Dent pour dent/07

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Les éditeurs de La Lecture (p. 79-85).


VII

UN HARDI COUP DE MAIN


Ce jour même, Tomy parut devant ses juges, le représentant du landlord et sa Révérence, le ministre anglican. Il était coupable de rébellion et de voies de fait contre les agents de l’autorité et convaincu d’avoir incendié son cottage ; le juge lui demanda ce qu’il avait à dire pour sa défense.

— Je ne nie aucun des faits qui me sont imputés, répondit le jeune homme, je sais aussi que mes explications n’auraient pas d’influence sur la décision de la justice, je suis prêt à subir mon sort, j’ai même commis un autre crime dont vous oubliez de m’accuser, c’est d’avoir scalpé monsieur le bailli.

Tomy, tirant de sa poche la précieuse perruque, la jeta aux pieds de ses juges.

Un mouvement d’hilarité se fit dans l’auditoire, à la vue de la pièce de conviction et de l’air piteux du bailli. Tomy n’en fut pas moins condamné à être pendu.

Pour le pauvre paysan irlandais, il n’est pas de juridiction supérieure, pas de recours en grâce, pas de clémence à espérer.

L’exécution fut fixée au lendemain matin.

Le curé vint apporter au condamné ses consolations et les secours de la religion. Tomy montra beaucoup de résignation, il se prépara à la mort en vrai chrétien.

Une petite pluie fine et gelée tombait sur la campagne désolée ; le froid engourdissait les membres des nombreux spectateurs qui se pressaient, consternés, sur la place où était dressé le fatal gibet.

Tomy, grelottant lui aussi, regardait tristement la foule ; il lui semblait moins cruel de quitter la vie par une si morne température que par un ciel bleu ensoleillé.

Tout à coup il tressaillit en reconnaissant Colette, c’était la seule joie de sa courte vie, son seul amour, son unique regret.

La jeune fille, se frayant un passage dans la foule, arriva jusqu’à lui et murmura à son oreille :

— Courage, Tomy, tenez-vous prêt.

Que signifiaient ces paroles ? Le jeune homme n’en pénétrait pas le sens, mais un vague espoir ranima son cœur.

Il tendit à Colette ses deux mains enchaînées.

— Adieu, ne m’oubliez pas.

Un constable entraîna le prisonnier.

Au pied de la potence, Tomy s’agenouilla, reçut la bénédiction du prêtre et sans défaillance, il s’abandonna au bourreau.

De sourds murmures parcoururent la foule, l’indignation, la colère grondaient dans les âmes ; ces murmures, comme des flots soulevés par la tempête, s’élevaient pressés, tumultueux, menaçants. Un cri strident retentit au sein de la foule, on s’agita, on se poussa, ce fut une affreuse bousculade. Quinze hommes armés se jetèrent sur les constables ; les femmes s’enfuirent, les enfants furent renversés. C’étaient les montagnards que les paddies favorisaient de leur mieux ; Tomy, enlevé par des bras vigoureux, disparut malgré les efforts désespérés des constables qui luttaient vaillamment. Les bandits en eussent fait un effroyable carnage, si le curé ne s’était jeté entre les combattants afin d’arrêter l’effusion du sang.

La voix vénérée du pasteur fut écoutée par ces hommes sauvages qui conservaient encore, malgré leurs égarements, le respect de la religion catholique et du prêtre.

Quand le calme fut rétabli, les constables meurtris, blessés, couverts de boue, virent que leur prisonnier leur avait été enlevé ; la potence était renversée et la foule, revenue de sa frayeur, riait et se félicitait du résultat de l’aventure.

Le chef humilié rallia ses hommes ; comprenant que la poursuite était inutile, les constables, la tête basse, traversèrent le village afin de rendre compte au bailli de ce qui venait de se passer.

Colette, pâle et tremblante, n’avait pas quitté le lieu de l’exécution ; son fidèle Jack lui avait appris que toutes les dispositions étaient prises, mais son anxiété grandissait à mesure qu’approchait le moment fatal. Si le secours allait arriver trop tard ? Non, son plan avait parfaitement réussi, grâce au dévouement de Clary. La jeune fille était restée impassible pendant la durée de la lutte, elle souriait maintenant en voyant défiler piteusement les constables vaincus. Un d’eux, celui que l’avant-veille elle avait si bien enveloppé dans le filet, lui dit en passant :

— Tu peux te réjouir, belle Colette, ton amoureux a échappé, mais nous le rattraperons.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je suis sûr que tu es pour quelque chose dans le complot, reprit le soldat furieux, je ne sais ce qui m’empêche de t’arrêter.

— Faites-le, je ne vous crains pas.

Le constable posa la main sur la jeune fille.

— Nous n’avons pas d’ordre, dit le chef, c’est aux juges qu’il appartient de découvrir les coupables. En avant et silence.

Les montagnards étaient à l’abri des poursuites de la police. Tomy, étourdi de cet incident imprévu, ne se rendit pas compte de ce qui se passait autour de lui, cependant les paroles de Colette lui revenant soudain à la mémoire, il comprit que c’était la délivrance. Dix minutes plus tard il tombait dans les bras de son père et de ses frères.

— Vous m’avez sauvé, dit-il.

— Non, répondit Georgy, seuls, nous n’aurions rien pu, c’est Colette qui a tout conduit.

— Colette ! répéta Tomy avec émotion.

Une expression de bonheur indicible se répandit sur son pâle visage.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— Dans le seul refuge qui nous reste, répondit son père, là où la justice ne peut nous atteindre.

Tomy s’adressa aux montagnards :

— Je vous remercie de votre généreuse intervention, mes amis, je vous dois la vie, que Dieu récompense votre dévouement pour un inconnu.

— Nous sommes Irlandais et catholiques, nous sommes frères, Tomy Podgey, répondit la voix grave et douce de Clary.

— Qui êtes-vous ? reprit vivement Tomy, je vous connais certainement.

— Plus tard vous le saurez, ce n’est point le moment,

On arrivait à l’entrée de la montagne. Un étroit défilé, où le brouillard épais voilait les sombres parois des rochers, donnait accès à un vallon au fond duquel s’étendait la surface immobile d’un sombre lac. La végétation était maigre et rare ; sur les pentes escarpées, des chèvres et quelques vaches de petite taille passaient l’herbe humide ; plusieurs échancrures de la montagne offraient une partie moins aride, on y voyait des champs de pommes de terre et, de distance en distance, de pauvres cabanes.

Par cette froide matinée d’hiver, sous la pluie glacée qui ne cessait de tomber, la vallée offrait un aspect de désolation qui remplissait de tristesse l’âme de Tomy. Il suivait ses compagnons en silence, se demandant s’il ne valait pas mieux mourir que de vivre dans une aussi affreuse solitude.

— William, dit-il à son frère, combien de temps resterons-nous ici ?

— Je ne sais pas, Tomy, nous sommes menacés, la police nous recherche, il faut nous faire oublier.

— Notre mère et nos sœurs que sont-elles devenues ?

— Elles nous rejoindront ici.

— Ici ?

— Oui, d’autres familles de proscrits vivent dans ces cottages que tu aperçois là-bas.

On descendait une rampe très raide d’où un faux pas eût précipité dans l’abîme ; les montagnards habitués à franchir ces sentiers difficiles marchaient gaiement ; on arriva ainsi sur les bords du lac. Des groupes de rochers garnissaient le bas de la montagne et servaient d’appui à une dizaine de huttes, construites en terre et couvertes de chaume. De légers flocons de fumée s’élevaient d’un rocher, l’air était imprégné d’une forte odeur de tourbe.

— Ah ! ah ! dit un des hommes, John Buck travaille, c’est bien, il a pensé qu’on aurait besoin de se réconforter après une semblable expédition.

11 fit entendre un coup de sifflet qui reçut bientôt une réponse, et l’on vit accourir plusieurs hommes vêtus de peaux, armés de carabines.

— Amis, dirent les montagnards, les constables sont enfoncés, nous ramenons le prisonnier.

Un hourrah accueillit ces paroles.

À l’entrée d’une des cabanes, John Buck, auprès d’un bon feu, préparait du whiskey, la chère liqueur nationale. Il en remplit un pot qu’il présenta aux arrivants et tous, l’un après l’autre, y appliquèrent amoureusement leurs lèvres.

Clary s’étant approché du jeune Podgey, lui dit :

— Tomy, je vous offre l’hospitalité chez moi, vous devez avoir besoin de repos.

— Clary O’Warn, fit Willy, je vous reconnais ; j’étais du temps de votre père, je vous ai vu grandir, j’ignorais ce que vous étiez devenu après votre malheur.

— J’ai trouvé un refuge ici.

— Votre retraite n’est pas très sûre, reprit le paddy, une compagnie d’habits rouges fouillerait facilement ce vallon.

— Oh ! sans doute, si nous y restions, mais, à la moindre alarme, un signal rallie notre colonie ; derrière ces rochers est l’entrée d’un souterrain inconnu ; il a un kilomètre de profondeur, c’est un dédale où se perdrait quiconque n’en saurait pas les détours ; il aboutit par une ouverture pratiquée dans le roc à un vallon, formant une sorte de puits ; aucune issue ne permet de s’y introduire.

C’est là notre retraite inexpugnable, je défie à la police d’y pénétrer. Si notre secret était trahi, quatre hommes tiendraient en échec un régiment anglais à l’entrée de ce labyrinthe.

En temps ordinaire, cette vallée, qui n’est point trop désagréable, nous sert d’asile ; nous en sortons seulement pour les besoins de notre industrie.

Tomy était épuisé de fatigue et d’émotion, il entra dans la cabane que Clary lui désigna comme étant la sienne ; le sol était couvert de fougère fraîche, aux parois étaient suspendus des armes et des vêtements, une large pierre plate servait de table, près du foyer gisaient quelques ustensiles grossiers pour préparer les aliments, consistant en pommes de terre, en laitage et parfois en gibiers.

Le jeune homme se laissa tomber sur l’épaisse couche de fougère et s’endormit profondément.

— Il a dû manquer de sommeil la nuit dernière, fit Clary en souriant.

— Et nous n’avons guère mieux dormi, reprit Willy Podgey, c’est une rude épreuve que nous traversons depuis quelques jours.

— Hélas ! soupira Clary, nous l’avons tous subie.

— C’est vrai, mon ami, nous ne devons pas oublier qu’il y en a de bien plus malheureux que nous.

Les montagnards s’étaient dispersés, les uns avaient gagné le cottage de leur famille, ceux qui étaient seuls s’occupaient à préparer leur repas avec autant de calme que s’ils n’eussent pas quitté les bords du lac.

Quelques jours après ces événements, Willy Podgey installait sa famille dans un petit cottage abandonné que Tomy et ses frères avaient soigneusement réparé ; les pauvres gens se sentaient heureux en leurs épreuves de trouver un toit et les moyens de vivre. Leur existence avait toujours été si misérable qu’ils jouissaient d’un bien-être relatif.