De la sagesse/Livre III/Chapitre XXXIV

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contre la vengeance.

contre ceste cruelle passion, il faut premierement se souvenir qu’il n’y a rien de si honorable que de sçavoir pardonner. Un chascun peust poursuyvre la raison et la justice du tort qu’il a receu ; mais donner grace et remission, il n’appartient qu’au prince souverain. Si donc tu veux estre roy de toy mesme, et faire acte royal, pardonne librement, et use de grace envers celuy qui t’a offensé. Secondement, qu’il n’y a rien de si grand et victorieux que la dureté et insensibilité courageuse aux injures, par laquelle elles retournent et rejaillissent entieres aux injurians, comme les coups roides assenez aux choses très dures et solides, qui ne font autre chose que blesser et estourdir la main et le bras du frappeur : mediter vengeance est se confesser blessé ; se plaindre c’est se dire atteinct et inferieur. (…). L’on objecte qu’il est dur, grief et honteux de souffrir une offense ; je l’accorde, et suis d’advis de ne souffrir, ains de vaincre et demeure r maistre, mais d’une belle et honorable façon, en la desdaignant et celuy qui l’a faict, et encore plus en bien faisant : en tous les deux Caesar estoit excellent. C’est une glorieuse victoire de vaincre et faire bouquer l’ennemy par bienfaicts, et d’ennemy le rendre amy. Et que la grandeur de l’injure ne nous retienne poinct : au contraire estimons que plus elle est grande, plus est-elle digne d’estre pardonnée, et que plus la vengeance en seroit juste, plus la clemence en est loüable. Et puis ce n’est raison d’estre juge et partie, comme l’on veust la vengeance : il s’en faut remettre au tiers ; il faut pour le moins en avoir conseil de ses amis et des sages, et ne s’en croire pas soy-mesme. Jupiter peust bien seul darder les foudres favorables et de bon augure ; mais quand il est question de lancer les nuisibles et vengeurs, il ne le peust faire sans le conseil et assistance de douze dieux. C’est grand cas que le plus grand des dieux, qui peust de luy-mesme bien faire à tout le monde, ne peust nuire à personne qu’après une solemnelle deliberation. La sagesse de Jupiter crainct mesme de faillir, quand il est question de se venger ; il luy faut du conseil qui le retienne. Il faut donc nous former une moderation d’esprit : c’est la vertu de clemence, qui est une douceur et gratieuseté qui tempere, retient et reprime tous les mouvemens. Elle nous munira de patience, nous persuadera que nous ne pouvons estre offensez que de nous-mesmes ; que des injures d’autruy, il n’en demeurera en nous que ce que nous en voudrons retenir. Elle nous conciliera l’amitié de tout le monde, nous apportera une modestie et bienseance agreable à tous.