons d’expliquer, mais de plus elles sont causes qu’il y en a quelques-uns qui font ressort et se redressent, d’autres qui demeurent ployés, d’autres qui sont fluides et liquides ; et enfin, elles sont cause non-seulement de la force que les parties des corps durs ont pour demeurer les unes auprès des autres. mais aussi de celle que les parties des corps fluides ont de s’en séparer, c’est-à-dire que c’est elle qui rend quelques corps durs, et quelques autres fluides ; durs, lorsque leurs parties se touchent immédiatement ; fluides, lorsque leurs parties ne se touchent point.

Mais, parce qu’il est absolument nécessaire de savoir distinctement la physique de M. Descartes. la figure de ses éléments et des parties qui composent les corps particuliers, pour rendre raison d’où vient que de certains corps sont roides, et que quelques autres sont pliants, je ne m’arrêterai point à l’expliquer. Ceux qui ont lu les ouvrages de ce philosophe, imagineront assez facilement ce qui peut en être la cause, ce que je ne pourrais expliquer que très-difficilement ; et ceux qui ne savent pas le même auteur, n’entendraient que confusément les raisons que je pourrais en apporter.

Je ne m’arrêterai point aussi à résoudre un très-grand nombre de difficultés que je prévois pouvoir être faites contre ce que je viens d’établir, parce que, si ceux qui les font n’ont point de connaissance de la véritable physique, je ne ferais que les ennuyer et les fâcher au lieu de les satisfaire ; mais si ce sont des personnes éclairées, leurs objections étant très-fortes, je ne pourrais y répondre qu’avec un grand nombre de figures et de longs discours. De sorte que je crois devoir prier ceux qui trouveront quelque difficulté dans les choses que je viens de dire, de relire avec plus de soin ce chapitre ; car j’espère que s’ils le lisent et s’ils le méditent comme il faut, toutes leurs objections s’évanouiront ; mais enfin, s’ils trouvent que ma prière soit incommode, qu’ils se reposent, car il n’y a pas grand danger d’ignorer la cause de la dureté des corps.

Je ne parle point ici de la contiguïté, car il est visible que les choses contiguës se touchent si peu, qu’il y a toujours beaucoup de matière subtile qui passe entre elles, et qui faisant elïort pour continuer son mouvement en ligne droite les empêche de s’unir.

Pour l’uníon qui se trouve entre deux marbres qui ont été polis 1’un sur l’autre, je l’ai expliquée ; et il est facile de voir que, quoique la matière subtile passe toujours entre ces deux parties si unies qu’elles soient, l’air n’y peut passer, et qu’ainsi c’est son poids qui comprime et qui presse ces deux parties de marbre l’une sur l’autre, et qui fait qu’on a quelque peine à les désunir, si l’on ne les lait glisser de travers.

ll est visible de tout ceci que la continuité, la contiguïté et l’union des deux marbres ne seraient que la même chose dans le vide, car nous n’en avons point aussi d’idées différentes, de sorte que c’est dire ce qu’on n’entend point que de les faire différer absolument, et non par rapport aux corps qui les environnent.

Voici présentement quelques réflexions sur le sentiment de M. Descartes, et sur l’origine de son erreur. J’appelle son sentiment une erreur, parce que je ne trouve aucun moyen de défendre ce qu’il dit des règles du mouvement, et de la cause de la dureté des corps vers la fin de la seconde partie de ses Principes en plusieurs endroits, et qu’il me semble avoir assez prouvé la vérité du sentiment qui lui est contraire.

Ce grand homme concevant très-distinctement que la matière ne peut pas se mouvoir par elle-même, et que la force mouvante naturelle de tous les corps n’ost autre chose que la volonté générale de l’auteur de la nature, et qu’ainsi la communication des mouvements des corps à leur rencontre mutuelle ne peut venir que de cette même volonté, il s’est laissé aller à cette pensée qu’on ne pouvait donner les règles de la différente communication des mouvements que par la proportion qui se trouve entre les différentes grandeurs des corps qui se choquent, puisqu’il n’est pas possible de pénétrer les desseins et la volonté de Dieu : et parce qu’il a jugé que chaque chose avait de la force pour demeurer dans l’état où elle était, soit qu’elle fût en mouvement, soit qu’elle fût en repos, à cause que Dieu, dont la volonté fait cette force, agit toujours de la même manière, il a conclu que le repos avait autant de force que le mouvement ; ainsi, il a mesuré les effets de la force du repos par la grandeur du corps en repos, comme ceux de la force du mouvement, ce qui lui a fait donner les règles de la communication du mouvement qui sont dans ses Principes, et la cause de la dureté des corps que j’ai tâché de réfuter.

ll est assez difficile de ne se point rendre à l’opinion de M. Descartes, quand on l’envisage du même côté que lui ; car, encore une fois, puisque la communication des mouvements ne vient que de la volonté de l’auteur de la nature, et que nous voyons que tous les corps demeurent dans l’état où ils ont été une fois mis, soit en mouvement, soit en repos, il semble que nous devions chercher les règles de la différente communication des mouvements à la rencontre des corps, non dans la volonté de Dieu qui nous est inconnue, mais dans la proportion qui se trouve entre les grandeurs de ces corps.

Je ne m’étonne donc pas de ce que M. Descartes a eu cette pensée, mais je m’étonne seulement de ce qu’il ne l’a pas corrigée. lors qu’ayant poussé plus avant ses connaissances, il a reconnu l’existence et quelques effets de la matière subtile qui environne les corps.

Je suis surpris de ce que, dans l’article 132 de la quatrième partie, il attribue la force qu’ont certains corps pour se redresser ai cette matière subtile, et que dans les articles 55 et 43 de la deuxième partie et ailleurs, il ne lui attribue pas leur dureté, ou la résistance qu’ils font lorsqu’on tâche de les ployer et de les rompre, mais seulement au repos de leurs parties. Il me parait évident que la cause qui redresse et qui rend roides certains corps, est la même que celle qui leur donne la force de résister lorsqu’on les veut rompre, car enfin la force qu’on emploie pour rompre de l’acier ne diffère qu’insensiblement de celle par laquelle on le ploie.

Je ne veux point apporter ici beaucoup de raisons que l’on peut dire pour prouver ces choses, ni répondre à quelques difficultés qu’on pourrait former sur ce qu’il y a des corps durs qui ne font point sensiblement ressort, et que l’on a cependant quelque difficulté à ployer ; car il suffit, pour faire évanouir ces difficultés, de considérer que la matière subtile ne peut pas facilement se faire des chemins nouveaux dans les corps qui se rompent lorsqu’on les ploie, comme dans le verre et dans l’acier trempé, et qu’elle le peut plus facilement dans les corps qui sont composés de parties branchues et qui ne sont point cassants, comme dans l’or et dans le plomb, et qu’enfin il n’y a aucun corps dur qui ne fasse quelque peu de ressort.

Il est assez difficile de se persuader que M. Descartes ait cru positivement que la cause de la dureté fût différente de celle qui fait le ressort ; et ce qui paraît plus vraisemblable, c’est qu’il n’a pas fait assez de réflexion sur cette matière. Quand on a médité long-temps sur quelque sujet et que l’on s’est satisfait sur les choses que l’on voulait savoir, souvent on n’y pense plus. On croit que les pensées que l’on en a eues sont des vérités incontestables qu’il est inutile d’examiner davantage. Mais il y a dans l’homme tant de choses qui le dégoûtent de l’application, qui le portent à des consentements trop précipités et qui le rendent sujet à l’erreur, qu’encore que l’esprit demeure apparemment satisfait, il n’est pas toujours bien informé de la vérité. M. Descartes était homme comme nous ; on ne vit jamais plus de solidité, plus de justesse, plus d’étendue et plus de pénétration d’esprit que celle qui paraît dans ses ouvrages ; je l’avoue, mais il n’était pas infaillible. Ainsi, il y a apparence qu’il est demeuré si fort persuadé de son sentiment, qu’il n’a pas fait réflexion qu’il assurait quelque chose dans la suite de ses Principes qui y était contraire. Il l’avait appuyé sur des raisons très-spécieuses et très-vraisemblables ; mais telles cependant qu’il n’était point comme forcé par elles de s’y rendre. Il pouvait encore suspendre son jugement, et par conséquent il le devait. Il ne suffisait pas d’examiner dans un corps dur ce qui peut y être qui le rende tel, il devait aussi penser aux corps invisibles qui peuvent le rendre dur, comme il y a pensé à la fin de ses Principes de philosophie, lorsqu’il leur attribue la cause du ressort ; il devait faire une division exacte et qui comprit tout ce qui pouvait contribuer à la dureté des corps. Il ne suffisait pas encore d’en chercher la cause dans la volonté de Dieu ; il fallait aussi penser à la matière subtile qui les environne. Car quoique existence de cette matière extrêmement agitée ne fût pas encore prouvée dans l’endroit de ses Principes, où il parle de la dureté ; elle n’était pas aussi rejetée : il devait donc suspendre son jugement et se bien ressouvenir que ce qu’il écrivait de la cause de la dureté des règles du mouvement, devait être revu tout de nouveau, ce que je crois qu’il n’a pas fait avec assez de soin. Ou bien il n’a pas assez considéré la véritable raison d’une chose qu’il est très-facile de reconnaître, et qui cependant est de la dernière conséquence dans la physique ; je l’explique.

M. Descartes savait bien que pour soutenir son système de la vérité duquel il ne pouvait peut-être pas douter, il était absolument nécessaire que les grands corps communiquassent toujours de leur mouvement aux petits qu’ils rencontreraient et que les petits rejaillissent à la rencontre des plus grands, sans une perte pareille du leur. Car sans cela le premier élément n’aurait pas tout le mouvement qu’il est nécessaire qu’il ait par-dessus le second, ni le second par-dessus le troisième ; et tout son système serait absolument faux, comme le savent assez ceux qui l’ont un peu médité. Mais en supposant que le repos ait force pour résister au mouvœ ment et qu’un grand corps en repos ne puisse être remué par un autre plus petit que lui, quoiqu’il le heurte avec une agitation lurieuse ; il est visible que les grands corps doivent avoir beaucoup moins de mouvement qu’un pareil volume de plus petits, puisqu’ils peuvent toujours, selon cette supposition, communiquer celui qu’ils ont, et qu’ils n’en peuvent pas toujours recevoir des plus petits. Ainsi, cette supposition n’étant point contraire à tout ce que M. Descartes avait dit dans ses principes depuis le commencement jusqu’à l’établissement de ses règles du mouvement, et s’accommodant fort bien avec la suite de ces mêmes principes, il croyait que les règles du mouvement qu’il pensait avoir démontrées dans leur cause étaient encore suffisamment confirmées par leurs effets.

Je tombe d’accord avec M. Descartes du fond de la chose que les grands corps communiquent beaucoup plus facilement leur mouvement que les petits, et qu’ainsi son premier élément est plus agité que le second, et le second que le troisième. Mais la cause en est claire sans avoir égard à sa supposition. Les petits corps et les corps fluides, l’eau, l’air, etc., ne peuvent communiquer à de grands corps que leur mouvement uniforme et commun à toutes leurs parties ; l’eau d’une rivière ne peut communiquer à un bateau que le mouvement de la descente qui est commun à toutes les petites parties dont l’eau est composée, et chacune de ces petites parties, outre ce mouvement commun, en a encore une infinité d’autres particuliers Ainsi, il est visible par cette raison qu’un bateau, par exemple, ne peut jamais avoir autant de mouvement qu’un égal volume d’eau, puisque le bateau ne peut recevoir de l’eau que le mouvement direct et commun à toutes les parties qui la composent. Si vingt parties d’un corps fluide poussent quelque corps d’un côté, il y en a autant qui le poussent de l’autre ; il demeure donc immobile et toutes les petites parties du corps fluide dans lequel il nage rejaillissent sans rien perdre de leur mouvement. Ainsi, les corps grossiers et dont les parties sont unies les unes avec les autres ne peuvent recevoir que le mouvement circulaire et uniforme du tourbillon de la matière subtile qui les environne.

Il me semble que cette raison suffit pour faire comprendre que les corps grossiers ne sont point si agiles que les petits et qu'il n’est point nécessaire pour expliquer ces choses de supposer que le repos ait quelque force pour résister au mouvement. La certitude des principes de la philosophie de M. Descartes ne peut donc servir de preuve pour défendre ses règles du mouvement ; et il y a lieu de croire que si M. Descartes lui-même avait examiné de nouveau ses Principes sans préoccupation et en pesant des raisons semblables à celles que j’ai dites, il n’aurait pas cru que les effets de la nature eussent confirmé ses règles et ne serait pas tombé dans la contradiction en attribuant la dureté des corps durs seulement au repos de leurs parties, et leur ressort à l'effort ne la matière subtile.


CONCLUSION DES TROIS DERNIERS LIVRES.


J’ai, ce me semble, assez fait voir, dans le quatrième et cinquième livre, que les inclinations naturelles et les passions des hommes les tout souvent tomber dans l’erreur, parce quelles ne les portent pas tant à examiner les choses avec soin, qu’à en juger avec précipitation.

Dans le quatrième livre, j’ai montré que l'inclination pour le bien en général est cause de l’inquiétude de la volonté, que l’inquiétude de la volonté met l’esprit dans une agitation continuelle, et qu’un esprit incessamment agité est entièrement incapable de découvrir les vérités un peu cachées ; que l’amour des choses nouvelles et extraordinaires nous préoccupe souvent en leur faveur, et que tout ce qui porte le caractère de l’infini est capable d’éblouir notre imagination et de nous séduire. J’ai expliqué comment l'inclination que nous avons pour la grandeur, l'élévation et l’independance nous engage insensiblement dans la fausse érudition, ou dans l’étude de toutes ces sciences vaines et inutiles qui flattent notre orgueil secret, parce qu’elles nous font admirer du commun des hommes. J’ai montré que l’inclination pour les plaisirs détourne sans cesse la vue de l’esprit de la contemplation des vérités abstraites, qui sont les plus simples et les plus fécondes, et qu’elle ne lui permet pas de considérer aucune chose avec assez d’attention et de désintéressement pour en bien juger ; que les plaisirs étant des manières d’être de notre âme, ils partagent nécessairement la capacité de l’esprit, et qu’un esprit partagé ne peut pleinement comprendre ce qui a quelque étendue. Enfin j’ai fait voir que le rapport et l’union naturelle que nous avons avec tous ceux avec qui nous vivons est l’occasion de beaucoup d’erreurs dans lesquelles nous tombons, et que nous communiquons aux autres, comme les autres nous communiquent celles dans lesquelles ils sont tombés.

Dans le cinquième, en tâchant de donner quelque idée de nos passions, j’ai ce me semble assez fait voir qu’elles sont établies pour nous unir à toutes les choses sensibles, et pour nous faire prendre parmi elles la disposition que nous devons avoir pourleur conservation et pour la nôtre ; que de même que nos sens nous unissent à notre corps et répandent pour ainsi dire notre âme dans toutes les parties qui le composent, ainsi nos émotions nous font comme sortir hors de nous-mêmes, pour nous répandre dans tout ce qui nous environne ; qu’enfin elles nous représentent sans cesse les choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes pour former des jugements de vérité, mais selon le rapport qu’elles ont avec nous, pour former des jugements utiles à la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous sommes unis ou par la nature ou par notre volonté.

Après avoir essayé de découvrir les erreurs dans leurs causes, et de délivrer l’esprit des préjugés auxquels il est sujet, j’ai cru qu’enfin il était temps de le préparer à la recherche de la vérité. Ainsi j’ai expliqué dans le sixième livre les moyens qui me semblent les plus naturels pour augmenter l’attention et l’étendue de l’esprit, en montrant l’usage que l’on peut faire de ses sens, de ses passions et de son imagination, pour lui donner toute la force et toute la pénétration dont il est capable. Ensuite j’ai établi certaines règles qu’il faut nécessairement observer pour découvrir quelque vérité que ce soit ; je les ai expliquées par plusieurs exemples pour les rendre plus sensibles, et j’ai choisi ceux qui m’ont paru les plus utiles ou qui renfermaient des vérités plus fécondes et plus générales, afin qu’on les lût avec plus d’application, et qu’on se les rendit plus sensibles et plus familières.

Peut-être qu’on reconnaîtra par cet essai de méthode la nécessité qu’il y a de ne raisonner que sur des idées claires et évidentes, et dont on est intérieurement convaincu que toutes les nations en conviennent, et de ne passer jamais aux choses composées avant que d’avoir suffisamment examiné les simples dont elles dépendent.

Que si l’on considère qu’Aristote et ses sectateurs n’ont point observé les règles que j’ai expliquées, comme l’on en doit être convaincu, tant par les preuves que j’en ai apportées que par la connaissance des opinions des plus zélés défenseurs de ce philosophe, peut-être qu’on méprisera sa doctrine, malgré toutes les impressions avantageuses que nous en donnent ceux qui se laissent étourdir par des mots qu’ils n’entendent point.

Mais si l’on prend garde à la manière de philosopher de M. Descartes, on ne pourra douter de sa solidité ; car j’ai suffisamment montré qu’il ne raisonne que sur des idées claires et évidentes, et qu’il commence par les choses les plus simples avant que de passer aux plus composées qui en dépendent. Ceux qui liront les ouvrages de ce savant homme se convaincront pleinement de ce que je dis de lui, pourvu qu’ils les lisent avec toute l’application nécessaire pour les comprendre, et ils sentiront une secrète joie d’être nés dans un siècle et dans un pays assez heureux pour nous délivrer de la peine d’aller chercher dans les siècles passés parmi les païens, et dans les extrémités de la terre parmi les barbares ou les étrangers, un docteur pour nous instruire de la vérité, ou plutôt un moniteur assez fidèle pour nous disposer à en être instruits.

Néanmoins, comme on ne doit pas se mettre fort en peine de savoir les opinions des hommes, quand même on serait convaincu d’ailleurs qu'ils auraient découvert la vérité, je serais bien fâché que l’estime que je parais avoir ici pour M. Descartes préoccupât personne en sa faveur, et que l’on se contentât de lire et de retenir ses opinions, sans se soucier d’être éclairé de la lumière de la vérité. Ce serait alors préférer l’homme à Dieu, le consulter à la place de Dieu, et se contenter des réponses obscures d’un philosophe qui ne nous éclaire point, pour éviter la peine qu’il y a d’interroger par la méditation celui qui nous répond et qui nous éclaire tout ensemble.

C’est une chose indigne que de se rendre partisan de quelque secte que ce soit, et que d’en regarder les auteurs comme s’ils étaient infaillibles. Aussi M. Descartes, voulant plutôt rendre les hommes disciples de la vérité que sectateurs entêtes de ses sentiments, avertit expressément : Qu’on n’ajoute point du tout foi à ce qu’il a écrit, et qu’on n’en reçoive que ce que la force et l’évidence de la raison poussa contraindre d’en croire[197]. Il ne veut pas, comme quelques philosophes. qu’on le croie sur sa parole ; il se souvient toujours qu’il est homme, et que ne répondant la lumière que par réflexion, il doit tourner les esprits de ceux qui veulent être éclairés comme lui vers la raison souveraine, qui seule peut les rendre plus parfaits par le don de l’intelligence.

La principale utilité que l’on peut tirer de l’application à l’étude est de se rendre l’esprit plus juste, plus éclairé, plus pénétrant et plus propre à découvrir toutes les vérités que l’on souhaite de savoir. Mais ceux qui lisent les philosophes pour en retenir les opinions et pour les débiter aux autres, ne s’approchent point de Celui qui est la vie et la nourriture de l’âme ; leur esprit s’affaiblit et s’aveugle par le commerce qu’ils ont avec ceux qui ne peuvent ni les éclairer ni les fortifier ; ils se remplissent d’une fausse érudition dont le poids les accable et dont l’éclat les éblouit ; et s’imaginant devenir fort savants lorsqu’il se remplissent la tête des opinions des anciens philosophes, ils ne font pas réflexion q’ils se rendent disciples de ceux que saint Paul dit être devenus fous en s’attribuant le nom de sages : Dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt.

La méthode que j’ai donnée peut, ce me semble, beaucoup servir à ceux qui veulent faire usage de leur raison, ou recevoir de Dieu les réponses qu’il donne à tous ceux qui savent bien l’interroger ; car je crois avoir dit les principales choses qui peuvent fortifier et conduire l’attention de l’esprit, laquelle est la prière naturelle que l’on fait au véritable maître de tous les hommes pour en recevoir quelque instruction.

Mais comme cette voie naturelle de rechercher la vérité est fort pénible, et qu’elle n’est ordinairement utile que pour résoudre des questions de peu d’usage, et dont la connaissance sert plus souvent à flatter notre orgueil qu’à perfectionner notre esprit, je crois, pour finir utilement cet ouvrage, devoir dire que le méthode la plus courte et la plus assurée pour découvrir la vérité, et pour s’unir à Dieu de la manière la plus pure et la plus parfaite qui se puisse, c’est de vivre en véritable chrétien ; c’est de suivre exactement les préceptes de la vérité éternelle, qui ne s’est unie avec nous que pour nous réunir avec elle ; c’est d’écouter plutôt notre foi que notre raison, et tendre à Dieu, non tant par nos forces naturelles, qui depuis le péché sont toutes languissantes, que par le secours de la foi, par laquelle seule Dieu veut nous conduire dans cette lumière immense de la vérité qui dissipera toutes nos ténèbres ; car enfin il vaut beaucoup mieux, comme les gens de bien, passer quelques années dans l’ignorance de certaines choses et se trouver en un moment éclairés pour toujours, que d’acquérir par les voies naturelles avec beaucoup d’application et de peine une science fort imparfaite, et qui nous laisse dans les ténèbres pendant toute l’éternité.


FIN.



DES SENS.
Chapitres I
 
 1
II. 
 
 8
III. 
 
 14
IV. 
 
 18
V. 
 
 21
VI. 
 
 27
VII. 
 
 37
VIII. 
 
 41
IX. 
 
 45
X. 
 
 53
XI. 
 
 59
XII. 
 
 61
XIII. 
 
 66
XIV. 
 
 74
XV. 
 
 78
XVI. 
 
 80
XVII. 
 
 84
XVIII. 
 
 86
XIX. 
 
 89
XX. 
 
 92

DE L’IMAGINATION. — PREMIÈRE PARTIE.
Chapitres I
 
 94
II. 
 
 98
III. 
 
 101
IV. 
 
 102
V. 
 
 107
VI. 
 
 118
VII. 
 
 119
VIII. 
 
 135
DEUXIÈME PARTIE.
Chapitres I
 
 141
II. 
 
 146
III. 
 
 149
IV. 
 
 153
V. 
 
 156
VI. 
 
 160
VII. 
 
 166
VIII. 
 
 170

TROISIÈME PARTIE.
De la communication contagieuse des imaginations fortes.
Chapitres I
 
 176
II. 
 
 183
III. 
 
 190
IV. 
 
 192
V. 
 
 201
VI. 
 
 209


DE L’ENTENDEMENT OU DE L’ESPRIT PUR. — PREMIÈRE PARTIE.
Chapitres I
 
 216
II. 
 
 222
III. 
 
 227
IV. 
 
 232

DEUXIÈME PARTIE.
De l’entendement pur et de la nature des idées.
Chapitres I
 
 238
II. 
 
 241
III. 
 
 244
IV. 
 
 249
V. 
 
 251
VI. 
 
 253
VII. 
 
 261
VIII. 
 
 266
IX. 
 
 274
X. 
 
 278
XI. 
 
 285


DES INCLINATIONS OU DES MOUVEMENTS NATURELS DE L’ESPRIT.
Chapitres I
 
 291
II. 
 
 295
III. 
 
 306
IV. 
 
 311
V. 
 
 315
VI. 
 
 318
VII. 
 
 323
VIII. 
 
 328
IX. 
 
 334
X. 
 
 336
XI. 
 
 343
XII. 
 
 359
XIII. 
 
 363


DES PASSIONS.
Chapitres I
 
 373
II. 
 
 377
III. 
 
 384
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  1. Nihil est potentius illa creatura quæ mens dicitur rationalis, nihil est sublimlius.

    Quidquid supra illam est, jam creator est. Tr. 23, sur S. Jean.

    Quod rationali anima melius est, omnibus consentienbus, Deus est. Aug.

  2. Ad ipsam similitudinem non omnia facta sunt, sed sola substantia rationalis : quare omnia per ispam, sed ad ipsam, non nisi anima rationalis. Itaque substantia rationalis et per ipsam facta est, et ad ipsam : non enim est ulla natura interposita. Lib. imp de Gen. ad litt.

    Rectissime dicitur factus ad imaginem et similitudinem Dei, non enim aliter incommutabilem veritatem posset mente conspicere. De ves. ret.

  3. Mens, quod non sentit, nisi cum purissima et beatissima est, nulli cohæret, nisi ipsi veritati, quæ similitudo et imago Patris, et sapienta dicitur. Aug., lib. p. de Gen. ad litt.
  4. Non exigua hominis portio, sed totius humanæ universitatis substantia est. Amb., 6, hex. 7.
  5. Ubique veritas præsidet omnibus consulentibus te, simulque respondet omnibus etiam diversa consulentibus. Liquide tu respondes, sed non liquide omnes audiunt. Omnes unde volunt consulunt, sed non semper quod volunt audiunt. Conf. S. Aug., liv. 10, ch. 20.
  6. Intus in domicilio cogitationis, nec Hebræa, nec Graæca, nec Latina, nec Barbara Modèle:Sc, sine oris et linguæ organis, sine strepitu syllabarum. Conf. S. Aug. liv. 11, ch. 3.

    Voy. Quinte-Curce, liv. 7, ch. 8,

  7. Videtur quasi ipse a te occidere, cum tu ab ipso occidas. Aug., in Ps. 25.
  8. Nam etiam sol iste et videntis faciem illustrat et cæci; ambobus sol præsens est, sed præsente sole unus absens est. Sic et sapientia Dei Domini J. C. ubique præsens est; quia ubique est veritas, ubique sapientia. Aug. In Joan. Tract. 35.
  9. Ce que je dis ici des deux unions de l’esprit avec Dieu et avec les corps se doit entendre selon la manière ordinaire de concevoir les choses; car il est vrai que l'esprit ne peut être immédiatement uni qu’à Dieu : je veux dire que l’esprit ne dépend véritablement que de Dieu ; et, s’il est uni au corps. ou s’il en dépend. c'est que la volonté de Dieu fait efficacement cette union, qui depuis le péché s'est changée en dépendance. On concevra assez ceci par la suite de l'ouvrage.
  10. Quis enim bene se inspiciens non expertus est tanto se aliquid intellexisse sincerius quanto removere atque subducere intentionem mentis a corporis sensibus potuit ! Aug., De immort. animae, ch. 10.
  11. Principium creaturæ intellectualis est æterna sapientia, quod principium manens in se incommutabiliter nullo modo cessat occulte inspiratione vocationis loqui ei creaturæ cui principium est, ut convertatur ad id ex quo est ; quod aliter formata ac perfecta esse non possit. 1 De Gen. ad litt., ch. 50.
  12. Scimus quoniam cum apparuerit similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicut est. Joan. Ep. I, ch. 3, v. 2.
  13. Corpus quod corrumpitur aggravat animam. Sap. 9, 10.
  14. Terrena inhabitatio deprimit sensum multa cogitantem. et difficile æstimamus quæ in terra sunt, et quæ in prospectu sunt invenimus cum labore. Sap. 9, 15.
  15. Aug., De Magistro
  16. Deus intelligibilis lux, in quoi, et a quoi, et per quem intelligibiliter lucent quæ intelligibiliter lucent omnia. 1 Sol. Insinuavit nobis (Christus) animam bumanam et mentem rationalem non vegetari, non illuminari, non beatificari, nisi ab ipsa SUBSTANTIA Dei. Aug. In Joan., Tr. 23.
  17. Illa auctoritas divina dicenda est, quæ non solum in siinsibilibus signis transcendit omnem humanam facultatem, sed et ipsum hominem agens, ostendit eti quo usque se propter ipsum depresserit, et non teneri sensibus quibus videntur illa miranda ; sed ad intellectum jubet evolare, simul demonstrans et quanta hic possit, et cur hæc faciat et quam parvi pendat. Aug., 2, De ord. 9.
  18. Et si cognovimus secundum carnem Christum, jam non secundum carnem novimus II. ad Cor.
  19. Tr. in Joan.27
  20. Conf., liv. 4. ch. 5.
  21. 1. Nolite putare quemquam hominem aliquid discere ab homine ; admonere possumus per strepitum vocls nostræ ; si non sit intus qui doceat, inanis fit strepitus noster. Aug. in Joan.
    Auditus per me factus, intellectus per quem ? Dixit aliquis et ad cor vestrum, sed non cum videtis. Si intellexistis fratres, dictum est et cordi vestro. Munus Dei est intelligentia. Aug. in Joan. Tr. 40.
  22. Voy. le livre de S. Aug. De Magistro. — Noli putare te ipsam esse lucem. Aug. in Psal. — Non a me mihi lumen existens, sed lumen non participas nisi IN TE. De verbis Domini, Ser. 8.
  23. Sicut audio, sic judico, et judicium meum justum est, quia non quæro voluntatem meam. Ep. Joan., ch. 5, 30.
  24. Qui hoc videre non potest, oret et agat ut posse mereatur nec ad hominem disputatorem pulset, ut quod non legit legat, sed ad Deum salvatorem ut quod non valet valeat Ep. 112, ch. 12.
    Supplexque illi qui lumen mentis accendit attendat, ut intelligat, Cont. Ep. fundam.
  25. Livre 6.
  26. Voy. les Éclaircissements.
  27. Voy. les Éclaircissements.
  28. Les géomètres n’aiment pas la vérité, mais la connaissance de la vérité, quoiqu’on le dise autrement.
  29. Voy. les Éclaircissements.
  30. S. Grégoire hom. 39, sur les Évangiles.
  31. Voy. les Éclaircissements.
  32. Deus ab initio constituit hominem et reliquit illum in manu consilii sui, adjecit mandata et præcepta sua, etc. Eccli. 15, 11.
  33. 1. Voy. les Éclaircissements.
  34. Journal des Savants du 12 nov. 1668.
  35. Le germe de l’œuf est une petite tache blanche qui est sur le jaune.— Voy. le liv. De formatione pulli ta oro M. Malpighi. — Voy. Miraculum naturœ de M. Swammerdam.
  36. Voy. la Dioptrique de M. Descartes.
  37. Voy. le chap. 9, vers la fin. et ma Réponse à M. Régís, ci-dessous.
  38. Voy. le chap. 3 de la deuxième partie du sixième livre.
  39. L’âme ne fait point tous les jugements que je lui attribue, ces jugements naturels ne sont que des sensations ; et je ne parle ainsi, qu’afin de mieux expliquer les choses. Yoy. l’art. 4 du ch. 7.
  40. Voy. les Eclaircissements sur ce ch. dans la Réponse à M. Régis.
  41. Voy. les Eclairc. sur ce ch. dans la Rép. à M. Régis.
  42. Voy. les Éclairc. — 2. Entr. sur la Métaph. — 3. Entr. n. 1, 2.
  43. Ce raisonnement confus, ou ce jugement naturel qui applique au corps ce que l’âme sent, n’est qu’une sensation composée. Voyez ce que j’ai dit auparavant des jugements naturels, et le premier ch. du troisième livre.
  44. J’explíquerai ci-dessous en quel sens les objets sont causes de nos sensations.
  45. Aug. Ep. 157.
  46. Voy. le ch. 7 de la seconde partie du troisième livre.
  47. Deuxième partie, ch. 7. Voy. aussi l’Éclairc. sur le même ch.
  48. Pour bien comprendre ceci il faut avoir lu ce que je dirai de la nature des idées dans le liv. 3. ou les deux prem. Entr. sur la métaph.
  49. Le papier noir brûle facilement, mais il faut une loupe plus grande ou plus convexe pour brûler du papier blanc.
  50. Ch. 10, art. 5.
  51. J’expliquera, dans le dernier livre, en quel sens les objets agissent sur le corps.
  52. Vinum luctator dolosus est.
  53. Numquid non ultra est sapientia in Theman. Jerem.. c. 19, V. 7.
  54. Lib. 4.
  55. Selon la première supposition.
  56. Selon la seconde supposition.
  57. Voy. encore l’ÉcIairc. sur le péché originel.
  58. S Paul aux Rom., ch. 6. 5, 12. 11, etc.
  59. S. Aug.
  60. Qui parcit virgœ, odit filium suum. Prov. 13, 24.
  61. Eccl, 2. 14.
  62. Clarus ob obscuram linguam. Lucrèce.
  63. Veritas filia temporis, non auctoritatis.
  64. Voy. le premier art. du ch. précédent.
  65. Scientia inflat. 2, Cor, 8, 1.
  66. Prælectiones 13, in principium Elementorum Euclidis.
  67. In-quarto.
  68. Le chancelier Bacon.
  69. Opusc. 9.
  70. Art. 17 de la Religion de l’Églíse anglicane.
  71. Œuvres morales. Comment on peut distinguer le flatteur de l’ami.
  72. Diodore de Sicile. Bibl. hist., l. 3.
  73. Voy. les Éclaircissements.
  74. Ch. 2 et 3 de Pallio.
  75. Multos etiam vidi postquam bene œstunssent ut cum assequerentur, nihil prœter sudorem et inanem animi fatigationem lucratos, ab ejus lectione discessisse. Sic qui scotinus haberi, viderique dignus qui hoc cognomentum haberet, voluit, adeo quod voluit à semetipso impetravit, et efficere id quod optabat valuít, ut liquido jurare ausim neminem ad hoc tempus extitisse, qui possit jurare hunc Iibellum a capite ad calcem usque totum à se non minus bene íntellectum quam lectum. Salm. in epist. ded. Comm. in Tert.
  76. Epicurus ait injurias tolerabiles esse sapienti ; nos, injurias non esse. C. 15.
  77. Sénèque, ch. 14 du même liv.
  78. Sapientiam hujus mundi stultitia est apud Deum. — Quod hominibus altrum est, abominatio est ante Deum. Luc. 16.
  79. In Philosophie parum diligens.
  80. Velles eum suo ingenio dixisse alieno judicio.
  81. Si aliqua contempsisset. etc, consensu potius erurditorum quam puerorum amore comprobaretur. Quintilien, l. 10, ch. I.
  82. Ch. dernier de la première partie de ce livre.
  83. Apoc. 19, 10.
  84. Conservus tuus sum, etc. ; Deum adora.
  85. Ch. 9, l. 3.
  86. Liv. 3, ch. 13.
  87. Liv. 2, ch. 10.
  88. Liv. 1, ch. 24.
  89. Liv. 2, ch. 17.
  90. Liv. 12, ch. 17.
  91. Liv. 2, ch. 12.
  92. Liv. 1, ch. 26.
  93. Liv. 1, ch. 12.
  94. Liv.2, ch 12.
  95. Par l’essence d’une chose j’entends ce que l’on conçoit de premier dans cette chose, duquel dépendent toutes les modifications que l’ou y remarque.
  96. 2. Seconde partie de l’Esprit pur, c. 7.
  97. S. Aug. liv. 6, De Musica. Descartes, dans son Homme, etc.
  98. L’Art de penser.
  99. Voyez les Entretiens sur la Méth. et sur la Religion.
  100. l. Liv. 5, De gener. anim., ch. 1.
  101. Liv. 6, dans la première partie de la Méthode.
  102. 1. Voy. le ch. 7 de la seconde partie de ce livre.
  103. Savoir, d’un amour naturel : car on peut haïr le plaisir d’une haine élective ou de choix.
  104. Parce que l’amour électif ne peut être long-temps sans se conformer à l’amour naturel.
  105. Cet article est en italiques, parce qu’on le peut passer et qu’il est difficile de l’entendre si l’on ne sait ce que je pense de l’âme et de la nature des idées.
  106. Si l’on veut savoir comment toutes ces impressions des objets visibles, quelque opposées, se peuvent communiquer sans s’affaiblir, on peut lire la Dioptrique de M. Descartes, et l’Éclaírcissement sur le quatrième ch. de la deuxième part. du sixiême liv., qui traite de la lumière et des couleurs. Ou le trouvera à la fin de ce liv.
  107. Tanto meliora esse judico quae oculis cerno, quanto pro sui natura vlciniora sunt tis quæ animo intelligo. Aug.
  108. Quis bene se inspiciens non expertus est tanto se aliquid intellexisse sincerius, quanto removere atque subducere intentionem mentis a corporis sensibus potuit ? Aug. De immort. animae, c. 10.
  109. 1. Voy. le ch. 3 de la deuxième part. de la Méthode et de l’Éclaire. sur ce même ch.
  110. Voy. Des vraies et fausses idées de M. Arnauld.
  111. Serm. 8, de verbis Domini..
  112. a et b Exode, 3, 14.
  113. 1. 2 ad Cor. 3, 5.
  114. Rom. 1, 17.
  115. Jac. 1, 17.
  116. Ps. 93, 10.
  117. Joann. 1, 11.
  118. 1. On trouvera cette preuve expliquée au long dans le liv. suiv. ch. II.
  119. I. In Journ., tract. 23.
  120. — 2. Liv. 1. ch. I.
  121. 1. Voy. la préface des Entr. sur la Met. et la Rép. aux vraies et fausses idées ch. 7 et 21.
  122. Liv 13. de Trium., ch. 15.
  123. Voy. les Éclairc. ; la Réponse au livre Des vraies et des fausses idées ; la première Lettre contre la défense opposée à cette Réponse ; les deux premiers Rais. sur la Mét. ; la Réponse à M. Régis, etc. Vous trouverez peut-être la mon sentiment plus clairement démontré.
  124. 1. Act. Apost., c. 17, 28.
  125. l. Humnnis mentibus nnlla interposita natura prœsidet, Aug. 'lib. De vers. relig. c. 55.
  126. 1. Voy. les Éclaircissements.
  127. 1. Si on reçoit cette définition du mot essence, tout le reste est absolument Modèle:Tiret2 ; si on ne la reçoit pas, ce n’est plus qu’une question de nom. de savoir en quoi consiste l'essence de la matière, ou plutôt cela ne peut entrer en question.
  128. I. P. Riccioli. vol. 2.
  129. Journal des Savants du 9 août 1666.
  130. Serm. 39, de natali Domini.
  131. Principes.
  132. Voy. les treizième et quatorzième Entr. sur la Mét.
  133. Aug. De magistro.
  134. Tim., cap. 6.
  135. Je m’explique plus clairement et plus au long dans le Traité de l’amour de Dieu, et dans la troisième Lettre au P. Lami ; car je ne parle ici des inclinations qu’en passant, et pour rapporter avec quelque ordre les causes de nos erreurs.
  136. 1. Aux Cor.
  137. Ch. 2.
  138. l. Voy. le ch. 7 de la deuxième partie du troisième liv., et l’Éclairc. sur ce chapitre.
  139. Oper. perf.
  140. Col. ch. 2, v. 22, 25.
  141. Voy. ci-dessous liv. 6, ch. 3 de la deuxième part. de la Méthode.
  142. 1. Voy, le ch. 5 du premier liv.
  143. l. Sen., ep., l2l.
  144. Avant le péché ce sentiment n’était point une peine, mais seulement un avertissement : parce que, comme j’ai déjà dit, Adam pouvait, lorsqu’il le voulait, arrêter le mouvement des esprits animaux qui causaient la douleur. Ainsi s’il sentait de la douleur. c’est qu’il le voulait bien ; ou plutôt il n’en sentait point, parce qu’il n’en voulait point sentir.
  145. Hebr. c. 4.
  146. Rom. c. 1.
  147. Act. 5, 41.
  148. S. Bern. De grad humilitatis.
  149. Joan. 5, 30.
  150. Joan. 19, 7.-
  151. Joan. 11, 48.
  152. II. Reg. 18, 5.
  153. Concíle d’Angl., par Spelman, l’an 1287.
  154. Joan. c. 11, 47.
  155. Joan. c. 24, 11.
  156. Act. c. 4.
  157. Act. c. 6.
  158. Livre 1.
  159. Livre 2.
  160. Livre 3.
  161. Livre 4.
  162. Livre 5.
  163. Voyez la figure suivante.
  164. Tierce majeure.
  165. Mus., livre 6, ch. 5.
  166. Voyez le trente-quatrième chapitre de S. Aug. De quantitate animœ.
  167. Amos, c. 3, 6.
  168. Il est clair que je parle ici des volontés pratiques, ou des volontés que Dieu a lorsqu’il prétend agir.
  169. Isaïe. 13. 21.
  170. M. Descartes croit que ces petites boules sont dures par elles-mêmes ; mais ce sont plutôt de petits tourbillons d’une matière fluide. Ainsi que je le dirai dans l’Éclaîrcirsement sur la matière et les couleurs. Mon dessein n’est ici que de donner quelque idée du système de M. Descartes.
  171. Par équateur, j’entends la ligne courbe la plu grande que la matière du tourbillon décrive.
  172. Art. 45 de la troisième partie de ses Principes.
  173. Chapitre 40.
  174. Modèle:Lang et Modèle:Lang font la même équivoque, fini et fin. Ce philosophe prouve ainsi qu’une ligne infinie n’est pas parfaite, à cause qu’elle n’est pas finie.
  175. Je parle selon le sentiment des péripatéticiens, ch. 3, liv. 3, De coelo.
  176. Liv. 2. ch. 2 et 3 du De gen. et corrupt.
  177. Chapitre 2.
  178. De gen. et corrupt., liv.2, ch. 2.
  179. Voyez le liv. 1, depuis le ch. 11 jusqu’au ch. 15.
  180. Liv. 2, ch. 3, De anima.
  181. Deuxième partie, ch. 7. n. 4.
  182. Voyez les deux premiers Entretiens sur la Métaphysique, et ci-dessus page 86.
  183. Liv. 4 De anína et ejus origine, c. 23, et liv. De quantitate animæ et ailleurs.
  184. Voyez les Principes de la Philosophie de Descartes, quatrième partie.
  185. Principes de Descartes. art. 55 de la seconde partie.
  186. Descartes, art. 41 de la même partie.
  187. Art. 63.
  188. Art. 31.
  189. Art. 46 et ceux qui suivent.
  190. J’imagine ici qu’il n’y ait que Dieu, moi, et une boule.
  191. Par un corps dans le vide j’entends un corps tellement séparé des autres tant durs que liquides, qu’il n’y en ait aucun qui aide, ni qui empêche la communication des mouvements.
  192. Principes de Descartes, seconde partie. art. 63.
  193. Art. 61.
  194. Art. 63.
  195. Art. 30.
  196. Voyez les Expériences de Magdebourg, d’Otton. de Guericke, liv. 3.
  197. A la fin de ses Principes.