De la ville au moulin/1

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 5-20).
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I


Pour la seconde fois, j’ouvris les yeux sans reconnaître l’endroit où je me trouvais couchée.

Où donc était notre chambre d’enfant, avec sa fenêtre grillagée, ses murs tapissés de papier à grosses fleurs, et sa cheminée tout encombrée de photographies ?

Ici c’était une longue salle aux murs blancs, où s’alignaient deux rangées de petits lits et où s’ouvraient de hautes et larges fenêtres laissant voir de grands carrés de ciel bleu.

J’abaissai de nouveau les paupières, espérant que tout cela disparaîtrait et que j’allais me retrouver chez mes parents, dans la pièce un peu sombre où étaient les lits de mes frères et sœurs, et dans tous les coins, entassés pêle-mêle, des jouets de toutes sortes et de toute couleur.

Pour m’assurer que j’étais bien éveillée, je cherchai à reconnaître les bruits. Il ne s’en faisait guère. Seul, un peu en arrière de moi, un homme parlait à voix basse, et malgré toute mon attention, il me fut impossible de distinguer la moindre de ses paroles. Je comprenais pourtant, à la façon dont il appuyait sur les mots qu’il donnait des indications précises, et faisait des recommandations très importantes.

Lorsqu’il se tut, une autre voix se fit entendre. Celle-là ! je la reconnus aussitôt quoiqu’elle fût plus assourdie encore. C’était mon cher papa qui parlait, et dans ma joie de le savoir là, je fis un brusque mouvement pour me tourner vers lui, mais au même instant, je ressentis dans la hanche une douleur qui m’arracha un cri aigu et m’obligea de rester immobile.

La souffrance qui réveillait si brutalement mon corps réveillait avec la même brutalité ma mémoire. Toute la clarté de la salle sembla entrer d’un coup dans mon cerveau pour mieux éclairer l’épouvantable scène qui avait eu lieu chez nous quelques heures plus tôt. Je revis mon père les deux poings levés, et ma mère dressée en face de lui comme la plus méchante des femmes. Je revis mon frère, le doux Firmin, pâle et comme pétrifié, tendant vers eux ses mains frêles. Je revis Angèle, ma sœur, agenouillée et demandant du secours à Dieu, et j’entendis les cris terrifiés de Nicole et Nicolas, les deux jumeaux. Puis je me revis moi-même lancée entre mes parents pour les séparer, et je crus sentir de nouveau le choc qui m’avait jetée à terre ainsi que le poids énorme de deux créatures en furie que ma chute avait entraînées et qui s’étaient abattues ensemble sur moi.

De ce qui s’était passé ensuite je ne savais rien. Je me souvenais seulement des cahots du fiacre qui m’avait amenée à l’hôpital, et de la question directe du médecin au vieux cocher : « C’est votre voiture qui lui a passé sur le corps ? »

Le même médecin, penché à présent sur moi me demandait :

— Souffrez-vous beaucoup, mon enfant ?

Je ne répondis pas. J’écoutais le pas glissé de deux personnes qui cherchaient à s’éloigner sans bruit. J’étais sûre que c’étaient mon père et ma mère qui s’en allaient ainsi, et malgré la douleur de ma hanche, je voulus me dresser pour les appeler, mais le médecin appuya des deux mains sur ma poitrine, en disant :

— Il ne faut pas bouger, surtout.

Penché sur moi, il me cachait une partie de la salle, mais dans l’ouverture que formait l’un de ses bras, je voyais mes parents gagner la sortie.

Oh ! comme ils avaient l’air malheureux ! Ma mère si légère d’habitude, marchait presque lourdement, et mon père la suivait, tête basse, et son chapeau à la main comme à un enterrement.

J’en ressentis un immense chagrin. Et tandis que le médecin continuait à s’informer de ma souffrance, des larmes se pressèrent en foule sous mes paupières, et malgré moi, jaillirent avec force.

Les jours suivants, la douleur de mon corps devint si vive que je n’apportai d’attention à rien d’autre qu’à elle. La présence même de mes parents me laissait indifférente. Je souffrais. Je souffrais atrocement et sans répit, et mon immobilité parfaite n’avait pas un seul instant raison de cette souffrance. Pendant la nuit, je la sentais à travers une somnolence insupportable, et dont j’essayais de sortir par des soubresauts violents qui augmentaient mon mal. C’était alors l’affreux rêve qui arrivait. Un homme, toujours le même, levait sur moi un marteau, et cherchait à me briser la hanche en la frappant à grands coups. L’infirmière effrayée des cris sourds que je poussais venait me parler en mettant sa main sur mon front, et je m’efforçais moi-même de chasser la somnolence et son rêve.

Cet état dura une semaine qui me parut plus longue que tout mon temps déjà vécu. Puis, l’homme au marteau céda sa place à un tombereau plein de pierres dont une roue m’écrasait la hanche, mais de temps à autre, je réussissais, pour une minute, à soulever le lourd tombereau, et cette minute sans souffrance m’était plus précieuse que la clarté du soleil.

L’apaisement se décida pourtant à venir. Mon mal qui continuait à veiller pendant la nuit s’endormait parfois durant le jour. Dans ces moments-là, il me venait un grand désir de remuer, car je pensais à la maison, où malgré mes quatorze ans seulement j’étais si nécessaire.

Qui donc prenait soin des jumeaux en mon absence ? Ce n’était pas ma mère occupée au dehors ainsi que mon père. Ni Angèle, qui préparait sa première communion. Pas davantage Firmin qui ne savait que jouer. Et je n’avais guère confiance en la femme de ménage, vieille et toujours lasse. Et puis, qui donc à part moi pouvait faire obéir l’espiègle Nicole et le turbulent Nicolas ? Et mon imagination créait mille dangers auxquels les deux enfants ne pouvaient échapper.

Ma mère essaya de me tranquilliser en m’assurant que tout allait bien à la maison, et mon père agacé par mon insistance finit par me dire :

— Ne te mets pas ainsi en peine. Personne n’est indispensable en ce monde.

Heureusement, mes parents amenèrent bientôt avec eux toute la petite famille.

Non, je n’étais pas indispensable à la maison et je dus en convenir quoique j’en fusse un peu mortifiée. Les jumeaux avaient bonne mine et ils gardaient un air si sage que je ne trouvais aucune recommandation à leur faire.

C’est grand-mère qui nous avait élevés tandis que nos parents travaillaient. À sa mort, trois ans plus tôt, j’étais déjà grande et forte et ma mère avait décidé que je resterais à la garde des jumeaux, et qu’on m’adjoindrait une femme de ménage pour m’éviter les gros travaux.

Ainsi, tout avait bien marché, nos parents très unis ne se plaisaient qu’auprès de nous. Notre père passait ses veillées à fabriquer des jouets pour les petits. Et pendant les vacances notre mère nous emmenait dans la petite maison qu’elle possédait, tout près de chez son frère, que nous appelions oncle meunier, et dont le moulin tournait sur une jolie rivière descendant à la Loire.

Brusquement tout avait changé. Des discussions, puis de véritables disputes s’étaient élevées entre nos parents et cela n’avait fait qu’augmenter jusqu’au jour où face à face, comme deux ennemis aveuglés de rage, ils avaient été si près de se frapper.

Maintenant la paix paraissait faite entre eux, ils se parlaient avec douceur et toute trace de rancune était effacée de leur visage.

Dès sa première visite Firmin tout joyeux s’était attardé auprès de mon lit, pour me dire :

— À présent, chez nous, c’est comme autrefois.

Firmin était certainement celui de nous qui avait le plus souffert de la désunion de nos parents. Il les aimait l’un et l’autre d’un amour infini, et leurs disputes l’avaient souvent affecté au point de le rendre malade. Que de fois, le soir, tout grelottant de fièvre dans son lit, je l’avais vu se torturer l’esprit pour essayer de découvrir le motif de la désunion avec l’espoir d’y apporter remède.

Une nuit, enfin, nous avions appris de quoi il s’agissait. Notre mère croyant tous ses enfants endormis pleurait sans contrainte dans la chambre voisine. Elle ne faisait pas de violents reproches comme d’habitude. Elle répétait seulement à travers ses pleurs :

— Pourquoi m’as-tu repris ton amour ?

Ses sanglots étaient si pressés et si déchirants que nous retenions notre souffle pour ne pas nous mettre à crier comme elle.

Notre père, pris de pitié sans doute, avait dit des mots consolants, et peu à peu le silence était revenu. Mais Firmin et moi n’avions nulle envie de dormir. Assis par terre, dans la ruelle étroite qui séparait nos deux lits, silencieux et remplis d’étonnement, nous réfléchissions aux paroles de douleur et de reproche. « Pourquoi m’as-tu repris ton amour ? » L’amour ! C’était donc une chose si nécessaire à la vie, que sa perte pouvait amener un pareil désespoir. Et le cœur tout gonflé de regret, en pensant que nous ne pouvions rendre à notre mère ce bien si précieux, nous étions restés longtemps dans la ruelle, glacés par le froid, et serrés l’un contre l’autre comme deux coupables.

Aujourd’hui, il fallait chasser pour toujours ces vilains souvenirs. « À présent, chez nous, c’est comme autrefois. » Et je revoyais le mince visage de mon frère, tout épanoui de joie et de confiance en l’avenir.

Firmin n’avait qu’un an de moins que moi, mais il était si petit et si faible qu’on l’eût dit beaucoup plus jeune. Nous nous aimions profondément, et pour mon compte, j’aurais pu jurer que, de toute ma famille, c’était lui qui m’était le plus cher.

Le travail des veillées nous rapprochait encore. Firmin m’apprenait le soir ce qu’on lui avait enseigné pendant le jour, à l’école. Je retenais les leçons plus facilement que lui, et il m’arrivait d’être à mon tour son professeur. Je lui faisais surtout réciter ses fables qu’il ne parvenait pas à retenir malgré toute sa bonne volonté. Il lui fallait plus d’une semaine pour en apprendre une. Et encore ! Cela ne l’empêchait pas d’être persuadé qu’il la savait dès sa première lecture.

Notre père s’en mêlait, parfois :

— Voyons Firmin, et cette fable du laboureur ?

— Je la sais, papa.

— Tout entière ?

— Oui, papa.

— Alors, récite-nous la.

Tout le monde faisait silence, et Firmin prenait de l’espace. Il se dandinait, sûr de lui, et lançait d’une voix beaucoup plus haute qu’il n’était nécessaire :

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

Et Firmin s’arrêtait net. Il gardait la bouche ouverte comme pour laisser passer la suite, mais la suite ne venait pas.

— Elle est là, disait-il, en montrant le bout de sa langue. Puis il rougissait, s’impatientait et frappait du pied :

— Oh ! là, là, qu’est-ce qu’il a bien pu leur dire à ses enfants, ce laboureur.

Notre père riait et renvoyait Firmin apprendre sa fable. Il ne se doutait pas que beaucoup de notre temps passait à cela.

Il y avait aussi une punition de l’école que nous étions seuls à connaître, Firmin et moi. Cette punition arrivait à peu près une fois par semaine, toujours pour le même motif.

— Qu’as-tu fait ? lui demandais-je en le voyant rentrer en retard et tout penaud.

Et lui, près de pleurer, répondait une fois de plus :

— Je me suis encore promené à quatre pattes sous les bancs, et quand je me suis relevé, le professeur était encore assis à ma place.


Angèle qui allait sur ses douze ans était placide et triste. Sa petite enfance avait été difficile, et grand-mère l’avait souvent menée à l’église, où elle faisait brûler des cierges à son intention. Angèle en avait gardé le goût de la prière, et à la moindre contrariété comme à la moindre joie, elle tirait son chapelet pour implorer ou remercier la Vierge. Elle n’aimait pas le jeu quoiqu’elle fût bien portante à présent. Et quand il nous arrivait, à Firmin et à moi de jouer avec les jumeaux et de les faire rire jusqu’à les rendre malades, elle se tenait à l’écart, sans rire ni se fâcher.

Une fois pourtant, nous l’avions vue en colère. C’était au cours d’une rougeole qui nous obligeait, Firmin et moi, de garder la chambre. Pour éviter la contagion, nos parents avaient installé les trois autres à l’autre bout de l’appartement avec défense d’entrer dans notre chambre. Nous n’étions pas très malades, et les journées nous semblaient longues ainsi éloignés de tous. Pour nous distraire, notre père nous apporta des romans d’aventures, et bientôt Firmin ne parla plus que par Brahmane et Vichnou. Je devins vite la belle Sita dont il était le respectueux serviteur. Coiffé d’un énorme turban fait d’une serviette éponge, il venait à tout instant prendre mes ordres. Il se tenait devant moi, les jambes ridiculement arquées, et les bras si drôlement appuyés sur la tête que j’éclatais de rire à chaque fois. De plus je ne pouvais retenir le nom bizarre de ce serviteur hindou, et je l’appelais Gigotar. C’était alors des rires qui s’entendaient dans tout l’appartement. Angèle se lassa de les entendre ; malgré la défense de nos parents elle entr’ouvrit soudain notre porte et nous dit l’air indigné :

— Vous n’avez pas honte de rire comme ça, quand le bon Dieu vous envoie des maladies pour vous punir de vos péchés ?

Et, courbée vers nous, un pied en avant, et les yeux tout en éclairs, elle nous avait menacés d’affreux châtiments venus du ciel, si nous avions l’audace de continuer à rire.

La première surprise passée, le serviteur hindou s’était brusquement changé en chien de garde, aboyant furieusement contre l’intruse, et l’obligeant à fuir. Puis la porte refermée, le chien avait aboyé avec la même fureur, par le trou de la serrure, autour de nos lits, contre la fenêtre, et même vers le plafond comme pour faire peur autant qu’à Angèle, aux maladies, aux péchés, et à tous les châtiments dont nous étions menacés.

À me souvenir de ces instants, ma tranquillité s’affermissait. Je me revoyais déjà de retour à la maison où je retrouvais la gaieté si amusante de mon frère, les caresses des deux petits, et enfin toute la tendresse de mes parents avec leur bon accord revenu.

Dans la joie de ce jour proche j’oubliais de rester immobile. Ah ! non, il ne fallait pas bouger. Un chien hargneux s’était caché dans ma hanche, et au plus petit mouvement de ma part, il mordait et déchirait et sa colère était lente à s’apaiser.


Je n’aurai pas la joie du retour à la maison. Et qui sait si je rentrerai jamais dans cet appartement d’où je suis sortie un jour, blessée de telle sorte que je vais en porter la marque toute ma vie. Dans un instant, mon père et ma mère viendront me prendre pour me conduire au moulin de la Haie, chez oncle meunier, où je continuerai à vivre étendue, en attendant ma complète guérison. Après des semaines et des semaines de souffrance, il va me falloir rester des mois et des mois, sans essayer de marcher, même avec des béquilles. Ainsi en a décidé le médecin de l’hôpital après un dernier examen de mon mal.

À mes parents anxieux des suites de l’accident, il a répondu d’un ton sec :

— Boiteuse ? Elle le sera certainement.


Lorsque nous arrivons dans la petite gare de la Haie, oncle meunier s’élance plutôt qu’il ne monte dans notre compartiment. Il a un air fâché que je ne lui ai jamais vu. Et, sans embrasser sa sœur ni tendre la main à son beau-frère, il me soulève de la banquette et m’emporte jusqu’à la voiture longue et basse, dans laquelle je passerai dorénavant toutes mes journées. En traversant le village, j’éprouve une grande honte à être vue dans cette voiture d’infirme. La nuit, heureusement, commence d’assombrir la campagne, et si beaucoup de portes sont ouvertes à cause de la douceur du printemps, il y a par contre très peu de gens dehors.

Le trajet se fait en silence. Mes parents marchent de chaque côté de moi, et leur pas, et celui d’oncle meunier font à peine plus de bruit sur le gravier que les roues caoutchoutées de ma voiture.

Le village dépassé, nous suivons la route qui descend à la rivière et la longe jusqu’au moulin. Tante Rude nous attend au bout du chemin. En approchant, je vois bien que c’est son mari qu’elle regarde et non pas nous. Elle se tient plus droite et plus raide que jamais, et son visage me paraît plus autoritaire encore. Va-t-elle me gronder, de me faire rouler ainsi dans une voiture ? Je me souviens qu’elle n’aime pas les malades. Cependant, elle se penche sur moi pour m’embrasser, mais c’est du bout des lèvres, on dirait même avec dégoût. Et sans un mot de bienvenue à mes parents, elle passe la barrière, et marche en avant comme si nous ne connaissions pas le chemin, et qu’elle fût venue seulement pour nous le montrer.

À mon étonnement ce n’est pas chez elle qu’elle nous conduit. C’est chez Manine, la jeune veuve du garçon meunier, dont la maison est séparée du moulin par un grand verger, et une petite genêtière.

C’est là que je vais demeurer en attendant le moment où je pourrai marcher comme tout le monde. Tante Rude me l’apprend sans douceur, tandis que mon père et ma mère, avec des mots affectueux, et mille précautions m’installent dans un lit tout préparé.

Mon installation finie, mes parents s’en vont au moulin avec tante Rude et oncle meunier. J’entends grincer derrière eux la claie du passage. Et Manine ferme la porte de la maison, par où entre un brouillard blanc qui s’élève des prés d’alentour.

Manine s’appelle Marceline, comme tante Rude s’appelle Gertrude, mais ces deux noms trop difficiles à prononcer pour les jumeaux ont été transformés ainsi par eux, et personne ne songe à les rétablir.

Manine est une parente éloignée, devenue orpheline, et recueillie par oncle meunier. Tante Rude l’a tout de suite employée aux travaux du moulin et des champs, puis, vers sa dix-huitième année, sans s’inquiéter de son goût, elle l’a mariée au garçon meunier qui touchait à la quarantaine. Le ménage s’est trouvé parfaitement d’accord malgré la différence d’âge, et dès la première année, Manine a mis au monde Clémence qui a maintenant près de sept ans.

Le garçon meunier est mort d’un accident au cours de l’hiver, et Manine attend d’un jour à l’autre la venue d’un nouvel enfant.

J’ai un réel contentement à me retrouver près d’elle. À la lueur d’une lampe pendue au plafond, je la regarde aller et venir dans la maison, où elle répare le désordre que nous venons de faire. Sa grossesse alourdit un peu ses mouvements, et ses sabots claquent mollement sur les dalles. De temps en temps elle fait semblant de gronder Clémence qui ne veut pas s’endormir. Puis, après avoir ranimé le feu et fait chauffer pour moi un bol de lait, elle approche une chaise et s’assied auprès de mon lit.

Elle est elle-même si contente de me voir là qu’elle se met à parler librement de toute chose. Son veuvage ne l’a guère changée, sa voix seulement est devenue comme craintive, mais son visage tout en largeur reste doux et sérieux, et elle continue de sourire en parlant.

Toujours nous avons été bonnes amies.

À l’âge de six ans, alors que mes parents m’avaient confiée à tante Rude pour une assez longue convalescence, c’est Manine qui s’était occupée de moi. Elle m’emmenait partout où elle avait à faire, et il arrivait que nous passions des journées entières, aux champs, au jardin ou à la rivière.

Ce qui me plaisait le plus dans les travaux de Manine c’était de suivre les dindes et les pintades qui se cachaient dans les haies pour pondre, et dont il nous fallait chercher et découvrir les œufs.

J’étais paresseuse le matin, et Manine me grondait souvent pour me faire lever, mais lorsqu’elle me disait : « Dépêche-toi, on va suivre une dinde », j’étais vite réveillée et vêtue.

Il fallait beaucoup d’attention et beaucoup de patience pour suivre la dinde. Elle s’en allait au nid sans se presser, caquetant et picorant de-ci, de-là, s’écartant même de la haie comme si elle avait l’intention d’aller en sens inverse, et faisant mine de rentrer à la basse-cour dès qu’elle s’apercevait de notre présence. Après des tours et des détours elle se décidait enfin à longer la haie, toujours caquetant et picorant, comme si de rien n’était. Et brusquement, elle disparaissait sans que rien pût nous indiquer l’endroit où elle venait de se nicher.

Manine en restait toujours stupéfaite.

— Elle a fondu sous mes yeux, disait-elle.

Elle s’asseyait sur l’herbe alors, tirait son tricot de sa poche et m’interdisait le moindre bruit.

Du temps passait, au bout duquel Manine se levait pour explorer la haie. Elle ne trouvait pas toujours ce qu’elle cherchait, mais il lui arrivait aussi de découvrir trois ou quatre beaux œufs bien cachés sous des feuilles sèches.

Il ne restait plus qu’à se rappeler l’endroit afin d’aller ramasser le nouvel œuf, mais il fallait bien se garder de surprendre la dinde au nid, car elle l’abandonnait sur l’heure, et tout était à recommencer.

Ces courses du matin me paraissaient si amusantes que je devins vite capable de les faire seule. J’avais remarqué que les pintades tout comme les dindes cessaient de caqueter lorsqu’elles approchaient de leur nid. Aussi, à ce moment-là, je me dissimulais de mon mieux en redoublant d’attention et je voyais la dinde ou la pintade allonger le cou, s’aplatir, et s’avancer à grands pas raides vers sa cachette.

La première fois que je revins au moulin avec mon tablier plein d’œufs et que je racontai comment je m’y étais prise pour les avoir, oncle meunier rit de mon adresse, et dit :

— Les enfants comprennent bien mieux que nous la malice des bêtes.

Ce soir, Manine et moi, nous nous plaisons au rappel de ces jours lointains, et la douceur que nous en ressentons, est comme un large écran qui nous cache le jour présent et nous en fait oublier la tristesse.


Mes parents n’ont pas voulu attendre à demain pour repartir. Tous deux m’ont dit avant de regagner la gare. « Il n’est pas prudent de laisser les enfants seuls à Paris. »

Je n’ai pas essayé de les retenir, et je ne leur ai pas laissé voir le chagrin que me causait leur départ précipité. Mais, lorsque le train qui les emportait commença de rouler dans la campagne, je tendis longuement l’oreille à la dure vibration qu’il laissait derrière lui. Il me semblait que mon père et ma mère tenaient le bout d’une chaîne solidement rivée à ma poitrine, et que c’était cette chaîne-là qui se tendait et vibrait si durement dans l’espace.


La nuit passa, lente et sombre. Au dehors rien ne bougeait, et dans la maison, Manine et Clémence dormaient d’un sommeil qu’on eût dit sans souffle. Au milieu du foyer, la cendre bien relevée enveloppait les charbons rouges comme pour les étouffer sans retour, mais de loin en loin, une étincelle vive s’en échappait. Elle restait fixe l’espace d’une seconde sur le fond noir de la cheminée. Et toujours je croyais voir une mystérieuse étoile brillant pour moi seulement, dans un ciel tout chargé d’orage.


Les carreaux de l’imposte s’éclairaient du jour levant, lorsque le sommeil vint enfin me fermer les yeux.