De la ville au moulin/17

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 221-234).
◄  XVI
XVIII  ►



XVII


Annette ! Annette ! je ne veux pas mourir.

Depuis plus de trois ans que dure la guerre, c’est presque toujours ainsi que Firmin commence ses lettres. Il est persuadé qu’en affirmant sa volonté de vivre en dépit de tout, il échappera au monstre qui supprime chaque jour tant de vies jeunes et nécessaires.

Il a aussi une manière de m’indiquer les endroits du front où il se trouve, et je m’y trompe rarement. « Ainsi, dit-il, ta pensée peut rôder dans les parages et me protéger. »

Sa lettre d’aujourd’hui, affectueuse et gaie, me renseigne une fois de plus :

« Je suis près d’une rivière que je ne te nommerai pas, grande curieuse, et tu es libre de croire que cette rivière est un fleuve ; mais ne va pas t’imaginer que ce fleuve peut me noyer. Te souviens-tu de ce voyage que nous avons fait avec nos parents pour aller voir des dames qui habitaient dans une vallée très encaissée ? Moi, je me souviens très bien des deux jeunes collègues de notre père qui voyageaient par hasard avec nous. Tous deux s’empressaient auprès de toi, te prenant pour une vraie jeune fille tellement tu étais déjà grande. Pendant un arrêt, ils sont allés boire au buffet de la gare. Et, ils t’ont rapporté chacun un morceau de sucre mouillé d’alcool, l’un de kirsch et l’autre de cognac. Et toi, fine gueule, tu trouvais cela si bon que tu suçais les morceaux de sucre l’un après l’autre sans seulement penser à m’en offrir. Les jeunes gens s’amusaient fort de tes gestes de gamine. Et quand notre père leur eut affirmé que tu n’avais que treize ans, ils ont dit tous deux à la fois : « Je vous la retiens pour femme, M. Beaubois ». Ah ! comme nos parents riaient et comme nous étions heureux alors… »

Jusqu’à la prochaine lettre de Firmin, ma pensée va rôder vers la Meuse où la bataille fait rage.

De Valère Chatellier je ne sais rien ; aucun de nous ne connaît le numéro de son régiment et les recherches entreprises à Nice par oncle meunier n’ont pas abouti.

Au début, Firmin s’est étonné du silence de son ami ; mais depuis longtemps il n’en parle plus et je fais comme lui.

L’autre matin, comme je longeais le boulevard pour aller à mon travail, un soldat qui marchait près de moi se mit à courir en appelant : « Valère ! Eh ! Valère ». Celui qu’on appelait se retourna ; c’était un tout jeune soldat n’ayant rien de commun avec l’autre Valère, et je ne pouvais m’y tromper. Pourquoi donc alors, le banc qui n’était pas à trois mètres de moi, me fut-il si pénible à atteindre ?

Je n’avais guère le loisir de m’attarder sur ce banc, mais une grande faiblesse m’y retint. Mon cœur cognait sourdement et prenait une telle place dans ma poitrine, qu’à la fin je me moquai de lui et le morigénai :

— Qu’as-tu à t’agiter ainsi ? Valère est loin. Et puis, as-tu donc oublié que tu ne l’aimes plus ?

À la buanderie ce souvenir ne cessa de me tourmenter ; mais, rentrée chez Manine, il s’effaça très vite.

C’est que, chez Manine, il y a maintenant trois enfants. Rose vient de donner une petite sœur à Raymond. Et Nicole nous est arrivée ces jours derniers avec un gros garçon qu’elle appelle Ni-Jean, et qui a deux ans passés.

Jean Lapierre est aviateur, et rien n’a pu retenir Nicole au moulin dès qu’elle a su que son mari était au Bourget. Il vient assez souvent ici. À peine s’il prend le temps de nous dire bonjour. Il embrasse sa femme et son enfant avec une sorte de frénésie et il repart aussi vite qu’il est venu.


Clémence n’est plus auprès de nous. Un jour, qu’elle savait me trouver seule à la maison, elle entra et jeta sa clé sur la table comme une chose désormais inutile ; et, sans répondre à mes questions, elle ouvrit l’armoire, mit à son bras deux minces bracelets d’or, dont l’un appartenait à Reine, et fit glisser au creux de sa main toutes les piécettes d’argent qui étaient au fond de la boîte. L’armoire refermée, elle se regarda dans la glace, de côté, de dos et de face, consolida son chapeau, se regarda encore, et, les yeux audacieux et presque menaçants elle sortit en tirant violemment la porte derrière elle. Mais tout n’était pas fini. Dans sa précipitation, elle avait laissé prendre un peu de son manteau dans la jointure de la porte. Elle tira dessus et donna du poing contre le bois, mais la porte tenait bon. Et avant que j’aie pu l’ouvrir, l’étoffe se déchirait et Clémence descendait l’escalier en courant. Je compris qu’elle partait pour toujours et, sortie à mon tour, j’appelai :

— Clémence !

Ma voix sonna étrangement dans la cage de l’escalier. Il y eut un arrêt dans la descente. Alors, comme si toute la peine de Manine était en moi, je dis plus bas, avec un accent de prière :

— Clémence ! reviens.

Une réponse incompréhensible me parvint et la descente reprit. J’écoutai décroître et se perdre le pas vif. Et, comme je me retournais pour rentrer, j’aperçus, collé au chambranle, le bout d’étoffe que la porte gardait comme un bon chien garde entre ses dents un morceau de l’habit du voleur.

Pour Manine, la nouvelle n’a pas été aussi terrible que je le craignais. Attristée elle a dit : « Clémence en fait à sa tête, nous la reverrons bientôt. »

Nous n’avons pas revu Clémence. Maintenant Manine pleure. Et, pour le cas où sa fille viendrait à rentrer de nuit, elle laisse une petite lampe allumée sur le palier.

Reine, de son côté, commence à donner du souci à sa mère. Elle veut à toute force être infirmière militaire. Elle n’est pas bien grande encore et si frêle qu’il semble qu’un coup de vent n’aurait pas de peine à l’emporter.

Manine espère la faire changer d’idée, mais pour ne pas trop la contrarier elle lui promet de l’envoyer soigner les blessés dès qu’elle aura seize ans. En attendant Reine suit des cours d’infirmière, et déjà, autour de nous, elle donne des soins adroits. Le soir, elle berce le gros Ni-Jean ou la petite fille de Rose en chantant, comme autrefois sa mère :

Fille de la charité
Vous irez
Parmi les soldats blessés.

Pour Nicolas qui est au front depuis une quinzaine, ma pensée rôde aussi, mais je ne sais où la diriger. Malgré sa promesse d’écrire chaque jour, je n’ai reçu qu’une seule lettre dans laquelle il disait :

« J’arrive aux tranchées. Je voudrais, comme Firmin, te raconter des choses gaies mais je ne peux pas. La campagne de par ici est comme un grand cimetière. En place de fermes et de moulins il y a des croix, des croix, des croix. Il viendra peut-être un temps où je pourrai te rappeler des histoires gaies de mon enfance, mais aujourd’hui je me souviens seulement que tu m’empêchais de me battre avec les gamins de mon âge. Je me rappelle bien que tu me recommandais de parer les coups sans jamais les rendre. À présent on me dit que, pour bien me défendre, il me faut tuer l’ennemi avant qu’il n’ait le temps de me tuer lui-même. À toi, Annette, je le dis. Je suis bien décidé à me défendre et à rendre des coups à celui qui m’en donnera, mais vois-tu, je sens bien que je ne pourrai jamais tuer… »

Nicole ne s’inquiète pas trop du silence de son frère jumeau. « J’ai tant prié pour qu’il ne meure pas » dit-elle. Elle est pieuse, presque autant qu’Angèle. À l’intention de Nicolas, elle s’agenouille dans le coin de ma fenêtre où l’on entend un bruit semblable à un tonnerre souterrain. Elle est persuadée que c’est le bruit de la bataille qu’elle entend-là. Il lui semble être agenouillée sur la tranchée même et qu’ainsi elle peut y implorer plus sûrement la miséricorde divine.

L’autre soir, le bruit souterrain a cessé brusquement tandis qu’elle priait ; mais, au lieu de s’en réjouir, elle s’est relevée toute pâle en disant :

« Ce silence-là, c’est comme un signe de mort. »


Il ne passe plus de régiments sur le boulevard. On voit seulement passer des groupes de jeunes civils encadrés par des militaires. Le groupe d’aujourd’hui chante : « Mourir pour la patrie ». Il y a si longtemps qu’on n’a pas entendu chanter dans la rue que des femmes se mettent aux fenêtres.

Autrefois, ce chant guerrier ne retenait pas plus mon attention que les berceuses accoutumées de Manine. Mais, à voir ces jeunes gens, fiers, souples, si bien faits pour vivre dans leur patrie et s’en allant en chantant mourir pour elle, je pense que Nicolas avait raison de dire, en apercevant un vieillard tout tordu : « Il en a de la chance cet homme-là d’être vieux et infirme. »


« Aimez-vous, aimez-vous, mes deux chéries. » Et voici que la discorde s’est glissée entre nous. Rose a pris goût au métier militaire. On dirait même qu’elle prend goût à la guerre depuis que son mari est sous-lieutenant. Elle fait des projets pour ses enfants. Son fils sera officier et sa fille n’épousera qu’un officier. Déjà elle donne au petit Raymond des fusils et des sabres comme jouets et lui montre la manière de s’en servir contre l’ennemi. Parce que j’essaye de détourner l’enfant de ces jouets elle me reproche d’avoir un caractère acariâtre et contrariant. Elle a dû se plaindre à son mari, car voici qu’il m’adresse une lettre sèche dans laquelle il parle avec aigreur de la mauvaise entente de sa sœur et de sa femme. Sans un mot affectueux pour l’une ni pour l’autre, il termine ainsi :

« Il faudra bien que vous vous mettiez d’accord ; du reste j’arriverai bientôt et je donnerai des ordres. »

Des ordres ! J’en reste stupéfaite ; puis je dis comme si mon frère était devant moi :

— Des ordres de toi, Firmin ?

Révoltée, je lance la lettre à travers la pièce :

— Des ordres ! il nous les donnera baïonnette au canon peut-être ?

Devant le petit Raymond qui me regarde apeuré j’entrevois soudain la frêle silhouette de mon frère nous menaçant d’un fusil, et je me mets à rire.

Je prends dans son berceau la petite fille qui s’est réveillée au bruit et je dis à la mère :

— Restons unies, Rose, sinon gare à Firmin.

Comme moi, Rose se met à rire. Et, sans doute par crainte de Firmin, la discorde n’osera plus s’approcher de nous.

La prédiction de Mlle Lucas se réalise. Pendant la nuit, une bête étrange couvre la ville et broie des os. Mlle Lucas a été une des premières victimes. Sortie de chez elle pour gagner l’abri voisin, la bête l’a atteinte et a déchiqueté son maigre corps.


Le deuil de guerre vient d’entrer chez nous avec la mort de Nicolas. C’est tante Rude qui nous apprend le malheur. Elle écrit : « Ton oncle pleure tellement qu’il en est ridicule ». Elle joint à sa lettre celle d’un sergent qui s’excuse d’avoir tardé à nous prévenir. Mais, blessé lui-même par l’obus qui a tué Nicolas, il n’a pu s’acquitter plus tôt de ce devoir. Nicolas a été tué le lendemain même de son arrivée aux tranchées. Et le sergent ajoute : « Ce petit gars était trop jeune pour faire la guerre. Il est mort du bruit plutôt que de l’obus, car il n’avait pas de blessure. »

Si tante Rude nous voyait pleurer Nicole et moi, elle dirait certainement que nous sommes ridicules.


Firmin est venu et n’a pas donné d’ordres. À peine entré, il est resté en contemplation devant sa petite fille qu’il ne connaissait pas.

La mort de Nicolas ne l’a pas fait pleurer. Il a vu mourir tant et tant de jeunes hommes qu’il ne sait plus si mourir est un plus grand mal que vivre. Depuis sa dernière permission il me paraît vieilli de plus de dix ans. Il est maigre et déprimé ; et lui, qui entre seulement dans sa vingt-neuvième année, a des cheveux blancs aux tempes comme un homme de quarante-cinq ans. Il est las, si las qu’il ne songe plus à crier son désir de vivre. Assis sur la chaise basse de Manine, son fils sur un genou et sa fille dans son bras, il ne sait même pas dire sa joie. En a-t-il seulement de la joie ? Et puis, par malchance, les avions allemands passent, crachent et tuent. Firmin s’effraye de notre vie menacée. Il voudrait nous voir retourner au moulin. À Nicole, qui a une peur affreuse des avions meurtriers, il conseille vivement d’aller retrouver Mme Lapierre. Mais il sourit en donnant ce conseil à sa jeune sœur car il sait bien qu’elle supportera tout plutôt que de se séparer de Jean Lapierre. Entre deux bombes qui éclatent dans le voisinage il me souffle à l’oreille : « Que veux-tu ? C’est une Beaubois. »


De Valère nous ne savons toujours rien, et Firmin m’a dit, comme avec un peu d’envie :

« Les disparus laissent au moins l’espoir de les revoir. »

À la fin de sa permission j’ai accompagné Firmin à la gare de l’Est. Il s’est étonné du salut respectueux d’un soldat, puis il s’est moqué : « Ah ! oui ! c’est vrai, je suis un bel officier ». Tout de suite rembruni, il a murmuré : « Et cela peut durer, durer, durer… »

Devant l’espèce de désespérance qui s’étendait sur son visage, j’ai levé un doigt pour rappeler sa confiance en lui-même :

— Souviens-toi Firmin, tu ne dois pas mourir.

L’air distrait, il m’a regardée en répondant :

— Tu crois ?

Dans la petite salle à manger de Manine il fait froid en ce mois de mars 1918. Groupées autour du poêle dans lequel nous brûlons du charbon, plein le creux de la main, ainsi que le dit Nicole, nous tâchons de réchauffer le plus possible les enfants avant de les coucher. Rose qui vient d’endormir sa petite fille, veut maintenant déshabiller son fils :

— Allons Raymond, viens au lit, mon mignon.

Raymond recule et regimbe.

— Non, je ne veux pas aller au lit, parce que tu vas encore me battre pour m’emmener à la cave.

La voix de Rose s’amollit :

— Mon chéri ! viens te coucher ; si les méchants avions passent je t’éveillerai tout doucement, je te le promets :

— Oui, tu dis toujours ça et puis tu me bats tant que tu peux.

Cette fois, le petit Raymond peut avoir confiance dans les dires de sa mère, car nous avons renoncé à la cave. La quantité de vêtements chauds qu’il fallait y transporter ! La descente dans l’escalier obscur avec les petits endormis ou apeurés ! La courageuse Manine devenant d’une faiblesse incroyable à l’annonce des avions et Reine qu’il me fallait porter à moitié sous peine de la voir s’évanouir au milieu des étages ! Et encore l’un des enfants de la voisine n’était-il pas mort d’une pneumonie contractée à la cave ? De plus, une maison ne s’était-elle pas écroulée ensevelissant ceux qui étaient au fond ? Quoique l’on fasse, où que l’on aille, on était quand même en danger.

Raymond cède enfin aux caresses et aux promesses de sa mère ; mais à peine vient-il de s’endormir que les sirènes annoncent la venue de la bête étrange. Leurs voix aiguës et graves tout à la fois, s’élèvent en lamentations de détresse et de désespoir :

— Cachez-vous, cachez-vous ! crient ces voix de malheur et d’épouvante ; descendez au plus profond de la terre car la menace est dans l’air.

— Cachez-vous, cachez-vous, car, pour mieux vous tromper la bête a pris la forme d’un oiseau ; mais cet oiseau porte sous ses ailes des œufs pleins de feu qui vont tomber sur vos maisons et les briser comme verre.

Pour mieux se faire entendre les sirènes se sont posées sur les plus hauts toits, jusque sur les tours de Notre-Dame. Elles crient, elles hurlent à perte de voix, mais toujours elles disent :

— Cachez-vous, cachez-vous. Éveillez les enfants, sortez les nouveau-nés de leur berceau, cachez-les dans la poussière et l’humidité des caves, de crainte que la bête méchante ne vienne à broyer et disperser leurs membres délicats…

Nicole affolée tourne avec son enfant serré contre elle. Ses yeux se dirigent avec une rapidité incroyable dans tous les coins de la pièce. Elle se précipite vers la cuisine et en revient avec le même affolement :

— Oh ! dit-elle, si je pouvais le remettre dans mon ventre !

Et elle serre si fort le gros Ni-Jean qu’il se réveille et se met à crier de peur.

Nicole se ressaisit alors, s’assied et tâche de faire entendre sa voix au petit qui ne la reconnaît pas. Il pleure si fort que je remonte la flamme du gaz toujours baissée par économie. Mais j’entends, du boulevard :

— Éteignez ! éteignez !

Je rebaisse le gaz, je ferme les épais rideaux, et malgré cela j’entends encore :

— Éteignez ! éteignez !

Je ne veux pas éteindre car, autant que Reine, j’ai peur dans l’obscurité et je sais qu’à la lumière les visages conservent du courage et de la fierté. Mais qu’a donc cette petite flamme de gaz à briller ainsi ? Il semble que la pièce soit éclairée comme en plein jour. Tout reflète la lumière : les cuivres des meubles, la glace de la cheminée, les cadres pendus aux murs et même le verrou de la porte qui brille comme un phare. Ne sachant que faire pour affaiblir cette clarté, j’ôte mon tablier et l’enroule autour de l’abat-jour.

Les voix de malheur se taisent et le gros Ni-Jean cesse enfin de pleurer. Nicole se tient si courbée qu’on n’aperçoit plus de son enfant que deux petits pieds qui se croisent et se décroisent nerveusement. Manine et Reine, mal assises sur la même chaise, se tiennent fortement enlacées. Et Rose couvre de son corps le berceau de sa petite fille.

À mon tour je sors Raymond de son lit et le tiens sur mes genoux enveloppé dans sa couverture.

Au dehors, à présent, il se fait un silence comme si toute la ville était déjà morte. Nous attendons la bête qui va une fois de plus couvrir la ville et broyer des os. Une sorte de froissement dans l’air nous met aux écoutes. Et, presque aussitôt, nous entendons le vol claquetant et ronflant des oiseaux féroces. Ils s’avancent comme un cataclysme naturel que personne ne pouvait prévoir et qu’aucun homme ne peut empêcher. Raymond s’agite à leur approche ; je sens son petit cœur bondir sous ma main. Je touche ses joues devenues subitement froides et je demande tout bas :

— Tu as peur ?

Les beaux yeux confiants de Raymond me regardent et sa jolie tête remue pour dire non.

La bête étrange passe et chacune de nous frissonne et se penche davantage sur son enfant…

Peu à peu, des bruits familiers recommencent sur le boulevard. Une fenêtre s’ouvre, un pas traîne. Soudain, c’est la Berloque avec toute son allégresse. Aussitôt Raymond m’échappe et, malgré le froid, à moitié nu, il lève les bras, écarte les jambes, se balance et se disloque comme un pantin. Cela fait rire le gros Ni-Jean qui s’échappe à son tour des bras de sa mère pour remuer ses petons boulots, imitant maladroitement les pieds agiles de Raymond et tombant coup sur coup sur le derrière. Reine, prise elle-même d’une joie délirante, fait claquer ses doigts comme des castagnettes et rit, rit sans mesure.

Les mamans, craignant le froid, veulent recoucher les petits ; mais Raymond déclare qu’il n’a pas fini de danser et le gros Ni-Jean crie qu’il veut sauter encore.

Au loin, la Berloque continue de lancer ses notes joyeuses. Malgré le bruit d’ici tout le monde l’entend, et c’est comme si elle disait à tous :

— Dansez, petites souris, Raminagrobis est parti. Il reviendra demain peut-être, mais ce soir il a tant mordu et griffé qu’il n’a plus griffes pour vous déchirer les chairs ni de dents pour vous broyer les os. Et Reine qui comprend tous les langages chante avec la Berloque :

Dansons, dansons petites souris

Raminagrobis est parti.

Les petites souris ne dansèrent pas longtemps par la suite. Jean Lapierre fut tué ; et, quelques jours plus tard, oncle meunier mourait après une journée de travail au-dessus de ses forces.

Dans le même temps, une bête énorme appelée Bertha, plus féroce encore que les oiseaux de feu, broya les os de jour comme de nuit. Et, comme pour augmenter cette épouvante, les lettres si suivies de Firmin cessèrent brusquement de nous parvenir…


Dans le logement de Manine, il y a maintenant une douleur haute et dure qui nous empêche de nous rappeler que Firmin a été en vie, qu’il a été gai, tendre, faible et plein de courage.

Parce que Firmin est mort, tout est noir, tout est mort.