De la sagesse/Livre II/Chapitre II

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LIVRE 2 CHAPITRE 2


universelle et pleine liberté de l’esprit tant en jugement qu’en volonté.

seconde disposition à la sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/27 L’autre disposition à la sagesse, qui suyt ceste premiere (qui nous a mis hors ceste captivité et confusion externe et interne, populaire et passionnée), c’est une pleine, entiere et genereuse liberté d’esprit, qui est double, sçavoir de jugement et de volonté. Pour la premiere du jugement, nous avons ja assez monstré que c’est foiblesse et sottise niaise de se laisser meiner comme buffles, croire et recepvoir toutes impressions ; que les ayant receuës, s’y opiniastrer, condamner le contraire, c’est folie, presomption ; persuader et induire autruy, c’est rage et injuste tyrannie. Maintenant nous disons et donnons pour une belle et des premieres leçons de sagesse, retenir en surseance son jugement, c’est-à-dire soustenir, contenir et arrester son esprit dedans les barrieres de la consideration et action d’examiner, juger, poiser toutes choses (c’est sa vraye vie, son exercice perpetuel), sans s’obliger ou s’engager à opinion aucune, sans resouldre ou determiner, ny se coiffer ou espouser aucune chose. Cecy ne touche poinct les veritez divines que la sagesse eternelle nous a revelées, qu’il faut recepvoir avec toute humilité et submission, croire et adorer tout simplement : ny aussi les actions externes et communes de la vie, l’observance des loix, coustumes, et ce qui est en usage ordinaire ; (…) : car en toutes ces choses il se faut accorder et accommoder avec le commun ; ne rien gaster ou remuer. Il en faut rendre compte à autruy ; mais les pensées, opinions, jugemens, sont toutes nostres et libres. Or, cecy est premierement se maintenir à soy et en liberté : (…). C’est garder modestie et recognoistre de bonne foy la condition humaine pleine d’ignorance, foiblesse, incertitude : (…). C’est aussi esviter plusieurs escueils et dangers, comme sont participer à plusieurs erreurs produictes par la fantasie humaine, et dont tout le monde est plein ; estre puis contrainct de se desmentir et desdire sa creance. Car combien de fois le temps nous a-il fait voir que nous nous estions trompez et mescomptez en nos pensées, et nous a forcez de changer d’opinion ! C’est aussi s’infrasquer en querelles, divisions, disputes ; offenser plusieurs partis : car prenons le plus fameux party et la plus receuë opinion qui soit, encore faudra-il attaquer et combattre plusieurs autres partis. Or, cette surseance de jugement nous met à l’abry de tous ces inconveniens. C’est aussi se tenir en repos et tranquillité loin des agitations et des vices qui viennent de l’impression, de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses. Car de là viennent l’orgueil, l’ambition, les desirs imm oderez, l’opiniastreté, presomption, amour de nouvelleté, rebellion, desobeissance. Et puis après c’est la doctrine et la practique de tous les sages, grands et habiles esprits, desquels la pluspart et les plus nobles ont faict expresse profession d’ignorer et doubter, disant qu’il n’y a rien en nature que le doubte, qu’il n’y a rien de certain que l’incertitude, que de toutes choses l’on peust egalement disputer, et cent pareilles. Les autres encore qu’ils ayent faict les dogmatistes et affirmatifs, c’est toutesfois de mines et de paroles seulement, pour monstrer jusques où alloit leur esprit au pourchas et en la queste de la verité, (…), donnant toutes choses non à autre ny plus fort tiltre que de probabilité et vraysemblance, et les traictant diversement tantost d’un visage et en un sens, tantost d’un autre, par demandes problematiquement, plustost enquerant qu’instruisant, et monstrant souvent qu’ils ne parlent pas acertes, mais par jeu et par exercice : (…). Et qui croira que Platon aye voulu donner sa republique et ses idées, Pythagoras ses nombres, Epicure ses atomes pour argent comptant ? Ils prenoient plaisir à promener leurs esprits en des inventions plaisantes et subtiles : (…). Quelquesfois aussi ils ont estudié à la difficulté, pour couvrir la vanité de leur subject, et occuper la curiosité des esprits. Les dogmatistes et affirmatifs, qui sont venus depuis, d’esprit pedantesque, presomptueux, hayssent et condamnent arrogamment ceste reigle de sagesse, aymant mieux un affirmatif testu et contraire à leur party, qu’un modeste et paisible qui doubte et surseoit son jugement, c’est-à-dire un fol qu’un sage : semblables aux femmes qui ayment mieux qu’on les contredise jusques à injures, que si par froideur et mespris l’on ne leur disoit rien ; par où elles pensent être desdaignées et condamnées. En quoy ils montrent leur iniquité. Car pourquoy ne sera-il loysible de doubter et considerer comme ambiguës les choses sans rien determiner, comme à eux d’affirmer ? Mais pourquoy ne sera-il permis de candidement confesser que l’on ignore, puis que en verité l’on ignore, et tenir en suspens ce de quoy ne sommes asseurez ? Voyci donc la premiere liberté d’esprit, surseance et arrest de jugement ; c’est la plus seure assiette et l’estat plus heureux de nostre esprit, qui par elle demeure droict, ferme, rassis, inflexible, sans bransle et agitation aucune : (…). C’est à peu près et en quelque sens l’ataraxie des pyrrhoniens, qu’ils appellent le souverain bien ; la neutralité et indifference des academiciens, de laquelle est germain ou procede, de rien ne s’estonner, ne rien admirer ; le souverain bien de Pythagoras ; la vraye magnanimité d’Aristote : (…). Or, le vray moyen d’obtenir et se maintenir en ceste belle liberté de jugement, et qui sera encore une autre belle leçon et disposition à la sagesse, c’est d’avoir un esprit universel, jettant sa veuë et consideration sur tout l’univers, et non l’asseoir en certain lieu, loy, coustume, et maniere de vie, mais (avec la modification susdicte, tant au croire qu’au faire) estre citoyen du monde, comme Socrates, et non d’une ville, embrassant par affection tout le genre humain. C’est sottise et foiblesse que de penser que l’on doibt croire et vivre par-tout comme en son village, en son pays, et que les accidens qui adviennent icy touchent et sont communs au reste du monde. Le sot, si l’on recite y avoir autres creances, coustumes, loix toutes contraires à celles qu’il void tenir et usiter, il les abomine et condamne promptement comme barbarie, ou bien il mescroit tels recits, tant il a l’ame asservie aux siennes municipales, qu’il estime estre les seules vrayes, naturelles, universelles. Chascun appelle barbarie ce qui n’est pas de son goust et usage, et semble que nous n’avons autre touche de la verité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Or, il se faut affranchir de ceste brutalité, et se faut presenter comme en un tableau ceste grande image de nostre mere nature en son entiere majesté, remarquer là dedans un royaume, un empire, et peust-estre ce monde (car c’est une grande et authentique opinion qu’il y en a plusieurs) comme le traict d’une poincte très delicate, et y lire une si generalle et constante varieté en toutes choses, tant d’humeurs, de jugemens, creances, coustumes, loix, tant de remuemens d’estats, changemens de fortune, tant de victoires et conquestes ensepvelies, tant de pompes, cours, grandeurs evanouyes : par là l’on apprend à se cognoistre, n’admirer rien, ne trouver rien nouveau ny estrange, s’affermir et resouldre par-tout. Pour acquerir et obtenir cest esprit universel, galant, libre et ouvert (car il est rare et difficile, et tous n’en sont capables non plus que de sagesse), plusieurs choses y servent : premierement ce qui a esté dict au livre premier de la grande varieté, difference et inequalité des hommes : ce qui se dira en cestuy-ci de la grande diversité des loix et coustumes qui sont au monde : puis ce que disent les anciens de l’aage, estats et changemens du monde. Les prestres aegyptiens dirent à Herodote que, depuis leur premier roy (dont y avoit plus d’onze mille ans, duquel et de tous les suyvans luy firent voir les effigies en statues tirées au vif), le soleil avoit changé quatre fois de route. Les chaldeens, du temps de Diodore, comme il dict, et Ciceron, tenoient registre de quatre cent mille tant d’ans. Platon dict que ceux de la ville de Saïs avoient des memoires par escrit de huict mille ans, et que la ville d’Athenes fut bastie mille ans avant ladicte ville de Saïs. Aristote, Pline et autres ont dict que Zoroaste vivoit six mille ans avant l’aage de Platon. Aucuns ont dict que le monde est de toute eternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes : d’autres et les plus nobles philosophes ont tenu le monde pour un dieu, faict par un autre dieu plus grand ; ou bien, comme Platon asseure et autres, et y a très grande apparence en ses mouvemens, que c’est un animal composé de corps et d’esprit, lequel esprit logeant en son centre s’espand par nombres de musique en sa circonference, et ses pieces aussi, le ciel, les estoiles composées de corps et d’ame, mortelles à cause de leur composition, immortelles par la determination du createur. Platon dict que le monde change de visage en tous sens : que le ciel, les estoiles, le soleil, changent et renversent par fois leur mouvement, tellement que le devant vient derriere ; l’orient se faict occident. Et, selon l’opinion ancienne fort authentique, et des plus fameux esprits, digne de la grandeur de Dieu, et bien fondée en raison, il y a plusieurs mondes, d’autant qu’il n’y a rien un, et seul en ce monde : toutes especes sont multipliées en nombre ; par où semble n’estre pas vray-semblable que Dieu aye faict ce seul ouvrage sans compagnon, et que tout soit epuisé en cest individu. Que l’on considere aussi ce que la descouverte du monde nouveau, Indes orientales et occidentales, nous a apprins : car nous voyons premierement que tous les anciens se sont mescomptez, pensant avoir trouvé la mesure de la terre habitable, et comprins toute la cosmographie, sauf quelques isles escartées, mescroyant les antipodes : car voylà un monde à peu près comme le nostre, tout en terre ferme, habité, peuplé, policé, distingué par royaumes et empires, garny de villes qui surpassent en beauté, grandeur, opulence, toutes celles qui sont en Asie, Afrique, Europe, il y a plusieurs milliers d’années. Et qui doubte que d’icy à quelque temps il ne s’en descouvre encore d’autres ? Si Ptolomée et les anciens se sont trompez autrefois, pourquoy ne se peust tromper encore celuy qui diroit que maintenant tout est descouvert et trouvé ? Je m’en voudrois bien fier en luy ! Secondement nous trouvons qu’en ces nouvelles terres presque toutes les choses que nous estimons icy tant, et les tenons-nous avoir esté premierement revelées et envoyées du ciel, estoient en creance et observance commune plusieurs mille ans auparavant qu’en eussions ouy les premieres nouvelles, soit au faict de religion ; comme la creance d’un seul premier homme pere de tous, du deluge universel, d’un dieu qui vesquit autrefois en homme vierge et sainct, du jour du jugement, du purgatoire, resurrection des morts, observation des jeusnes, caresme, coelibat des prestres, ornemens d’eglise, surpelis, mitre, eaue benicte, adoration de la croix, circoncision pareille à la juifve et mahumetane, et contre-circoncision, par laquelle ils tiennent soigneusement et religieusement couvert le bout de leur membre, etirant la peau avec des cordons, affin qu’il ne voye et ne sente l’air. 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Par tous ces discours nous tirons aisement ces conclusions : que ce grand corps que nous appellons le monde, n’est pas ce que nous pensons et jugeons ; que ny en son tout, ny en ses parties, il n’est pas tousiours mesme, ains en perpetuel flux et reflux ; qu’il n’y a rien dict, tenu, creu, en un temps et lieu, qui ne soit pareillement dict, tenu, creu, et aussi contredict, reprouvé, condamné ailleurs, estant l’esprit humain capable de toutes choses, roulant tousiours ainsi le monde, tantost le mesme, tantost divers ; que toutes choses sont enfermées et comprinses dedans ce cours et revolution de nature, subject à la naissance, changement, fin, à la mutation des temps, lieux, climats, ciels, airs, terroirs. Et de ces conclusions nous apprendrons à n’espouser rien, ne jurer à rien, n’admirer rien, ne se troubler de rien : mais quoy qu’il advienne, que l’on crie, tempeste, se resouldre à ce poinct, que c’est le cours du monde, c’est nature qui faict des siennes ; mais pourvoir, par prudence, qu’aucune chose ne nous blesse par nostre foiblesse et lascheté. C’est assez dict de cecy, de l’esprit universel et liberté du jugement. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/67 L’autre liberté, qui est de volonté, doibt estre encore en plus grande recommandation au sage. Nous ne parlons pas icy du liberal arbitre de l’homme à la façon des theologiens ; nous disons que l’homme sage, pour se maintenir en repos et liberté, doibt mesnager sa volonté et ses affections, en ne se donnant et affectionnant qu’ à bien peu de choses, et icelles justes (aussi les justes sont en petit nombre, si l’on juge bien), et encore sans violence et aspreté. Il vient icy à combattre deux opinions populaires et plausibles au monde : l’une enseigne d’estre prompt et volontaire au service d’autruy, s’oublier pour le prochain, et principalement pour le public, au prix duquel le particulier ne vient poinct en consideration : l’autre s’y porter courageusement avec agitation, zele, affection. Qui ne faict le premier, est accusé de n’avoir aucune charité : qui ne faict le second, est suspect d’estre froid, et n’avoir le zele ou la suffisance qu’il faut, et n’estre amy. On a voulu faire valoir ces deux opinions outre raison et mesure : et n’y a rien que l’on n’aye dict là-dessus ; car les chefs souvent preschent les choses selon qu’elles servent, et non selon qu’elles sont : et souvent les opinions les plus vrayes ne sont pas les plus commodes. Et puis voyant que nous ne tenons que trop à nous, et d’une attache trop naturelle, ils nous en veulent distraire et tirer au loin, comme pour redresser un bois courbé on le recourbe au rebours. Mais ces opinions mal entendues et mal prinses, comme elles sont de plusieurs, apportent de l’injustice, du trouble, de la peine, et du mal beaucoup, comme l’on peust voir en ceux qui mordent à tous, se donnent à louage et s’asservissent à autruy ; non seulement ils se laissent emporter et saisir, mais encore ils s’ingerent à tout, autant à ce qui ne les touche comme à ce qui les touche, aux petites comme aux grandes, et souvent non pour autre chose que pour s’embesongner et s’agiter, (…), et ne pouvoir se tenir ny arrester, comme s’ils n’avoient rien à faire chez et au-dedans d’eux, et qu’ à faute d’affaires internes, essentiels, propres et domestiques, ils en cherchent ou prennent d’estrangers : ils sont bien mesnagers ou avares de leur bourse, mais prodigues de leur ame, vie, temps, affection et volonté, desquelles seules choses la mesnagerie est utile et loüable ; et s’adonnant à quelque chose, c’est avec telle passion et violence qu’ils ne sont du tout plus à eux-mesmes, s’engagent et s’enfoncent du tout. Les grands demandent de telles gens qui se passionnent et qui se tuent pour eux, et usent de promesses et grands artifices pour les y faire venir, et trouvent tousiours des fols qui les en croyent ; mais les sages s’en gardent bien. Cecy est premierement injuste, trouble entierement l’estat, et chasse le repos et la liberté de l’esprit. C’est ne sçavoir ce qu’un chascun de nous se doibt, et de combien d’offices un chascun est obligé à soy-mesme. En voulant estre officieux et serviables à autruy, ils sont importuns et injustes à eux-mesmes. Nous avons tous assez d’affaires chez et au dedans de nous, sans s’aller perdre au dehors et se donner à tous : il se faut tenir à soy-mesme. Qui oublie à honnestement, et sainement, et gayement vivre, pour en servir autruy, est mal advisé, et prend un mauvais et desnaturé party. Il ne faut espouser et s’affectionner qu’ à peu de choses, et icelles justes. Secondement ceste aspre intention et passionnée affection trouble tout, et empesche la conduicte de l’affaire auquel on s’adonne si fort ; comme en la precipitation la trop grande hastiveté se donne mesme la jambe, s’entrave et s’arreste : (…). Aussi estant enyvré de ceste intention violente, on s’embarrasse, on s’enferre, on se jette à l’indiscretion, à l’injustice ; on apporte de l’aigreur et du soupçon aux autres, de l’impatience aux evenemens contraires ou tardifs, et qui ne sont à souhait : (…). Cela se void non seulement aux affaires serieux, mais encore vains et frivoles, comme au jeu, où celuy qui est saisi et transporté d’une si ardente soif de gaigner, se trouble et perd. Celuy qui va moderement est tousiours chez soy ; sans se picquer, conduict son faict et plus advantageusement, et plus seurement, et plus gayement : il feinct, il ploye, il differe tout à son aise selon le besoin : s’il faut d’attaincte, c’est sans tourment et affliction, prest et entier pour une autre nouvelle charge ; marche tousiours la bride à la main : festinat lente . Tiercement ceste violente et tant aspre affection infecte et corrompt mesme le jugement ; car suyvant un party et desirant son advantage, ils forcenent s’il en vient au rebours, luy attribuent des faulses loüanges et qualitez, et au party contraire faulses accusations, interpretent tous prognostics et evenemens à leur poste, et les font servir à leur dessein. Faut-il que tous ceux du party contraire et malade soyent aussi meschans, et que tous vices leur conviennent : voire et encore ceux qui en disent et remarquent quelque bien soyent suspects estre de leur party ? Ne peust-il pas estre qu’un honneste homme, au reste, au moins en quelque chose, se trouve embarqué et suyve un mauvais party ? Que la passion force la volonté, mais qu’elle emporte encore le jugement et luy fasse faire le sot, c’est trop ; c’est la piece souveraine et derniere qui doibt tousiours maintenir son authorité, et faut candidement et de bonne foy recognoistre le bien qui est aux adversaires, et le mal qui est en ceux que l’on suyt. Hors le nœud du debat et le fonds, il faut garder equanimité et indifference, et n’allonger poinct sa cholere au-delà des affaires. Voylà les maux que nous apporte ceste trop grande affection à quelque chose que ce soit : par-tout, voire à estre bon et sage, il y peust avoir du trop. Mais pour tenir reigle en cecy, il se faut souvenir que la principale et plus legitime charge que nous avons, c’est à chascun sa conduicte. C’est pourquoy nous sommes icy, nous debvons nous maintenir en tranquillité et liberté. Et pour ce faire, le souverain remede est de se prester à autruy et ne se donner qu’ à soy, prendre les affaires en main non à cœur, s’en charger et non se les incorporer, soigner et non passionner, ne s’attacher et mordre qu’ à bien peu, et se tenir tousiours à soy. Ce conseil ne condamne poinct les offices deubs au public, à ses amys, à son prochain, tant s’en faut ; l’homme sage doibt estre officieux et charitable, appliquer à soy l’usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, doibt contribuer à la societé publicque les offices et debvoirs qui le touchent : (…). Mais j’y requiers moderation et discretion double : l’une, de ne se prendre pas à tout ce qui se presente, mais à ce qui est juste et necessaire, et cela ne va pas beaucoup loin ; l’autre, que ce soit sans violence et sans trouble. Il faut defirer peu, et ce peu moderement, s’embesongner peu et tranquillement ; et, aux charges que l’on prend, apporter les pas, les paroles, l’attention, la sueur, les moyens, et au besoin le sang et la vie, mais sans vexation et passion, se tenant tousiours à soy, en santé et repos. L’on vient bien et faict-on bien son effect sans ceste ardeur et ceste tant grande contention de volonté. Et se trompent fort ceux qui pensent que l’affaire ne se faict pas bien, et n’y a poinct d’affection, s’il n’y a du bruict, de la tempeste, de l’esclat ; car au rebours cela empesche et trouble la bonne conduicte, comme a esté dict. ô combien de gens se hasardent tous les jours aux guerres, dont il ne leur chaut, et se pressent aux dangers des batailles, desquelles la perte ne leur trouble aucunement le dormir, et c’est pour ne faillir à leur debvoir ! Et à leur debvoir ! et en voylà un en sa maison qui n’oseroit avoir regardé le danger, qui se passionne de l’issue de cette guerre, et en a l’ame plus travaillée, que le soldat qui y employe sa vie, son sang.

Au reste il faut bien sçavoir distinguer et separer nous-mesmes d’avec nos charges publiques ; un chascun de nous joue deux roolles et deux personnages, l’un estranger et apparent, l’autre propre et essentiel. Il faut discerner la peau de la chemise : l’habile homme fera bien sa charge, et ne laissera pas de bien juger la sottise, le vice, la fourbe, qui y est. Il l’exercera, car elle est en usage en son pays, elle est utile au public, et peust-estre à soy, le monde vit ainsi, il ne faut rien gaster. Il se faut servir et se prevaloir du monde tel qu’on le trouve ; cependant le considerer connue chose estrangere de soy, sçavoir bien de soy jouir à part, et se communiquer à un sien bien confident, au pis aller à soy-mesme[1].

  1. Les idées et quelques parties des phrases de tout ce paragraphe, sont prises dans Montaigne, L. III, chap. x. On y lit, par exemple : « un honneste homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser l’exercice ; c’est l’usage de son pays, et il y a du proufit ». etc.