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De la ville au moulin/2

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 21-40).
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II


Le printemps va finir ; plus rien n’est au repos dans la campagne, et déjà des deux côtés de la rivière les faucheurs couchent en longs andains l’herbe fleurie des prés. Des femmes, des jeunes filles et même des enfants munis de fourches et de rateaux secouent et retournent le foin sous le soleil, tandis que des hommes le chargent sur des charrettes qui l’emportent vers les granges du village ou vers les fermes avoisinantes.

Par le sentier qui longe la maison et remonte à la route, je vois revenir, le soir, les faneurs, silencieux et traînant les pieds, las d’une interminable journée de travail et de chaleur. Quelques-uns s’arrêtent au seuil de notre porte pour s’enquérir de ma santé, et toujours je ressens de l’humiliation à être vue couchée comme une paresseuse.

À cause de la fenaison, Manine n’a guère le temps de s’occuper de la petite Reine, qu’elle a mise au monde le lendemain même de mon arrivée. Levée avec le jour, elle change en hâte les langes de l’enfant, approche le berceau de mon lit, et s’en va en courant aider tante Rude au moulin, pour revenir plus vite encore aux heures de la tétée.

Malgré la gentillesse du bébé qui commence à me sourire et me connaître, malgré la gaieté bruyante de Clémence, je m’ennuie de l’absence de Manine. Je m’ennuie même si fort qu’il m’arrive de descendre du lit sans tenir compte de la défense qui m’en est faite. Je le regrette vite, car dans ma hanche, le chien hargneux veille…

Les après-midi me sont moins pénibles ; bien installée dans ma longue voiture où il m’est possible de m’adosser un peu, je couds des pièces de layette pour la petite Reine. Manine manque d’argent pour acheter de l’étoffe, aussi, je taille brassières et petites robes dans de vieux jupons de diverses couleurs que j’assemble de mon mieux.

Clémence qui est déjà coquette se moque de ces vêtements disparates et méprise sa petite sœur comme une poupée mal habillée. Sa poupée à elle est vêtue de dentelles fines et de satin rose, et elle ne supporterait pas qu’il en soit autrement. Son désir de belles robes pour elle-même n’est pas moins grand, et de plus, sa beauté à venir lui cause un véritable souci. Elle m’en parle à tout propos et si je ris de son insistance, elle se fâche et pleure. Souvent, assise à côté de moi, elle se regarde dans un bout de miroir qu’elle traîne partout avec elle, et, du bout de l’ongle, avec une inlassable patience, elle enlève une à une les petites parcelles de peau sèche que le hâle a brunie et fait craqueler sur son visage.

D’autres fois, attentive à ne pas froisser les dentelles et le satin de sa poupée, elle l’habille et la déshabille, sans un mot, interminablement.

La présence de Manine me fait moins faute depuis que Mme Lapierre vient passer ses après-midi avec moi.

Madame Lapierre est une jeune femme infirme, venue à la Haie quelques années plus tôt sur le conseil de mes parents qui l’ont connue à Paris. Sa maison n’est pas très éloignée de la nôtre, et en s’aidant de ses deux béquilles, elle réussit à faire le chemin sans trop de fatigue. Elle est toujours accompagnée de son petit garçon, qu’elle appelle Jean, un bambin de sept ans, si parfait de corps et de visage qu’il est difficile de lui comparer un autre enfant. J’en suis un peu jalouse pour nos jumeaux, que je trouve cependant d’une beauté surprenante.

Arrivée auprès de moi, Mme Lapierre jette ses béquilles à terre avec un geste de lassitude, comme si au lieu d’un soutien elles étaient pour elle un fardeau écrasant. Ce sont pourtant des béquilles bien tournées et faites d’un bois léger. Le petit Jean les ramasse et les pose en travers de ma voiture, et comme pour encourager sa mère à la patience, il lui dit :

— Lorsque je serai grand, maman, je t’en achèterai des tout en or.

Ces visites de Mme Lapierre déplaisaient fort à tante Rude, qui m’a tout de suite avertie que l’enfant était sans père et la mère sans mari.

Je ne vois rien de répréhensible à cela, comme a l’air de le penser tante Rude, et la compagnie de Mme Lapierre me devient de jour en jour plus agréable.

Manine est sûrement de mon avis, car aussitôt qu’elle aperçoit la mère et l’enfant, elle pousse ma voiture sous le gros noyer qui ombrage une partie de la maison et elle apporte pour Mme Lapierre sa plus belle chaise de paille.

Oncle meunier fait bon visage à la jeune femme, mais tante Rude me demande souvent :

— Qu’est-ce qu’elle peut bien te raconter pendant toute une après-midi ?

Je serais bien en peine de le dire ; nous n’avons pas de conversations suivies. C’est, entre nous, la plupart du temps des propos se rapportant à Paris que nous regrettons toutes deux. C’est, pour elle, des projets touchant l’avenir de son enfant, et, pour moi, l’espoir de voir arriver aux prochaines vacances, les petits avec nos parents réconciliés à jamais. C’est encore la lecture si intéressante des lettres de Firmin me tenant au courant de ce qui se passe chez nous, et des faits amusants qui arrivent journellement à l’école. Tout cela coupé de silences qui nous permettent de nous réjouir du babillage de Clémence et du petit Jean, du gazouillis infiniment léger de la petite Reine, du chant des oiseaux dans les branches du noyer, et enfin, des bruits de toutes sortes que font dans la campagne les hommes et les bêtes.

Et puis, pour occuper nos silences, il y a aussi le coteau d’en face. Sur ce coteau il y a les blés et les avoines se couchant et se redressant sous la brise, et tout semblables à de merveilleux tapis dorés. Il y a les chemins qu’on ne voit pas mais dont on devine le tracé capricieux au passage des charrettes. Il y a encore les troupeaux si paisibles et si lents à se mouvoir, qu’on peut croire que c’est le paysage lui-même qui se déplace. Et surtout, il y a le moulin à vent. Ce moulin change de forme selon que le temps est clair ou couvert et toujours il attire notre attention. Lorsque par temps gris il est au repos, il devient pour nous un cerf en péril venant de gravir précipitamment la côte, et arrêté net devant l’étendue du plateau. De ce cerf, on ne voit que le haut du corps, mais on le devine tout frémissant de crainte devant cet espace découvert qu’il lui faut franchir plus vite.

Par grand vent, le moulin a toute notre pitié tant ses gestes désordonnés semblent appeler au secours. Mais lorsque par vent doux, il ouvre toutes grandes ses ailes blanches au soleil, nous ne le perdons pas de vue, nous attendant toujours à le voir quitter la terre dans une envolée pleine d’orgueil.


Vers la fin de juillet ma mère me prévint que les enfants passeraient leurs vacances à Paris. Il fallait éviter les grosses dépenses, disait-elle. Au surplus, elle espérait que les enfants se maintiendraient en bonne santé en allant jouer tout le jour au Jardin des plantes assez proche de chez nous.

Ce fut pour moi une bien mauvaise nouvelle.

Une lettre de Firmin arrivée peu après, m’enleva une partie de ma peine en me faisant rire. Il disait :


« Je sais ce que maman t’a écrit, et je me doute bien que tu es en train de pleurnicher, parce que les filles, ça pleure tout le temps, même quand on ne leur tire pas les cheveux. Tout de même, de penser que tu pleures là-bas toute seule, ça me donne envie de pleurer aussi ; alors, pour n’y plus penser, je t’écris. Voilà !

« J’ai d’abord à te dire que papa et maman sont toujours bien sages. S’ils ne sont pas aussi gais qu’avant c’est parce que tu n’es pas avec nous, cela va de soi. Papa a repris ses sorties du soir comme au temps des disputes, mais c’est pour des travaux supplémentaires, afin de gagner plus d’argent. Maman m’a bien défendu de t’en parler, aussi, je le fais en cachette.

« J’ai aussi à te dire que les jumeaux font bien enrager la nouvelle femme de ménage. Moi je trouve que c’est bien fait, parce qu’à midi elle nous donne à manger des choses qu’on n’aime pas. Elle prétend que c’est pour faire des économies à nos parents. Oui, je t’en fiche ! qu’elle leur fait des économies. Sais-tu qu’hier Angèle l’a vue manger un fromage tout entier à son dessert. Si c’est ça qu’elle appelle faire des économies à nos parents. De ton temps, il y en avait pour toute la famille d’un fromage. Et encore, bien souvent il en restait. C’est comme pour le chocolat. Au lieu de nous donner comme toi une grosse tablette au goûter, elle nous en donne une toute petite. Je ne sais pas où elle les prend ces petites tablettes, je n’en ai jamais vu de pareilles chez les marchands. Elle doit les faire faire sur mesure. Aussi, Angèle qui a toujours faim de chocolat, m’a promis de se plaindre à maman. Moi je n’oserais pas, tu le sais bien.

« Je vais encore te confier un secret. Angèle a inventé une jolie prière à la Vierge, afin qu’elle nous accorde la grâce d’aller passer nos vacances au moulin. Je récite la prière avec elle tous les soirs pour que ça réussisse.

« À bientôt ma grande sœur,

« Ton Firmin. »

La jolie prière d’Angèle ne fut pas exaucée de la Vierge, et l’été passa sans apporter grande amélioration à mon état.

L’automne revenu avec ses pluies m’oblige de rester dans la maison et empêche Mme Lapierre de venir auprès de moi. Aussi, certains jours, écrasée par l’ennui, je reste des heures entières sans mouvement, les mains croisées sous ma tête. Je repousse même la petite Reine que Manine se plaît à mettre dans mes bras en disant :

— Tiens, Annette, prends ta fille.

Un désir violent, lancinant même, de revoir les miens m’est devenu un mal plus sensible que celui de ma hanche. Il me semble qu’en me privant de Firmin et des petits pendant les vacances on m’a privée d’une chose nécessaire à la vie, et que je ne tarderai pas à en mourir.

Tante Rude qui ne peut supporter personne au repos m’apporte de la couture qu’elle retrouve souvent le soir telle qu’elle me l’a donnée le matin. C’est alors de sa part des reproches durs, et parfois sur un ton si élevé qu’ils attirent oncle meunier. Devant lui je laisse couler mes larmes. En devine-t-il la cause ? Il me parle surtout de sa femme en l’excusant : « Tu sais, elle n’est pas méchante, elle est seulement autoritaire. Ses parents l’ont tellement gâtée ! Et ce n’est pas sa faute si elle ne comprend rien aux enfants. »

Je ne réponds pas à oncle meunier. Je crains de lui dire que si on a été trop bon pour tante Rude, en retour elle n’est guère douce aux autres.


Les récoltes rentrées et la vendange faite, Manine dut se résigner à prendre un nourrisson de Paris. Les parents — de gros commerçants — offraient un bon prix, à la condition que l’enfant soit nourri au sein.

Il lui fallait bien gagner de quoi élever ses deux filles. La résignation lui fut pénible. Reine n’ayant pas six mois encore ne pouvait pas être sevrée. Il faudrait lui donner le biberon tandis que le petit étranger prendrait sa place. Et Manine qui doit rester deux jours absente vient de partir, tremblante et affreusement tourmentée, quoique tante Rude lui eût assuré qu’elle saurait bien faire accepter le biberon à la petite Reine.

Ainsi que je m’y attendais, à l’heure de la tétée, tante Rude m’a laissé le soin de tenir sa promesse à Manine. Je ne voulus pas attendre le réveil complet de la mignonne pour approcher le biberon de sa bouche. Elle le prit sans méfiance, mais à peine l’eût-elle pressé qu’elle le repoussa et renvoya en pluie toute la gorgée de lait. Il y eut dans ses yeux subitement ouverts un étonnement indigné, et aussitôt elle se mit à crier comme jamais elle ne l’avait fait encore.

Tout le jour elle cria et repoussa de ses petites mains l’horrible chose qu’on voulait l’obliger à mettre dans sa bouche. Lasse et ennuyée, j’essayai de divers moyens pour la faire boire, mais tous furent inutiles.

Le soir venu, tante Rude, qui ne pouvait gronder l’enfant s’en prit à moi, et m’accusa de maladresse. Elle prépara un nouveau biberon qu’elle glissa sous mon oreiller, puis, sans plus se soucier de nous, elle tira la porte sur elle jusqu’au lendemain.

La petite Reine ne voulait pas s’endormir, rien ne la calmait ; ni le mouvement régulier du berceau, ni les airs lents que j’imitais de Manine. Elle avait faim. Ses cris se faisaient plus aigus à mesure que la soirée s’avançait, et peu à peu cela devint une véritable crise nerveuse qui tordit tout son petit corps. Je pensai alors aux convulsions, et je suppliai Clémence d’aller chercher du secours au moulin. Mais Clémence accroupie sur le pied de mon lit refusa en pleurant, car si elle était effrayée par les cris de sa petite sœur, elle l’était bien davantage à l’idée de traverser le jardin dans l’obscurité. Tout ce que je pus lui promettre « en pour » ainsi qu’elle avait coutume de dire ne put la décider. Dans mon impuissance à me déplacer moi-même, je fus prise de désespoir et me mis à pleurer aussi. Et tout à coup Clémence me dit :

— Puisque tu es grande, pourquoi que tu ne lui donnes pas à téter comme maman ?

Je savais que cela ne m’était pas possible, cependant je pensais que le simulacre pourrait calmer l’enfant. Et, tout en regrettant de ne pas posséder la belle noisette brune qui terminait le sein de Manine, j’approchai la petite Reine ma poitrine maigre et sans forme.

Elle se calma instantanément ; mais, avec une adresse que je n’avais pas prévue, elle saisit une mince partie de chair et l’aspira avec frénésie. Cette succion me fit un mal atroce, on eût dit qu’on m’arrachait de fines lamelles de chair ayant leurs racines dans le fin fond du cœur. Pour échapper à ce supplice, j’essayai de repousser la petite Reine. Mais si elle cessa tout de suite la succion, elle garda entre la langue et le palais ce qu’elle venait de prendre et le retint aussi fermement que si elle eût des dents.

Elle resta ainsi à me regarder, et ses yeux grandement ouverts m’adressaient de tels reproches pour la supercherie que je me crus obligée de me défendre comme devant une grande personne :

— C’est ta faute ! pourquoi ne veux-tu pas du biberon ? Et, tout en pleurs, autant de la pitié qu’elle m’inspirait que du mal qu’elle continuait à me faire, je lui présentai le lait qui avait gardé toute sa tiédeur à l’abri de mon oreiller :

— Bois-le, ma Reine, puisque ta mère a emporté le tien pour le donner au petit garçon.

Elle eut une sorte de sanglot qui retroussa son petit nez, puis elle ouvrit la bouche, et, lentement, avec un dégoût visible, elle suça la grosse tétine de caoutchouc. Et lorsqu’elle eut vidé le biberon jusqu’à la dernière goutte, toute anxiété et souffrance oubliées, je l’embrassai longuement au front :

— Tiens, ma gentille, voilà ta récompense.

Elle soupira comme pour me faire savoir qu’elle avait quand même du chagrin, et elle s’endormit avant que j’eusse pris le temps de balancer le berceau.

Clémence prit le départ de sa mère d’une autre manière. Rassurée sur sa petite sœur elle sauta de mon lit à terre en demandant :

— Alors, le petit garçon va boire toute la tétée de maman ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qu’il donnera, en pour, le petit garçon ?

— De l’argent.

Elle passa les mains sur son tablier rapiécé :

— Alors, maman pourra m’en acheter un neuf ?

— Oui.

Elle énuméra tous ses vêtements, jusqu’à ses souliers, et lorsque j’eus répondu oui pour chaque chose, elle se mit à rire et à sauter joyeusement par la chambre.

Manine à son retour trouva la petite Reine tétant son biberon comme si elle n’avait jamais connu le sein de sa mère. Cependant, ce ne fut pas à tante Rude qu’elle adressa ses remerciements. Elle mit sur mon front un baiser tout pareil à celui que j’avais donné à sa fille la nuit d’avant, et la voix tout émue, elle me dit :

— Tu seras bénie dans tes enfants, Annette.

Je n’eus pas à attendre si longtemps ma récompense ; Manine l’apportait avec elle. Pendant son court séjour à Paris, elle avait trouvé le moyen de se rendre chez mes parents. Et d’eux, et des enfants, elle avait tant à me dire, que la journée passa tout entière avant qu’elle n’eût fini.

Et si, dans les jours qui suivirent, je continuais à garder les mains croisées sous ma tête, ce n’était plus pour ressasser mon ennui, c’était pour ne pas me distraire de cette joie qui m’était venue et qui me faisait pleurer par instant presque aussi fort qu’une peine.

Comme par miracle, les paroles de Manine m’avaient transportée auprès des miens. Je vivais avec eux, je savais où les prendre à toute heure, et plus rien de ce qui se passait chez nous ne pouvait m’être étranger maintenant. Le passé se reliait au présent et tous les souvenirs arrivaient à mon appel. Ils arrivaient en masse, se heurtant et voulant se montrer tous à la fois, mais j’y mettais de l’ordre pour les faire durer. C’était à mes parents que je pensais tout d’abord. Combien ils avaient été indulgents et patients lorsque j’avais remplacé grand’mère dans le ménage. « Adieu ! pauvre bouilloire ! » disait en riant mon père, lorsque la bouilloire pleine d’eau m’échappait et tombait avec un fracas assourdissant sur le carrelage de la cuisine. Quand un plat m’échappait de même c’était au tour de ma mère de dire : « Allons ! en voilà encore un qui se disperse ». En avais-je fait se disperser des plats et des assiettes ! Et les tasses dont j’avais supprimé les anses. Et les casseroles bosselées de telle sorte qu’elles prêtaient à rire tant elles avaient l’air de faire des grimaces. Sans compter celles que j’avais détériorées par le fond en les laissant brûler sur le fourneau avec tout leur contenu. Je m’épouvantais alors de ces petits accidents comme de véritables catastrophes, mais au lieu de me gronder, mes parents m’excusaient et m’encourageaient à faire mieux. Ainsi je reprenais confiance, et peu à peu, j’étais devenue adroite et attentive.

Auprès de Firmin, je m’attardais comme auprès d’un divertissement à cause de la variété de ses jeux qu’il menait, la plupart du temps, comme des faits réels. Il imitait avec une perfection déconcertante les bruits confus de la ville et l’affairement d’une multitude de gens dans une circulation difficile. Dans ces moments-là les jumeaux restaient tranquilles pour l’écouter, et nos parents eux-mêmes prenaient plaisir à le voir et à l’entendre.

Un soir, assis à califourchon sur une chaise qu’il malmenait à en briser les quatre pieds, il se lançait à bicyclette, disait-il, à travers la cohue des voitures et des piétons, sonnant du grelot, faisant jouer sa trompe, et se fâchant après les maladroits qui traversaient trop court devant son guidon. Et tout à coup, arrivant à une rue barrée où se tenait un agent de police, il s’était immobilisé sur sa chaise en me regardant et rougissant de tout le visage. Inquiète, j’avais demandé : « Tu t’es fait mal ? » Et lui, véritablement troublé, avait répondu : « Je n’ai pas de plaque à ma bicyclette, et j’ai peur que l’agent me demande mes papiers ».

Et j’entendais encore le rire éclatant de nos parents, et je me souvenais du claquement joyeux des baisers répétés qu’ils avaient mis sur nos joues, ce soir-là, au moment du coucher.

Oh ! chers et doux souvenirs, comme vous étiez clairs et précis, et comme vous mettiez en fuite le temps et les soucis. Tante Rude pouvait se fâcher et crier, le soleil pouvait bouder derrière ses nuages, la pluie pouvait tomber à verse ou noyer de brouillard toute la campagne, rien de tout cela ne m’attristait. Il y avait à Paris une maison dans laquelle je pouvais entrer malgré fenêtres et portes closes, et où je trouvais toujours des êtres capables de répandre sur moi une grande chaleur et beaucoup de lumière.


L’hiver passa emportant chaque jour avec lui un peu de mon mal. Et quand le printemps revint, le mauvais chien caché dans ma hanche avait enfin usé ses crocs. Les béquilles de Mme Lapierre me soutinrent pendant une semaine, puis ce fut une solide canne fabriquée par oncle meunier, et que j’abandonnais à toute minute, tant j’avais hâte de me déplacer par mes propres moyens.

— Pas si vite ! pas si vite ! me répétait oncle meunier.

Et pour moi il reprenait ce qu’il avait coutume de se dire à lui-même d’un ton moqueur :

— Faites violence à vos passions.

Dans ma précipitation de marcher sans soutien d’aucune sorte, il y avait surtout la hâte de savoir jusqu’à quel point j’étais infirme, car je n’avais pas oublié les paroles du médecin de l’hôpital, ni la sécheresse de sa voix qui était comme un blâme à l’adresse de mes parents : « Boiteuse, elle le sera certainement ».

Boiteuse, je l’étais, certainement. Et pour ne pas sentir mon corps pencher à chaque pas, je m’efforçais de me tenir très droite, et de marcher sur l’extrême pointe de mon pied trop court.

Oncle meunier qui avait tenu à m’accompagner dans ma promenade me dit tranquillement :

— C’est dommage que tu sois si grande. Petite, cela passerait inaperçu.

Le désagrément ressenti de mon infirmité ne dura que quelques jours. D’être boiteuse ne pouvait pas m’empêcher de reprendre ma place à la maison, et j’annonçai chez nous la nouvelle de ma guérison avec l’espoir que ma mère allait me rappeler sur l’heure.

La réponse ne m’arriva qu’après un long retard.

« Sois patiente et prends des forces » me disait ma mère. Elle parlait des examens scolaires d’Angèle et de Firmin. Elle parlait d’une foule de choses que je savais déjà, mais de la date de mon retour il n’était pas question dans sa lettre.

Je devins maussade ; l’impatience me prit et j’en arrivai bientôt à dire que j’étais assez grande pour agir à ma guise, et que j’allais partir pour Paris sans attendre l’appel de mes parents.

Oncle meunier n’alla pas contre ma volonté de départ, il me dit seulement :

— Tu n’es pas bien solide encore, et ton travail de là-bas sera dur.

Je me défendis :

— Solide, je le suis puisque je peux aider Manine aux travaux du ménage, et faire des promenades avec la petite Reine sur le bras.

Oncle meunier ne fut pas embarrassé pour trouver d’autres empêchements à mon départ, mais j’eus réponse à tout.

À la fin comme pour vaincre mon entêtement, il me dit :

— Suis-je donc si méchant, que tu sois si pressée de me quitter ?

— Méchant ! Vous ? Oh !

Ce fut là ma seule réponse, car à toute heure je retrouvais dans ses yeux la même tendresse que dans ceux de ma mère ; et le même sourire sur ses lèvres plus fortes. Et comme, pour le moment, j’apercevais dans son regard et dans son sourire une inquiétude qu’il cherchait à dissimuler, je l’assurai de mon affection et lui promis d’attendre encore.

Tante Rude qui ne se souciait pas plus de ma peine que de ma joie, me chanta une autre chanson :

— Cette année, tu pourrais remplacer Manine chez nous pour les foins et la moisson.

Je la laissais dire pour ne pas l’entendre crier, car à cela j’avais une réponse précise. Les foins et la moisson n’étaient pas mon affaire. Je tenais surtout à remplacer la femme de ménage qui coûtait si cher à mes parents, et soignait si mal les enfants.

Au lieu de l’appel de ma mère ce fut une lettre de Firmin qui arriva. Il disait :

« J’ai encore échoué à l’examen du certificat d’études. Je savais pourtant beaucoup de choses la veille, mais au bon moment j’avais oublié tout. Angèle a réussi, avec félicitations, naturellement. Moi, je suis sûr que l’examen des filles est bien moins difficile que celui des garçons.

« Enfin, nous sommes tous bien contents.

« Maintenant, prépare-toi à une grande nouvelle, si grande, ma grande sœur, que tu ne pourras pas y croire en une seule fois. La voici :

« Maman me charge de te dire que nous arriverons tous au moulin, samedi de cette semaine, à la tombée de la nuit… »

La nouvelle était en effet si grande qu’il me fallut m’y reprendre à plusieurs fois pour y croire et m’en réjouir.

Oncle meunier ne parut pas trop surpris, et tante Rude qui le paraissait moins encore, offrit de m’aider à nettoyer et mettre en ordre notre propre maison qui était mitoyenne avec celle de Manine.

Au lieu du samedi soir, ils n’arrivèrent que le dimanche à l’aube. Toute la nuit, j’étais restée sans dormir, attentive au passage des trains, me mettant debout dès que l’un d’eux s’arrêtait en gare. Je n’aurais su dire pourquoi, à ce dernier train, j’étais sortie de la maison pour courir au bout de chemin.

Le ciel commençait à s’éclairer, et déjà on pouvait compter les arbres qui bordaient la route. À cette heure, où tout faisait encore silence, j’entendis marcher au loin, et peu après je vis s’avancer le groupe sombre que formait toute ma famille réunie.

Le cœur battant de joie, marchant sur l’herbe pour assourdir le bruit irrégulier de mon pas de boiteuse, j’allais à la rencontre de ce groupe. J’allais vite, mais lorsqu’en approchant je pus distinguer chacun des miens, une étrange faiblesse m’obligea de m’appuyer contre un arbre.

Eux, dans le demi-jour, ne me reconnurent pas. Les jumeaux m’apercevant s’écartèrent comme apeurés, et mes parents détournèrent la tête. Je voulais les appeler, je voulais leur faire signe de venir à moi, mais j’étais comme paralysée. Et brusquement Angèle et Firmin qui venaient les derniers se retournèrent et crièrent mon nom.

Ma mère fut aussi vite qu’eux auprès de moi.

— C’était donc toi ? me dit-elle.

Mon père et les jumeaux s’approchèrent rapidement aussi. Et pendant quelques instants, il y eut entre nous autant de pleurs que de rires.

Firmin qui n’avait pas grandi et se haussait pour m’embrasser s’excusa ainsi de ne pas m’avoir reconnue du premier coup :

— D’abord, il fait très noir sous ton arbre. Et puis tu es presque aussi grande que lui.

Tous s’étonnèrent de me voir si grande, car maintenant je dépassais ma mère dont la taille était cependant élevée.

Comme Firmin et Angèle m’entraînaient sur la route, mes parents s’arrêtèrent pour me regarder marcher. J’eus pitié de leur visage consterné, et, l’air enjoué, je répétais ce qu’avait dit oncle meunier :

— Cela se voit parce que je suis trop grande, si j’étais petite cela ne se verrait pas du tout.

La journée passa, rapide ; mes parents devaient repartir le soir même, ne pouvant disaient-ils perdre une seule journée de travail. Tous deux avaient un air soucieux et sévère. Ils restaient à mes côtés de préférence, et s’ils avaient à se parler, ils le faisaient sans se regarder.

Ils mirent au lit les jumeaux, las de grand air et de jeux, et après nous avoir tous embrassés très tendrement, ils reprirent le chemin de la gare accompagnés seulement d’oncle meunier.

Après leur départ, je cessai bientôt d’écouter ce que me disaient Angèle et Firmin. Je suivais par la pensée nos parents remontant la route. Ils repartaient trop tôt à mon gré. Et, sans réfléchir qu’ils étaient partis depuis un bon moment déjà, je me lançai à leur poursuite. J’arrivai trop tard à la gare. Tous les voyageurs étaient sur le quai et la porte en était fermée. Je courus à la petite barrière de sortie et là, j’aperçus mon père et ma mère un peu à l’écart. Leur visage me parut plus sévère encore, dur même et comme buté. Oncle meunier placé entre eux, le visage sévère aussi leur parlait avec des gestes fermes et précis, et il me semblait l’entendre dire, en colère cette fois :

« Faites violence à vos passions. »

Tous trois s’immobilisèrent devant le train qui arrivait. Mon père monta aussitôt dans la voiture qui se trouvait devant lui, tandis que ma mère s’éloignait rapidement pour monter dans une autre voiture.

Je dus reculer pour laisser s’ouvrir la petite barrière, je restai là sans bien savoir ce que je voulais, bousculée par les voyageurs descendant du train.

Oncle meunier sursauta en m’apercevant :

— Tu voulais les voir encore, je parie ?

Et il eut un geste de la main comme pour faire arrêter le train déjà parti.

Une peine qui me serrait la gorge me fit une voix de toute petite fille, lorsque je dis :

— Les voilà séparés !

Oncle meunier s’indigna :

— Ils te l’ont dit ?

Je ne pensais qu’à la séparation du wagon, mais devant le ricanement plein de mépris d’oncle meunier, j’eus l’intuition d’une séparation beaucoup plus grave, et, retenant mes pleurs, je répondis :

— C’est à cause de cela qu’ils ont amené ici les enfants.

Et sans un mot de plus, lourde du poids de ma faiblesse et de ma joie gâchée, je m’appuyai au bras d’oncle meunier qui m’entraîna lentement sur le chemin du retour.

En m’attendant, Angèle et Firmin s’étaient endormis sur leur chaise. Oncle meunier les regarda puis il retrouva toute la douceur de sa voix pour me dire :

— Fais coucher tes enfants, petite mère.

Et tout bas, il ajouta :

— Attends encore, avant de redouter l’avenir.


L’avenir devint très vite redoutable, car à mes questions directes, ma mère fut bien forcée de m’apprendre l’abandon définitif du foyer par son mari, et la demande en divorce qu’elle formulait contre lui. Pendant le temps que durerait le procès, elle allait nous laisser sous la surveillance de son frère. Et, autant qu’à Paris, disait-elle, elle comptait sur moi pour la remplacer auprès de mes frères et sœurs.

D’accord avec oncle meunier, je décidai de laisser Angèle et Firmin dans l’ignorance de ces choses.

Ils étaient si heureux de pouvoir courir par les champs et les bois. Je les prévins seulement que nous allions rester longtemps au moulin, par mesure d’économie.