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De la ville au moulin/14

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 185-194).
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XIV


La sage-femme haussa le petit dans la lumière et dit :

— C’est un beau garçon, mais grand Dieu qu’il est maigre.

Et sévèrement elle me demanda :

— Vous n’avez donc pas mangé à votre faim pendant votre grossesse ?

C’était vrai, je n’avais pas toujours mangé à ma faim, et la pensée que mon enfant était maigre par ma faute me fut si pénible que je ne pus retenir mes larmes.

La sage-femme s’adoucit :

— Allons, ne vous tracassez pas, vous allez y remédier ici, et, tournée comme vous l’êtes, vous ne manquerez pas de lait pour nourrir ce petit homme-là.

Oh ! non, il ne fallait pas que je manque de lait ! Je n’avais pas manqué de courage pour élever les enfants de mes parents, pourquoi manquerais-je de lait pour nourrir le mien ?

Je m’aperçus très vite que je n’aurais aucun souci de ce côté-là et ma joie fut grande. Cette joie diminuait cependant lorsque je regardais téter mon petit. Il tétait goulûment, mais après quelques gorgées, il semblait étouffer, et rejetait d’un seul coup tout le lait qu’il venait de prendre.

Dans cette salle d’hôpital où nous étions une quinzaine de jeunes mères, l’infirmière ne pouvait s’attarder longtemps auprès de chaque berceau. Elle me dit sans s’inquiéter :

— Beaucoup de nouveau-nés rejettent le lait.

Je remarquai bientôt que les autres nouveau-nés s’endormaient après chaque tétée, tandis que le mien pleurait presque sans arrêt. Ma voisine de lit qui en était à son troisième enfant me dit tout bas :

— Il pleure la faim, votre petit, donnez-lui à téter en cachette.

Je parvins à suivre ce conseil. L’enfant ne gardait pas mieux le lait mais il arrêtait un peu son cri plaintif. Après quelques jours, tous les autres bébés avaient augmenté de poids alors que le mien pesait moins qu’à sa naissance.

La sage-femme eut vers moi un regard soupçonneux :

— Qu’est-ce que vous faites donc, vous, avec votre enfant, vous faites semblant de lui donner à téter ?

Ce n’était pas ce reproche-là que j’attendais et je n’y fus pas sensible.

Elle reprit, mécontente et s’adressant à l’infirmière :

— Surveillez cela, n’est-ce pas !

Je ne sais si l’infirmière tint compte de cet ordre mais à partir de ce moment, je surveillai attentivement chaque tétée de mon enfant, et très vite, j’acquis la certitude que rien ou presque rien de ce qu’il prenait ne restait dans son estomac. Non seulement il rejetait le lait, mais tandis qu’il tétait, le lait lui échappait et coulait en deux fines rigoles aux coins de sa petite bouche ! Aussi, lorsque la sage-femme entra de nouveau dans la salle, je l’appelai :

— Madame ! mon petit a quelque chose dans la gorge qui le gêne pour téter.

Elle ne me laissa pas dire autre chose ; elle prit l’enfant qu’elle mit adroitement à mon sein. Et, comme il le prenait goulûment, selon son habitude, elle haussa les épaules et voulut s’éloigner.

Je la saisis par le bras :

— Attendez !

Mon accent avait été si impérieux qu’il me surprit et me fit rougir. Cependant je continuais à tenir si serré le bras de la sage-femme qu’il lui fallut bien attendre et constater que je disais vrai.

Des médecins vinrent examiner l’enfant ; l’un d’eux qui l’avait emporté et gardé un long moment, me le rendit en me conseillant de l’allaiter aussi souvent que possible.

Il y eut des chuchotements autour de moi. Les autres jeunes mères me regardaient avec pitié, et comme je prêtais attention à leur moindre propos, j’entendis :

— Pardi ! c’est un enfant qui a trop pâti dans le sein de sa mère.

Ces mots m’arrivèrent comme un soufflet en plein visage. Trop pâti !

Ainsi en m’éloignant de Valère j’avais sauvé mon enfant d’un mal pour le jeter dans un autre. Était-ce donc parce que j’avais eu faim moi-même que mon petit ne pouvait plus s’alimenter maintenant ?

La sage-femme d’un ton bourru, m’assura du contraire :

— Vous n’y êtes pour rien, l’enfant a une malformation de l’estomac.

Disait-elle la vérité ?

Je ne pouvais oublier sa remarque sur la maigreur du nouveau-né.

Mon remords vint augmenter un malaise que j’éprouvais depuis mon accouchement et dont je ne parlais pas. C’était comme un ralentissement du cœur qui me faisait craindre de m’évanouir à tout moment. C’était surtout des nausées qui me donnaient la répugnance de toute nourriture. Je luttais contre cela, je ne voulais pas être malade, je voulais manger pour avoir du lait. Il me fallait beaucoup de lait afin que mon petit pût en prendre à tout instant sans risquer d’en manquer jamais.

Ma volonté ne put tenir contre le mal qui progressait, et bientôt une forte fièvre vint m’enlever en même temps que le remords le souvenir du lieu où je me trouvais. Pourtant, dans cet espèce d’oubli, la crainte de perdre mon lait persiste, car malgré la barre de fer qui me défonce le crâne, malgré les milliers de guêpes enragées qui bourdonnent à mes oreilles, j’entends mon petit pleurer la faim. J’entends aussi ce que disent les médecins : « Si l’enfant peut résister quelques mois on pourra tenter une opération. Dommage que la mère ait cette mauvaise fièvre, elle accomplirait peut-être un miracle. »

Je sais encore quand il est quatre heures du matin. Une horloge sonne quelque part et je vois les sons aussi clairement que je les entends. C’est pour moi quatre boules d’or lancées dans l’espace et qui se heurtent en se rencontrant. À quatre heures du matin je prends conscience de mon état. Je sais que je suis très malade, je sais que je suis seule dans une chambre avec mon enfant dont la plainte cesse seulement lorsque l’infirmière se penche sur le berceau avec un biberon. Je le vois ce biberon. C’est une toute petite fiole qui n’est qu’à demi-pleine. Je voudrais parler à cette infirmière, mais elle s’éloigne toujours avant que j’aie réussi à fixer les mots qui tournoient dans ma tête. L’autre nuit, après son départ, une grande force m’est venue ; je me suis levée, et, avec des précautions infinies, j’ai pris mon petit et l’ai couché à côté de moi, il s’est apaise tout de suite sous mes caresses.

Oh ! chères menottes, plus douces et plus soyeuses à mes lèvres que les plus douces et les plus soyeuses des fleurs. Et vous beaux yeux, qui parliez si clairement aux miens qu’il n’était pas besoin de paroles pour vous comprendre. Je souriais à mon enfant. Ma pensée lui parlait de ma guérison proche, et il m’écoutait. Ma pensée lui annonçait mille choses à venir, et il me regardait. Longtemps il m’a écoutée et regardée, puis, sous mes baisers, ses fines paupières se sont fermées et il s’est endormi.

L’infirmière nous a surpris ainsi, elle a levé les bras avec épouvante :

— Oh ! malheureuse !

Et doucement, très doucement, elle a remis l’enfant dans son berceau.

Chaque nuit, maintenant, j’ai mon petit au long de moi pendant un moment. L’infirmière me le donne d’elle-même :

— Tenez, pauvre femme, gardez-le là pendant que je vais le faire boire.

Et tandis que le biberon se vide goutte à goutte entre les petites lèvres avides, je lisse un front tiède et doux plus grand à lui seul que tout le reste du visage.

Mais voici ma fièvre qui revient. Elle revient sournoisement et se glisse d’abord en léger frisson autour de mes épaules, puis elle s’enhardit, gagne les flancs et enveloppe tout mon corps d’une couverture de glace ; je sais que cette couverture de glace deviendra tout à l’heure un brasier dont les charbons ardents se poseront au creux de mes mains et sur ma tête, et qu’ils auront tôt fait de consumer ce qui me reste de forces et de pensée.


Ce matin, à l’appel des quatre boules d’or, ma fièvre s’est enfuie comme à l’ordinaire ; je me suis dressée en réclamant mon petit, mais l’infirmière m’a dit :

— Voyez ! il dort, et cela lui arrive si rarement qu’il vaut mieux ne pas le réveiller.

Et tout en s’asseyant auprès du berceau, elle mit négligemment le biberon dans la poche de son tablier.

Ce sommeil de mon enfant me donne un grand calme. Ce calme paraît s’étendre aux choses, car de près comme de loin on n’entend aucun bruit. Parce que mon enfant dort, il semble que la terre entière ait fait silence.

Lentement je me soulève et m’adosse à mon oreiller ; je vais mieux, je le sens, quoique je sois affaiblie au point de mal supporter la veilleuse du plafond qui n’est pas plus forte cependant qu’un doux clair de lune. Ainsi adossée j’essaye de réfléchir. Ma pensée n’a guère de suite, et je m’efforce de la diriger. Depuis combien de temps suis-je malade ? Et Firmin, sait-il seulement que je suis ici ?

À fouiller dans le passé, je me lasse vite ; les noms et les visages que je cherche à évoquer, m’échappent et se changent en couleurs mouvantes et mêlées, les murs mêmes de la pièce ainsi que la veilleuse se mêlent à ces couleurs et prennent des formes qui s’effacent et renaissent. La seule chose que je continue à voir distinctement c’est le berceau. Tout auprès l’infirmière s’est endormie ; le dos bien appuyé et les jambes allongées, elle incline la tête tantôt à droite tantôt à gauche. Est-ce elle qui ronfle si fort ? Non, ce sont les guêpes, je les croyais toutes parties, il en restait sans doute, et voici qu’elles recommencent à bourdonner. Pourvu qu’elles n’éveillent pas l’enfant. Pourvu aussi que ma fièvre reste longtemps absente.

Oh ! cette fièvre, elle n’est pas lasse de moi encore. On dirait même qu’elle est jalouse de voir mon petit auprès de moi. Hier, tandis que je le regardais boire, au lieu de venir en sournoise, elle a montré brusquement sa face dure et colorée, puis, à pleine bouche, elle a soufflé sur moi son haleine chaude, et tout de suite elle m’a entraînée dans un endroit dont j’ai peur de garder le souvenir.

Des boules d’or viennent encore de se heurter, mais je n’ai pas pu les compter, les guêpes font trop de bruit. Et puis j’ai la certitude que quelqu’un est entré dans la pièce ; pourtant je ne vois personne, et l’infirmière dort toujours auprès du berceau. Qu’est-ce donc, alors que cette ombre qui rôde le long des murs ? Et voilà qu’à tant regarder, je vois deux ailes se mouvoir, deux grandes ailes blanches qui s’élèvent lentement, d’autres les suivent, et les voici devenues si nombreuses que la chambre ne peut plus les contenir. Grandes ouvertes, elles planent, s’entrecroisent, se heurtent et se gênent. Mon lit, à leur exemple, se soulève des quatre pieds et se balance dans le vide.

Tout autour de moi, le frottement trop serré des plumes devient une sorte de plainte. Une plainte douce, tremblotante et fine comme la plainte d’un tout petit oiseau tombé du nid.

Mais pourquoi l’infirmière n’ouvre-t-elle pas la fenêtre ?

Ah ! si, elle l’ouvre enfin et voilà les ailes parties. Deux sont restées, les deux premières que je n’ai pas perdues de vue un seul instant. Elles s’abaissent, se posent sur mon lit et le ramènent à terre. Je m’enfonce sous leurs plumes claires, j’y suis bien et je voudrais pouvoir y dormir, mais chaque fois que je ferme les yeux un doigt dur frappe sur mes paupières, et une voix forte crie dans mon oreille :

— Éveillez-vous ! éveillez-vous !

J’obéis, et me voici sur une route qui mène au moulin. Cette route est longue et si droite que j’en vois l’extrémité disparaître à l’horizon. Je marche vite car mon petit m’attend pour téter, il doit pleurer, mais je suis trop loin encore pour l’entendre. Mes deux seins sont deux globes de cristal pleins de lait, et si lourds qu’il me faut les soutenir dans mes deux mains.

Tout à coup une femme sort de ma poitrine. Elle recule et se met à rire en me regardant. Je porte les yeux sur moi, pour m’assurer de ce qui la fait rire, et je me vois nue jusqu’à la ceinture, avec un corps plat et transparent comme une vitre. La femme aussi est nue jusqu’à la ceinture mais sur sa poitrine faite de planches mal jointes, elle porte deux globes de cristal que je reconnais. Je m’élance pour les lui reprendre. Elle m’échappe et court sur la route, et j’ai beau avancer, la distance entre elle et moi reste la même. Je la supplie alors de me rendre le lait. Sans ce lait mon enfant ne pourra pas vivre. La femme continue d’avancer sans vouloir m’entendre ; elle est bientôt forcée de s’arrêter, car devant elle la route est finie et le fossé qui la coupe est si large que nul être humain ne pourrait le franchir.

Je la rejoins enfin, mais avant que j’aie pu lui reprendre les globes, elle les arrache de sa poitrine et les brise sur les pierres. Et le lait coule en deux ruisseaux blancs jusqu’au fossé plein de vase.

Mon désespoir est si grand, que je m’éveille réellement. Je reconnais la chambre où je retrouve le berceau et l’infirmière. Mais la vision a été trop forte et, pendant un instant, j’hésite entre le rêve et la réalité. Et brusquement une épouvante me traverse. Est-ce que je vais mourir ? Ce lait perdu sans retour, cette femme faite de planches et insensible comme la mort, n’est-ce pas un avertissement ? Oui, je vais mourir, je vais mourir tout de suite, je le sens aux battements désordonnés de mon cœur, mais je ne veux pas mourir sans avoir revu encore une fois mon petit. Il me faut emporter à jamais le souvenir de son fin visage. Et je crie vers l’infirmière :

— Donnez-le moi !

Elle sursaute, se met debout devant le berceau et refuse de me donner l’enfant.

J’insiste, j’ordonne même avec violence, car je n’ai pas le temps de supplier. Et comme elle continue de refuser je rejette mes couvertures pour sortir du lit.

Elle me calme d’un geste, et m’apporte enfin mon petit.

Pour mieux le voir, je le couche au creux de mon bras. Comme il est blanc ! aussi blanc que le lait répandu sur la route. La petite bouche ouverte comme pour téter est immobile, les grands yeux sont pareils à deux diamants bleus enchâssés dans des cils dorés. Ils me regardent ces yeux, mais ainsi que la bouche ils restent immobiles.

J’étends la main pour toucher le beau front lisse, et au lieu de la douce chaleur habituelle, je le trouve froid et dur comme une pierre.

Et soudain je comprends mon rêve.

Ce n’est pas pour moi que la route est finie.

J’ai encore le temps de voir l’infirmière m’enlever le petit corps et tout disparaît.