De la sagesse/Livre III/Chapitre VI

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de la justice et debvoir de l’homme à soy-mesme.

cecy est assez comprins en tout cest œuvre ; au premier livre, qui enseigne à se cognoistre et toute l’humaine condition ; au second, qui enseigne à estre sage, et en donne les advis et les reigles ; et au reste de ce livre, specialement ez vertus de force et temperance : toutesfois comme en un sommaire je mettray icy quelques advis plus exprès et formels. Le premier et fondamental advis est de se resouldre à ne vivre poinct par acquit, à l’incertain et à l’adventure, comme font presque tous, qui semblent se mocquer et ne vivre pas à bon escient, ne traictent et ne conduisent poinct leur vie serieusement, attentifvement, vivent du jour à l’autre, comme il adviendra. Ils ne goustent, ne possedent ny ne jouyssent de la vie ; mais ils s’en servent pour faire d’autres choses. Leurs desseins et occupations troublent souvent et nuisent plus à la vie qu’ils n’y servent. Ces gens icy font tout à bon escient, sauf de vivre. Toutes leurs actions et les petites pieces de la vie leur sont serieuses : mais tout le corps entier de la vie n’est qu’en passant et comme sans y penser ; c’est un presupposé, à quoy ne faut plus penser. Ce qui n’est qu’accident leur est principal, et le principal ne leur est qu’accessoire. Ils s’affectionnent et se roidissent à toutes choses, les uns à amasser sciences, honneurs, dignitez, richesses ; les autres à prendre leurs plaisirs, chasser, jouer, passer le temps ; les autres à des speculations, fantasies, inventions ; les autres à manier et traicter affaires ; les autres à autres choses : mais à vivre ils n’y pensent pas. Ils vivent comme insensiblement, estant bandez et pensifs à autres choses. La vie leur est comme un terme et un delay pour l’employer à d’autres choses. Or tout cecy est très injuste, c’est un malheur et trahison à soy-mesme ; c’est bien perdre sa vie, et aller contre ce qu’un chascun se doibt, qui est de vivre serieusement, attentifvement et joyeusement, (…), affin de bien vivre et bien mourir : c’est la tasche d’un chascun. Il faut meiner et conduire sa vie à la façon d’un grand affaire de poids et de consequence, et comme un prix faict, duquel il faut rendre compte exactement et par le menu. C’est nostre grand affaire ; aussi tout le reste n’est que baboyes, choses accessoires et superficiaires. Il y en a qui deliberent bien de ce faire, mais c’est quand il ne leur faut plus vivre ; ressemblent à ceux qui attendent à vendre et achepter jusqu’après que la foire est passée, et puis font des sottes et vaines plainctes. Ne me sera-il jamais loysible de faire ma retraicte, et de vivre à moy ? (…). Voylà pourquoy les sages crient de bien mesnager le temps, tempori parce, que nous n’avons besoin de chose tant que du temps, disoit Zenon : car la vie est courte, et l’art est long ; non l’art de guarir, mais plustost de vivre, qui est la sagesse. à ce premier et capital advis servent les suyvans. 2 apprendre à demeurer, se delecter et contenter seul, voire se passer de tout le monde, si besoin est ; la plus grande chose est de sçavoir estre à soy, la vertu se contente de soy ; gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostre aise ; apprenons à nous passer et nous desprendre de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy, et que nostre contentement despende de nous, sans chercher, ny aussi desdaigner ou refuser les compagnies, voire gayement y aller et s’y trouver, si le besoin nostre ou d’autruy le requiert ; mais ne nous y accoquiner, et y establir nostre plaisir, comme aucuns qui sont comme demy-perdus estant seuls. Il faut avoir au dedans soy de quoy s’entretenir et contenter, (…). Qui a gaigné ce poinct, se plaist par-tout, et en toutes choses. Il faut bien faire la mine conforme à la compagnie et à l’affaire qui se presente et se traicte, et s’accommoder à autruy ; triste, si besoin est, mais au dedans se tenir tousiours mesme. Cecy est la meditation et consideration, qui est l’aliment et la vie de l’esprit, (…). Or, par le benefice de nature, il n’y a occupation que nous fassions plus souvent, plus long-temps, qui soit plus facile, plus naturelle et plus nostre, que mediter et entretenir ses pensées. Mais elle n’est pas à tous de mesme, ains bien diverse, selon que les esprits sont : aux uns elle est foible, aux autres forte ; aux uns c’est fetardise, oysiveté languissante, vacance et disette de toute autre besongne ; mais les grands en font leur principale vacation et plus serieux estude, dont ils ne sont jamais plus embesongnez ny moins seuls (comme il est dict de Scipion) que quand ils sont seuls et sejournent d’affaires, à l’imitation de Dieu, qui vit et se paist d’eternelle pensée. C’est la besongne des dieux (dict Aristote) de laquelle naist leur beatitude et la nostre. Or ceste solitaire occupation, et cest entretien joyeux, ne doibt poinct estre en vanité, moins en chose vicieuse, mais en l’estude et cognoissance profonde, et puis diligente culture de soy-mesme : c’est le prix faict, le principal, premier et plus plein ouvrage de chascun. Il faut tousiours se guetter, taster, sonder, jamais ne s’abandonner, estre tousiours chez soy, se tenir à soy : et trouvant que plusieurs choses ne vont pas bien, soit par vice et deffaut de nature, ou contagion d’autruy, ou accident survenu, qui nous trouble, faut tout doucement les corriger et y pourvoir. Il faut s’arraisonner soy-mesme, se redresser et remettre courageusement, non pas se laisser aller et couler par desdain et nonchalance. Il faut aussi, en esvitant toute faineantise et fetardise, qui ne faict qu’enrouiller et gaster et l’esprit et le corps, se tenir tousiours en haleine, en exercice et en office : non toutesfois trop tendu, violent et penible, mais sur-tout honneste, vertueux et serieux ; et plustost, pour ce faire, se tailler de la besongne, et se proposer des desseins pour s’y occuper joyeusement, conferant avec les honnestes hommes et les bons livres, dispensant bien son temps, et reiglant ses heures, et non vivre tumultuairement et à l’hazard. Mesnager bien et faire son profict de toutes choses qui se presentent, se font, se disent, s’en faire leçon, se les appliquer sans en faire bruict ny semblant. Et pour plus particulariser, nous sçavons que le debvoir de l’homme envers soy est en trois, comme il a trois parties, à reigler et conduire l’esprit, le corps et les biens. Pour l’esprit (le premier et principal auquel appartiennent premierement et par preciput les advis generaux que nous venons de dire), nous sçavons que tous ses mouvemens reviennent à deux, penser et desirer ; l’entendement et la volonté, ausquels respondent la science et la vertu, les deux ornemens de l’esprit. Quant au premier, qui est l’entendement, il le faut preserver de deux choses aucunement contraires et extremes, sçavoir sottise et folie, c’est-à-dire de vanitez et niaiseries d’une part, c’est l’abastardir et le perdre ; il n’a pas esté faict pour niaiser, (…) : et d’opinions fantasques, absurdes et extravagantes, d’autre c’est le sallir et vilaner. Il le faut paistre et entretenir des choses utiles et serieuses, le teindre et abreuver des opinions saines, douces, naturelles ; et ne faut pas tant estudier à l’elever et guinder, à le tendre et roidir, comme à le reigler, ordonner et policer ; l’ordre et la pertinence c’est l’effect de sagesse, et qui donne prix à l’ame : et sur-tout se garder de presomption, opiniastreté ; vices familiers à ceux qui ont quelque gaillardise et vigueur d’esprit : plustost se tenir au doubte en suspens, principalement ez choses qui reçoivent oppositions et raisons de toutes parts, mal-aisées à cuire et digerer : c’est une belle chose que sçavoir bien ignorer et doubter, et la plus seure, de laquelle ont faict profession les plus nobles philosophes, voire c’est le principal effect et fruict de la science. Pour le regard de la volonté, il faut en toutes choses se reigler et soubsmettre à la droicte raison, qui est l’office de vertu, non à l’opinion volage, inconstante, faulse ordinairement, moins encore à la passion. Ce sont les trois qui remuent et regentent nos ames. Mais voyci la difference ; le sage se reigle et se range à ce qui est selon nature et raison, regarde au debvoir, tient pour apocryphe et suspect ce qui est de l’opinion, condamne tout à faict ce qui est de la passion, et pour ce vit-il en paix, chemine tout doucement en toutes choses, n’est poinct subject à se repentir, se desdire, changer ; car quoy qu’il advienne, il ne pouvoit mieux faire ny choisir ; et puis il ne s’eschauffe poinct, car la raison va tout doux. Le fol qui se laisse meiner à ces deux ne faict qu’extravaguer, se gendarmer ; jamais ne repose. Il est tousiours à se radviser, changer, rabbiller, repentir, et jamais n’est content ; aussi n’appartient-il qu’au sage de l’estre, et qu’ à la raison et à la vertu de nous faire et rendre tels : (…). L’homme de bien se doibt regenter, respecter et craindre sa raison et sa conscience, qui est son bon genie, si qu’il ne puisse sans honte broncher en leur presence : (…). Quant au corps, l’on luy doibt assistance et conduicte. C’est folie de vouloir sequestrer et desprendre ces deux parties principales l’une de l’autre ; au rebours il les faut rallier et rejoindre. La nature nous a donné le corps comme instrument necessaire à la vie : il faut que l’esprit, comme le principal, prenne la tutele du corps. Il ne le doibt pas servir ; ce seroit la plus vile, injuste, honteuse et onereuse servitude de toutes ; mais l’assister, le conseiller, et luy estre comme mary. Il luy doibt donc du soin, et non du service ; il le doibt traicter comme seigneur, non comme tyran ; le nourrir, non l’engraisser, luy monstrant qu’il ne vit pas pour luy, mais qu’il ne peust vivre icy bas sans luy. C’est addresse à l’ouvrier de sçavoir bien user et se servir de ses outils : aussi est-ce un grand advantage à l’homme de se sçavoir bien servir de son corps, et le rendre instrument propre à exercer la vertu. Au reste, le corps se conserve en bon estat par nourriture moderée et exercice bien reiglé. Comment l’esprit doibt avoir part et luy faire compagnie aux plaisirs, il a esté dict cy-dessus, et sera encore dict en la vertu de temperance. Quant aux biens et au debvoir d’un chascun en cest endroict, il y a plusieurs et divers offices : sont sciences differentes qu’amasser des biens, conserver, mesnager, emploitter et leur donner tour. Tel est sçavant en l’un, qui n’entend rien en l’autre, ny n’y est propre. L’acquisition a plus de parties que toutes les autres. L’emploitte est plus glorieuse et ambitieuse. La conservation et la garde, qui est propre à la femme, est sombre. Ce sont deux extremitez pareillement vicieuses ; aymer et affectionner les richesses, les hayr et rejetter. J’entends richesses ce qui est outre et par dessus la necessité et la suffisance. Le sage ne fera ny l’un ny l’autre, selon le souhait et priere de Salomon, ny richesse ny poureté ; mais les tiendra en leur rang, les estimant ce qu’elles sont, chose de soy indifferente, matiere de bien et de mal, utiles à beaucoup de bonnes choses. Les maux et miseres, qui sont à l’affectionner et à hayr les biens, ont esté dicts cy-dessus : voyci maintenant la reigle en la mediocrité, qui est en cinq mots. 1 les vouloir, mais ne les aymer poinct : sapiens non amat divitias, sed mavult . Tout ainsi que l’homme petit et foible de corps voudroit bien estre plus haut et plus robuste, mais c’est sans s’en soucier et sans s’en donner peine ; cherchant sans passion ce que la nature desire, la fortune ne nous en sçauroit priver. 2 encore beaucoup moins les chercher aux despens et dommage d’autruy, ou par arts et moyens lasches et sordides, affin que personne ne nous les pleure, plaigne ou envie, s’il n’est malicieux. 3 advenans et entrans par la porte honneste de devant, ne les rebuter, ains gayement les accepter et recepvoir en sa maison, non en son cœur ; en sa passion, non en son amour, comme n’en estant dignes. 4 les ayant, les employer honnestement et discrettement en bien meritant d’autruy, affin que pour le moins soit autant honneste leur sortie que leur entrée. 5 s’en allant d’elles-mesmes, se desrobant et se perdant, ne s’en contrister, ne s’en allant rien du nostre : si divitiae effluxerint, non auferent nisi semetipsas . Bref, celuy ne merite estre accepté de Dieu, et est indigne de son amour et de profession de vertu, qui faict cas des biens de ce monde. (…). de la justice et debvoir de l’homme envers l’homme.

advertissement. Ce debvoir est grand, et a plusieurs parties. Nous en ferons du premier coup deux grandes : en la premiere nous mettrons les debvoirs generaux, simples et communs, requis de tous et un chascun, envers tous et un chascun, soyent de cœur, de parole et de faict, qui sont amitié, foy, verité et admonition libre, bienfaict, humanité, liberalité, recognoissance ; en la seconde seront les debvoirs speciaux requis par une speciale et expresse raison et obligation, entre certaines et certaines personnes, comme entre les mariez, parens et enfans, maistres et serviteurs, princes et subjects, magistrats, les grands et puissans, et les petits.