De la ville au moulin/19

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 242-254).
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XIX


En cette fin d’août je n’ai plus l’espoir dont parlait Mme Lapierre. Pourtant je sais maintenant que Valère est vivant.

Ce vieillard chancelant qui passait sous les arbres d’en face au bras d’une jeune femme attentive et maternelle, ce vieillard qui ralentissait encore sa marche pour regarder les fenêtres de Manine, c’est Valère Chatellier. Lentement je l’ai vu redresser sa haute taille et assurer ses pas comme s’il se dégageait chaque jour un peu de cette enveloppe de vieillesse qui le recouvrait et le courbait. Son bras gauche paraît toujours inerte et son cache-nez se croise toujours très haut sur son visage, mais tout cela n’arrive pas à dissimuler son allure d’homme jeune, l’allure de Valère Chatellier ayant retrouvé sa force et sa santé.

Adroitement, je me suis mise sur son chemin afin de m’assurer de la forme de son visage comme j’étais sûre de la forme de son corps. Et, dans le mouvement de surprise qu’il eut en m’apercevant, j’ai reconnu ses yeux, ses yeux d’autrefois, intelligents et tendres. Mais, aussitôt, il a baissé la tête et s’est éloigné.

Je suis restée à la même place et la jeune femme m’a regardée, l’air étonné.

Depuis ce jour, de même qu’un mauvais chien s’était caché dans ma hanche de fillette un petit animal est venu se loger au plus profond de mon cœur. Je le vois et je le sens ; il est blanc et il ne cesse de frémir et trembler comme s’il avait peur et froid ; et toujours il creuse plus avant comme s’il espérait trouver un endroit chaud où il pourrait se blottir pour longtemps. « Mais tu peux fouiller avec tes fines griffes, petit animal tout blanc. Il ne fait plus chaud dans mon cœur. Et lorsque tu auras pénétré au fond même de ma vie, tu continueras de frémir et trembler, tout comme ces peupliers qui frémissent parfois sans qu’on sache d’où vient le vent. »

En perdant l’espoir j’ai perdu le goût de vivre. Mon cerveau est comme engourdi et je ne sais même plus si mon corps est sensible. Cependant je ne suis pas malade et ce que je prends pour la menace d’un mal mystérieux n’est que l’effroi de ma solitude présente et à venir.

Je n’ouvre plus les fenêtres de Manine ; je reste enfermée sans pensées, même pour appeler à moi le souvenir de mes chéris et, s’il m’arrive de rencontrer comme un reproche le clair regard d’oncle meunier, je ne sais que lui dire :

« Laissez-moi venir auprès de vous. Parce que je suis sans amour je n’ai plus de courage. »

Au sortir de la buanderie, je fais un détour pour longer la Seine. Elle glisse, silencieuse et noire, luisante par endroits, pleine de mystère, attirante comme un long repos et effrayante comme un danger de mort. En la regardant je songe à un corps roulé par elle. J’imagine ce corps se heurtant à tous les ponts, tournoyant dans tous les remous. Et, qui sait ? frôlant d’autres corps demeurés au fond et les entraînant à la surface.

Toute frissonnante de dégoût je m’éloigne de l’eau sombre.

Ah ! si la Seine avait une eau claire comme la rivière du moulin. Une eau qui ne cache pas les cailloux et qui coule parmi des herbes qu’elle plie mollement !…

À la buanderie, la mère Françoise, remise d’un grave maladie et toute joyeuse de son retour, nous a dit :

— J’avais déjà un pied dans la tombe, mais je l’ai retiré.

Elle est seule aussi, et si vieille ! Elle fait un travail bien au-dessus de ses forces et je n’aperçois rien qui puisse égayer son existence.

Je lui demande ses raisons d’aimer la vie :

Elle rit, heureuse de faire rire les autres, en répondant :

— Qu’elle est jeune cette Annette Beaubois ! C’est bien simple. Si je vis, le soleil me chauffe, le froid me pique et la pluie me mouille. Si je meurs, je ne sens plus rien et tout est gris.

Je ris avec les autres. Et, au cours de la journée, chaque fois que l’eau du bassin me gicle à la figure ou m’inonde les pieds, je me dis tout bas :

« Si je meurs je ne sens plus rien et tout est gris. »

Pour tâcher de retrouver mon courage, je décide d’aller passer tout un dimanche au moulin, dans la maison de Mme Lapierre. Le trajet est court, à peine trois heures de chemin de fer. Je partirai par le premier train et je prendrai le dernier pour le retour.

Là-bas, à défaut de Nicole et du gros Ni-Jean, je verrais les deux enfants d’Angèle que je ne connais pas.

« Oh ! revoir les traits de Firmin ou ceux de Nicolas dans les mignons visages des deux petits ! »

À mon arrivée, le soleil du frais matin traverse de toutes parts le brouillard léger qui couvre la campagne. J’évite de passer par le village et je m’engage dans la venelle qui longe le jardin de Mme Lapierre. Ce jardin qui va être le mien tout le jour et dans lequel je pourrai cueillir des fruits tout à mon aise. Je m’appuie à la palissade où grimpent les plantes les plus diverses et où des fleurs délicates et fines se cachent entre les pieux. Des abeilles mal réveillées cherchent les ronces et trébuchent sur les mûres noires et pleines de sucre.

Tout à côté de moi, sur l’un des pieux un papillon jaune étend ses ailes au soleil pour en faire sécher la rosée qui l’alourdit. Après plusieurs essais il s’envole enfin dans le jardin où il va se poser sur un arbre à fruits. Je le reconnais cet arbre : c’est un pêcher ; celui-là même qu’il fallait toujours étayer ; les étais lui manquent cette année et ses branches privées de soutien plient sous le poids des fruits et touchent terre.

Rien n’est changé dans le jardin. Voici le bassin dans lequel Nicole est tombée un jour, entraînant Nicolas et Jean Lapierre. Voici le berceau de chèvrefeuille où les enfants restaient si sages pendant les heures de grande chaleur ; et l’escarpolette, sur laquelle Clémence se balançait fièrement debout, se moquant toujours de Reine qui s’y asseyait peureusement.

La maison avec ses volets clos a l’air de bouder derrière la rangée de pommiers et de hauts cerisiers.

Je m’attarde dans la venelle où le soleil pénètre en plein et éclaire les moindres fleurettes. Avec la chaleur, les abeilles ont retrouvé toute leur vigueur, et dans le roncier, elles s’activent, tournent et bruissent.

Un homme, venant du village, s’avance dans le chemin. Il me reconnaît, mais il est obligé de se nommer pour que je le reconnaisse lui-même tant les années de guerre l’ont marqué de vieillesse. Il ne s’étonne pas de me voir là. Il semble que rien ne pourra l’étonner désormais et il s’informe de ma santé du jour comme s’il m’avait déjà rencontrée la veille.

Il me parle des travaux de la campagne car il se souvient que je m’y entendais parfaitement autrefois. Il me parle de tante Rude qui a vendu le moulin pour s’en aller vivre auprès de sa très vieille mère. Il me parle de mes frères dont le nom est inscrit en lettres d’or sur une haute colonne blanche comme sur un trône de gloire, parmi d’autres noms tout en or. Et tout à coup il dit :

— Le camarade de Firmin a échappé, lui ; il est venu ici ces jours derniers. Je l’ai rencontré sur ce même chemin avec une jolie dame et je l’ai bien reconnu malgré son bras en moins et sa figure blessée.

Oh ! comme le petit animal blanc s’agite et creuse dans mon cœur. Mais déjà l’homme ajoute :

— Il croyait trouver le meunier, et quand il a su qu’il était défunt aussi, il s’est appuyé à cette palissade et il a pleuré comme un enfant.

Je voudrais interroger cet homme qui est heureux de causer. Je voudrais connaître les blessures dont il parle et que je n’ai pas aperçues. Je voudrais surtout savoir si la jolie dame est la compagne que Valère a choisie pour toujours. Mais lorsque je peux enfin desserrer les dents, au lieu de toutes ces questions, je demande :

— Où sont donc les oiseaux ? Je n’en vois pas un seul sur le chemin.

L’homme me regarde comme si je lui parlais soudain une langue étrangère, puis il comprend et répond avec indifférence :

— Oh ! ils sont tous dans la vigne à piquer le raisin.

Il s’éloigne sur ces mots, et je reste sans plus savoir ce que je suis venue faire ici. Puis, l’espoir, que je croyais parti pour toujours revient et chasse de mon cœur le petit animal tout blanc. « Cette jeune femme qui accompagne Valère n’est peut-être que la marraine de guerre compatissante et douce du blessé ? Valère, infirme, venait peut-être demander l’appui d’oncle meunier pour revenir auprès de moi ? »

Mon espoir grandit :

« À défaut d’oncle meunier, Valère a certainement vu Angèle et Angèle a sûrement quelque chose à me dire. »

Rapidement je quitte la venelle et me dirige vers le moulin.

Non, Angèle n’a pas vu Valère, je le comprends à son étonnement de ma venue et à sa crainte de me voir séjourner chez elle. Mais je sais qu’à Paris je retrouverai facilement Valère et c’est sans aucune tristesse que je dis à Angèle :

— Je souffrais d’être seule et je venais chercher un peu d’affection auprès de toi.

Elle s’assied sans m’inviter à en faire autant et c’est, pendant un long moment, comme si nous étions devenues muettes toutes les deux.

C’est elle qui parle la première :

— Tu vois, nous ne trouvons rien à nous dire.

J’en conviens avec elle et pour éviter un nouveau silence, je désigne la porte du fond par où nous arrivent des voix enfantines :

— Laisse-moi embrasser tes enfants.

Elle se lève.

— Écoute, Annette, je ne veux pas que les enfants te connaissent, tu as un air que je n’aime pas et que je n’ai jamais vu à personne.

Elle paraît si inquiète que je ris en faisant mine de sortir.

— C’est cela, dit-elle, il vaut mieux t’en aller.

Je sors sans l’embrasser et sans trouver un seul mot à lui dire. Après quelques pas, je me retourne pour un geste d’adieu, mais elle ne répond pas à ce geste. Elle reste sur la porte, droite et digne, comme pour bien me montrer qu’elle tient à s’assurer de mon départ.

Pour ne pas inquiéter davantage cette fidèle gardienne du logis, je m’en vais cette fois par la route. Ainsi les gens du village pourront certifier que j’ai regagné la gare pour le train de midi.

De ce côté, la maison de Mme Lapierre a une persienne détachée par le vent et cela lui fait comme un œil à demi ouvert qui guette mon arrivée.

Je lui parle en m’approchant :

— Je ne passerai pas la journée avec vous, maison de Mme Lapierre, et je ne cueillerai pas un seul fruit de votre jardin.

Je consolide de mon mieux la persienne et je m’y adosse pour contempler un moment le moulin et tout ce qui l’entoure.

Les champs ont presque tous la couleur du chaume, mais les vignes sont claires comme du raisin mûr et l’on dirait qu’elles répandent de la lumière autour d’elle. Dans les champs et dans les vignes j’aperçois des points blancs qui bougent. Ce sont des dos de paysans, des dos faits à l’ardeur du soleil comme à la brume du soir et du matin.

Si je le voulais, je pourrais reprendre ma place parmi ces paysans, mais qui donc m’attendrait au retour dans la maison ?

Je ne m’attarde pas ici comme dans la venelle.

Des groupes d’enfants vêtus de leurs beaux habits s’en vont joyeux vers le village.

Là-bas, sur une route qui descend à la plaine les arbres ont l’air d’aller deux par deux.


Dans le logement de Manine, je retrouve le silence, mais un silence sans lourdeur ni ombre. Ma tête est comme emplie par les paroles du paysan : « Je l’ai bien reconnu malgré son bras en moins et sa figure blessée ».

Sa figure blessée ? Ce cache-nez si large est-il donc un rideau servant à dissimuler la blessure ? Valère blessé au visage, défiguré peut-être, n’ose pas se montrer à moi.

Devant cette idée qui m’obsède, tous les autres souvenirs s’effacent. Je n’aperçois plus les papillons bleus de Reine, ni le regard pénétrant d’oncle meunier. Et, même dans le fin visage de mon enfant, les rayonnantes prunelles si précieusement enchâssées pâlissent et s’éteignent.

Lasse de mon voyage trop précipité, je m’assieds auprès de la fenêtre et je guette sous les arbres l’arrivée de Valère. Dès qu’il apparaîtra, j’irai à sa rencontre. Je le supplierai de venir dans le logement de Manine. Et là, de mes deux mains, je déferai le cache-nez et découvrirai la chère figure blessée.

Je guette sans oser bouger, même pour prendre la nourriture que mon estomac réclame. Mais bientôt, épuisée de fatigue, de faim et d’attente je m’endors et je rêve.

Appuyée contre une haute fenêtre, dans une ville bâtie au pied d’une montagne, je vois passer des gens qui fuient en criant éperdument : « Famine, famine ! » Certains ne crient pas, mais leur bouche reste affreusement ouverte comme s’ils ne pouvaient plus la refermer à force d’avoir crié. Pourtant des troupeaux de bœufs descendent de la montagne et viennent d’eux-mêmes se placer sous le couteau du boucher qui les dépèce au milieu de la rue. Mais les gens ne voient rien ; ils passent, la bouche tordue, criant toujours : « Famine, famine ! » Comme eux je m’apprête à fuir car la crainte de mourir de faim me vient aussi, lorsqu’un homme me prend la main et m’entraîne :

« Venez, je connais un pays il n’y a pas de famine. »

Le chemin qu’il me fait prendre monte, monte et, tout de suite, je reconnais la côte qui mène au calvaire et que j’ai tant de fois parcourue déjà. Je refuse d’aller plus loin, mais l’homme me tire par la main !

« Venez, venez, vous ne connaissez pas l’autre versant. »

Je me laisse entraîner de nouveau ; le chemin se resserre, la côte s’accentue et un vent violent me souffle à la face. Puis, sous mes pieds, c’est un escalier de pierre tout branlant ; je monte lentement, péniblement, les marches étroites et hautes. Encore une sur laquelle il me faut me hisser des coudes et des genoux, et me voici enfin debout au faîte du calvaire me retenant à la croix pour ne pas être rejetée en arrière par le vent furieux. Mais, tout aussitôt, j’aperçois l’autre versant.

Il est fait d’une plaine sans fin, toute couverte de fleurs et de blé, et si brillante sous le soleil que j’en suis éblouie.

Éveillée par un brusque balancement de mon corps, je reste dans le ravissement de cette minute de sommeil. Puis, comme si je me préparais à descendre le versant fait de fleurs et de blé, je quitte ma chaise. Je ne ressens plus ni faim ni fatigue, et je m’entends dire :

— Ma peine est apaisée.

Le jour baisse, le soleil a l’air d’aller se coucher tranquillement, et la fumée d’une haute cheminée s’incline vers lui comme pour lui dire adieu.

La paix qui était ce matin sur la campagne semble être venue ici avec le soir. Au Sud, le ciel est couleur de chaume, tandis qu’à l’Ouest il est clair comme la vigne. Et soudain je me revois adossée à la maison de Mme Lapierre. Je revois le moulin où j’ai si durement peiné derrière l’homme à la faux et derrière l’homme à la bêche. Je revois les moissonneurs frotter la semelle de leurs souliers avant d’entrer dans la maison pour la soupe du soir.

À cette heure toutes les bêtes sont rentrées, et les porcs, gorgés de lait caillé, grognent doucement. C’est l’heure où les champs sont devenus silencieux et où la charrue reste seule au bord du chemin.

Le jour baisse de plus en plus, et voici qu’une chauve-souris commence à tournoyer ; elle vole comme les papillons en soulevant ses ailes l’une après l’autre et elle s’abaisse avec une telle brusquerie que je crains toujours de la voir tomber. Je me penche pour mieux la voir et, dans le même instant, j’aperçois Valère et la jeune femme traversant le boulevard comme pour venir ici. Valère avance, le front bas, mais la jeune femme, la tête haut levée, me regarde et me sourit. Tous deux pénètrent dans le couloir de la maison et, l’instant d’après, j’entends leurs pas dans l’escalier

Mon cœur tremble alors et me secoue si fort que mes dents s’entrechoquent.

Je n’attends pas que l’on frappe à ma porte pour l’ouvrir toute grande.

Valère s’arrête sur le seuil, comme une fois déjà. De sa seule main, il écarte le cache-nez et je vois enfin son visage. Les joues sont couturées de cicatrices grossières le nez est déformé, le menton presque absent ; mais, parmi ces ravages, la bouche forte et saine est à sa place. Le front intact aussi et marqué d’intelligence sous les cheveux gris. Et c’est dans les yeux pâles qui sont fixés sur moi que je retrouve toute la tendresse de Valère Chatellier.

De cette voix basse et pleine que je n’ai pas oubliée il dit :

— Tout n’est pas perdu, Annette ; nous sommes jeunes encore et si tu le voulais nous pourrions reconstruire notre foyer et fonder une famille.

Fonder une famille !

Oh ! oui, je le voulais, je le voulais de toute mon âme et de toute ma chair, et comme je ne trouvais pas de mots pour le dire, j’attirai Valère dans la clarté du couchant et je posai comme autrefois mes mains sur ses épaules afin qu’il vît bien que mon amour pour lui était aussi pur et aussi fort qu’au premier jour.


FIN





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B — 3527 — Lib.-Imp. réun., 7, rue St-Benoît, Paris. — 1926.


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