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De la ville au moulin/9

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 125-140).
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IX


Dans la gare de Bordeaux où déjà des lumières brillaient de toutes parts, je cherchais des yeux Valère Chatellier parmi la foule. Je le cherchais trop loin, il était là tout près, et sa voix me fit sursauter. Je passais vivement mon bras sous le sien, et peu après tournant le dos à la ville, nous cheminions le long du fleuve qui miroitait de place en place sous l’éclairage des quais.

Cette arrivée de nuit dans ce pays inconnu me causait un réel malaise. Ce fleuve dont j’entendais le glissement sourd à mes côtés me faisait penser à une bête sournoise nous suivant dans l’ombre. Et tout de suite je dis ma préférence pour la petite rivière qui passait tranquille entre les prés du moulin.

Comme pour éloigner ce souvenir Valère Chatellier, tout en marchant, parlait d’amour et de paix. Il disait sa joie de ma venue à son premier appel, et aussi sa confiance dans notre union parfaite et libre. Ses paroles se mêlaient à la nuit qui s’épaississait, au vent qui soufflait avec force ; elles se mêlaient au clapotis du fleuve, aux cris des bateliers sur la rives, à d’autres bruits encore venant de la ville et que je ne pouvais préciser ; mais bientôt, plus fortes que tous ces bruits, plus fortes que les mots d’amour de Valère, des voix chéries crièrent vers moi. Le vent les avait prises sur ses grandes ailes en passant par le moulin et maintenant il les dispersait à ma recherche.

« Toi, Annette Beaubois, as-tu longuement songé à ceux que tu vas laisser derrière toi ? »

Dans mon cœur débordant d’amour pour un seul, il n’y avait pas de place aujourd’hui pour ceux-là. Pendant ce voyage de quelques heures seulement, et qui m’avait semblé plus long qu’une journée entière, aucun de ceux que j’avais laissés derrière moi n’étaient entrés dans ma pensée. Et voilà qu’ils se réunissaient et m’appelaient. Leur voix m’arrivait tantôt comme l’avertissement d’un danger, et tantôt comme un appel au secours. Et soudain j’eus peur. J’eus peur des voix chéries, j’eus peur de la nuit et du vent, des clapotements du fleuve et de ce pays que je ne connaissais pas et, toute frissonnante je tournai la tête pour regarder derrière moi.

Valère, avec de douces paroles m’obligeait d’avancer. Il m’entraînait, me serrant davantage contre lui. Et peu à peu, dans la chaleur de son corps si proche du mien, dans le soutien si ferme de son bras, je repris confiance et n’entendis plus que sa chanson d’amour.


Nous voici devant notre maison. La porte en est ouverte et sur le seuil une très vieille femme s’efface pour nous laisser entrer ; elle m’aide à ôter mon manteau et me conduit à la cuisine vaste et propre où la table est mise et où brûle un feu vif qui lance de joyeuses étincelles. Je m’en approche toute joyeuse aussi et la femme me dit aimablement :

— Ce n’est pas une maison riche, mais quand on n’est pas trop difficile…

Je reste les mains à la flamme et c’est Valère qui répond en riant :

— Nous serions très mal à l’aise dans une maison riche ; nous avons des habitudes de pauvreté qui nous sont chères.

Tout en disposant deux chaises devant la table, la femme s’adresse de nouveau à moi :

— Vous arrivez juste comme les hirondelles s’en vont.

Quelque chose dans ma tête s’effare. « Les hirondelles ! Ah ! oui, je les avais oubliées ; elles partaient du moulin ce tantôt, elles m’ont suivie, le vent aussi m’a suivie… » Mais la femme ajoute :

— Elles partiront demain matin à la première heure, elles savent bien que la tempête amène le froid.

Je voudrais parler à mon tour, je voudrais sourire aimablement, mais il reste dans ma tête comme un grand vol d’hirondelles, et c’est en moi-même que je dis : « C’est vrai, leur voyage n’est pas terminé, il leur faut aller plus loin, beaucoup plus loin pour trouver de la chaleur ; mais pour moi, la tempête peut amener du froid, beaucoup de froid, le feu est mon ami, il saura bien me protéger contre l’hiver qui s’annonce ».

La vieille femme comme gênée de mon silence donne encore quelques détails sur le climat d’ici, et la main sur le loquet, elle nous souhaite le bonsoir et s’en va.

Nous prolongeons notre repas. Valère dit ses espoirs d’avenir dans le travail, il est content de sa nouvelle place, et il parle ainsi de ses patrons :

— Le mari et la femme s’entendent à merveille. Tous deux sont honnêtes et commerçants comme le commerce même.

Il connaît déjà leur vie passée :

— Très jeunes encore ayant les mêmes goûts, ils ont débuté comme marchands ambulants sur les foires et marchés de campagne. Puis l’idée leur est venue de monter une boutique dans une petite ville ; la boutique a prospéré ; ils l’ont vendue pour en monter une autre ailleurs et ainsi de suite. Actifs et adroits, en une trentaine d’années ils ont réalisé une fortune. Mais s’ils ont aimé le travail ils aiment maintenant faire bonne chère, ils restent trop longtemps à table, les employés se moquent d’eux et le commerce périclite.

Et Valère tout heureux ajoute :

— Ma manière de faire leur plaît, et si je réussis à remettre d’aplomb cette maison qui tombe, mes appointements seront doublés et j’aurai des intérêts dans l’affaire.

Comme nous avons prolongé le dîner nous prolongeons la veillée. C’est vraiment aujourd’hui le jour de notre mariage. Nos deux chaises rapprochées devant la cheminée, nous regardons vivre le feu. Il semble qu’il brille ce soir pour notre plaisir et notre repos. Longtemps il déploie ses couleurs éclatantes, et las enfin de tant d’efforts, il replie une à une ses flammes, s’étend en braises magnifiques sur toute la largeur du foyer, et tout doucement, se couvre de cendre et s’endort.

C’est l’heure d’aller dormir pour nous aussi ; nous quittons nos sièges et Valère prend la lampe.


Des jours viennent, durent, s’éloignent, et notre vie ainsi que nous l’avions espéré reste faite d’amour, de bonheur et de tranquillité. De plus un miracle s’est accompli, je ne suis plus boiteuse, ou à peine ; quelques lamelles de cuir pour hausser le talon de ma chaussure, une certaine façon de marcher sur la pointe du pied, et le balancement si désagréable s’est changé en une simple raideur du corps que peu de gens remarquent.

C’est moi qui ai voulu cela, afin de passer inaperçue au bras de Valère. Il a cédé pour ne pas me contrarier, car il n’attache aucune importance à mon infirmité :

— Ce qui importe, a-t-il dit, c’est que ton cœur ne soit pas boiteux.

Dans nos promenades par la ville, il nous arrive de nous quereller tout bas. Valère, oubliant que nous ne sommes pas seuls, se penche brusquement vers moi pour un baiser ; je le repousse, lui faisant honte de cette familiarité devant les gens, et surtout devant les enfants dont les yeux étonnés nous suivent. Il rit de mes scrupules, et il me dit :

« Vois comme c’est mal fait ! Si je te battais les enfants auraient le droit de regarder. »


Nous avons un chien. « Rapide ». C’est un grand chien noir et blanc qu’une maladie mystérieuse jette parfois sur le dos, la gueule écumante. À cause de cette maladie, son ancien maître voulait le tuer. J’ai été assez adroite pour l’en empêcher et le lui enlever. Aussi, « Rapide » qui sait cela ne quitte pas notre maison et quand nous passons près de son ancienne demeure il marche collé à ma robe, la tête droite et l’échine effacée.

À la suite de ses crises, le pauvre chien reste triste tout le jour. Le plus souvent son mal est subit, mais d’autres fois, on dirait qu’il le sent venir. Il s’éloigne de nous alors, et pourtant, dans sa plainte il y a comme un appel à l’aide. La crise passée il revient vers nous en rampant, et son regard plein d’humilité implore miséricorde. Nous l’aimons comme un camarade. Il accompagne Valère à son magasin et le soir, sans jamais se tromper d’heure, il va au-devant de lui sur la route.

Depuis plus d’un an que nous sommes ici, les longues lettres de Firmin et celles plus longues encore d’oncle meunier me relient au passé et m’enlèvent toute inquiétude au sujet de ceux que j’ai laissés derrière moi. Seules les lettres de Manine m’ont fait supposer qu’un souci la tourmentait. Aujourd’hui elle avoue enfin ce qui fait sa peine. Clémence ne veut plus rester au moulin. Devenue adroite à la couture, elle veut aller à Paris où elle compte trouver une place de mannequin dans une grande maison. Ainsi elle pourra satisfaire sa passion pour les belles robes tout en gagnant honnêtement sa vie, et si sa mère refuse de l’accompagner elle partira seule. Manine s’effraye de cette volonté qui a toujours dominé la sienne. Elle prévoit qu’il lui faudra céder encore. Ce n’est pas qu’elle manque de confiance dans le savoir de Clémence ni dans son propre courage, mais elle craint l’air vicié de la grande ville pour Reine qui reste délicate. Et puis, dit-elle, la beauté de Clémence devient réellement inquiétante.

Reine qui profite toujours des lettres de sa mère pour me raconter ses petites peines et ses grandes joies, me charge cette fois, à l’occasion de Noël proche, de faire parvenir un billet ainsi adressé :

À Monsieur père Noël

rue du Petit Jésus

au Ciel.

Bien au milieu de la page de beau papier fin, elle a écrit :

« Monsieur père Noël, avant, quand j’étais pas sage c’était pour de rire, mais depuis qu’Annette est partie je suis sage pour de bon. Je vous demande Paris pour les étrennes de Clémence, et moi je voudrais une poupée boiteuse, comme Annette.

« Je vous remercie bien Monsieur père Noël.

« Reine. »


Sur du papier très ordinaire, et d’une écriture peu appliquée Reine me dit ensuite :

« Ils sont drôles ici, ils croient que ma lettre au père Noël n’arrivera pas. Clémence se moque de moi, mais maman dit qu’autrefois c’était toujours toi qui envoyais les lettres de Nicole et Nicolas parce que les enfants ne savent jamais bien l’adresse et que le père Noël ne demeure jamais au même endroit. Alors, j’ai mis une adresse comme ça, parce qu’il y a sûrement une rue du petit Jésus au ciel. Tu la changeras si tu veux l’adresse parce que moi j’en sais pas une autre.

« Ta petite Reine. »


J’ignore si Clémence aura Paris pour ses étrennes mais je sais bien que dans le soulier de ma petite Reine il y aura une belle poupée boiteuse.


Grâce à Valère, le commerce de ses patrons va maintenant à souhait. Eux-mêmes repris d’activité, parlent de vendre une fois de plus leur maison pour en monter une autre. Par exemple, dans celle-là ils installeront définitivement leur vieillesse. Ils la veulent vaste et luxueuse, comme récompense à leur vie de travail et ils hésitent entre Paris et Nice, ces deux villes de luxe.

N’ayant pas de famille, ils ont pris Valère en amitié, et s’ils ne songent pas à en faire leur associé, ils désirent en faire un chef sur lequel ils comptent se reposer en tout et pour tout.

Valère ne veut pas habiter Paris ; il y a fait son service militaire et il en garde une impression de resserrement qu’il craint d’y retrouver et qui lui rendrait le séjour pénible. Au contraire il aime Nice qu’il connaît bien et qu’il me décrit. Il y place ses patrons au bon endroit :

« Ces deux vieux vivront là comme des princes et pourront jouir de leur fortune si durement gagnée. »

Il n’oublie pas non plus pour nous la petite maison hors de la ville afin que notre amour ne soit pas troublé par le bruit des fêtes.

Au lieu de me réjouir avec lui j’appréhende ce changement.

— Il faut t’en réjouir, me dit Valère. C’est moi qui vais installer cette maison de commerce. J’y mettrai toute mon intelligence, tu verras, tu seras fière de moi. De plus, le contrat qui va me lier à mes patrons n’est pas à dédaigner, je t’assure, je pourrai t’offrir quelques bijoux et des robes qui te feront belle parmi les plus belles.

Je n’ai aucun désir de bijoux, et les robes que je porte plaisent à Valère qui me trouve déjà belle parmi les belles, assurant que mon visage est comme une fleur, et mon corps de forme parfaite.

Je m’efforce d’être joyeuse et de rire avec lui, car malgré tout ce qu’il peut me dire, mon appréhension persiste. Pourtant je reconnais que dans cette affaire Valère gagnera en quelques années de quoi s’établir pour son propre compte alors qu’il aurait pu rester toute sa vie commis chez les autres. D’où me vient donc ce tourment d’avenir ? « Rapide » seul connaît ces moments d’angoisse qui vont jusqu’aux larmes. La bonne bête se tient en face de moi, inquiet, prêt aux larmes aussi, semble-t-il. Je lui prends la tête et le regarde dans les yeux :

— Vous autres, chiens, vous savez des choses que nous ignorons. Dis-moi, toi, ce qui arrivera.

Rapide se dresse, me lèche le visage, m’échappe et saute de joie par la chambre. Et devant sa gaîté je rembarre la sotte créature que je suis :

— Allons, Annette Beaubois, tu es ridicule avec tes craintes.


C’est à Nice que sera monté le nouveau magasin de chaussures, et Valère est parti ce matin pour en choisir l’emplacement.

J’ai fait bonne figure à ce départ, mais l’heure d’après, je n’ai pu m’empêcher d’adresser une lettre qui arrivera sans doute à Nice en même temps que le voyageur. Qu’ai-je dit dans cette lettre ? Je ne le sais plus. Je crains d’avoir troublé la joie de Valère et je me repens d’avoir écrit comme d’une mauvaise action. Pour faire cesser ce tourment, je sors de la maison.

Viens ! Rapide ! allons nous promener !

Nous sommes en février, il fait froid et il n’y a personne dehors. Après avoir couru un bon moment sur la route, Rapide s’engage dans un sentier de vignes et je m’y engage à sa suite.

La dernière fois que je suis passée par ici, les vignes dénudées étalaient et emmêlaient leurs sarments et cela faisait au sol comme un rugueux tapis de cordes brunes. Aujourd’hui il n’y a pas de tapis, les vignes sont taillées et les ceps noirs et tordus sortent de la terre d’un gris sale. Une tristesse me prend à les regarder. Il me semble marcher dans l’allée d’un cimetière où les morts chercheraient à s’échapper de leur fosse. La plupart de ces ceps ont l’air de bras décharnés se dressant vers le ciel. Il y en a qui paraissent vous menacer de leur poing noueux, tandis que d’autres avancent deux doigts écartés comme pour vous faire les cornes avec malice. Certains ont réussi à sortir leur coude de terre et ce coude est si pointu qu’on devine qu’il deviendra vite crochu. Quelques-uns, comme las d’attendre, se sont repliés sur eux-mêmes, mais beaucoup ont un doigt recourbé qui vous fait signe.

Je crains que ma robe ne s’accroche à ceux-ci, et d’une caresse je retiens mon chien qui veut s’en approcher :

— N’y va pas, Rapide, ils te garderaient.

Le chemin aboutit à un petit étang que je ne reconnais pas davantage. Malgré ses bords d’un vert tendre il me fait penser à une bête aux aguets derrière les roseaux. L’eau m’inquiète, elle est noire, immobile et comme huileuse. Un globule monte lentement du fond et reste là comme un œil vitreux. D’autres suivent avec la même lenteur, et bientôt à la surface, ce n’est plus que de gros yeux sans couleur qui me regardent. Puis quelque chose bouge et glisse dans les roseaux et, comme l’instant d’avant, je retiens Rapide qui veut s’élancer :

— N’y vas pas, mon bon chien !

Et prise de peur entre cet étang et les vignes, tenant fortement mon chien au collier, je reprends aussi vite que possible le chemin de la maison.

J’ai une surprise en y arrivant. Une lettre de Valère est là. Je comprends que tout comme moi il n’a pas pu s’empêcher d’écrire aussitôt après son départ, et j’en ressens un extrême contentement. Sa lettre dit : « J’avais l’air bien tranquille en te quittant mais je ne l’étais guère. C’est la première fois que je me sépare de toi, et je ne peux pas dire l’étrange malaise que j’en garde. Mon Annette, je sens bien que si je te perdais je serais perdu aussi. Le bonheur que tu me donnes je le cache, et seuls les sages peuvent en voir l’éclat dans mes yeux.

« Je fais mon cœur large et doux, afin que tu puisses t’y reposer à l’aise. »

« Ton Valère. »

Je m’assieds et mes larmes coulent, mais Rapide sait bien que ce sont-là des larmes pour rire, il les lèche et il saute, il lèche la lettre et bondit joyeusement au dehors où il aboie le nez au vent, comme pour remercier celui qui est loin et qu’il aime de tout son cœur de chien fidèle.


La maison de commerce d’ici est vendue, et le beau magasin de Nice ouvrira ses portes dès que les menuisiers et les peintres en seront sortis. En attendant, Valère a décidé que nous passerions cette dernière quinzaine d’août au bord de la mer, sur une petite plage de la Vendée.

Firmin vient d’arriver pour profiter de nos vacances, et aussi, dit-il, pour nous confier son secret d’amour. C’est la première fois que nous le voyons vêtu en militaire. Jusqu’alors il a partagé ses permissions entre son père et sa mère.

Il n’a guère changé ; son corps est resté mince et droit et la caserne ne lui a rien pris de sa gaîté moqueuse. Il tourne sur lui-même comme une toupie bien lancée pour nous faire admirer son costume de sergent :

— Voyez comme je suis beau !

Nous rions avec lui, et comme lui, nous sommes heureux à ne pas savoir le dire de ces deux semaines à passer ensemble.

Redevenu calme, Firmin, après avoir visité la maison et tenu un discours au chien, s’est informé longuement de notre vie courante. Il a ouvert les bras pour nous dire :

— Comme votre bonheur est grand !

Et Valère, en ouvrant les bras aussi a répondu :

— C’est que nous l’avons fait à notre taille.

Il riait et se moquait en disant cela, mais ses yeux avaient un étrange éclat dans son visage blême.

Le soir, dans le jardin éclairé seulement par les lumières du ciel, Firmin, tout à coup, nous a dit avec un léger tremblement dans la voix :

— Elle est brune, et elle s’appelle Rose.

Cette jeune fille s’est fiancée à lui sans conditions, mais le grand-père qui l’a élevée est un vieux militaire qui n’accordera pas facilement sa petite fille à un jeune homme qui ne serait pas dans l’armée. Et Rose qui aime et respecte son grand-père n’ira pas contre sa volonté. Aussi elle presse Firmin de rengager afin d’aplanir entre eux tout obstacle.

Et Firmin reprend sa chanson :

— Ses cheveux sont noirs comme la nuit, et ses joues sont roses comme son nom.

À peine arrivé au régiment il l’avait remarquée se promenant au bras de son grand-père dans le square de la ville. De beaux sous-lieutenants la suivaient ou la croisaient sans qu’elle eût l’air de s’en apercevoir. Et Firmin tout étonné de sa chance, ne s’étonne pas moins de son audace :

— Croiriez-vous que moi, tout frais bleu et petit pioupiou d’un sou, j’ai attiré son attention en la regardant au point de la faire rougir ?

Valère n’approuve pas le rengagement :

— Ne te presse pas de prendre une décision ; je te garde une place dans ma maison de Nice.

Mais cela presse au contraire, car la libération de Firmin approche, et quoiqu’il n’ait aucun goût pour le métier militaire, je vois bien qu’il pense à ce rengagement comme à la seule possibilité de se rapprocher de celle qu’il aime.

Sur la plage, nous restons tranquilles et sages comme des enfants surpris d’une trop grande récompense. Tous trois nous aimons la mer et nous ne nous lassons pas de la contempler. Il y a des soirs où l’on jurerait qu’un bateau chargé d’oranges vient de faire naufrage sur la côte, tant le flot semble rouler des milliers et des milliers de ce fruit. D’autres fois ce sont des étoffes moirées aux couleurs splendides que la mer étale à perte de vue. Firmin regrette de ne pas pouvoir les saisir pour les offrir à sa fiancée, et Valère regarde avec envie les tapis de soie bleue qui remontent du fond et s’en vont en se balançant vers on ne sait quel palais de fée.

À la fin de la première semaine nous décidons de longer la côte. Arrivés à un petit port d’embarquement, nous nous approchons d’un bateau de touristes en partance. Sur le pont, des marins s’activent, prêts à démarrer.

— Deux heures de traversée, et je vous ramène demain, nous dit en riant le capitaine.

Un gros passager qui rit aussi, nous invite :

— Venez donc, la mer est douce.

Valère les yeux brillants de désir, se tourne vers nous :

— On embarque ?

Et Firmin et moi de répondre ensemble :

— On embarque.

Nous passons et voilà le bateau parti. Nous ne demandons pas même où il nous mène. « Deux heures de traversée et je vous ramène demain. » Et, tout confiants nous gagnons l’arrière du bateau.

La mer n’est pas si douce que l’a dit le gros touriste, et son balancement indispose un peu Firmin. Mais Valère n’est nullement indisposé, il semble un autre homme sur ce bateau. Son teint s’est coloré, ses traits toujours un peu resserrés se sont ouverts. Il va et vient, d’aplomb sur le pont comme si il y avait toujours marché, et les mouvements de la houle le transportent de joie. Il joue avec les enfants ; il se porte au secours des gens qui perdent l’équilibre. Il est fort, il est brave et s’il lui arrive de recevoir un paquet d’eau qui l’inonde, il rit à la mer comme à un partenaire malin.

Firmin, le regard fixé au large me dit tout à coup :

— Pour mon amour, je braverai tout.

Il rapproche sa tête de la mienne et comme s’il parlait d’une fatalité sur notre famille il baisse le ton :

— Vois-tu, nous autres, les Beaubois, l’amour nous est nécessaire autant que l’air et la lumière. Je sens que j’aime cette jeune fille pour la vie, comme toi tu aimes Valère, comme notre mère aimait notre père, comme oncle meunier aime tante Rude, et même comme Angèle aime son mari, car tu peux être sûre que pour lui, elle eût abandonné la prière et l’église.

Tout en écoutant Firmin, je continue à regarder Valère. Son exubérance m’étonne et m’effraie ; je me demande s’il n’est pas fait pour autre chose que le magasin de chaussures, et la crainte me vient qu’il n’aime le danger. Mais ma pensée ne s’y arrête pas. Firmin a raison et je sens bien que quoi que fasse Valère, où qu’il aille, s’il le veut, je serai toujours à ses côtés.