De la ville au moulin/15

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 195-206).
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XV


Manine a cédé au désir de Clémence. En décembre dernier, peu après ma sortie de l’hôpital, elle est arrivée ici avec ses deux filles et tout son mobilier. Elle a choisi, à mon intention, un logement ayant une pièce indépendante, et nous vivons comme autrefois, très près l’une de l’autre tout en étant chacune chez soi.

Firmin vient toujours le dimanche mais cela ne durera pas longtemps : le deuil de sa fiancée prend fin et les deux jeunes gens préparent déjà leur mariage.

Dans ce petit logement où Manine me comble d’attentions, entre Reine si affectueuse et Firmin parlant si gaîment de son bonheur prochain, il m’arrive d’oublier que le malheur s’est approché de moi jusqu’à l’extrême.

L’autre jour, dans la poche de mon manteau j’ai retrouvé deux grains de genièvre que Valère y avait mis pendant une de nos promenades. Je les ai jetés au vent, sans regret ni rancune. La peine qui m’est venue de l’enfant a défait mon amour pour le père. Lorsque je pense à Valère Chatellier, il me semble l’avoir connu dans une vie qui n’est pas celle-ci. De lui, je n’aperçois plus rien de distinct. C’est une ombre qui revient de très loin et qui s’en retourne encore plus loin.

Après la mort de mon enfant, Firmin craignant pour ma propre vie avait tout raconté à oncle meunier qui s’était rendu auprès de Valère avec la certitude d’une réconciliation immédiate. Il était si étonné de cette séparation !

Qu’avait dit Valère en apprenant à son tour la vérité ? Rien de bon à mon sujet sans doute ; autrement, le cher oncle n’eût pas hésité à me le rapporter. Il n’avait su que pleurer sur mon sort en me disant :

« Valère était ivre quand il est venu à mon appel mais en me quittant il était certainement plus ivre de chagrin que de vin. »

Oncle meunier s’est trompé ; Valère Chatellier n’était ivre que de vin, car, depuis ce jour, personne parmi nous ne sait rien de lui.


Reine s’ennuie à Paris. Tout l’hiver elle a regretté la neige du moulin, cette neige éblouissante que rien ne venait ternir et qu’elle retrouvait le matin posée au creux des branches par petits bouquets comme des fleurs mystérieusement écloses pendant la nuit.

Maintenant que nous sommes au printemps, elle regrette la basse-cour où chaque volaille avait son nom. Elle regrette le pré sur lequel elle pouvait se rouler dans l’herbe haute, mais surtout, elle regrette les haies fleuries qui se trouvaient sur le chemin de l’école.

Les squares la font rire :

— Oh ! Annette, qu’ils sont drôles les jardins de Paris.

On ne sait pas si Clémence regrette le moulin. Mais la place de mannequin qu’elle enviait et qu’elle a trouvée tout de suite ne parait pas lui donner le bonheur qu’elle en attendait. Porter une robe simple à la ville lui semble la plus grande injustice du monde et elle ne cesse de se demander pourquoi elle n’est pas de celles qui portent en tout temps des robes magnifiques. En dehors de la toilette, elle n’aperçoit aucune joie. Et dès que Manine a consenti une grosse dépense pour assurer cette joie, Clémence a un autre désir qui lui apporte les mêmes regrets et les mêmes tourments.

Son amour de la toilette s’étend à sa sœur. À travers la porte de la chambre des deux jeunes filles on entend :

— Reine, il faut demander à maman de t’acheter un autre chapeau.

— Pourquoi en acheter un autre ? Le mien me coiffe bien et il n’est pas fané.

— Espèce de sotte ! il te coiffait bien quand il était à la mode. Maintenant il t’enlaidit. Comment ne le vois-tu pas ?

Clémence n’aime pas non plus que Reine porte des souliers de forme simple où le pied est à l’aise. « C’était bon au moulin, mais ici il faut mettre tes pieds à la forme des souliers ».

Et Reine se laisse martyriser les pieds pour ne pas déplaire à sa sœur. Sa jolie démarche en est toute changée et la souffrance qu’elle endure lui ôte l’envie de courir et de sauter.

Il y a encore les desserts fins que Clémence rapporte et qui sont restés longtemps à l’étalage des boutiques où les choses se vendent à des prix élevés. Ces jours-ci, elle a rapporté une pomme Calville, toute ridée et pleine de poussière au creux des côtes. Reine s’est inclinée avec respect devant la pomme et, les yeux tout rayonnants de malice, elle a dit :

— Oh ! qu’elle est vieille !

Clémence a bougonné : « Bien sûr elle n’est pas cueillie de ce matin ; par contre elle sort de l’avenue de l’Opéra ».

— « Ça ne la rajeunit pas » fit Reine, en sautant à cloche-pied autour de la table. Et, à la fin du repas, tandis que Clémence pelait délicatement sa pomme poussiéreuse et ridée, Reine croquait à pleines dents une des pommes rouges et brillantes conservées au grenier du moulin et qui nous étaient arrivées la veille.

Des disputes commencent à s’élever entre les deux sœurs dont les goûts diffèrent de plus en plus. Reine, au besoin, mangerait sa soupe dans le couvercle de la soupière alors qu’à Clémence il faudrait des couverts d’argent et des assiettes à filets dorés. Mais c’est surtout le dimanche, que s’affirment les exigences et la mauvaise humeur de Clémence. Tout lui paraît insupportable dans la maison. Manine et Reine lui épargnent cependant tous les travaux du ménage et la traitent en belle demoiselle. Lasse de récriminer, elle s’installe à la meilleure place avec des bouts de soie et de velours dont elle fait des chapeaux qu’elle défait et redéfait rageusement, ne les trouvant jamais à son goût.

Manine a perdu patience :

— Mais sois donc gaie un peu ; profite de ta jeunesse ; vois, il fait beau, va te promener avec Annette et Reine.

Clémence, plus mécontente que jamais, a répondu que sa robe et son chapeau n’étaient plus à la dernière mode et qu’elle n’avait pas envie de se faire moquer d’elle en allant les montrer par la ville.

Excédée Manine a élevé la voix :

— Tu te rends malheureuse pour des niaiseries.

— Des niaiseries ?

Ce fut une vraie colère qui mit Clémence debout en face de sa mère :

— Des niaiseries ? La toilette d’une jeune fille ?

Et Clémence hors d’elle-même, bégayant presque, cria :

— Toutes mes camarades sont mieux habillées que moi. Toutes ont une vie facile alors que tu me fais une vie si pauvre que j’en ai honte.

Ce reproche était trop loin de la vérité pour que Manine le prît au sérieux. Elle se moqua :

— Pas si pauvre, puisque te voilà riche de tes dix-huit ans.

Et Clémence, au lieu de rire comme nous, s’assit en disant avec une profonde amertume :

— Pour ce que cela me sert d’avoir dix-huit ans.


C’est à mon tour d’être abandonnée de ceux que j’aime. Manine et ses filles sont au moulin pour la durée d’août et Firmin s’est marié le mois dernier.

L’absence de Reine ravive durement mes regrets. Son fin visage était comme un miroir où je voyais un autre fin visage, et dans ses beaux yeux je retrouvais d’autres beaux yeux que je ne reverrai jamais.

Quel mal étrange a donc laissé en moi le regard bleu de mon enfant ? Hors lui, rien ne m’attire ni ne retient ma pensée. Ce beau regard bleu je le cherche dans l’ombre comme dans la lumière. Chez les riches comme chez les pauvres. Au visage des enfants comme à celui des vieillards. Dans la rue aucun passant n’échappe à mon propre regard. Il y a des yeux pleins de sûreté qui s’en vont vers un endroit parfaitement connu d’eux. À ceux-là j’ai envie de crier :

« Emmenez-moi où vous allez ! » Aux autres, à ceux qui errent et s’égarent, j’ai envie de dire :

« Venez avec moi, nous chercherons ensemble. »

Ce soir, étendue sur mon lit, sans courage, même pour préparer mon repas, je pense à ce mal qui me ronge et dont je ne voudrais cependant pas guérir. Oh ! non, il ne faut pas que le petit visage de souffrance s’échappe de ma mémoire. Je voudrais seulement dormir ; dormir pour me reposer un peu ; mais le sommeil me fuit, mes rêves doivent lui faire peur.

Le regret que j’ai de mon enfant s’augmente de ma certitude de n’en plus avoir jamais.

« Un nouvel amour » m’a soufflé Manine.

Non, qu’apporterais-je à un autre homme ? Désormais il me faudra vivre seule.

Et voici qu’à penser à cela je me souviens d’un arbre que j’ai vu l’été dernier à l’entrée d’un parc. Il portait par le milieu du tronc une blessure large et profonde dans laquelle on avait mis des briques et du ciment. Il était grand et droit, et il étendait au loin ses branches vertes et touffues comme pour faire croire au passant que le malheur ne l’avait pas touché ; mais, si on s’arrêtait près de lui, on apercevait le rouge des briques à travers le ciment craquelé et cela faisait penser à une plaie vive que rien ne pourrait guérir.

Je n’ai pas tant d’orgueil. Et surtout Manine et Reine ne sont-elles pas comme un doux baume sur ma blessure. Je resterai auprès d’elles aussi longtemps que cela me sera possible. Et, qui sait ? Peut-être ne nous séparerons-nous jamais. Quoique séparées en ce moment ni l’une ni l’autre ne m’oublient. Reine me promet beaucoup d’histoires à son retour, une par jour, me dit-elle.

Chère petite fille ! J’aime à me rappeler sa venue ici. Très faible encore, j’attendais les voyageuses, enfouie dans le mauvais fauteuil de ma chambre d’hôtel. Je tins ferme sous le regard apitoyé de Manine, mais lorsque Reine posa sur moi ses deux papillons bleus, je fus prise d’un chagrin qui m’enleva toute retenue. Reine ne demanda pas la cause de ce chagrin. Elle s’assit légèrement sur mes genoux et dit en essuyant mes larmes :

— Je ne peux pas les boire, il y en a trop.

Il m’avait bien fallu lui sourire.

Tandis que j’évoque cet instant, un glissement me fait regarder vers la porte. J’attends, croyant que quelqu’un va frapper, mais il n’en est rien. Et comme je cherche la cause de ce bruit, j’aperçois à terre quelque chose de blanc. C’est une lettre qui vient d’entrer par surprise, et tout de suite je reconnais l’écriture de Valère Chatellier. Sans hâte et presque sans émotion j’ouvre l’enveloppe et je lis :

« S’il te reste pour moi un peu de pitié, Annette, viens à mon secours. Je suis comme une barque sans gouvernail dans la tempête, et depuis des mois je me débats dans l’horreur de moi-même sans parvenir à retrouver la bonne voie. Aujourd’hui j’ai toute ma raison et je souffre. Je souffre sans courage ni dignité, et je t’appelle comme dans une nuit mauvaise, on appelle la douce clarté du matin. Demain je viendrai frapper à ta porte, si elle ne s’ouvre pas pour moi, je retournerai sans doute à ma fange. »

« Valère. »

J’ouvris ma porte à Valère le lendemain et je fus épouvantée du désordre de ses traits. Je crus qu’il était ivre encore et je m’éloignai de lui avec répugnance. Il le vit et resta sur le seuil. Non, il n’était pas ivre ; il gardait seulement cet air abject et sournois des ivrognes. Il dit :

— Annette, veux-tu m’aider à redevenir un homme ?

Sa voix aussi changée que ses traits augmenta ma répugnance et je continuai à le regarder sans répondre.

Il eut un geste du désespoir et dit encore :

— Firmin ne m’a pas repoussé, lui.

Au nom de Firmin une tendresse chanta dans mon cœur et je répondis enfin :

— Moi non plus je ne te repousse pas, mais j’ai peine à supporter la vue de l’être dégradé que tu es devenu.

Je l’attirai devant la glace :

— Vois ce que tu as fait de Valère Chatellier !

Il regarda ses yeux clignotants, sa lèvre lâche et toute cette flétrissure qui s’étalait sur son visage et il dit en se détournant :

— Quelle honte !

Et, le buste affaissé, il resta longtemps sans rien dire.

Puis ce fut le pénible aveu de son existence depuis plus d’un an. Tout d’abord me croyant menteuse et infidèle, fâché contre moi autant que contre lui-même, il s’était lancé à fond dans le tourbillon des affaires et des plaisirs. Cependant, il n’avait pas abandonné notre logis. Là seulement il se sentait en sûreté et pouvait se reposer de ses nuits de fête. Souvent même, par les matinées chaudes, il s’étendait pour dormir sous l’olivier où l’ombre était si douce. Et cela jusqu’au jour où la jeune voisine arrêtée près de lui avait dit à son mari : « Si tu crois que c’est appétissant un homme dans cet état. Annette a bien fait de partir avec son Firmin ».

Ces paroles l’avaient complètement réveillé et tout de suite il avait pensé : « Firmin, toujours Firmin. S’il était vrai pourtant que Firmin fût venu ? »

Lorsque ses patrons lui avaient parlé de ma rencontre avec un jeune homme à la mine délurée et à la tenue peu convenable, il les avait crus sur parole. Il avait cru aussi la vieille piqueuse de bottines qui assurait que ce même jeune homme était resté deux jours à rire et à chanter dans la maison. Mais cette jeune femme qui venait de parler avait retenu le nom du visiteur sans se douter qu’il était un parent. C’était elle qui disait vrai. C’était elle qu’il fallait croire. Subitement debout, Valère s’était approché de la gentille brune pour l’interroger, mais elle lui avait tourné le dos avec mépris. Rentré chez lui avec l’intention d’écrire tout de suite à Firmin il n’en avait cependant rien fait. Comment avouer à son ami que chacune de ses lettres avait été jetée au feu sans être ouverte ?

Et comme les jours passaient le laissant indécis, oncle meunier était arrivé avec la mauvaise nouvelle. Alors, fou de regret, pensant que tout était perdu, il avait cherché l’oubli de ses torts dans l’ivresse quotidienne. Puis, ces jours derniers, au reçu d’une lettre dans laquelle Firmin parlait de son mariage accompli et de son espoir d’être heureux malgré tout, il avait tout quitté sur l’heure pour revoir cet ami si indulgent et si fidèle.

Et maintenant Valère parlait de liquider ses affaires de Nice pour venir s’installer à Paris où il se sentirait protégé par Firmin et moi, les seuls qui l’avaient aimé et dont il n’aurait jamais dû se séparer. Je n’avais aucun désir d’une nouvelle visite de Valère, cependant lorsqu’il partit, je lui tendis la main :

— Au revoir, Valère Chatellier.

À peine s’il toucha le bout de mes doigts, mais dans les yeux mornes et décolorés qu’il leva sur moi, une toute petite clarté trembla.


Il pleut, il fait soleil. La pluie est douce, le soleil est doux, et les vitres de ma fenêtre se sont transformées en chapelets de diamants qui s’emmêlent et roulent en larges traînées brillantes. C’est octobre, les vacances sont finies, et le logement de Manine est redevenu bruyant et gai.

On dirait que Reine et sa mère ont rapporté du moulin tous les souvenirs qu’elles y avaient entassés et qu’il ne leur manque plus rien pour être heureuses. Clémence elle-même, au lieu de bougonner, chante à tue-tête des chansons qui parlent d’amour et de beaux habits.

Reine m’a remis en grand secret une lettre d’oncle meunier qui est pour moi comme un livre de prières. Cette lettre dans laquelle le cher oncle a mis tout son cœur contient des conseils qui me sont précieux et me font longuement réfléchir. Il dit : « Tout vaut, il s’agit seulement de mettre les choses à leur place ». Il dit encore : « La vie a une gravité que beaucoup n’aperçoivent pas ».

Au sujet de Valère il parle ainsi : « Il faut que tu saches ce qu’il fait à Nice. En restant dans l’ignorance de ceux que nous aimons nous les aidons à faire leur malheur et le nôtre. Si Valère avait su la vérité, songe à ce qui serait au lieu de ce qui est. Ne l’abandonne pas afin de le sauver si cela est possible car en le sauvant tu te sauveras toi-même. »

Il ajoute entre les lignes déjà pleines :

« Quelque route que tu prennes dorénavant, elle sera dure. À toi de l’aplanir en ôtant les pierres une par une. Et surtout, ma grande fille, n’oublie jamais que le bonheur est en nous et que nous le faisons et défaisons à volonté. »

Le soir, à la veillée, tandis que Manine se repose sur une chaise basse en se balançant comme au temps des nourrissons, je relis très lentement la lettre d’oncle meunier. Reine, en face de moi, sous la même lampe, fait ses devoirs de classe. Ses papillons bleus bougent et se posent plus souvent sur moi que sur la page d’écriture. À la fin elle me dit :

— Maman, c’est quand elle chante que je la trouve belle, mais toi c’est quand tu lis.